Aventures d’Arthur Gordon Pym/Révolte et massacre

Traduction par Charles Baudelaire.
Michel Lévy frères (Collection Michel Lévy) (p. 53-64).

IV

RÉVOLTE ET MASSACRE.

Le brick avait pris la mer, ainsi que j’avais deviné, une heure environ après qu’Auguste m’eut laissé sa montre. C’était alors le 20 juin. On se rappelle que j’étais déjà dans la cale depuis trois jours ; et, pendant tout ce temps, il y avait eu à bord un si constant remue-ménage, tant d’allées et venues, particulièrement dans la chambre et les cabines d’officier, qu’il ne pouvait guère venir me voir sans courir le risque de livrer le secret de la trappe. Lorsque enfin il descendit, je lui affirmai que j’étais aussi bien que possible ; pendant les deux jours qui suivirent, il n’éprouva donc pas une bien grande inquiétude à mon endroit ; cependant il guettait toujours l’occasion de descendre. Ce ne fut que le quatrième jour qu’il la trouva enfin. Plusieurs fois durant cet intervalle, il avait pris la résolution d’avouer l’aventure à son père et de me faire décidément monter ; mais nous étions toujours à proximité de Nantucket, et il était à craindre, à en juger par quelques mots qui avaient échappé au capitaine Barnard, qu’il ne revînt immédiatement sur son chemin, s’il découvrait que j’étais à bord. D’ailleurs, en pesant bien les choses, Auguste, à ce qu’il me dit, ne pouvait pas imaginer que je souffrisse de quelque besoin urgent, ou que j’hésitasse, en pareil cas, à donner de mes nouvelles par la trappe. Donc, tout bien considéré, il conclut à me laisser attendre jusqu’à ce qu’il pût trouver l’occasion de me venir voir sans être observé. Ceci, comme je l’ai dit, n’eut lieu que le quatrième jour après qu’il m’eut apporté la montre, et le septième depuis mon installation dans la cale. Il descendit donc sans apporter avec lui d’eau ni de provisions, n’ayant d’abord en vue que d’attirer mon attention et de me faire venir de la caisse jusqu’à la trappe, puis alors de remonter dans sa chambre, et de là de me faire passer ce dont j’avais besoin. Quand il descendit dans ce but, il s’aperçut que je dormais ; car il paraît que je ronflais très-haut. D’après toutes les conjectures que j’ai pu faire sur ce sujet, ce devait être ce malheureux assoupissement dans lequel je tombai juste après être revenu de la trappe avec la montre, sommeil qui a dû, conséquemment, durer plus de trois nuits et trois jours entiers pour le moins. Tout récemment, j’avais appris à connaître, par ma propre expérience et par le témoignage des autres, les puissants effets soporifiques de l’odeur de la vieille huile de poisson quand elle est étroitement renfermée ; et quand je pense à l’état de la cale dans laquelle j’étais emprisonné et au long espace de temps durant lequel le brick avait servi comme baleinier, je suis bien plus porté à m’étonner d’avoir pu me réveiller, une fois tombé dans ce dangereux sommeil, que d’avoir dormi sans interruption pendant tout le temps en question.

Auguste m’appela d’abord à voix basse et sans fermer la trappe, — mais je ne fis aucune réponse. Il ferma alors la trappe, et me parla sur un ton plus élevé, et enfin sur un diapason très haut, — mais je continuais toujours à ronfler. Il lui fallait quelque temps pour traverser tout le pêle-mêle de la cale et arriver jusqu’à ma guérite, et pendant ce temps-là son absence pouvait être remarquée par le capitaine Barnard, qui avait besoin de ses services à chaque minute pour mettre en ordre et transcrire des papiers relatifs au but du voyage. Il résolut donc, toute réflexion faite, de remonter et d’attendre une autre occasion pour me rendre visite. Il fut d’autant plus incliné à prendre ce parti, que mon sommeil semblait être du caractère le plus paisible, et il ne pouvait pas supposer que j’eusse éprouvé la moindre incommodité de mon emprisonnement. Il venait justement de faire toutes ces réflexions, quand son attention fut attirée par un tumulte tout à fait insolite, qui semblait partir de la cabine. Il s’élança par la trappe aussi vivement que possible, la ferma, et ouvrit la porte de sa chambre. À peine avait-il mis le pied sur le seuil, qu’un coup de pistolet lui partait au visage, et qu’il était terrassé au même instant par un coup d’anspect.

