Avec le feu

Ajouter un fac-similé pour vérification, — comment faire ?
Ajouter un fac-similé pour vérification, — comment faire ?


Avec le feu
1900


I


C’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres.
CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-tombe.


Le 5 janvier 1894, les couloirs du Palais étaient mal fréquentés. On y croisait seulement des gardiens à tricorne, philosophes hermétiques, des magistrats boutonnés à la lèvre molle, des avoués à serviettes soufflées de procédures, des agents de police et des gens de loi, des sans-asile, des modistes égarées et quelques rhéteurs suffisants dont les pantalons à la crotte dépassaient la robe cléricale.

Près des bouches de chaleur, des faces louches s’effaçaient. Une tristesse monastique tombait des murailles de pierre blanche lourdes et froides comme l’idée de justice. À des étages, dans des prétoires peu solennels malgré l’appareil de rigueur, s’étalaient des histoires cocasses et navrantes, des chutes et des récidives. Une humanité de conseils de révision passait sous la toise légale. Dans cette Bourse de la morale la société tenait son livre et chicanait les débiteurs insolvables. L’incohérente exhibition des misères et des vices y alternait avec l’éloquence finaude et bredouillante. Assis à ces comptoirs, des hommes mûrs, chargés de corriger l’espèce, besognaient, grossoyaient, en toute indifférence, professionnellement, somnolaient, béaient, tournaient d’un doigt sec les feuillets des codes, ou, l’œil au cadran, pensaient à des affaires plus sérieuses — les leurs.

Les portes des chapelles correctionnelles battaient fréquemment : on y chuchotait des aveux, on y vociférait des appels à la pitié, on y potinait, on y rabâchait des principes, du droit et de la jurisprudence ; et cela se soldait en fin de compte par de bonnes amendes trébuchantes, des frais bien établis et des pénitences sans repentir. Cette maison sociale donnait l’idée d’un ancien temple où les idoles sont mortes de vieillesse, mais toujours affairé pourtant, avec son peuple bien remuant de desservants, ses rites, ses costumes, ses privilèges, son jargon, ses bancs et son chapitre, son ambitieuse fumée, ses oratoires.

La Justice en petite tenue ne chômait donc pas ce jour-là, bien que ce fût la veille des Rois ; cependant la grande nef des assises restait vacante. La cérémonie annoncée ayant été remise à une autre date, le gros des fidèles s’était dispersé vers d’autres attractions.

Le soir venait, morne et frileux sous ces voûtes d’histoire, tissant son deuil discret de toutes les espérances quotidiennes et des spleens fondus aux brouillards riverains.


Meyrargues, sensible à ces impressions d’année nouvelle, traversa d’assez méchante humeur la galerie de Harlay, descendit l’escalier de la place Dauphine. Un coupé luisant s’avançait au trot bien troussé de son cheval rouan et s’arrêta devant la grille ; une frimousse mousseuse se montra, la vitre baissée. Meyrargues reconnut la petite baronne de Toufou rencontrée la veille à l’exposition de Renoir. Il la salua profondément et goûta l’ingénuité de son sourire myope. Penchée à la portière, elle parlait au gardien de planton et, déçue, hésitait sur la direction à donner à son cocher : le procès Vaillant renvoyé, toute distraction lui semblait fade. Elle mordillait le bout de son gant comme une enfant boudeuse ; non point que le procès de ce vilain homme l’intéressât, mais elle eût voulu voir sa tête pour dire « je l’ai vu ». Élancée à mi-corps hors de la portière, en collet de chinchilla avec un amour de petit chapeau tortillé, violettes et fourrure cendrée, casquant sa blondeur de soie floche, elle jeta un « chez Faquin ! » et le coupé dans une courbe savante tourna vers le Pont-Neuf.

Meyrargues sentit lui aussi que rien ne devait plus l’intéresser ce jour-là. Il s’éloigna, les mains dans ses poches, le collet du pardessus relevé, longea le fossé du Palais. Sur le pont Saint-Michel, malgré le froid, il s’accouda au parapet et regarda les grands glaçons neigeux, venus de la Haute-Seine, des calcaires de la Côte-d’Or, des plateaux schisteux des Ardennes, des granits du Morvan, des amas jurassiques de l’Argonne, des craies de la Champagne et des terres grasses de l’Oise, qui s’aggloméraient et se désagrégeaient au cours de l’eau rapide et remuée de tourbillons.

Quelqu’un l’avait suivi qui, lui tapant sur l’épaule, lui dit d’un ton cordial :

— Bonjour, camarade !

— Tiens, mon Robert, je vous croyais à Londres.

— J’en arrive.

— Ce n’est peut-être pas le moment.

— Au contraire.

Et la bouche mince de Robert se pinça.

— Ah, très bien.

— Sait-on pourquoi le procès a été remis ?

— À cause de l’avocat qui n’avait pas eu le temps d’étudier le dossier.

— Une leçon aux magistrats, si j’entends bien ?

— Ils étaient trop pressés.

— Et alors ?

— Ajalbert a refusé de plaider : une façon à lui de défendre son client, en accusant la précipitation politique qu’on veut apporter en cette affaire.

— Pas bête.

— Avez-vous lu son roman En amour ?

— Je n’aime pas les romans.

— Excepté Germinal ?

— Oui, Germinal. Souvarine y dit des choses !

— Des citations de Bakounine.

— Zola a l’air de les entendre ; elles sont bien en situation. Et puis le cadre : ce pays minier, ce monde noir, ces brasiers comme des cratères, ces eaux souterraines, ces infiltrations menaçantes, et l’énergie du charbon dans les âmes donnantes ! enfin, dans un décor tragique, le poème de la grève avec sa catastrophe. Dites donc ! il y a un sale type qui nous observe de l’autre côté du pont, vous savez ?

— Mon inspecteur, un pauvre bougre, très enrhumé.

— Il ne vous gêne pas ?

— Non. Tenez, nous allons remonter le boulevard ; il tiendra ses distances ; il est stylé. La semaine dernière il s’excusa près de moi de sa surveillance : « On se trompe sur votre compte », m’a-t-il dit.

— Et vous lui avez parlé ?

— Pourquoi pas ? Je lui ai même offert un cigare.

— Vous n’êtes pas dégoûté.

— Mais voyons, Robert, c’est un pauvre homme. Et puis j’ai toujours pensé que la police secrète avait des opinions avancées ; c’est de tradition : voyez Fouché et sa légion ; aujourd’hui encore ils lisent tous L’Intransigeant et les journaux radicaux ; les « sergots », au contraire, professent au repos des opinions modérées.

— Je ne puis pas comprendre qu’il y ait des êtres assez vils pour faire ce métier-là.

— Enfin il y en a. Celui-ci n’a pas du tout conscience d’être un sale monsieur.

— Il moucharde par devoir ?

— Non, avec innocence. Il a des sentiments honnêtes. Le matin du premier de l’an il m’a demandé la permission de la journée pour faire ses visites et passer la soirée en famille : « Dites-moi seulement où vous irez déjeuner et à quelle heure vous rentrerez, m’a-t-il dit, afin que je puisse faire mon rapport. » J’ai trouvé cela très amusant. Ce jour-là, c’est moi qui me suis suivi.

Robert affecta de sourire, mais il n’approuvait pas Meyrargues de prendre ces choses-là sur un ton dédaigneux. Il l’estimait pour son scepticisme touchant les dogmes acceptés et les préjugés bourgeois ; il lui savait gré de n’être pas comme ceux de sa caste ; mais il n’arrivait pas à comprendre que la foi nouvelle lui manquât.

Ils remontèrent le boulevard Sébastopol qui s’allumait déjà dans la brume froide. Robert parlait avec animation et se plaisait à constater l’imprudence de la police qui, depuis quelques jours, provoquait les anarchistes par un système de perquisitions et d’arrestations arbitraires. Le matin du 1er janvier, par coquetterie d’étrennes, on avait raflé sept cents révolutionnaires ou suspects — et cela continuait.

