Aventures d’une famille en voyage 1898/03

Hachette et Cie (p. 21-29).


CHAPITRE III

Les adieux de Florès. — San Andrès. — Les mules et leurs malices. — En route. — Premières épreuves.

Il n’y a que le premier pas qui coûte : ce proverbe est souvent vrai quand il s’agit de voyage. Que d’hésitations, de choses oubliées, viennent retarder le départ ! Il y avait huit jours que chaque soir on disait : ce sera pour demain ; et le lendemain, de nouvelles difficultés surgissaient qui mettaient à néant les résolutions de la veille. Si la famille se croyait prête, les hommes et les mules, rassemblés à San Andrès, petit village de la terre ferme au sud de Florès, ne l’étaient pas ; on remettait encore. Enfin, le 22 novembre 1882, Bénito, le mari de Pétronille, qui avait été chargé de la surveillance des muletiers, accourut à Florès pour annoncer à son maître que là-bas, à San Andrès, tout était prêt et qu’on pouvait partir.

« Enfin ! s’écria Frémont, nous quitterons Florès demain, à midi. » Pancho sautait de joie.

« Te voilà donc bien heureux, Tatita, lui dit Bénito, te voilà donc bien heureux de quitter ton pays ?

— Ah ! dit l’enfant, nous y laissons des regrets, tu le sais bien, Bénito, mais n’emmenons-nous pas tous ceux que nous aimons ? ne viens-tu pas avec nous toi-même ? voudrais-tu nous abandonner ? — Non, Panchito, tu sais bien que je ne te quitterai jamais, pas plus que Pétronille ne saurait vivre sans Éléonore ; partout où vous irez, nous irons, et votre nouvelle patrie sera la nôtre ; et puis, que deviendrais-tu sans moi pendant ce long voyage ? Crois-tu que ton grand ami Sulpice serait une garde suffisante contre les dangers de la route ? il est plus enfant que toi, et vous aurez besoin tous deux de votre vieux Bénito. »

François sauta au cou de l’Indien, dont il connaissait le dévouement.

Le lendemain, à midi, les habitants de Florès étaient réunis sur la plage ; ils venaient faire leurs adieux aux voyageurs et leur souhaiter joie et santé pendant leur longue pérégrination ; plusieurs même s’embarquèrent avec eux pour les suivre jusqu’à San Andrès, tandis que d’autres voulaient pousser plus loin et les accompagner jusqu’au premier campement.

On mit une heure pour traverser la lagune ; à San Andrès, Panfilo, le chef muletier, attendait son maître ; il le conduisit dans un enclos où bêtes et gens étaient assemblés ; bagages et provisions avaient été répartis par charges, placées près de chaque mule, déjà couverte du bât qu’elle devait porter ; tout était en ordre, Frémont n’avait qu’à faire un signe, on était prêt. Content de son inspection, il rentrait à la maison, quand Pancho, tout éploré, courut à sa rencontre. « Père, s’écria-t-il, père, nous avons oublié d’Artagnan ! »

En effet, dans les préoccupations du départ, on avait oublié la pauvre bête ; c’était un fort, beau chien, de race mâtinée, mais gardant encore de ses ancêtres de remarquables qualités de chasseur, et c’était l’ami inséparable de François ; le chagrin de l’enfant était donc bien naturel.

« Mais, lui dit Frémont, il est inutile de te désoler ainsi : tu n’as qu’à envoyer une pirogue qui te ramènera ton favori. »

Frémont avait à peine achevé sa phrase, que des aboiements retentirent du côté de la lagune et que d’Artagnan, tout mouillé, se précipitait sur son jeune maître ; la vaillante bête avait traversé à la nage le bras du lac.

La nuit se passa tant bien que mal, chacun, suivant son âge, agité de pensées diverses.

Le lendemain 23, au petit jour, on procéda au chargement des mules, et il fallait voir avec quelle répulsion chacune d’elles acceptait son lot ; c’étaient des bonds de côté, des ruades, des protestations de toutes sortes ; quelques-unes se couchaient, qu’on bâtait par terre et qu’on aveuglait avec une couverture. C’est que les défiantes bêtes comprenaient bien de quoi il s’agissait ; elles savaient qu’il fallait dire adieu au repos chèrement acquis ; qu’il leur fallait renoncer à la ration de maïs ; qu’elles ne reverraient plus de longtemps la grande savane herbue où elles se vautraient avec délices, et qu’elles allaient échanger tous ces biens pour l’âpre sentier de la montagne, la lourde charge qui les blesse et l’insipide ramon qui les nourrit à peine.

