Aventures d’Arthur Gordon Pym/Tigre enragé

Traduction par Charles Baudelaire.
Michel Lévy frères (Collection Michel Lévy) (p. 41-53).

III

TIGRE ENRAGÉ.

L’idée me vint tout de suite que ce papier était un billet d’Auguste, et que, quelque accident inconcevable l’ayant empêché de venir me tirer de ma prison, il avait avisé ce moyen pour me mettre au courant du véritable état des choses. Tout palpitant d’impatience, je me mis de nouveau à la recherche de mes allumettes phosphoriques et de mes bougies. J’avais comme un souvenir confus de les avoir soigneusement serrées quelque part, juste avant de m’assoupir, et je crois bien qu’avant ma dernière expédition vers la trappe j’étais parfaitement capable de me rappeler l’endroit précis où je les avais déposées. Mais maintenant c’était en vain que je m’efforçais de me le rappeler, et je perdis bien une bonne heure dans une recherche inutile et irritante de ces maudits objets ; jamais, certainement, je ne me trouvai dans un état plus douloureux d’anxiété et d’incertitude. Enfin, comme je tâtais partout, ma tête appuyée presque contre le lest, près de l’ouverture de ma caisse et un peu en dehors, j’entrevis comme une faible lueur dans la direction du poste. Très-étonné, je m’efforçai de me diriger vers cette lueur, qui me semblait n’être qu’à quelques pieds de moi. À peine avais-je commencé à me remuer dans ce but, que je l’avais entièrement perdue de vue ; et, pour l’apercevoir de nouveau, je fus obligé de tâtonner le long de ma caisse jusqu’à ce que j’eusse exactement retrouvé ma position première. Alors, tâtonnant prudemment avec ma tête, deçà et delà, je découvris qu’en m’avançant lentement, avec la plus grande précaution, dans un sens opposé à celui que j’avais adopté d’abord, je pourrais arriver auprès de la lumière sans la perdre de vue. Enfin donc j’y parvins, non sans avoir suivi une route péniblement brisée par une foule de détours, et je découvris que cette lumière provenait de quelques fragments de mes allumettes éparpillées dans un baril vide et couché sur le côté. Je m’étonnais fort de les retrouver en pareil lieu, quand ma main tomba sur deux ou trois morceaux de cire qui avaient été évidemment mâchonnés par le chien. J’en conclus tout de suite qu’il avait dévoré toute ma provision de bougies, et je désespérai de pouvoir jamais lire le billet d’Auguste. Les bribes de cire étaient si bien amalgamées avec d’autres débris dans le baril, que je renonçai à en tirer le moindre secours, et je les laissai où elles étaient. Quant au phosphore, dont il restait encore une ou deux miettes lumineuses, je le récoltai du mieux que je pus, et je retournai avec beaucoup de peine jusqu’à ma caisse, où Tigre était resté pendant tout ce temps.

Je ne savais, en vérité, que faire maintenant. La cale était si profondément sombre que je ne pouvais pas voir ma main, même en l’approchant tout près de mon visage. Quant à la bande blanche de papier, je pouvais à peine la distinguer, et encore ce n’était pas en la regardant directement, mais en tournant vers elle la partie extérieure de la rétine, c’est-à-dire en l’observant un peu de travers, que je parvenais à la rendre légèrement sensible à mon œil. On peut ainsi se figurer combien était noire la nuit de ma prison, et le billet de mon ami, si toutefois c’était un billet de lui, semblait ne devoir servir qu’à augmenter mon trouble, en tourmentant sans utilité mon pauvre esprit déjà si agité et si affaibli. En vain je roulais dans mon cerveau une foule d’expédients absurdes pour me procurer de la lumière, — des expédients analogues à ceux qu’imaginerait, pour un but semblable, un homme enveloppé du sommeil troublant de l’opium ; chacun apparaissant tour à tour au songeur comme la plus raisonnable et la plus absurde des inventions, selon que les lueurs de la raison ou celles de l’imagination dominent dans son esprit vacillant. À la fin, une idée se présenta à moi, qui me parut rationnelle, et je ne m’étonnai que d’une chose, c’était de ne pas l’avoir trouvée tout de suite. Je plaçai la bande de papier sur le dos d’un livre, et, ramassant les débris d’allumettes chimiques que j’avais rapportés du baril, je les mis tous ensemble sur le papier ; puis avec la paume de ma main, je frottai le tout vivement, mais solidement. Une lumière claire se répandit immédiatement à la surface, et s’il y avait eu quelque chose d’écrit dessus, je suis sûr que je n’aurais pas eu la moindre difficulté à le lire. Il n’y avait pas une syllabe, rien qu’une triste et désolante blancheur ; la clarté s’éteignit en quelques secondes, et je sentis mon cœur s’évanouir avec elle.