— Vous verrez qu’il leur en cuira. Tant d’ouvriers arrachés à leur travail à la veille du terme, coffrés sans raison et qu’on sera bien obligé de relâcher dans quelque temps, seront-ils moins anarchistes en se retrouvant sur le pavé ?

— Au contraire : ils le deviendront.

— On parle d’un ancien journaliste, aujourd’hui secrétaire général à la police, qui aurait eu l’idée de cette persécution. Il doit cependant savoir que Vaillant était presque inconnu dans les groupes.

— Ainsi, vous non plus, vous ne le connaissiez pas ?

— Nous n’en avions jamais entendu parler.

— Singulière figure que ce Vaillant ! généreux, sanguin, sentimental, le révolutionnaire français… Ne croyez-vous pas que le besoin de faire parler de lui ait contribué à sa détermination ?

— Qu’importe ! Pouvez-vous penser que Vaillant n’est qu’un poseur ?

— Il a du moins une forte vanité d’auteur : il se dénonce. Pourquoi ? Il avait bien des chances de n’être pas découvert.

— Et pourquoi devait-il se cacher ?

— Mais, pour recommencer, par exemple… Robert goûta cette raison.

— Voyez encore le soin qu’il prend de se faire photographier…

— Comme un fiancé.

— Vous savez qu’il envoya des proses aux journaux et même des vers ?

— Oui, j’ai lu son « Rêve étoilé ».

— Un titre de valse allemande. Il s’inquiétait des astres, portait haut sa tête, et n’a pas su viser.

— Vous êtes cruel. Ainsi Vaillant, à votre sens, n’aurait agi que par gloriole ?

— Je n’ai pas dit cela : il voulait, je pense, se donner en spectacle à lui-même suivant l’idée qu’il avait conçue du devoir ; il cherchait une occasion d’être et d’étonner.

Le mot blessa Robert qui ne riposta pas.

— Ce que j’en dis n’est pas pour critiquer l’école du scandale. D’ailleurs je vous accorde que Vaillant est un sincère. Il porte sa croyance comme une torche et veut incendier le monde en manière de persuasion. Par malheur le feu ne prend pas. Nous sourions — que voulez-vous ?  — non tant de l’homme qui s’est trompé, en croyant résoudre la question sociale par la violence, que de la disproportion qui éclate entre ce qu’il a voulu et ce qu’il a fait.

— Votre ironie cache un sens exact, j’en conviens. Mais dans quelles dispositions d’esprit le révolté a-t-il frappé ? Là est la vraie question. Que pensait-il et que dira-t-il, le moment venu ? Une autre scène s’offre à lui ; l’attention publique l’y suivra : maintenant saura-t-il se défendre, saura-t-il donner au débat son ampleur ? Comment se postera-t-il devant la justice des douze contribuables qu’on lui accorde ?

— La question ainsi posée est sans doute fort intéressante. Voilà pourquoi j’étais venu au Palais. Je comptais sur Ajalbert pour me placer. À tout dire, j’ai bien peur que notre homme n’ait pas l’attitude logique d’un Ravachol. À cette heure, il se diminue, si j’en crois l’instruction, en déclarant qu’il ne voulait pas tuer. Jamais on ne le prendra pour un humanitaire.

— Et c’est peut-être le fond de son cœur.

— Allez donc faire entendre cela, mon bon, à des commerçants qui se croient honnêtes et qui ont accepté de juger un crime de lèse-majesté… Il reste une chance à Vaillant de n’être pas ridicule après son coup raté, c’est d’être condamné à mort.

— Impossible.

— Il n’est rien d’impossible à nos excellents jurés triés sur le volet bourgeois. Si votre Vaillant veut les dominer, ils auront vite fait de l’asseoir — ces gens-là sont énormes ! Mais s’il obtient ainsi que la lâcheté sociale et la sottise s’affichent avec éclat, cela vaudra mieux, croyez-moi, qu’une cafetière de poudre verte. Vaillant condamné à mort sans avoir tué ni blessé personne — car l’abbé Lemire n’a pas même été touché d’un vrai clou, à peine d’un furoncle — passerait d’emblée au rang de martyr ; et si, poussant trop loin le respect qu’il doit au Parlement, l’Exécutif décidait que cette farce finira en rouge sur la place de la Roquette, j’y verrais volontiers le premier point d’une série historique… Mais les choses n’ont pas cette logique. » En attendant Vaillant n’est pas condamné ; le justicier manqué n’est pas encore une victime — heu ! sa position est fausse… Le peuple ne s’intéressera vraiment à lui que du jour où les douze quincailliers du prétoire lui auront fourni une auréole authentique.

— Ils ne seront pas si simples.

— Mon cher, ils sont électeurs français, républicains et peureux : on leur fera croire aisément que Vaillant a touché à la République.

— Et votre ami Lecomte, le député, que pense-t-il de tout cela ? On dit qu’autrefois…

— Lecomte ? il a la frousse !

— Encore aujourd’hui ?

— Je crois bien ! Écoutez donc : quand Lecomte se présenta pour la première fois aux électeurs, Vaillant, bon travailleur et blanquiste, ignorant encore de toute cosmographie, faisait partie de son comité. À cette époque, notre révolutionnaire plaçait des cafés et, au cours de sa tournée, chez les débitants, il patronnait chaudement « ce brave Lecomte, qui saurait défendre l’ouvrier ». La chose était notoire ; on l’ébruite aujourd’hui ; une petite feuille de quartier, où le concurrent blackboulé a des intérêts, réclame la démission de Lecomte ; bref, notre député, qui n’a pas été touché par l’engin de Vaillant, pourrait l’être par un choc en retour et craint de sauter au renouvellement de son mandat.

— Très amusant.

Ils étaient à la porte Saint-Denis et stationnaient sur le refuge. Meyrargues héla un fiacre :

— Accompagnez-moi jusqu’à la Madeleine ?

— Impossible. J’ai une commission pour Chatel, un article de Merlino à lui remettre.

— Vous le trouverez au Coq d’Or.

— À bientôt.

— N’oubliez pas le chemin de l’avenue Trudaine ; j’y suis toujours pour vous. Quelques amis viendront ce soir. Serez-vous des nôtres ?

— Je ne vous promets rien.

— Quand vous voudrez.

Ils se séparèrent.

Robert suivit le boulevard en sifflotant un air de gigue entre ses dents. Les événements le chauffaient d’une fièvre, le pressaient d’un besoin d’agir et de prouver aux fonctionnaires policiers qu’il restait encore des hommes pour riposter à leurs attaques.



II


Le bonhomme est plaisant ! Il devait être poète.
CALDERÓN


Au Coq d’Or, Chatel venait de sortir. Où le trouver ? rue Gabrielle ou chez Constant ? Il serait peut-être tout simplement chez Meyrargues, dans la soirée. En tout cas Robert était certain de le rencontrer le lendemain avant midi au bureau de La Revue libertaire.

Il s’assit, commanda un bock et respira l’atmosphère de la taverne. C’était un bruit de voix, de dominos, de soucoupes et de trictracs ; des propos confus avec des niaiseries en relief ; des exclamations, des rires déboutonnés, la fumée des cigarettes et des pipes de six heures mêlée au montant des apéritifs : une acre grisaille.

Tous ces gens oubliant leurs rides et leurs maîtresses, c’est plutôt triste. Et le voilà qui mâche amèrement une pensée de Pascal.

Il ouvre La Libre Parole, y lit que les anarchistes sont subventionnés par Rothschild.

Dans son journal, Rochefort accuse la police de soutenir le Ministère en organisant des explosions. La bombe de Vaillant ne serait, suivant cette version, qu’un engin opportuniste.

L’esprit souffle quand il veut, pense Robert. Paul-Louis Courier avait dit plus nouvellement : « Nous aurons prochainement un complot, mais le travail n’est pas tout à fait terminé dans les bureaux. »

Au hasard des gazettes, il constate encore qu’on incrimine les encyclopédistes, Rousseau, la Révolution française, les matérialistes, Renan, les socialistes, les intellectuels, l’instruction laïque et Camille Flammarion.