Une main vigoureuse le maintenait couché sur le plancher de la chambre et le serrait étroitement à la gorge ; cependant il pouvait voir ce qui se passait autour de lui. Son père, lié par les mains et les pieds, était étendu le long des marches du capot-d’échelle, la tête en bas, avec une profonde blessure dans le front, d’où le sang coulait incessamment comme un ruisseau. Il ne disait pas un mot et avait l’air expirant. Sur lui se penchait le second, le regardant au visage avec une expression de moquerie diabolique, et lui fouillant tranquillement les poches, d’où il tirait en ce moment même un gros portefeuille et un chronomètre. Sept hommes de l’équipage (dont était le coq, — un nègre) fouillaient dans les cabines de bâbord pour y prendre des armes, et ils furent bien vite tous munis de fusils et de poudre. Sans compter Auguste et le capitaine Barnard, il y avait en tout neuf hommes dans la chambre, — les plus insignes coquins de tout l’équipage. Les bandits montèrent alors sur le pont, emmenant mon ami avec eux, après lui avoir lié les mains derrière le dos. Ils allèrent droit au gaillard d’avant, qui était fermé, — deux des mutins se tenant à côté avec des haches, — deux autres auprès du grand panneau. Le second cria à haute voix :

— Entendez-vous, vous autres, en bas ? allons, haut sur le pont ! — un à un, entendez-vous bien ! — et qu’on ne bougonne pas !

Il s’écoula quelques minutes avant qu’un seul osât se montrer ; à la fin, un Anglais, qui s’était embarqué comme novice, grimpa en pleurant pitoyablement, et suppliant le second, de la manière la plus humble, de vouloir bien épargner sa vie. La seule réponse à sa prière fut un bon coup de hache sur le front. Le pauvre garçon roula sur le pont sans pousser un gémissement, et le coq noir l’enleva dans ses bras, comme il aurait fait d’un enfant, et le lança tranquillement à la mer. Après avoir entendu le coup et la chute du corps, les hommes d’en bas refusèrent absolument de se hasarder sur le pont ; promesses et menaces, tout fut inutile ; lorsque enfin quelqu’un proposa de les enfumer là dedans. Ce fut alors un élan général, et l’on put croire un instant que le brick allait être reconquis. À la fin, cependant, les mutins parvinrent à refermer solidement le gaillard d’avant, et six de leurs adversaires seulement purent se jeter sur le pont. Ces six, se trouvant en forces si inégales et complètement privés d’armes, se soumirent après une lutte très-courte. Le second leur donna de belles paroles, — sans aucun doute pour amener ceux d’en bas à se soumettre ; car ils pouvaient entendre sans peine tout ce qui se disait sur le pont. Le résultat prouva sa sagacité, aussi bien que sa scélératesse diabolique. Tous les hommes emprisonnés dans le gaillard d’avant manifestèrent alors l’intention de se soumettre ; et, montant un à un, ils furent garrottés et jetés sur le dos avec les six premiers, — en tout vingt-sept hommes d’équipage qui n’avaient pas pris part à la révolte.