J’ai déjà dit que, pendant une période précédente, mon esprit s’était trouvé dans un état voisin de l’imbécillité. Il y eut, il est vrai, quelques intervalles de parfaite lucidité et même, de temps à autre, d’énergie ; mais ils avaient été peu nombreux. On doit se rappeler que je respirais, depuis plusieurs jours certainement, l’atmosphère presque pestilentielle d’un étroit cachot dans un navire baleinier, et, pendant une bonne partie de ce temps, je n’avais joui que d’une quantité d’eau très insuffisante. Pendant les dernières quatorze ou quinze heures, j’en avais été totalement privé, — aussi bien que de sommeil. Des provisions salées de la nature la plus irritante avaient été ma principale et même, depuis la perte de mon mouton, mon unique nourriture, à l’exception du biscuit de mer ; et encore ce dernier m’était devenu d’un usage tout à fait impossible, beaucoup trop sec et trop dur pour que ma gorge pût l’avaler, enflée et desséchée comme elle l’était. J’avais alors une fièvre très-intense, et j’étais à tous égards excessivement mal. Cela expliquera comment de longues misérables heures d’abattement aient pu s’écouler depuis l’aventure du phosphore, avant que l’idée me vînt que je n’avais encore examiné qu’un des côtés du papier. Je n’essayerai pas de décrire toutes mes sensations de rage (car je crois que la colère dominait toutes les autres), quand le remarquable oubli que j’avais commis éclata soudainement dans mon esprit. Cette bévue n’aurait pas été très-grave en elle-même, si ma folie et ma pétulance ne l’eussent pas rendue telle ; — dans mon désappointement de ne pas trouver quelques mots sur la bande de papier, je l’avais puérilement déchirée, et j’en avais jeté les morceaux ; — où ? il m’était impossible de le savoir.

Je fus, pour la partie la plus ardue du problème, tiré d’affaire par la sagacité de Tigre. Ayant trouvé, après une longue recherche, un petit morceau de billet, je le mis sous le nez du chien, m’efforçant de lui faire comprendre qu’il fallait m’apporter le reste. À mon grand étonnement (car je ne lui avais enseigné aucun des tours habituels qui font la renommée de ses pareils), il sembla entrer tout de suite dans ma pensée, et farfouillant pendant quelques moments, il en trouva bien vite un autre morceau assez important. Il me l’apporta, fit une petite pause, et frottant son nez contre ma main, parut attendre que j’approuvasse ce qu’il avait fait. Je lui donnai une petite tape sur la tête, et il repartit immédiatement pour sa besogne. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il revînt, — mais enfin il rapporta une grande bande qui complétait tout le papier perdu ; — je ne l’avais lacéré, à ce qu’il paraît, qu’en trois morceaux. Très-heureusement, je n’eus pas grand’peine à retrouver le peu qui restait de phosphore, guidé par la lueur indistincte qu’émettaient toujours un ou deux petits fragments. Mes mésaventures m’avaient appris la nécessité de la prudence, et je pris alors le temps de réfléchir sur ce que j’allais faire. Très-probablement, pensai-je, quelques mots avaient été écrits sur le côté du papier que je n’avais pas examiné ; — mais quel était ce côté ? L’assemblage des morceaux ne me donnait aucun renseignement à cet égard et me garantissait simplement que je trouverais tous les mots (si toutefois il y avait quelque chose) du même côté, et se suivant logiquement comme ils avaient été écrits. Vérifier le point en question et d’une manière indubitable était une chose de la plus absolue nécessité ; car les débris de phosphore eussent été tout à fait insuffisants pour une troisième épreuve, si j’échouais par malheur dans celle que j’allais tenter. Je plaçai, comme j’avais déjà fait, le papier sur un livre, et je m’assis pendant quelques minutes, mûrissant soigneusement la question dans mon esprit. À la fin, je pensai qu’il n’était pas tout à fait impossible que le côté écrit fût marqué de quelque inégalité à sa surface, inégalité qu’une vérification délicate par le toucher pouvait me révéler. Je résolus de faire l’expérience, et je passai soigneusement mon doigt sur le côté qui se présentait le premier ; — je ne sentis absolument rien, et je retournai le papier, le rajustant sur le livre. Je promenai de nouveau mon index tout le long et avec une grande précaution, quand je découvris une lueur excessivement faible, mais cependant sensible, qui accompagnait mon doigt. Ceci ne pouvait évidemment provenir que de quelques petites molécules du phosphore dont j’avais frotté le papier dans ma première tentative. L’autre côté, le verso, était donc celui où était l’écriture, si toutefois je devais enfin trouver quelque chose d’écrit. Je retournai donc encore le billet et je me mis à l’œuvre, comme j’avais fait précédemment. Je frottai le phosphore ; une lumière en résulta de nouveau, — mais cette fois, quelques lignes d’une grosse écriture, et qui semblaient tracées avec de l’encre rouge, devinrent très-distinctement visibles. La clarté, quoique suffisamment brillante, ne fut que momentanée. Cependant, si je n’avais pas été trop fortement agité, j’aurais eu amplement le temps de déchiffrer les trois phrases entières placées sous mes yeux ; — car je vis qu’il y en avait trois. Mais, dans mon impatience de tout lire d’un seul coup, je ne réussis qu’à attraper les sept mots de la fin qui étaient : … sang, — restez caché, votre vie en dépend.

