Aventures d’une famille en voyage 1898/02

Hachette et Cie (p. 12-20).


CHAPITRE II

Préparatifs de départ.

De longues années se sont écoulées : il y a dix-sept ans que Frémont vit à Florès ; que d’événements se sont passés depuis son installation dans le village ! Nous sommes en 1882 ; la fortune est venue rapide, brillante, mais au prix de quels sacrifices ! Il a perdu sa compagne chérie ! Carmen est morte depuis trois ans, laissant à son mari fou de douleur un fils et une fille. La vieille tante doña Oliva est allée rejoindre sa sœur dans l’île verdoyante où elle repose bercée par la douce musique des vagues. Éléonore a bientôt seize ans, François en a quatorze, et depuis longtemps déjà la jeune fille a dû prendre la direction de la maison. Mais Pétronille, sa nourrice, est là, vieille Indienne au dévouement de chien, qui lui prête l’appui de son expérience, l’aide, la supplée, la sert comme une idole. La demeure, triste et lugubre pendant ces dernières années, se reprend à sourire. Un autre personnage l’anime aussi de sa jeunesse et de ses excentricités : lorsque son fils et sa fille eurent atteint l’âge de six et huit ans, Frémont avait demandé qu’on lui envoyât de Guatemala un jeune homme instruit qui pût servir de précepteur à ses enfants, et on lui avait envoyé Sulpice Acaria. C’était un jeune naturaliste de vingt-deux ans, sec, maigre, aux traits anguleux, rappelant le chevalier de la Triste Figure. Sulpice était un garçon de cœur ; d’un caractère doux et charmant, il s’attacha si bien à la famille Frémont, qu’il en fit à jamais partie. Il avait fait toutes les études qu’on peut faire en ces pays lointains, et son bagage scientifique était assez maigre ; mais il possédait des notions exactes sur l’histoire naturelle, car il avait beaucoup voyagé, et c’était là qu’il avait amassé le meilleur de son savoir. Il y avait en outre dans la maison une domesticité nombreuse, gouvernée par Pétronille et par Bénito, son mari.

Frémont, riche, nous l’avons dit, se résolut à céder l’exploitation des bois qui depuis longtemps lui appartient tout entière, à quitter le Péten et à aller habiter Mexico, où ses enfants pourront achever une instruction dont Sulpice n’avait pu que poser les bases. L’avenir d’Éléonore l’inquiétait par-dessus tout. La petite ville de Florès n’offrait aucune ressource, car la pauvre bourgade, placée aux confins du désert, s’effondrait dans la solitude. Eléonore avait seize ans ; elle était blanche et blonde, avec de grands yeux et des sourcils noirs ; ses cheveux cendrés lui tombaient en masses épaisses plus bas que la ceinture, et son nez mutin aux ailes palpitantes était légèrement relevé. Que deviendrait-elle à Florès ? Il faudrait bientôt songer à l’établir, et nulle parmi les familles créoles de la ville ne pouvait lui offrir un mari digne d’elle. Frémont aurait pu retourner à Guatemala, siège de la famille de sa femme, mais la plupart de ses proches avaient disparu, tandis qu’il avait à Mexico, outre les relations que lui avaient procurées ses grandes affaires, des amis et des parents qui lui composeraient dès son arrivée un centre affectueux ; et puis, Mexico, c’était la grande ville, une vraie capitale, offrant les ressources d’une société choisie, où la politique, la science, la littérature et l’art ouvraient de vastes horizons à toutes les intelligences.

Ce fut donc pour Mexico que Frémont se décida. C’était un long voyage, d’autant plus long qu’il voulait jeter un dernier regard à ses chantiers dans les forêts lointaines, passer par Tabasco et Chiapas où de grands intérêts restaient en souffrance, et visiter entre temps les palais et les temples des anciennes villes indiennes qui peuplaient les solitudes des bois.

Il voulait donc que ce voyage, en même temps qu’utile à ses affaires, se transformât, avec l’aide de Sulpice, en un cours pratique d’histoire naturelle pour ses enfants, qui arriveraient à Mexico l’esprit meublé des connaissances les plus diverses et la mémoire pleine de souvenirs intéressants.

L’itinéraire, étudié d’avance, commençait par une longue course dans les forêts, à la recherche des coupeurs d’acajou, d’une visite aux ruines d’une ville indienne récemment découverte, que l’explorateur avait nommée Lorillard, ville située quelque part sur la rive gauche de l’Usumacinta supérieur, d’un arrêt à Ténosiqué, puis de la descente en canots jusqu’à Frontéra, port d’entrée de la province de Tabasco. On remonterait ensuite à la capitale San Juan Bautista pour gagner Palenqué, traverser la cordillère et se reposer à San Cristobal. De là on descendrait dans la vallée de Chiapas, on franchirait, la montagne de la Ginéta pour atteindre Téhuantépec et plus loin Mitla, dont les palais indiens sont si connus.