Les mules et les chevaux des cavaliers y mettaient moins de façon, flattés peut-être dans leur amour-propre, d’endosser la selle au lieu du bât et de porter de nobles personnes au lieu d’une ignoble charge. Ces animaux, du reste, étaient plus doux et mieux dressés ; familiarisés depuis longtemps avec leurs maîtres, ils semblaient accepter avec joie une servitude facile. Chacun d’eux avait un nom. La mule d’Éléonore, qui marchait l’amble, s’appelait Golondrina, « l’hirondelle » ; la mule de Frémont, Empératriz, « l’impératrice » ; celle de Sulpice, Mariposa, « le papillon ». Quant à Pancho, il montait un petit poney trapu et fort qu’il avait appelé Morcillo en souvenir du cheval de Cortez.

Yan, le cuisinier, devait se jucher sur un bât, accompagné de ses ustensiles. Les Indiens allaient à pied.

Malgré toute l’activité qu’on déploya dans la circonstance, il était plus de dix heures quand le convoi se mit en route. Il importait peu du reste, car cette première étape devait être courte ; il est d’habitude en effet d’entraîner les mules en augmentant progressivement la distance à parcourir jusqu’à ce que l’on atteigne une moyenne, qui se modifie d’après les nécessités et la convenance des campements.

À la sortie du village, les mules de charge avaient pris les devants, guidées par la clochette de l’Indio, vieux mulet borgne, vétéran de la montagne et des plus madrés. Un Indien le suivait pas à pas pour déjouer les frasques dont il était prodigue. L’un de ses tours consistait à tromper la surveillance des muletiers ; il se faufilait alors dans le bois, attendant patiemment que la troupe fût passée, puis se roulait avec violence pour se débarrasser de sa charge et s’en retournait flânant au village. La route à partir de San Andrès était large, et les cavaliers, par lignes de trois et quatre, avançaient au milieu d’une poussière intense ; de chaque côté, la plaine s’étendait au loin, couverte encore de moissons diverses : champs de cannes alors en pleine récolte, maïs dont les tiges desséchées se dressaient privées de leurs épis, haricots grimpant comme des houblons sur les hautes branches qui leur servaient d’appui ; et de grandes savanes où paissaient des bœufs.

Mais la route se rétrécissait, pour ne devenir bientôt qu’un sentier ; la ligne sombre des bois se rapprochait à vue d’œil. Une fois la lisière atteinte, on stoppa, et ce fut là que s’arrêtèrent les derniers amis qui avaient suivi la famille ; ce fut là qu’eut lieu la scène des adieux. Les muletiers profitèrent de l’arrêt pour resserrer les sous-ventrières de leurs bêtes et consolider les charges que la marche à travers la forêt allait soumettre à de rudes épreuves. Enfin un dernier hourra retentit ; mules et cavaliers prirent la file indienne, et l’on entra sous l’ombre des grands arbres que de longtemps on ne devait plus quitter.

La petite caravane ainsi échelonnée occupait une longue ligne, sur le flanc de laquelle courait Panfilo, pour surveiller ses gens. Bénito ne quittait pas de vue le poney de François, et Pétronille marchait côte à côte avec la mule d’Éléonore, tandis que d’Artagnan courait sur les flancs de la colonne en aboyant comme un perdu. L’étape fut des plus courtes, et il nous paraît inutile de parler des incidents vulgaires de cette première journée : quelques oiseaux courant dans les arbres, une paire d’aras criards, un chevreuil coupant la route en bondissant, et de larges papillons aux ailes de velours bleu bordées de noir et qu’admirait Éléonore ; ce fut tout. On arriva vers les deux heures au lieu du campement.

Les mules furent aussitôt déchargées, chaque bât reposant près de ses colis, le tout aligné dans un ordre parfait ; mais on laissait chaque animal se refroidir lentement, ses couvertures sur le dos, pour éviter les rhumes ou la morve, qui en est quelquefois la suite.

Frémont voulut que chaque cavalier prît soin de sa monture ; pour Sulpice, qui avait une longue habitude des voyages, la chose allait de soi, et quant à Pancho, il avait pour maître son ami Bénito, qui lui apprit bien vite à se tirer d’affaire. Son cheval, du reste, était tout petit, très doux, et le gentil Morcillo était entre bonnes mains. Il fallait voir avec quelle sollicitude l’enfant frictionnait son cheval, le bichonnait, l’embrassait, le comblant en outre de friandises. Éléonore était naturellement exempte de la corvée et c’était encore Bénito qui s’occupait, de la Golondrina.