Les buveurs d’absinthe et d’oubli, assoiffés d’un peu d’enthousiasme, lui donnent au repos un spectacle édifiant. Ils étaient las de leurs négoces et las d’eux-mêmes, ils se sont assis lourdement, ils ont bu à petites gorgées, ils se sont regardés, ils se sont souri dans les glaces, une bouffée de satisfaction a défripé leur front ; les voilà plus légers, prêts à repartir, à recommencer — la vie a du bon ; satisfaits, étourdis, ils espèrent ; trois gouttes de folie au fond d’un verre ont libéré ces forçats quotidiens.


Aux absinthes, Robert préférait l’amertume intérieure qui, des soirs, l’exaltait.

Il écarta les tablettes et s’absorba dans l’ennui bleu d’une cigarette. Il ne savait point s’intéresser aux règles d’une partie de piquet, et cette indifférence le mettait parfois en fâcheuse posture devant les événements.

Aucune ambition n’inspirait sa conduite, et cette sagesse de la cinquantaine paralysait ses débuts. Étudiant en pharmacie, mal résigné à la vie de potard, il avait lâché l’école à la mort de sa mère, morte en 1892 d’une maladie de cœur. Son père, qu’il n’avait pas connu, était tombé sous les balles versaillaises pendant la Semaine sanglante. Ce fait avait contribué sans doute à sa rancune révoltée, mais aussi à son émancipation, à sa poussée d’un jet hardi, car la tutelle d’un père, si vitale qu’elle soit, est souvent déformante.

À vingt ans, orphelin et libre : quel rêve et quel danger !

Les quelques milliers de francs qu’il avait hérités suffisaient à sa frugalité. — Il n’avait pas songé à les placer sur l’État, mais sur sa propre destinée ; et le placement eût été judicieux si seulement il avait voulu être quelque chose. Mais il ne se souciait que d’être meilleur.

Accointé par Meyrargues à des coteries littéraires, il utilisait ses connaissances linguistiques et la fraîcheur de son esprit critique au service des idées nouvelles, et contribuait pour sa bonne part au mouvement international qui s’annonçait dans les jeunes revues françaises.

À vingt-trois ans, mince, presque imberbe, il avait des gaucheries et des pudeurs, redoutait les faciles conquêtes et les amitiés banales ; sensible à l’excès, goûtant toutes les nuances des mots, né aux aventures et aux complications des âmes sentimentales, il avait éduqué sa nature et l’empêchait de se répandre : un être intéressant, tout en force intérieure.

À l’ordinaire, il se masquait de parades froides, et soudain s’emballait, cédait à la fougue de son sang. Cependant il détestait les cris, les excès et la noce, la buverie de Montmartre, la sauvagerie du quartier, le débraillé démagogique.

Son cerveau lucide répugnait aux ivresses lourdes, mais un mysticisme généreux pouvait obscurcir ses vues. Il aimait la vie et ne savait pas s’en faire une raison pratique ; il croyait à la volonté et ne savait pas vouloir le possible, le tout proche ; il détestait le monde médiocre d’une haine d’ange et n’avait aucun goût pour le bonheur. En somme, un être charmant et dangereux, brûlé d’une phtisie morale, corrompu par trop d’ardeur et de chasteté, manquant des vices nécessaires.

Sa cigarette lui grillait les ongles, il la jeta d’une chiquenaude et s’amusa de la voir fumer encore, trop sèche, s’éteignant comme une mèche. D’un regard lent, noyé, un peu félin, d’une respiration courte, il s’imprégnait de l’air du café. Cependant les consommateurs, fronts épais et nuques congestionnées, continuaient à patauger dans leur vacarme sous l’œil doux et voilé de ce petit homme effacé. Et lui se disait qu’il pourrait faire cesser ce bruit ; il se sentait étranger à eux ; il leur découvrait des tares et des laideurs incurables, comme ce solitaire des écritures orientales qui s’aperçut au sortir d’une méditation hautaine que tous les hommes qu’il rencontrait avaient des têtes d’animaux. Ces boursicotiers, manilleurs, placiers, bookmakers lui barraient l’horizon ; les boissons frelatées, les mangeailles et les filles de beuglant suffisaient à leurs appétits ; ils étaient l’obstacle. Au-dessous le peuple misérable, au-dessus les patrons insolents, triomphateurs, mais logiques ; et tout choc impossible, tout contact, toute électricité révolutionnaire empêchée par la masse moyenne amortissante. Ceux-là n’étaient pas le peuple, la sainte misère humaine, ils étaient le peuple souverain, la démocratie ; indifférents à toute idée, à tout sentiment chaste ; seules les criailleries politiques, les ribotes du patriotisme et les « bêtises » pouvaient les émoustiller.

Un pli de braverie tordait la lèvre de cet adolescent au cœur de qui la pervenche bleue s’était fanée ; dans une rage d’amant trahi, ami du peuple il détestait les foules. — Oui, Vaillant s’était trompé en apeurant les députés ; c’était la petite bourgeoisie d’en bas, laide, épaisse, amorphe, celle qui remplit les cafés de ses ventres, qu’il fallait frapper.

Ainsi son âme vertueuse de terroriste commentait d’une fantaisie démente la fumée d’une cigarette trop sèche, et calculait l’effet moral de la foudre.

Un petit vieillard glabre et poupin vint s’asseoir à sa table, l’œil perspicace, la face remuée d’un léger tic, le front solide et bien sculpté. Robert le regarda froidement, en pensant : « Devine-moi ; le danger social palpite sous le voile de mes yeux ; mais qu’en sais-tu, vieillard au sourire aigu ? »

Et il s’approfondissait dans la conscience de son rôle de héros masqué, tranquille, ignoré parmi la troupe ennemie ; il se possédait dans un sentiment de haute lutte et de prudence. — Le grand lys funèbre, qui s’était levé au jardin de ses volontés, fleurissait solitaire, astral.

— Vous permettez ? dit le vieillard après avoir mouillé son absinthe.

Et il avança vers les journaux repliés une main noueuse et longue.

Robert complaisant lui passa les feuilles.

Le vieillard se mit à lire, mais il ne pouvait fixer son attention ; il allait de la première page à la troisième, quittait les faits-divers pour les annonces et semblait s’intéresser surtout à la mise en page.

— Ce sacré… et il grommela un nom de poète bucolique — quel cochon !

Il lampa son apéritif et son regard rencontrant celui de Robert il se vit obligé à quelques mots :

— Je vous demande bien pardon, monsieur, mais vous ne me ferez jamais admettre que des gens de talent s’abaissent à écrire des saloperies pareilles.

— Il faut bien vivre, remarqua Robert.

— Vous venez de dire le mot, mais… ce n’est pas nécessaire. Robert feignit une violente surprise :

— Vous dites qu’il n’est pas nécessaire de vivre ?

Ils s’observaient, prêts l’un et l’autre à éluder la conversation par quelque sottise bien assénée. Le vieillard se risqua débonnaire, fin, petit rentier :

— Monsieur, je pourrais être votre père… mais vous êtes sans doute plus pratique que moi. Les vieux, vous avez dû le remarquer, sont souvent de vieilles bêtes.

Robert esquissa un geste dubitatif.

— Ne dites pas non. Mon empressement à rechercher dans ce journal la rubrique littéraire a dû vous inspirer la plus fâcheuse opinion de moi. M’auriez-vous pris pour un sous-chef de bureau ?

Robert protesta, et le vieillard convint de bonne grâce que sa redingote n’autorisait pas la supposition.

— Si vous me connaissiez, vous vous demanderiez pourquoi je suis ici, sept heures sonnées, le soir du 5 janvier, à la brasserie du Coq d’Or.

Robert prévit des confessions et, par instinct de défense, demanda l’heure au cadran de la brasserie.

— Non, monsieur, je ne vous raconterai pas mon histoire, et ne vous mettez point en peine de l’imaginer : je suis venu ici tout simplement pour y prendre l’apéritif. Qu’est-ce que vous prenez ?

Robert s’excusa de n’accepter rien.

— Vous ne buvez pas encore, monsieur, c’est fort bien, mais vous boirez, à moins que… enfin, très probablement. N’allez pas en conclure… non ! j’ai ce soir besoin de parler parce que voilà huit jours que je n’ai mis le pied dehors, à cause des fêtes — vous comprenez ?