D’Oaxaca jusqu’à Mexico, ce n’était plus qu’une promenade ; on verrait dans le parcours Puebla, la ville des anges, la grande pyramide de Cholula, les volcans, puis la vallée de Mexico. Ce voyage serait donc une véritable exploration, dont les enfants conserveraient des souvenirs vivaces et vivants, car, outre les collections que se promettait Sulpice, François emporterait ses appareils photographiques pour recueillir les vues des paysages les plus intéressants, ainsi que celles des palais et des temples indiens. Le voyage résolu, il fallait s’occuper des préparatifs, et ce n’était pas une petite affaire : c’est que dans ces parages lointains il n’existe pas de route et par suite pas de voiture. La route, c’est un étroit sentier où l’on s’engage à la file indienne, sentier souvent incertain, capricieux, que modifient sans cesse un accident, la saison, un orage, la chute d’un arbre ou le cours d’un ruisseau.

C’est donc à mule et à cheval que l’on voyage ; quelquefois c’est en palanquin pour les dames, ou simplement sur une chaise, à dos d’homme, ainsi que nous le verrons plus tard. De plus, il faut choisir son temps, car pendant la saison des pluies on éprouve


Itinéraire du voyage de Guatemala à Florès et de Florès à Mexico.

des difficultés souvent insurmontables : les torrents sont débordés,

les terres détrempées ont raison des mules les plus robustes, et des fièvres pernicieuses vous enlèvent en quelques jours. Comme cette mauvaise saison dure généralement jusqu’en octobre, Frémont fixa le départ à la fin novembre ; mais quel matériel ! que d’hommes, de chevaux et de mules pour procurer le confortable aux voyageurs pendant une étape aussi longue que celle de Florès à Ténosiqué ! Le chemin direct demande huit jours, mais la visite aux chantiers d’acajou et aux ruines indiennes demanderait plus d’un mois, et quarante jours peut-être se passeraient avant qu’on rejoignît un toit et qu’on se reposât dans une demeure humaine.

Pour tout autre que Frémont, il eût été impossible de rassembler le personnel nécessaire à une telle exploration. Les animaux de charge, mules et chevaux, sont rares, et les hommes, peut-être plus rares encore, sont tous occupés à l’abatage des bois. Mais Frémont était par le fait le véritable roi du pays ; sa grande exploitation lui en avait mis en mains les forces vives ; tous les Indiens étaient dans sa dépendance, et dût le travail en souffrir, il fit venir des champs vingt mules et une douzaine d’hommes, qui vinrent prendre le mot d’ordre à Florès.

La vaste maison de don Enrique[1] se convertit aussitôt en une sorte de caravansérail où régnait une animation extraordinaire. La grande cour à portiques de l’habitation était encombrée de gens qui travaillaient à la sellerie ; c’est, avec la monture, la chose la plus précieuse pour le voyageur : car s’il importe que mules et chevaux soient bons, vaillants et robustes, il importe peut-être davantage que leurs selles et appareils soient faits à leur mesure, les enveloppent comme un gant, afin qu’ils puissent porter leurs cavaliers et leurs charges sans se blesser jamais ; car en marche une simple égratignure se transforme vite en une plaie mortelle, et c’en est fait de la plus vaillante bête, qu’il faut abandonner ; c’en est fait du voyage et quelquefois du voyageur.

Des ouvriers experts taillaient donc dans de grandes pièces de cuir étalées sous les galeries, et des monceaux de feuilles de maïs amoncelées dans la cour servaient à la confection des bâts. Chaque pièce une fois terminée, mors, courroies, sous-ventrières étaient soigneusement examinés, puis selles et appareils étaient essayés sur chacun des animaux qui les devaient porter et à qui désormais ils devaient seuls appartenir.