Quand même j’aurais pu vérifier le contenu entier du billet, — le sens complet de l’avertissement que mon ami avait ainsi essayé de me donner, — cet avertissement, m’eût-il révélé l’histoire d’un désastre affreux, ineffable, n’aurait pas, j’en suis fermement convaincu, pénétré mon esprit d’un dixième de la maîtrisante et indéfinissable horreur que m’inspira ce lambeau d’avis reçu de cette façon. Et ce mot, — sang, — ce mot suprême, ce roi des mots, — toujours si riche de mystère, de souffrance et de terreur, — comme il m’apparut alors trois fois plus gros de signifiance ! — Comme cette syllabe vague, — détachée de la série des mots précédents qui la qualifiaient et la rendaient distincte, — tombait, pesante et glacée, parmi les profondes ténèbres de ma prison, dans les régions les plus intimes de mon âme !

Auguste avait indubitablement de bonnes raisons pour désirer que je restasse caché, et je formai mille conjectures sur ce qu’elles pouvaient être ; — mais je ne pus rien trouver qui me donnât une solution satisfaisante du mystère. Quand j’étais revenu de mon dernier voyage à la trappe, et avant que mon attention eût été attirée par la singulière conduite de Tigre, j’avais pris la résolution de me faire entendre à tout hasard par les hommes du bord, ou, si je n’y pouvais pas réussir, d’essayer de me frayer une voie à travers le faux pont. La presque certitude que j’avais d’être capable d’accomplir, à la dernière extrémité, l’une de ces deux entreprises, m’avait donné le courage (que je n’aurais pas eu autrement) d’endurer les douleurs de ma situation. Et voilà que les quelques mots que je venais de lire me coupaient ces deux ressources finales ! Alors, pour la première fois, je sentis toute la misère de ma destinée. Dans un paroxysme de désespoir, je me rejetai sur le matelas, où je restai étendu, durant tout un jour et une nuit environ, dans une espèce de stupeur que traversaient par instants quelques lueurs de raison et de mémoire.

À la longue, je me levai une fois encore, et je m’occupai à réfléchir sur les horreurs qui m’environnaient. Il m’était bien difficile de vivre encore vingt-quatre heures sans eau ; — au delà, c’était chose impossible. Durant la première période de ma réclusion, j’avais librement usé des liqueurs dont Auguste m’avait pourvu, mais elles n’avaient servi qu’à exciter ma fièvre, sans apaiser ma soif le moins du monde. Il ne me restait plus maintenant que le quart d’une pinte, et c’était une espèce de forte liqueur de noyau qui me faisait lever le cœur. Les saucissons étaient entièrement consommés ; du jambon il ne restait qu’un petit morceau de la peau ; et, sauf quelques débris d’un seul biscuit, tout le reste avait été dévoré par Tigre. Pour ajouter à mes angoisses, je sentais que mon mal de tête augmentait à chaque instant, toujours accompagné de cette espèce de délire qui m’avait plus ou moins tourmenté depuis mon premier assoupissement. Depuis plusieurs heures déjà, je ne pouvais plus respirer qu’avec la plus grande difficulté, et maintenant chaque effort de respiration était suivi d’un mouvement spasmodique de la poitrine des plus alarmants. Mais j’avais encore une autre raison d’inquiétude, d’un genre tout à fait différent, et c’étaient les fatigantes terreurs qui en résultaient qui m’avaient surtout arraché à ma torpeur et m’avaient contraint à me relever sur mon matelas. Cette inquiétude me venait de la conduite du chien.