— Je comprends cela.

— Monsieur, je suis musicien. Robert s’était résigné.

— J’ai écrit un opéra en cinq actes, et le livret bien entendu.

— Qui s’appelle ?

— Qu’importe ! Mélusine, si vous y tenez. Cet ouvrage-là ne sera jamais représenté.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne veux pas qu’on se foute de moi. Robert ne put s’empêcher de sourire.

— On a conspué Wagner, bafoué Berlioz, continua le vieillard, on ne se moquera pas de moi. Et puis… je ne serai pas si charitable qu’eux.

Robert regarda son interlocuteur. Celui-ci se justifia.

— Ils sont une douzaine à Paris qui savent que je suis quelqu’un : ça me suffit. Quand je tiens mon vieil orgue à Saint-Pierre de Montmartre…

— Ah ! vous êtes le père… pardon !… monsieur Vignon.

— Oui. Je n’ai pas besoin de me faire un nom. On me connaît. Les dimanches on vient m’écouter. Ils grimpent là-haut ; je leur coupe les jambes. Ils y sont venus tous, les Widor, Fauré, Saint-Saëns, Godard, Charpentier, Alexandre Georges, la coterie du Conservatoire, l’École française et la petite bande de César Franck. On m’apprécie ; je vivote sans ennemis, sans déboires. On croit que je laisserai une œuvre ; je ne laisserai rien. Les acclamations posthumes ne me tentent pas ; je ne veux pas être dupe et rendre en béatitudes à un public gobeur ou féroce les amertumes qu’il m’aurait versées. J’ai vu tant de faux jugements, tant de fausses gloires, qu’il ne me plaît pas de passer au concours. Je ne suis pas joueur.

— Je ne vous connais pas assez pour affirmer que vous êtes un criminel, dit Robert plaisamment ; mais, possédant quelque génie, auriez-vous le droit d’en frustrer l’espèce ?

— Oh, si j’avais du génie, ces braves gens s’en passeraient bien ; la moindre vulgarité ferait mieux leur affaire. D’ailleurs c’est le droit au suicide que vous mettez en question, et je pense qu’on a toujours le droit de se taire ou de mourir.

— Cependant vous reconnaissez qu’il y a dans cette manière d’être une espèce d’attentat aux droits de la collectivité.

— Vous me flattez, dit en souriant M. Vignon. Et plus tristement il ajouta :

— On peut dire cependant que je suis un vieux brigand, parce que j’ai aussi des devoirs, mais pas envers la collectivité, comme vous dites, et pas même envers l’élite… enfin je n’ai pas l’intention de vous entretenir de mes histoires… Nous parlions de la chose publique — n’est-ce pas ?  — mais c’était à propos de ces journaux.

— Malgré leurs vedettes ils ne vous plaisent guère, dit Robert conciliant.

— Ils sont là quelques écrivains qui pourraient faire des livres — un livre, qui sait ?  —, je ne le leur demande pas ; ils ont bien le droit de se taire ; mais du moment qu’ils parlent, ils pourraient nous donner une belle image de leur âme, ou bien leur propre vision du monde. Au lieu de cela, voyez le métier qu’ils ont accepté : ils couvrent de leur pavillon toutes les marchandises, tous les tripotages. On se les paye ; on les accroche en façade de même qu’on affiche des titres et des décorations dans le conseil d’administration des sociétés véreuses. On a corrompu des députés avec l’argent du Panama, mais les littérateurs ont touché le même argent. Arton n’a pas tutoyé que des parlementaires.

— Mais c’est le procès de la presse que vous faites là ?

— Point ; celui des écrivains qui ont abaissé leur art sous prétexte de relever le journalisme. Il y a là un compromis inacceptable, une promiscuité fâcheuse à tout le moins : en première page, les « littéraires », en quatrième les « complaisantes » ; d’un journal on a fait une boutique de gantière.

Robert ne sourcilla pas. Le couplet du musicien consonait à son lyrisme intérieur en touches bien accordées.

— Monsieur, dit-il, permettez-moi de vous adresser encore une question : Avez-vous une idée nouvelle touchant les anarchistes et la propagande par le fait ?

— Il n’y a rien à faire. Les anarchistes sont des enfants qui jouent avec les allumettes… J’aime mieux Timon d’Athènes La sympathie de Robert s’atténua d’une restriction.

— Monsieur Vignon, dit-il du ton le plus dégagé, je suis bien aise de vous avoir rencontré et vais immédiatement me brouiller avec vous par une indiscrétion impardonnable : Je voudrais entendre votre opéra.

Le vieux musicien se recula brusquement et faillit renverser la table ; ses yeux papillotèrent.

— Ah, mon garçon, vous êtes un hardi gaillard, un effronté coquin ; vous me prenez aux cheveux, me brisez mon violon sur la tête, me relevez d’une bourrade et me demandez : Comment ça va ? Eh bien, touchez-la !…

Et il lui secoua la main avec vigueur.

— Mais est-ce que je sais qui vous êtes… Il jubilait.

— Un étudiant et un révolté : Robert… On m’appelle Robert.

— … ce que vous voulez, ce que vous valez ? Vous m’offrez une paire d’oreilles, ai-je le droit de les tirer, gamin ? Bon ! ne dites rien. Vous êtes pour moi l’inconnu, la jeunesse, un autre et un hôte. Permettez !…

Il régla les consommations.

— Vous me passez la main sur la barbe, c’est-à-dire… enfin vous m’appelez Jésus-Christ. Présent ! Êtes-vous content ?… Tiens, tiens, vous rencontrez un vieil original visiblement exalté par la solitude, vous êtes de sang-froid et vous abusez de la situation pour le blaguer, oh ! gentiment ! Eh bien, vous mériteriez que je ne fusse qu’un ménétrier. Et j’en aurais le droit, entendez-vous !… Soit, vous entendrez cet opéra, c’est-à-dire que vous en entendrez quelques pages. Dites-moi du moins que vous n’êtes pas un professionnel, chanteur, instrumentiste, que vous n’avez pas une passion exclusive pour les concerts de la garde républicaine, que vous ne fredonnez pas la scie en vogue… Pardon ! ne me dites rien.

Robert le rassura.

— Il me suffit, continua M. Vignon, que vous soyez neutre, que votre esprit ne soit pas gâté par des cadences trop connues et des ritournelles. Vous entendrez donc ma musique, et, si vous n’y comprenez rien, ce sera votre punition et ma vengeance. Maintenant vous m’appartenez. Ma femme et ma fille m’attendent à la maison ; je veux dire qu’elles attendent le dîner. Bon ! je leur amène un convive.

— Et que diront-elles ?

— Elles y sont habituées : Mme Vignon sera très digne.

— Mais rien ne presse… un autre soir. Le musicien se leva vexé.

— Vous ne me ferez pas cette injure. Ce soir ou jamais, entendez-vous. Partons ! Ils sortirent.

Des gens passaient, mimes en deuil, se silhouettant dans la brume rouge des lampadaires, au reflet des vitrines illustrant le soir neigeux ; des filles parfumées, à la chair mate, au chignon d’or tordu, au masque de céruse blessé de lèvres rouges et voraces, les croisaient, sans un regard vers eux, et montaient l’escalier des restaurants.

Ils s’engagèrent sur la pente de Montmartre.

La chevauchée des fiacres se perdait ; la ville se résignait ; une odeur de cave suintait des murailles. Ils marchaient sans se hâter, Robert, redoutant une désillusion, enveloppé dans sa cape frileuse, les nerfs roidis sous la piqûre du grésil, M. Vignon, le manteau battant, intrépide, chauffé d’une flamme intérieure, parlant haut, avec le sentiment d’être en bonne fortune.

Que de fois, par maintes coquetteries, n’avait-il pas convié ainsi des pauvres, des inconnus ! Il les avait assis à son foyer, et, devant leurs yeux clignants, leur cerveau trouble, il avait dressé les fresques héroïques de sa musique pour leur communiquer un frisson d’enthousiasme, les enlever de terre, les ravir dans un coup d’aile ; mais leur chair lourde n’avait pas tressailli, leur cœur ne s’était pas épanoui : tristes rencontres !