Une épouvantable boucherie s’ensuivit. Les matelots garrottés furent traînés vers le passavant. Là le coq se tenait avec une hache, frappant chaque victime à la tête au moment où les autres bandits la lui poussaient par-dessus le bord. Vingt-deux périrent de cette manière, et Auguste se considérait lui-même comme perdu, se figurant à chaque instant que son tour allait venir. Mais il paraît que les misérables étaient ou trop fatigués ou peut-être un peu dégoûtés de leur sanglante besogne ; car les quatre derniers prisonniers, avec mon ami qui avait été jeté sur le pont comme les autres, furent épargnés pour le présent, pendant que le second envoyait en bas chercher du rhum, et toute la bande assassine commença une fête d’ivrognes qui dura jusqu’au coucher du soleil. Ils se mirent alors à se disputer relativement au sort des survivants, qui étaient couchés à quatre pas d’eux tout au plus, et qui ne pouvaient pas perdre un seul mot de la discussion. Sur quelques-uns des mutins la liqueur semblait avoir produit un effet adoucissant ; car quelques voix s’élevèrent pour relâcher complètement les prisonniers, à la condition qu’ils se joindraient à la révolte et qu’ils accepteraient leur part des profits. Cependant le coq nègre (qui, à tous égards, était un parfait démon, et qui semblait exercer autant d’influence, si ce n’est plus, que le second lui-même) ne voulait entendre aucune proposition de cette espèce et se levait à chaque instant pour aller reprendre son office de bourreau au passavant. Très-heureusement il était tellement affaibli par l’ivresse, qu’il put être aisément contenu par les moins sanguinaires de la bande, parmi lesquels était un maître-cordier, connu sous le nom de Dirk Peters. Cet homme était le fils d’une Indienne, de la tribu des Upsarokas, qui occupe les forteresses naturelles des Montagnes Noires, près de la source du Missouri. Son père était un marchand de pelleteries, je crois, ou au moins avait des relations quelconques avec les stations de commerce des Indiens sur la rivière Lewis. Quant à ce Peters, c’était un des hommes de l’aspect le plus féroce que j’aie jamais vus. Il était de petite taille et n’avait pas plus de quatre pieds huit pouces de haut, mais ses membres étaient coulés dans un moule herculéen. Ses mains surtout étaient si monstrueusement épaisses et larges qu’elles avaient à peine conservé une forme humaine. Ses bras, comme ses jambes, étaient arqués de la façon la plus singulière et ne semblaient doués d’aucune flexibilité. Sa tête était également difforme, d’une grosseur prodigieuse, avec une dentelure au sommet, comme chez beaucoup de nègres, et entièrement chauve. Pour déguiser ce dernier défaut, il portait habituellement une perruque faite avec la première fourrure venue, — quelquefois la peau d’un épagneul ou d’un ours gris d’Amérique. À l’époque dont je parle, il portait un lambeau d’une de ces peaux d’ours, et cela ajoutait passablement à la férocité naturelle de sa physionomie, qui avait gardé le type de l’Upsaroka. La bouche s’étendait presque d’une oreille à l’autre ; les lèvres étaient minces et semblaient, comme d’autres parties de sa personne, tout à fait dépourvues d’élasticité, de sorte que leur expression dominante n’était jamais altérée par l’influence d’une émotion quelconque. Cette expression habituelle se devinera, si l’on se figure des dents excessivement longues et proéminentes que les lèvres ne recouvraient jamais, même partiellement. En ne jetant sur l’homme qu’un coup d’œil négligent, on aurait pu le croire convulsé par le rire ; mais un meilleur examen faisait reconnaître en frissonnant que, si cette expression était le symptôme de la gaieté, cette gaieté ne pouvait être que celle d’un démon. Une foule d’anecdotes couraient sur cet être singulier parmi les marins de Nantucket. Toutes ces anecdotes tendaient à prouver sa force prodigieuse quand il était en proie à une excitation quelconque, et quelques-unes faisaient soupçonner que sa raison n’était pas parfaitement saine. Mais à bord du Grampus il était, à ce qu’il paraît, au moment de la révolte, considéré plutôt comme un objet de dérision qu’autrement. Si je me suis un peu étendu sur le compte de Dirk Peters, c’est parce que, malgré toute sa férocité apparente, il devint le principal instrument de salut d’Auguste, et que j’aurai de fréquentes occasions de parler de lui dans le cours de mon récit ; — récit qui, dans sa dernière partie, qu’il me soit permis de le dire, contiendra des incidents si complètement en dehors du registre de l’expérience humaine, et dépassant naturellement les bornes de la crédulité des hommes, que je ne le continue qu’avec le désespoir de jamais obtenir créance pour tout ce que j’ai à raconter, n’ayant pleine confiance que dans le temps et les progrès de la science pour vérifier quelques-unes de mes plus importantes et improbables assertions.