J’avais déjà observé une altération dans sa manière d’être, pendant que je frottais le phosphore sur le papier lors de ma dernière expérience. Juste comme je frottais, il avait fourré son nez contre ma main avec un léger grognement ; mais j’étais, en ce moment, trop fortement agité pour faire grande attention à cette circonstance. Peu de temps après, on se le rappelle, je m’étais jeté sur le matelas, et j’étais tombé dans une espèce de léthargie. Je m’aperçus alors d’un singulier sifflement tout contre mon oreille, et je découvris que ce bruit provenait de Tigre, qui haletait et soufflait, comme s’il était en proie à la plus grande excitation, les globes de ses yeux étincelant furieusement à travers l’obscurité. Je lui adressai la parole, et il me répondit par un sourd grognement ; et puis il se tint tranquille. Je retombai alors dans ma torpeur, et j’en fus de nouveau tiré de la même manière. Cela se répéta trois ou quatre fois ; enfin sa conduite m’inspira une telle frayeur que je me sentis tout à fait éveillé. Il était alors couché tout contre l’ouverture de la caisse, grognant terriblement, quoique dans une espèce de ton bas et sourd, et grinçant des dents comme s’il était tourmenté par de fortes convulsions.

Je ne doutais pas que la privation d’eau et l’atmosphère renfermée de la cale ne l’eussent rendu enragé, et je ne savais absolument quel parti prendre. Je ne pouvais pas supporter la pensée de le tuer, et cependant cela me semblait absolument nécessaire pour mon propre salut. Je distinguais parfaitement ses yeux fixés sur moi avec une expression d’animosité mortelle, et je croyais à chaque instant qu’il allait m’attaquer. À la fin, je sentis que je ne pouvais pas endurer plus longtemps cette terrible situation, et je résolus de sortir de ma caisse à tout hasard et d’en finir avec lui, si une opposition de sa part rendait cette extrémité nécessaire. Il me fallait, pour fuir, passer directement sur son corps, et l’on eût dit qu’il pressentait déjà mon dessein ; — il se dressa sur ses pattes de devant, — ce que je devinai au changement de position de ses yeux, — et déploya la rangée blanche de ses crocs que je pouvais distinguer sans peine. Je pris les restes de la peau de jambon et la bouteille qui contenait la liqueur, et je les assurai bien contre moi, ainsi qu’un grand couteau de table qu’Auguste m’avait laissé ; — puis, m’enveloppant de mon paletot, serré autant que possible, je fis un mouvement vers l’ouverture de la caisse. À peine avais-je bougé, que le chien, avec un fort hurlement, s’élança à ma gorge. L’énorme poids de son corps me frappa à l’épaule droite, et je tombai violemment à gauche, pendant que l’animal enragé passait tout entier par-dessus moi. J’étais tombé sur mes genoux, ma tête ensevelie dans les couvertures, ce qui me protégeait contre les dangers d’une seconde attaque également furieuse ; car je sentais les dents aiguës qui serraient vigoureusement la laine dont mon cou se trouvait enveloppé, et qui par grand bonheur se trouvaient impuissantes à en pénétrer tous les plis. J’étais alors placé sous l’animal, et en peu d’instants je devais me trouver complètement en son pouvoir. Le désespoir me donna de la vigueur ; je me relevai violemment, repoussant le chien loin de moi par la simple énergie de mon mouvement, et tirant avec moi les couvertures de dessus le matelas. Je les jetai alors sur lui, et, avant qu’il eût pu s’en débarrasser, j’avais franchi la porte et l’avais heureusement fermée en cas de poursuite. Mais dans cette bataille, j’avais été forcé de lâcher le morceau de peau de jambon, et je me trouvai dès lors réduit à mon quart de pinte de liqueur pour toutes provisions. Quand cette réflexion traversa mon esprit, je me sentis emporté par un de ces accès de perversité[1] semblables au mouvement d’un enfant gâté dans un cas analogue, et, portant le flacon à mes lèvres, je le vidai jusqu’à la dernière goutte, et puis je le brisai avec fureur à mes pieds.