Serait-ce qu’il n’avait pas le don, l’étincelle cornmunicative ?

Oh ! doute !

Ce n’était pas assez que son inspiration fût saluée des initiés ; il rêvait, lui aussi, d’un art magique et total, d’une langue universelle exprimant l’éternité du sentiment et son mystère. Il avait peur de la foule, mais ce n’était qu’une pudeur ; il redoutait surtout l’épreuve, le contact brutal, craignait un échec qui lui aurait enlevé la foi en soi-même ; et c’était une appréhension touchante et religieuse, une pureté un peu ridicule. À soixante ans, il expérimentait encore le pouvoir émotionnant de sa pensée ; il raccrochait des auditeurs de hasard avec une volupté inquiète.

Cependant il cherchait à se persuader que cette fois la provocation n’était pas venue de lui.

Après une station chez le rôtisseur, ils traversèrent le boulevard Rochechouart et s’arrêtèrent devant une maison haute et sombre. La porte étroite ouvrait sur un corridor qui sentait le plomb ; un salpêtre d’écurie fleurissait aux murs. En montant les premières marches de l’escalier tournant, ils dérangèrent deux femmes aux hanches épaisses qui revenaient du lavoir et portaient de gros paquets de linge bleu.

M. Vignon s’excusa et les salua. Quand ils furent au premier étage, Robert entendit les commères qui disaient : C’est le vieux fou !




III


J’ai assez de feux d’artifice dans ma propre maison.
SCHILLER


— Nous sommes en retard, dit M. Vignon en entrant.

— Laure, débarrasse monsieur de son chapeau et de son manteau.

— Vous n’avez pas dîné, j’espère ?…

— Parbleu non ! Et nous sommes pressés. J’ai promis à M. Robert de lui faire entendre un fragment de Mélusine.

— La scène de la « surprise »…

— Mais il faut que nous mangions une bouchée. Nous avons apporté le nécessaire : tiens, Laure, prend cela. Laure Vignon prit le paquet et embrassa son père.

— Papa vient encore du café.

— Rapporteuse !…

— C’est bon, mademoiselle, intervint Mme Vignon.

Laure s’éloigna en riant.

M. Vignon présenta Robert à sa femme habituée à de telles réceptions et toujours accueillante. Elle s’excusait : « Notre intérieur est pauvre », mais faisait quand même les honneurs de sa pauvreté. C’était son luxe, son bonheur de maîtresse de maison, de partager le pain du foyer avec tous les bohèmes que le caprice de son mari racolait. Ils avaient parfois de l’esprit et des élégances morales. D’ailleurs la famille Vignon se sentait moins nécessiteuse d’être hospitalière.

— Voilà mon trou, dit M. Vignon.

— Nous avons trois pièces, rectifia Mme Vignon.

— Je tiens à cet appartement.

— La maison n’a point d’agréments.

— Mais nous y avons des souvenirs.

— Ne pourrait-on pas déménager aussi les souvenirs, dit Laure en entrant au salon.

— Mais les habitudes, les coins familiers, même les petites gênes, les angles qu’on ne sent plus, n’est-ce rien ? Vous comprenez cela, dit M. Vignon à Robert qui hocha la tête.

Mme Vignon regarda sa fille qui souriait, grande et blonde, dans une jolie lumière, sous la lampe à colonne qu’elle coiffait d’un abat-jour Liberty architecture en toit de pagode.

— Toi, tu ne tiens à rien. Je souffrirais d’un autre appartement comme d’une paire de souliers neufs.

— J’aime mieux souffrir et avoir des souliers neufs. M. Vignon s’allongea dans son vieux fauteuil de reps, les mains aux accoudoirs, les yeux au plafond.

— Tu ne diras plus ça quand tu auras les pieds fatigués.

— Pensez donc, monsieur, voilà cinquante ans que la famille de mon mari vint s’installer ici.

— En 1836 exactement, quand mon père entra dans les violons de la chapelle du Roi.

— Depuis ce temps le papier n’a été changé que deux fois, et à nos frais.

— Oui, nous sommes ce qu’on appelle des locataires modèles. Ma femme dit qu’après cinquante ans nous devrions avoir un droit de propriété.

— C’est une théorie qu’on applique en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, grâce aux banques populaires : certains immeubles construits pour les ouvriers leur appartiennent après un temps donné.

— N’est-ce pas ? Il me semble…

— Mais tu sais bien, maman, que nous avons déjà acheté le petit piano d’étude de cette façon, à tempérament ; il nous coûta plus cher qu’autrement… voilà tout.

— À cette différence, n’est-ce pas, mademoiselle, qu’on peut se passer de piano, tandis qu’il faut se loger ?

— Il faut tout aussi bien que je donne mes leçons.

Robert admira qu’une jeune fille eût pu dire cela bravement, sans minauderies. Il remarqua en outre qu’elle avait de beaux yeux clairs où loger gratuitement des infinis. Il apprécia son air de franchise assez hautain et son allure personnelle. Elle ne semblait pas gênée. Et il se dit : « Celle-ci ne joue pas au petit sphinx ; à l’attirance. »

Cependant Mme Vignon se lamentait encore et trouvait le moyen d’indiquer le prix de son loyer de la façon la plus fastueuse.

— Nous avons déjà payé à des propriétaires successifs plus de trente mille francs pour cette logette ; ce qui n’empêchera pas le terme de tomber dans dix jours.

— Évidemment, dit M. Vignon en se frottant les tempes. Et ta soupe, fillette ?

— Je sers, vous pouvez passer à table.

M. Vignon se leva et prit la lampe. Il semblait soucieux ; son regard s’arrêta avec complaisance sur un portrait d’homme placé au-dessus du piano, un portrait au crayon encadré d’une baguette de chêne.

— Venez voir, dit-il à Robert, et il leva la lampe à bout de bras pour éclairer le dessin d’une lumière tombante. Connaissez-vous cette tête-là ?

— Pas du tout.

— Regardez : ce front en coupole, ce nez de corsaire, la lèvre sarcastique, l’œil aigu, le menton saillant… un dominateur, hein ? Qu’est-ce que vous en dites ?… pas du dessin… bien entendu, il ne vaut pas quatre sous. Encore un souvenir pourtant, et j’y tiens. Non, vous ne le voyez pas comme moi.

Il fit de l’ombre avec sa main.

— Une figure audacieuse et tenace… le costume et la coiffure sont de la période romantique.

— De 1840. C’est mon père qui fit ce dessin, en s’appliquant. Il fut ressemblant.

— Le portrait d’un de vos parents ?

— Le portrait d’un enchanteur, d’un nécromant. Comment ne le reconnaissez-vous pas ? Il parle.

Robert regarda le vieil organiste et sa femme, celle-ci debout, les mains tombantes et jointes sur sa robe noire, les joues tirées, les traits encore fins, levant les yeux vers l’image, douce et admirante comme une sainte femme de calvaire ; il vit leur ferveur, le tremblement de leurs lèvres et comprit.

— Richard Wagner, murmura-t-il.

— Oui.

Laure les appelait de nouveau ; ils passèrent dans la salle à manger.


La table était dressée devant un feu de bois aux bûches pelucheuses. Mme Vignon expliqua que la cheminée tirait mal, fumait un peu ; cependant M. Vignon ne voulait point de poêle et n’admettait le papillon de gaz que dans son cabinet.

Une grande horloge à coffre et à balancier marquait le calme des heures. Peu de meubles, un plancher nu ; mais la nappe était blanche et Laure en corsage clair servait la soupe. Un sentiment joyeux emplissait la petite pièce ; une intimité montait des assiettes pleines.

Le repas fut léger, un prétexte à s’asseoir ensemble et à communier des mêmes paroles et du même pain, sans constater le fait. Mme Vignon avait certaines façons du monde, des tours confidentiels et précieux. Laure point embarrassée, amusante et chez soi, cherchait à aiguiller Robert sur quelque pente de discussion ; mais celui-ci parlait peu et s’abandonnait au charme de cette soirée inattendue.