Dans les cours extérieures on procédait à d’autres besognes ; c’était là qu’on préparait les vivres. On avait amené deux taureaux, bêtes superbes d’un roux flamboyant, à tête velue, au cou monstrueux, et qui poussaient des beuglements de tonnerre. Un épais lasso de cuir les tenait amarrés de fort près à un solide poteau. Un homme armé d’un coutelas bien emmanché, à lame courte, s’approchait de la bête, le lui plongeait dans la partie supérieure du cou, séparant les vertèbres, et le taureau tombait foudroyé. Il fallait voir alors avec quelle habileté l’animal était écorché, puis dépecé en lanières sanglantes, que l’on déposait, mêlées de sel, dans de grandes auges en bois. Elles y restaient vingt-quatre heures, après quoi on les suspendait en longues guirlandes sur des cordes, en plein soleil, pour les sécher au plus vite. Cette chair ainsi préparée s’appelle en espagnol du tasajo et se conserve indéfiniment. On mange le tasajo grillé sur des charbons ardents, ou bien on le fait revenir dans l’eau bouillante accompagné de quelques légumes secs, garbanzos (pois chiches), haricots et bananes ; cela constitue une espèce de pot-au-feu qui n’est pas à dédaigner en voyage, le puchero, le plat national. Dans ces mêmes cours extérieures, sous des auvents, des femmes accroupies devant leurs moulins de pierre, métaté, réduisaient en pâte des grains de maïs, que d’autres femmes aplatissaient en minces galettes et faisaient cuire sur des plateaux de terre (comales) jusqu’à dessiccation complète. Dans la pratique ordinaire, cette galette, cuite molle, s’appelle tortilla ; mais, préparée rôtie, elle prend le nom de totopostle, et joue près du voyageur, dans les forêts de l’Amérique, le rôle du biscuit de mer près de nos matelots. On en remplissait de grands sacs dans lesquels on les tassait pour les rendre moins encombrants, les morceaux en étant bons. Quant aux autres provisions, haricots noirs, sucre, café, riz, vin et eau-de-vie, tout cela était fourni par les magasins de l’habitation. On y avait, joint des sacs de piments secs, qui est le condiment nécessaire de toute cuisine indienne. On emportait également des sacs de sel pour les sauvages, qui en manquent et dont ils sont friands, des haches américaines, des machétés, qui serviraient à des échanges.

François, Pancho, Panchito, diminutif espagnol de son nom qu’on lui appliquait familièrement, Pancho mettait en ordre ses instruments de photographie, essayait ses plaques, étudiait son temps de pose, pendant qu’Éléonore, légèrement troublée par ce va-et-vient et ce tumulte inaccoutumés, se mêlait souriante aux travaux de son jeune frère.

Frémont, outre la surveillance générale, s’occupait des armes et des munitions ; il avait des winchesters à douze coups, des fusils de chasse et des revolvers ; il emportait une belle tente et des lits de camp avec moustiquaires pour la famille ; les Indiens, qui dormaient d’habitude en plein air, devant se fournir de toutes choses.

Sulpice, lui, était à sa trousse et aux produits destinés à ses collections d’histoire naturelle ; il avait une superbe boîte à insectes, et sa petite pharmacie de voyage, avec ammoniaque pour les piqûres de serpents, acide phénique pour les plaies et sulfate de quinine pour les fièvres, ne laissait rien à désirer.

Quant à Yan, le cuisinier chinois, il avait fourbi sa cantine d’officier, qui se composait d’ustensiles en fer battu et qui n’avait rien à craindre des cahots de la route ; cette cantine contenait un service complet pour dix personnes.

Frémont avait choisi Panfilo comme chef de convoi ; c’était un métis ayant longtemps parcouru les forêts, à la recherche de l’acajou ; il avait mainte fois fait le voyage de Florès à Ténosiqué, sa patrie ; d’autre part il avait traversé la sierra, conduisant, des troupeaux de bœufs qu’il ramenait des plaines lointaines de Chiapas. C’était en outre un homme intelligent, dévoué, qui connaissait exactement les lieux et places où se trouve le ramon. Le ramon, espèce d’arbre à feuille charnue, compose la seule nourriture des bêtes en campagne. La forêt ne produit nul fourrage, et tout cheval ou mule qui n’aurait pas été entraîné à se contenter de cette nourriture, mourrait infailliblement de faim au milieu de ces bois d’une éternelle verdure. Or le ramon ne croît point partout en quantité suffisante pour l’approvisionnement d’un grand convoi ; il faut donc connaître exactement les localités où il se trouve en abondance, afin que les bêtes de somme puissent se bien ravitailler et se refaire. L’emploi de chef muletier est donc des plus importants pour une caravane.

Ce n’était cependant pas sans une certaine appréhension qu’Eléonore et Pancho attendaient le jour du départ.

Florès dans son isolement était une patrie ; c’est là qu’ils étaient nés, qu’ils avaient grandi, et, malgré les attraits de l’inconnu, les deux enfants regrettaient leur beau village ; ils regrettaient cette grande maison, fraîche demeure qu’avait habitée leur mère. François regrettait surtout cette magnifique lagune à la robe moirée d’azur, dont il avait si souvent sillonné les eaux dans sa pirogue indienne, lac enchanté dont le flot mignon semblait bercer l’île verdoyante où Carmen et la vieille tante reposaient toutes deux.

  1. Disons une fois pour toutes que les noms patronymiques ne s’emploient guère chez des gens de race espagnole que dans les cérémonies ou les actes publics ; dans la vie de famille, dans les relations intimes, c’est le nom de baptême qu’on emploie, et plus souvent encore les diminutifs de ce nom ou des appellations affectueuses et familières. C’est pour cela que dans le cours de cette relation de voyage, Henri Frémont deviendra don Enrique ; Eléonore, Léonorcita ou Niña, petite maîtresse ; François, Pancho, Panchito, ou bien encore Niño ; Tata, Tatita, petit maître, de la part des inférieurs, et Acaria, don Sulpicio.