À peine l’écho du verre fracassé s’était-il évanoui, que j’entendis mon nom prononcé d’une voix inquiète, mais étouffée, dans la direction du logement de l’équipage. Un incident de cette nature était pour moi chose inattendue, et l’émotion qu’il me causa était si intense, que ce fut en vain que je m’efforçai de répondre. J’avais complètement perdu la faculté de parler, et, torturé par la crainte que mon ami n’en conclût que j’étais mort et ne s’en retournât sans essayer de me trouver, je me tenais debout entre les cages, près de la porte de la caisse, tremblant convulsivement, la bouche béante, et luttant pour retrouver la parole. Quand même un millier de mondes auraient dépendu d’une syllabe, je n’aurais pas pu la proférer. J’entendis alors comme un léger mouvement à travers l’arrimage, quelque part en avant de la position que j’occupais. Et puis le son devint moins distinct, — et puis encore moins, — enfin il allait toujours s’affaiblissant. Oublierai-je jamais mes sensations d’alors ? Il s’en allait, — lui, mon ami, mon compagnon, de qui j’avais le droit de tant attendre ! — il s’en allait, — il voulait m’abandonner, — il était parti ! Il voulait donc me laisser périr misérablement, expirer dans la plus horrible et la plus dégoûtante des prisons ; — et un mot, une seule petite syllabe pouvait me sauver ! — et cette syllabe unique, je ne pouvais pas la proférer ! J’éprouvai, j’en suis sûr, plus de dix mille fois les tortures de la mort. La tête me tourna, et je tombai, pris d’une faiblesse mortelle, contre l’extrémité de la caisse.

Comme je tombais, le couteau de table sortit de la ceinture de mon pantalon et coula sur le plancher avec le bruit sec du fer. Non, jamais musique délicieuse n’émut si doucement mon oreille ! Avec la plus ardente inquiétude j’écoutai, — pour constater l’effet du bruit sur Auguste ; car je savais que la personne qui prononçait mon nom ne pouvait être que lui. Tout resta silencieux pendant quelques instants. À la longue, j’entendis de nouveau le mot Arthur ! répété à plusieurs reprises, d’un ton bas, et une fois plein d’hésitation. L’espérance renaissante délivra tout d’un coup ma parole enchaînée, et je criai de ma voix la plus forte :

— Auguste ! oh ! Auguste !

— Chut ! pour l’amour de Dieu ! taisez-vous ! — répliqua-t-il d’une voix palpitante d’agitation ; — je vais être à vous tout de suite, — aussitôt que je me serai frayé un chemin à travers la cale.

Pendant longtemps je l’entendis remuer parmi l’arrimage, et chaque instant me semblait un siècle. Enfin je sentis sa main sur mon épaule, et il porta en même temps une bouteille d’eau à mes lèvres. Ceux-là seulement qui ont été soudainement arrachés des mâchoires de la mort, ou qui ont connu les insupportables tortures de la soif dans des circonstances aussi compliquées que celles qui m’assiégeaient dans ma lugubre prison, peuvent se faire une idée des ineffables délices que me causa ce bon coup, aspiré longuement, tout d’une haleine, — cette boisson exquise, — cette volupté, la plus parfaite de toutes !

Quand j’eus apaisé à peu près ma soif, Auguste tira de sa poche trois ou quatre pommes de terre bouillies et froides, que je dévorai avec la plus grande avidité. Il avait apporté de la lumière dans une lanterne sourde, et les délicieux rayons ne me causaient pas moins de jouissance que la nourriture et le liquide. Mais j’étais impatient d’apprendre la cause de son absence prolongée, et il commença à me raconter ce qui était arrivé à bord durant mon incarcération.


  1. Voir, pour saisir toute l’étendue du terme, le Démon de la perversité et le Chat noir, dans le 2e vol. des Histoires extraordinaires. — C. B.