Après beaucoup d’indécision et deux ou trois querelles violentes, il fut enfin décidé que tous les prisonniers (à l’exception d’Auguste, que Peters s’obstina, d’une manière comique, à vouloir garder comme son secrétaire) seraient abandonnés à la dérive dans une des plus petites baleinières. Le second descendit dans la chambre pour voir si le capitaine Barnard vivait encore ; — car on se rappelle que, quand les révoltés étaient montés sur le pont, ils l’avaient laissé en bas. Ils reparurent bientôt tous les deux, le capitaine pâle comme la mort, mais un peu remis des effets de sa blessure. Il parla aux hommes d’une voix à peine intelligible, les supplia de ne pas l’abandonner à la dérive, mais de rentrer dans le devoir, leur promettant de les débarquer n’importe où ils voudraient, et de ne faire aucune démarche pour les livrer à la justice. Il aurait aussi bien fait de parlementer avec le vent. Deux des gredins l’empoignèrent par les bras et le jetèrent par-dessus le bord dans l’embarcation, qui avait été amenée pendant que le second descendait dans la chambre. Les quatre hommes qui étaient couchés sur le pont furent alors débarrassés de leurs liens et reçurent l’ordre de descendre, ce qu’ils firent sans essayer la moindre résistance, — Auguste restant toujours dans sa douloureuse position, bien qu’il s’agitât et implorât la pauvre consolation de faire à son père ses derniers adieux. Une poignée de biscuits et une cruche d’eau furent alors passées aux malheureux, — mais point de mât, point de voile, point d’avirons, point de boussole. Puis l’embarcation fut remorquée à l’arrière pour quelques minutes, pendant lesquelles les révoltés tinrent de nouveau conseil ; — enfin ils lâchèrent le canot à la dérive. Pendant ce temps, la nuit était venue, — on ne voyait ni lune ni étoiles, — et la mer devenait courte et mauvaise, bien qu’il n’y eût pas une forte brise. Le canot se trouva tout de suite hors de vue, et il ne fallut conserver que bien peu d’espoir pour les infortunés qu’il portait. Cet événement, toutefois, se passait au 35° 30′ de latitude nord et 61° 20′ de longitude ouest, conséquemment à une distance assez médiocre des Bermudes. Auguste s’efforça donc de se consoler en pensant que le canot réussirait peut-être à atteindre la terre, ou qu’il s’en rapprocherait suffisamment pour rencontrer quelqu’un des bâtiments de la côte.

On mit alors toutes voiles dehors, et le brick continua sa route vers le sud-ouest, — les mutins ayant en vue quelque expédition de piraterie ; il s’agissait, autant qu’Auguste avait pu comprendre, de surprendre et d’arrêter un navire qui devait faire route des Îles du Cap-Vert à Porto-Rico. On ne fit aucune attention à Auguste, qui fut délié et put aller librement partout en avant de l’échelle de la cabine. Dirk Peters le traita avec une certaine bonté, et dans une circonstance il le sauva de la brutalité du coq. Sa position était toujours des plus tristes et des plus difficiles, car les hommes étaient continuellement ivres, et il ne fallait pas faire grand fonds sur leur bonne humeur présente et leur insouciance relativement à lui. Cependant il me parla de son inquiétude à mon égard comme du résultat le plus douloureux de sa situation, et je n’avais vraiment aucune raison de douter de la sincérité de son amitié. Plus d’une fois il avait résolu de révéler aux mutins le secret de ma présence à bord ; mais il avait été retenu en partie par le souvenir des atrocités dont il avait été témoin, et en partie par l’espérance de pouvoir bientôt me porter secours. Pour y arriver, il était constamment aux aguets ; mais, en dépit de la plus opiniâtre vigilance, trois jours s’écoulèrent, depuis qu’on avait abandonné le canot à la dérive, avant qu’une bonne chance se présentât. Enfin, le soir du troisième jour, un fort grain arriva de l’est et tous les hommes furent occupés à serrer la toile. Grâce à la confusion qui s’ensuivit, il put descendre sans être vu et entrer dans sa chambre. Quels furent son chagrin et son effroi en découvrant qu’on en avait fait un lieu de dépôt pour des provisions et une partie du matériel de bord, et que plusieurs brasses de vieilles chaînes, qui étaient primitivement arrimées sous l’échelle de la chambre, en avaient été retirées pour faire place à une caisse, et se trouvaient maintenant juste sur la trappe ! Les retirer sans être découvert était chose impossible ; il était donc remonté sur le pont aussi vite qu’il avait pu. Comme il arrivait, le second le saisit à la gorge, lui demanda ce qu’il était allé faire dans la cabine, et il était au moment de le jeter par-dessus le mur de bâbord, quand Dirk Peters intervint, qui lui sauva encore une fois la vie. On lui mit alors les menottes (il y en avait plusieurs paires à bord), et on lui attacha étroitement les pieds. Puis on le porta dans la chambre de l’équipage et on le jeta dans un des cadres inférieurs tout contre la cloison étanche du gaillard d’avant, en lui affirmant qu’il ne remettrait les pieds sur le pont que quand le brick ne serait plus un brick. Telle fut l’expression du coq, qui le jeta dans le cadre ; — quel sens précis il attachait à cette phrase, il est impossible de le dire. Cependant l’aventure avait finalement tourné à mon avantage et à mon soulagement, comme on le verra tout à l’heure.