Une cordialité prenante émanait de ces braves gens qui s’aimaient et savaient être aimables ; à leur table, Robert ne se sentait point étranger ; et c’était pour lui, si réfractaire aux sympathies soudaines, un sentiment neuf et délicieux, un repos — quand donc avait-il connu cela ?  —, un rappel d’enfance, la chaleur retrouvée du giron maternel. Et voilà qu’il pensait à cette fois lointaine où, petit enfant malade, le front posé sur la gorge de sa mère, il eut la première sensation d’une chair tiède, aimante et douce à sa fièvre.

Depuis longtemps son cœur crispé ne s’était pas attendri aux impressions familiales. Les bonheurs domestiques ne l’avaient pas englué ; souvent, il avait critiqué caustiquement la vie de foyer et cette torpeur qui prend les hommes de trente ans, les mène à se fixer, à faire souche, à vivre pour d’autres en tuant leurs plus beaux instincts. Il n’avait jamais admis la rencontre possible sur sa route d’un être inconnu et parent, qui s’imposerait à lui mystérieusement par la tyrannie de la faiblesse ; il y pensait moins que jamais depuis que d’autres idées le passionnaient. Cependant il jouissait de cet intérieur honnête sans banalité, où tout à coup il était entré comme de plain-pied au sortir de la rue, convive occasionnel appelé des ténèbres froides par un caprice amusant et royal. Il lui semblait qu’il avait laissé toute sa morgue et son éloignement du monde avec son manteau aux mains pures de la jeune fille. Il regardait Laure avec complaisance, sans désir, sans amour, apaisé ; et ce n’était qu’un reflet, celui des flammeroles dansantes de la cheminée qui tirait mal.

M. Vignon parla beaucoup de Wagner, sans pédantisme, comme d’un qu’on a connu, et rappela que dans les années quarante, le musicien de Rienzi s’était lié d’amitié avec son père, Claude Vignon :

— Il venait souvent à la maison, il y passait des heures, partageait notre vie, nous élevait à la sienne ; je le vois encore accoudé à la fenêtre, les soirs d’été, le front dans sa main, écoutant la rumeur de Paris. Mon père lui avait procuré des orchestrations pour un petit théâtre… Et nous avons aussi copié de la musique.

— Comme Jean-Jacques.

— Quand Wagner revint à Paris, quelque vingt ans après, j’assistai à ses répétitions. J’étais marié depuis peu. Un soir, il monta chez nous… Vous vous en souvenez, Jeanne-Marie ?

— Oui, mon ami. Il nous dit qu’il venait d’ajouter une scène à son opéra et nous la joua.

— La « bacchanale ». Comme il était sûr de lui-même ce soir-là ! Un enthousiasme divin l’exaltait. Nous avons causé longtemps, là, devant le feu ; parfois il se levait, marchait de long en large…

— De ma chambre, à côté, j’entendais vos voix.

— Il croyait à l’efficacité de la musique. Robert posait des questions, disait les objections de Nietzsche ; la conversation prenait un tour critique ; Laure intervint :

— Ne touchez pas à Wagner… ici Wagner est adoré — pas par moi… Je l’aime ; mais qu’il est étouffant !

— Lui seul est dieu…

— J’ai les miens que je sers : Beethoven et papa.

— Gamine ! est-ce qu’on dit de ces choses ?

— Si c’est mon goût ? ajouta-t-elle avec une coquetterie filiale.

— Mais, Laure, comment peux-tu comparer ?

— Je ne compare pas, maman, je préfère. Et à Robert :

— Il faut vous dire que Wagner est pour moi le musicien des choses, un musicien sensuel ; vous voyez que je ne le rabaisse pas, au contraire ; mais je le trouve trop vaste, trop hindou, trop panthéiste, pardon ! enfin vous comprenez, il m’essouffle.

— J’avoue que sa puissance absorbante m’inquiète, dit Robert. Et il s’expliqua :

— Les concerts du dimanche chez Lamoureux ne dégagent-ils pas une quiétude vraiment trop facile ?

— Oui, dit M. Vignon, on y va comme au sermon.

— On en sort apaisé, édifié. Laure plaisanta :

— La musique sur la montagne.

Elle atténua le mot d’un sourire et vite ajouta :

— Et je disais Beethoven, parce que la musique de Beethoven ne me disperse pas ; elle me fortifie en moi-même ; c’est de la musique en profondeur.

— Le sanglot ?

— Non, la douleur muette.

— Quel pathos, mon enfant !

— Et Bach, qu’est-ce que tu en fais ?

— Oui, Bach, mademoiselle — c’était Mme Vignon qui parlait —, vous n’allez pas conspuer Bach, j’imagine ?

— Conspuer ? Maman, vous avez des mots…

— Mais c’est toi qui me les apprends, mon enfant.

— Bach, notre Saint-Père le Bach…

— Oh, les Lettres de l’ouvreuse ! soupira M. Vignon.

— Je l’admire.

Et elle fredonna les premières notes d’un divertissement fugué.

— C’est l’Architecte.

— Je comprends mal, risqua Robert à sa voisine… sans doute parce que je ne suis pas de la maçonnerie.

— Cependant Wagner…

— Maman, je ne veux pas vous faire de la peine, mais, tenez, votre Wagner… Eh bien, c’est un viveur.

Mme Vignon en appela à son mari qui riait franchement.

— Comment ? vous laissez dire ?

— Eh, eh ! Jeanne-Marie, il y a du vrai dans cette boutade.

— Bien, papa, défendez votre fille.

— Tu sais te défendre seule et attaquer aussi. Mais je crois que Richard Wagner n’eût pas été fâché du mot. Je me le rappelle, le soir qu’il vint ici, comme je disais : il avait alors quarante-sept ans et me parlait de cet âge où après les hésitations, les amertumes de l’adolescence et les rêves, on découvre la vie, le plaisir, l’ambition, où l’on trouve satisfaction aux spectacles du monde.

— Il disait cela ?

— J’en étais certaine.

— Cependant il avait été un révolutionnaire ardent, contempteur de l’ordre social, ami de Bakounine.

— Wagner était un homme complet.

— Il avait l’âme collective des auteurs dramatiques.

— J’entends qu’il ne s’embarrassait pas des contradictions, et que, s’il rêva de bouleverser le monde…

— C’était pour se créer un public.

— Parfaitement. Cette révolution, il l’a faite.

— Et le monde est resté le même.

— Pourquoi diable ! voulez-vous que le monde change ?

— D’ailleurs, il y a la mode, ajouta Laure.

Robert n’essaya pas de riposter. Il était évident pour lui que la famille Vignon tenait à n’avoir sur la société que des aperçus de fenêtre et ne se préoccupait en aucune façon de l’évolution générale.

Ils avaient su s’isoler dans la mêlée ; loin de la foule ils s’étaient créé un petit monde de rêves et d’affections aux perspectives lointaines. Cette attitude à part dégageait une beauté philosophique qui n’échappait pas à Robert, un bon sens malicieux aussi.

Le vieil organiste n’était peut-être pas un musicien de génie — Robert se posait la question — mais à coup sûr un égoïste supérieur ; grâce à sa méthode, il pouvait en toute paix intérieure bénéficier de l’adoration de sa femme et de sa fille et de la curiosité qui s’attachait à son nom, exister noblement pour lui-même et pour elles, et négliger le tic-tac de l’horloge en travaillant à une œuvre que jamais la foule n’aurait à juger. Par ainsi, nul mécompte n’était à redouter. Cet homme était vraiment arrivé, il ne pouvait pas déchoir, il était libre.

Et Robert ne pouvait s’empêcher de l’envier.

Alors, par un retour sur soi-même, il souffrit de sa propre agitation, si vaine ; il douta de l’utilité de son héroïsme.

Pourquoi se sacrifier, fût-ce à une idée ?

Une pensée de faillite l’angoissa en suivant au salon le vieillard alerte pendant que Laure et sa mère levaient la table du dîner.

