Aventures d’une famille en voyage 1898/01

Hachette et Cie (p. 5-11).


CHAPITRE I

La famille Frémont. — La Lagune du Péten. — Florès. — Son histoire.

Au printemps de l’année 1865, Auguste Frémont sortait de l’École Centrale avec son brevet d’ingénieur. C’était un audacieux, qui, plutôt que d’attendre la fortune à Paris, se résolut à l’aller chercher au loin. Ce fut au Guatemala qu’il se rendit. Il y arriva chargé de lettres de recommandation, qui lui furent plus ou moins utiles ; on se recommande généralement mieux soi-même. Quoi qu’il en soit, il lui suffit de quelques années pour se faire connaître. Diverses missions que lui confia le gouvernement de la république le mirent en relief. Bien vu de tous, riche d’espérances, il épousa une jeune fille des plus charmantes de la ville, Lucie Carmen de Aldana. Celle-ci lui apportait sinon la fortune, au moins l’influence et de grandes relations qui lui permirent de la faire.

Le père de Carmen, don Francisco de Aldana, possédait dans le nord du Guatemala une vaste exploitation de bois d’acajou ; il offrit à son gendre d’en prendre la direction à titre d’associé. Accepter, c’était pour la jeune épouse renoncer à la vie relativement douce d’une petite capitale ; c’était l’exil dans une lointaine province : mais il n’y avait point à hésiter ; d’ailleurs on ne parlait que de quelques années d’absence.

Frémont, accompagné de sa jeune femme, partit donc pour le village de Florès, dans le département du Péten, chef-lieu de l’exploitation des bois. Ce ne fut pas sans de douloureuses hésitations, que Carmen se séparait de sa famille et voyait en un jour se briser toutes ses relations affectueuses ; mais elle adorait son mari, et l’une de ses sœurs, son aînée de beaucoup, qui lui avait servi de mère, ne voulut pas laisser partir seule sa fille adoptive, et doña Oliva Concepcion de Aldana fut du voyage.

Florès. Lac du Péten.

La lagune du Péten, au milieu de laquelle se trouve Florès, est un des lacs les plus charmants que l’on puisse voir ; placée au nord du Guatemala et au sud de la province du Yucatan, elle n’a guère que quatre lieues de large sur huit ou dix dans sa plus grande longueur. Elle étale sa belle nappe d’eau transparente sur un plateau dont l’élévation lui prête une température des plus douces, et les montagnes verdoyantes qui l’entourent lui composent une ceinture de paysages ravissants qui rappellent les lacs alpestres de l’Italie.

Quant au village de Florès, il est situé dans la plus grande des îles du lac et l’occupe tout entière. Les maisons, entremêlées de jardins, n’ont qu’un rez-de-chaussée ; les toits sont de chaume ; mais les plus grandes, comme celle que vint habiter Frémont, enclavent de vastes cours semées de fleurs, plantées de palmiers dont les têtes gracieuses se balancent au vent tandis que d’énormes manguiers les couvrent d’ombrages impénétrables aux rayons du soleil.

Florès, avec sa modeste population de douze à quinze cents âmes et le peu de bruit qu’il fait dans le monde, n’occupe pas moins l’emplacement d’une ville historique, autrefois célèbre, chef-lieu ou plutôt capitale d’une nation courageuse, affolée d’indépendance et contre laquelle les efforts des conquérants espagnols échouèrent pendant près de deux siècles.

Cette nation, c’était celle des Itzaes ; elle venait du nord, dit-on, et les chroniques racontent que ces Indiens habitaient autrefois la ville de Chichen-Itza, l’une des plus belles du Yucatan.

La raison de leur émigration est peu connue ; on sait seulement qu’elle eut lieu dans le courant du xve siècle, de 1430 à 1440 ; une grande partie de la population abandonna le pays, et, sous la conduite de son roi, qui portait le nom générique de Canek, elle s’en alla dans le sud, à la recherche d’une patrie nouvelle.

Les émigrants, à la suite d’un long voyage, arrivèrent à cette lagune du Péten, qu’ils appelèrent Chaltuna, et ils donnèrent à la ville qu’ils fondèrent le nom de Tayasal.

Chose singulière, Fernand Cortez, le glorieux conquérant du Mexique, fut le premier qui nous en révéla l’existence. C’était en 1526, lors de son expédition dans le Honduras, où il se rendait de Mexico pour aller châtier son infidèle lieutenant et ami Cristobal de Olid, qui s’était déclaré indépendant. Cortez, avec son audace habituelle et sans se rendre compte des difficultés d’un long voyage à travers des contrées inconnues, se mit en route ; il emmenait avec lui un véritable corps d’armée, composé d’infanterie, de cavalerie et de trois mille Mexicains de la plus haute noblesse, avec leur dernier empereur, le jeune, l’héroïque, l’immortel Guatimozin. Cortez s’était fait suivre, en outre, d’une nombreuse valetaille et d’une troupe de comédiens, de musiciens et d’histrions, comme un satrape asiatique.

Le départ ressembla donc à une fête, mais dès les premiers jours, les difficultés surgirent : rivières et marais entravèrent la marche ; il fallut en maint endroit construire des chaussées et bâtir des ponts, tandis que les habitants des villes et des villages indiens, effrayés de cette invasion nouvelle, abandonnaient leurs demeures et fuyaient dans les bois, en ayant soin d’emporter leurs vivres.