Le déchargement terminé, on amarrait les mules aux arbres d’alentour, puis, les Indiens, armés de leurs machétés, procédaient au nettoiement de la place pendant que d’autres allaient à la provision de bois mort pour l’entretien des feux. Arbustes et broussailles ayant disparu, on installait en un tour de main la tente pour Éléonore et sa nourrice, un ajoupa de feuilles de palmier pour Frémont, François et Sulpice ; on dressait les moustiquaires ; Yan s’occupait de sa cuisine, et une escouade d’Indiens s’en allait sous la direction de Panfilo à la recherche du ramon. C’était une scène des plus mouvementées, qui transportait François d’une joie intense, et il fallait voir comme l’enfant s’empressait de l’un à l’autre, tantôt près de son cheval pour lui donner une poignée d’herbe, tantôt près de sa sœur pour l’aider dans les détails de son installation, courant auprès de Yan pour activer son feu, et suivant les arrieros conduisant les bêtes à l’aguada.

Entre temps, Bénito avait déballé l’appareil photographique, et, profitant de l’instant où le campement était des plus animés, François en prit des vues diverses où son père et sa sœur occupaient le premier rang.

Cependant on entendait au loin retentir les coups de hache ; c’étaient les coupeurs de bois attaquant le tronc des ramons ; car pour se procurer le précieux feuillage il fallait, abattre les arbres, et quand les géants tombaient, c’était de la part des travailleurs des cris, des sifflements aigus, des hourras formidables qui retentissaient dans la solitude des bois. L’arbre à terre, on le dépouillait de ses branches menues, on en composait d’énormes fagots sous le poids desquels les Indiens regagnaient le campement ; après quoi pour chaque bête la distribution commençait. Mais, si courte qu’avait été l’étape, nos voyageurs n’avaient pu se soustraire à certaines épreuves. Dans les environs des villages et, partout où paissent des bœufs, dans la forêt comme dans la savane, les insectes nuisibles abondent. Le plus insupportable, sinon le plus terrible, c’est la garrapata, nom qu’il porte adulte, tandis qu’on l’appelle pinolillo dans sa jeunesse. Cet insecte, de la famille des Acariens, se développe par quantités innombrables sur les feuilles des broussailles et des arbustes et se laisse tomber par milliers sur chaque passant qui frôle sa demeure. Les affamés s’insinuent sans douleur, vous inondent sans que vous en ayez conscience, et ce n’est que lorsque les intrus se sont emparés de vous, que leurs têtes meublées de crochets se sont enfoncées dans vos chairs, qu’ils se gorgent de votre sang, que vous vous apercevez de l’invasion. Il est trop tard et la lutte avec l’envahisseur devient terrible. Vers le soir, après le dîner, qui fut des plus gais, Pancho fut le premier à manifester quelque inquiétude ; il commença par se gratter de droite et de gauche et finit par s’agiter violemment.

« Eh bien ! Pancho, qu’as-tu donc ? lui demanda Sulpice en riant.

— D’affreuses démangeaisons, mon maître.

— C’est la première de nos épreuves, mon ami, et nous devons nous estimer heureux si la forêt ne nous ménage que celle-ci ; car la garrapata n’est pas la seule petite bête malfaisante qui nous guettera chaque jour au coin du bois ; elle a pour cousin germain le jejen, une petite mouche noire presque imperceptible, dont la piqûre est insensible, ce qui fait que d’abord on n’y

prend pas garde, mais dont les suites sont désastreuses. Douleur
Groupement dans la forêt.
intense, enflure, excoriations, plaies, j’ai eu l’oreille grosse

comme une pomme de terre et les mains si fort endommagées, que je ne pouvais plus les fermer.

— Assez, Sulpice, assez, lui dit François, tu vas gâter mon voyage. »

Cependant, le cas pressait. « Viens, mon chéri, viens, ajouta le naturaliste, nous allons nous mettre en chasse et nous délivrer des envahisseurs. »

Il emmena l’enfant sous la tente ; le pauvre petit avait le corps criblé de points noirs qui le faisaient horriblement souffrir. L’opération fut longue et douloureuse, car les maudits insectes se cramponnaient comme teigne ; mais, pour le consoler Sulpice l’assura que dans la journée suivante il en serait indemne, le pinolillo, comme les voleurs, n’ayant rien à faire dans les lieux déserts et par conséquent dans les forêts vierges. La nuit vint, chaque Indien, le repas terminé, s’étendit sous sa moustiquaire, on posa des sentinelles pour surveiller les mules, les enfants dirent bonsoir à leur père, et chacun s’endormit.