Il n’accorda après cela qu’une attention distraite aux coquetteries de M. Vignon allumant les appliques du piano, ouvrant des placards profonds, pleins de reliures sombres, feuilletant sur la console des manuscrits lourds comme des missels ; encore moins écouta-t-il les réflexions sur la musique où l’artiste se complaisait au lieu d’éveiller l’âme de la fée. Résigné à subir l’épreuve de la partition, il pensait à la fille du musicien ; il se disait que le vieil original était bien capable de sacrifier cette existence à ses idées, ruminait que plus ou moins les pères sont toujours saturniens :

Laure était l’innocente immolée à l’art despotique ; on lui laissait ignorer la vie, ses repos, ses pelouses.

Il sentait bien toute l’absurdité de la réaction qui le poussait, humilié dans sa foi, à chercher quand même et partout une victime à venger, mais ne voulait point s’avouer que ce fût là une faiblesse. Il plaignait Laure pour ne pas avoir à s’interroger lui-même, et s’attendrissait bêtement comme au spectacle d’une prise de voile.

Pendant cette mauvaise digestion sentimentale, M. Vignon furetait, bavardait :

— Richard Wagner, voyez-vous, s’est moins enquis de l’art que de l’art dramatique.

— Chantera-t-elle Mélusine ? pensait Robert, et la mère chantera-t-elle aussi ? et lui-même ? Oh, ce sera très allemand, tout à fait maître de chapelle.

— Vous aimez le théâtre ?

— Médiocrement.

— Pourquoi ?

— Au théâtre, je suis mal à l’aise, l’atmosphère m’y est déplaisante, j’y ai l’impression du vide ou de l’étouffement.

— C’est cela : des personnages discourent et s’enfièvrent, cependant vous n’êtes pas ému. C’est que la parole est insuffisante ; et quant à la gesticulation passionnée, si ridicule déjà dans la vie, passons ! Il importe donc que le fond d’un caractère nous retienne par une sorte de sympathie et nous entraîne par son rythme : c’est le rôle de la musique.

— Vous êtes musicien, monsieur Vignon.

Le vieillard exhibait ses manuscrits : trois symphonies, des quatuors, deux messes, un oratorio, Le Calvaire, et la partition compacte de Mélusine, aux arabesques d’instruments sur un format long à l’italienne. Il les faisait valoir, tel un bizarre et sautillant marchand juif vantant ses orfèvreries. Robert devait soupeser les cahiers massifs, constater les dessins d’orchestre, apprécier le caractère des mouvements et des groupes d’accords chiffrés d’encres différentes ; des thèmes étaient fredonnés, des harmonies plaquées nerveusement au piano ; des puretés de lignes et un impressionnisme inouï de taches vibrantes se dégageaient de cette paperasse.

— Mon œuvre n’est pas colossal, mais le grain en est serré. J’ai travaillé comme un égoïste, je n’ai rien su de ce qui se passait autour de moi ; je suis trop sensible, vous comprenez…

Il s’arrêta et regarda Robert qui lui souriait avec complaisance. Il avouait donc ?

— Savez-vous que ma fille court le cachet ? mais oui, c’est une petite pianiste ; elle rapporte à la maison ; sa meilleure élève est une cocotte de la rue de Moscou qui se flatte d’entrer aux Bouffes : trois heures de solfège par semaine. On veut ici du confortable, vous entendez, et ce n’est pas avec mes deux cents francs qu’on pourrait y arriver. Moi, je n’ai pas pris d’élèves ; je n’ai pas le temps. J’ai encore une autre fille, mais n’en parlons pas ; celle-là a mal tourné ; elle a donné dans le mariage ; elle épousa un brave ouvrier… Elle avait aussi des idées sur la noblesse du travail, des idées à la George Sand…

Du dos de la main il lissait la couverture de Mélusine épigraphiée de Jean d’Arras.

— Ah, si je voulais monnayer mon effigie…

Il ricanait, comme au café, devenait inquiétant.

— Nous aurions un salon, un vrai, et des réceptions ; ma femme prendrait un jour ; vous verriez comme elle se tiendrait ; et ma fille ! Des journaux publieraient aussi mon portrait, et M. Mariani m’enverrait du vin de coca. En laissant pousser mes cheveux j’aurais du caractère. Qui sait ? il y a peut-être des Américaines qui feraient le voyage pour m’approcher. Nous donnerions des dîners. Vous en seriez, Robert, et tous vos amis, la jeune littérature et la vieille chronique : on y verrait des princesses et des modèles, des socialistes et des banquiers ; ce serait très lancé ; on n’aurait pas besoin de me prêter des mots, j’en ferais ; j’aurais le succès de Rossini et son esprit… Ah, si j’étais un bon père de famille !

Ces ironies faciles ne prouvaient point le génie musical de M. Vignon, mais Robert y sentait une sincérité, et il se disait : « Voilà un avare d’une espèce rare. »

Le vieillard insista :

— Ces feuillets représentent une fortune — et la gloire. Hein ! c’est quelque chose, ça ? Eh bien, je les garde pour moi, ils ne sortiront pas d’ici, ils ne traîneront ni sur les comptoirs des éditeurs ni dans les secrétariats ; je continuerai à m’y regarder comme dans un miroir de treize sous, j’y rechercherai mes défauts et mes qualités, et non ceux de la foule. Si je me montrais au public, il me ferait ressembler à un singe.

Il s’arrêta, fixa Robert d’un œil pénétrant, presque malin, et reprit :

— Vous trouvez que ce n’est pas clair ? attendez : il faut plaire. Vous pensez que j’ai tort de faire souffrir ma femme et ma fille… Et qui vous dit qu’elles souffrent ? Laure a été demandée trois fois en mariage — des partis sortables. Elle a refusé, elle a préféré rester avec moi ; nous vivons en parfaite communion d’idées. D’ailleurs Mme Vignon espère toujours que je me laisserai toucher ou qu’on me jouera de force… Eh, eh ! des éditeurs, des directeurs et des chanteurs — que de chanteurs !  — sont venus déjà frapper à ma porte : « Quand nous donnerez-vous cette Mélusine dont on parle tant ? » — car on en parle un peu…

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Je leur ai tapé sur l’épaule. Ils me croient toqué, les pauvres ! Non, monsieur, je suis heureux et n’irai point compliquer ma vie en me mettant entre les pattes de ces gens-là, qui me tortureraient et me tueraient, comme ils en ont tué d’autres.

Robert était blessé par tant d’orgueil et de naïveté. Ainsi ce bonhomme nerveux se croyait d’une essence supérieure et refusait de se mirer dans l’humanité. Mais en même temps il se vit lui-même et n’osa pas condamner M. Vignon, car il se disait : Ai-je passé parmi la foule simple et concilié à l’existence totale ?

Plus timide, doux, hésitant le vieillard laissa tomber :

— Et puis il y a les débuts…

Il se démasquait, montrait sa face éternelle.

— Il me serait pénible de débuter à soixante ans. Je n’ai pu achever ma Mélusine plus tôt — c’est une fille de ma maturité —, je n’ai pas pu. Maintenant j’ai besoin de croire jusqu’au bout ; celle-là non plus ne se mariera pas avec le public — un parti superbe pourtant ! Je la garde ; on la mettra sous ma tête dans la boîte de sapin. Robert protesta :

— Ce n’est pas sérieux, monsieur Vignon.

— Autrefois les chefs se faisaient enterrer avec leurs joyaux et leurs armes ; on immolait aussi leur cheval de guerre ; moi, je partirai avec ma musique, avec ma folie, avec mon dada. Ah, ah !

— Bon, je vois que vous plaisantez !

— Non, je trouve dans cette idée une singulière jouissance. Comment ne comprenez-vous pas cela ? Quelque chose de précieux disparaîtra du monde avec moi.

— Oui, oui, je comprends bien, murmura Robert, c’est le sentiment barbare de la propriété.

Et il pensa : on immolait aussi les femmes et les esclaves du chef.

— En tout cas, dit-il en manière de plaisanterie, vous êtes le guerrier qui refuse le combat.