Les privations commencèrent, puis la famine suivie des maladies qui en sont les compagnes habituelles ; et cette expédition si brillamment entreprise ressembla bientôt à une effroyable déroute. Point de chemins tracés autres que les sentiers indiens, qui ne pouvaient servir à la cavalerie ; nulle direction certaine ; on errait au hasard, et souvent, malgré la boussole, les malheureux revenaient à leur point de départ ; hommes et chevaux succombaient ; quant aux Indiens, qui portaient tout le poids de la fatigue, ils mouraient par centaines.

Les jours, les mois s’écoulèrent ; Cortez persévérait malgré les siens dans sa funeste résolution d’atteindre le Honduras par ces chemins affreux.

Ce fut ainsi que les Espagnols, désespérés, débouchèrent sur les bords de la lagune. La troupe, à moitié décimée, s’y retrempa dans un repos de quelques jours, grâce à la libéralité du prince indien, dont la petite capitale se détachait toute blanche sur les eaux bleues du lac.

Ce prince vint en personne visiter les Espagnols, et Cortez se résolut à l’accompagner à Tayasal ; il avait hâte de visiter cette ville et ces temples qui, tous élevés sur pyramides, la dominaient d’une grande hauteur ; la plupart étaient construits en pierres taillées, avec leurs intérieurs en encorbellement, et leurs murailles, ornées de bas-reliefs, étaient en outre couvertes de peintures éblouissantes.

Cortez emmena même son cheval Morcillo, qui était blessé et qu’il abandonna derrière lui en le recommandant aux soins du Canek ; c’était le nom générique des princes. Les Indiens, prenant le cheval pour un dieu, s’empressèrent, après le départ du conquérant, d’offrir au blessé des sacrifices, et en fait de nourriture ne lui donnèrent que la chair des victimes, de sorte que la malheureuse bête, affamée par tant d’honneurs et qui eût de beaucoup préféré une botte de foin aux prières et à l’encens qu’on lui prodiguait, mourut bientôt d’inanition.

Temple et stèle à Tikal. (Voy. p. 13.)

Les Itzaes, terrifiés et craignant la vengeance de Cortez s’il apprenait jamais la fatale nouvelle, se hâtèrent d’élever un temple au pauvre animal décédé, temple au milieu duquel ils sculptèrent son image grandeur nature, qui représentait Morcillo accroupi sur son train de derrière et dressé sur ses pattes de devant ; ils l’appelèrent Tzimin-Chac, animal du tonnerre et des éclairs. Ce fut une de leurs divinités principales ; et ils l’appelèrent ainsi parce qu’ils avaient vu quelques cavaliers de la troupe de Cortez tuer des chevreuils avec leurs arquebuses ; ils pensaient que c’étaient les chevaux qui causaient ce bruit ressemblant au bruit du tonnerre et cette lumière subite qui leur rappelait l’éclair.

Ces Itzaes du Péten conservèrent leur indépendance près de deux siècles après la conquête, et ce ne fut qu’en 1696 que le gouverneur du Yucatan, Martin Ursua, s’empara de la ville et détruisit cette petite nationalité. Mais il dut y employer une véritable armée : il fit ouvrir à cet effet une route qui de Campêche se dirigeait en ligne droite vers le Péten. Au milieu des bois, l’expédition rencontra, en un lieu appelé Nohbécan, une ville avec de grands édifices remplis d’idoles, et quand le gouverneur arriva sur les bords du lac de Chaltuna, il fut obligé, comme Cortez à Mexico, de construire des brigantins pour assiéger la ville. L’attaque eut lieu le 2 mars 1696, et Tayasal fut occupée le même jour.

Chose étrange, la ville fut désertée en un clin d’œil ; les habitants, hommes, femmes, enfants, soit en canot, soit à la nage, s’enfuirent à travers la lagune, et la plupart disparurent à jamais. Le capitaine espagnol avait conquis une solitude.

Les Espagnols rasèrent pyramides, temples et maisons ; ils reconstruisirent des demeures appropriées à leurs besoins et à leur goût, et, voulant effacer jusqu’au nom de l’ancienne capitale indienne, ils appelèrent la nouvelle ville Florès. Ce fut donc à Florès que Frémont établit sa demeure ; ses bureaux furent transportés à Sacluc, aujourd’hui Libertad, sur un embranchement du rio de la Passion ; quant à l’exploitation de l’acajou, elle embrassait toutes les forêts d’alentour dans un périmètre très éloigné. La propriété en était garantie par un traité passé avec le gouvernement du Guatemala.

Cette ville ancienne, détruite de fond en comble, était en tous points semblable à celles dont les ruines sèment aujourd’hui les villes yucatèques, mais dont la plupart, à l’époque du voyage de Cortez, étaient debout et habitées. Il ne pouvait en être autrement, puisque c’était la même race d’Indiens qui avait bâti toutes ces villes. Seulement, comme l’île était petite et que la place manquait, les édifices de Tayasal eurent naturellement des proportions moins grandioses que celles de la terre ferme, où nul obstacle ne venait limiter le génie des constructeurs. Il nous reste heureusement, à quinze lieues au nord de Florès, une ville ancienne, Tikal, dont les monuments, en ruine aujourd’hui, peuvent nous donner une idée exacte de ceux de Tayasal ; c’est le temple sur pyramide, à esplanades en retraite, que nous présentons à nos lecteurs.