Résigné et précis, M. Vignon répondit :

— Le mot ne convient pas ; je refuse les honneurs, le triomphe, ses papiers laurés et son amertume ; j’ignore le monde, « leur monde », il m’ignorera ; nous pouvons nous passer l’un de l’autre ; il y a des hommes, c’est la majorité, dont je ne me soucie pas ; en m’isolant, je les combats, je me refuse à eux, je ne veux pas leur prêter mon cœur pour y planter des épingles ; vous ne pouvez pas dire que je n’aurai pas vécu ; j’aurai vécu les émotions de mon art, les émotions de haute lutte de la conception, et j’aurai méprisé la gloire. Ma femme dit que c’est un mauvais calcul, mais elle ne sait de mathématiques que son livre de ménage. D’ailleurs, si vous, si d’autres qui m’aurez connu — je ne suis pas un sauvage !  — vous dites un jour : « Ah, le père Vignon, c’était quelqu’un ! » cela vaudra bien une « bonne presse ».

Le vieillard parlait toujours : on sentait son besoin de vivre, d’émouvoir et d’être ému ; sa longue continence cérébrale s’épanchait en une débauche d’images et de paroles.

— Et pourquoi vous dis-je tout cela ?

De nouveau il regardait Robert comme pour l’éprouver, le scruter, pour savoir s’il était capable de le comprendre. Et il ajouta avec une ironie charmante :

— Parce qu’à soixante ans il est temps de s’affirmer.


Mme Vignon et sa fille, silencieuses, vinrent s’asseoir près du piano.

— Vous connaissez la légende de Mélusine ?

— Ne pourriez-vous me la rappeler ?

En quelques traits, M. Vignon exposa la fable ancienne.

— Mais ce n’est point cela, ajouta-t-il. J’ai fait de Mélusine notre sœur quotidienne. La femme n’est pas tout amour ; sous la serve persiste une créature fière, fille de l’élément humide ; il y a dans la pudeur un sentiment plus noble que la coquetterie — comprenez-vous ? un sentiment premier de défense : la femme veut échapper à nos investigations, elle n’est point toute passive…

— Vous connaissez La Dame de la mer ?

— Le drame d’Ibsen ? Oui, c’est une Mélusine déchue, apprivoisée et capricieuse, une sirène mourante, dit le poète. Ce caractère est éternel. À mon tour, je l’ai cherché dans une dame du lac point ténébreuse, forte d’avoir conservé la virginité de son vouloir jusque dans l’amour.


Il se mit au piano. L’égrènement des accords frais et cristallins emplissait le salon du mystère des eaux, ouvrait en décor des horizons bocagers et de roseaux frémissants. Robert, aux coussins du divan, se laissait bercer, voguait nonchalamment sous la grand-voile d’harmonie : la brise fraîchissait et la cadence des rames s’égouttait en frissons hyalins.

Laure chanta : sa voix prenante accusait le relief du rôle ; d’une main jolie elle tournait les pages de la partition ; appuyée au dossier de la chaise du musicien, alanguie ou dressée, elle fleurissait, plante à la souple tige, dans l’atmosphère musicale ; la caresse des accords jouait sur son front ; ses attitudes et les inflexions de sa voix ajoutaient une autre eurythmie à la puissance enveloppante de la symphonie. Quand s’abaissaient les cils d’ambre de la chanteuse, Robert sentait comme une fluidité d’ondes tièdes, qui passait sur lui et noyait son cœur.

Ce sentiment nouveau, insoupçonné, où il entrait du respect, du désir et de la crainte, n’avait rien de commun avec la camaraderie sensuelle qui jusqu’alors l’avait porté insouciant vers des amies.


Robert, sur le minuit, prit congé de la famille Vignon, en promettant de revenir le lendemain pour l’audition du deuxième acte.

Il se retrouva seul sur le boulevard comme au sortir d’une débauche, éveillé à l’idéal, ivre de sensations et d’inconnu. Il s’efforçait à se dominer, à se railler, à marcher droit vers l’ancien but, mais il avait perdu sa confiance intime et son calme ; un malaise d’enthousiasme accélérait les battements de son sang ; et, machinalement, vague et somnambule, il alla sonner chez Meyrargues pour y retrouver ses habitudes, sa manière de voir et l’équilibre de son âme ébranlée.




IV


Ces disputes n’étaient encore que de faibles commencements, par où ces esprits turbulents faisaient comme un essai de leur liberté. Mais quelque chose de plus violent se remuait dans le fond des cœurs ; c’était un dégoût secret de tout ce qui a de l’autorité.
BOSSUET, Oraison funèbre d’Henriette-Marie de France.


Malgré l’heure tardive, Meyrargues, Brandal, Marchand et Mariette, une jolie fille, célèbre dans les ateliers de Montmartre, prenaient encore le thé, sirotaient des liqueurs et grignotaient des petits-fours tout en discutant. Robert entra dans l’atelier-salon, tiède et clair d’un jour électrique finement bluté. Peu de compliments entre intimes. À peine remarqua-t-on qu’il n’était point venu depuis trois semaines ; mais son voyage de Londres lui fut une suffisante excuse.

— Et que dit-on, là-bas ? demanda Brandal, un peintre à la figure résignée de Christ russe un peu enluminée d’alcool.

— Les camarades ont décidé d’adresser une déclaration aux jurés du procès Vaillant.

— Et si Vaillant était condamné à mort ?


— Ils porteraient leur appel et leurs avertissements à celui qui dispose du droit de grâce.

— Et si Carnot était inflexible ?

— Ce n’est pas vraisemblable.

— Mais encore ? et ne fût-ce que pour ne rien céder aux anarchistes ?

— Hum ! Vous m’en demandez trop… Je ne sais rien de plus.

— Toujours des manifestes, des appels et pas d’action, dit Brandal. Et nous blaguons les parlementaires…

— On verra bien.

Robert parla encore de son voyage et des conciliabules auxquels il avait assisté dans l’arrière-boutique d’un coiffeur du quartier français. Il disait la vie que les anarchistes, chassés de tous les pays, mènent à Londres, leur inaction forcée, la surveillance effrontée dont ils sont l’objet, l’indifférence anglaise à leur égard.

— Comment s’étonner que, dans cette colonie de révoltés, grouillante aux parages de Charlotte Street, et qui ne se mêle pas à la population, qui ne participe pas au travail collectif, les plus bizarres déformations morales se produisent ? Des hommes qui, dans leur milieu naturel, étaient des ferments d’énergie, et que leur doctrine absolue unissait entre eux par-dessus les frontières, composent là-bas une sorte de coterie où sévissent les petites passions domestiques, les cancans et les jalousies mesquines ; l’action les unissait, la critique du mal universel leur conférait une vertu ; livrés à eux-mêmes, isolés du monde, ils retombent à leur faiblesse intime ; les théories et les querelles de mots les divisent ; les discussions abstraites sur la liberté, l’autorité, la justice dévient le sens de leur activité.

— Je croirais volontiers, dit Meyrargues, que les cambrioleurs ont des idées plus nettes.

— L’attaque de Vaillant au parlementarisme, en tournant tous les regards vers le continent, fut une heureuse diversion à ces disputes byzantines.

— Quoi que vous en disiez, nous avons encore des hommes et des caractères, toute une réserve d’énergie sauvage et jeune avec laquelle le vieux monde devra compter.

— Et des talents, des hommes de science, des artistes, des philosophes, les plus beaux écrivains. Pierre Kropotkine, Elisée Reclus ne sont pas des discutailleurs.

— J’en conviens, dit Marchand. Nos amis ont apporté dans l’évolution socialiste un contrepoids nécessaire, celui de la liberté individuelle autrement comprise qu’en période capitaliste ou en système, collectiviste.

— Tout le monde, aujourd’hui, reconnaît l’importance de nos idées. Est-ce que Goncourt n’a pas invité Grave à déjeuner ?

Robert commençait à bâiller. Mariette lui ferma la bouche avec un fondant qu’il suça sur ses doigts fuselés.

— Jean Grave est un brave homme, constata Meyrargues ; Goncourt aura voulu voir un brave homme.

— On s’est payé sa tête, souligna Mariette.

— Un endormeur, dit Marchand.

— La mort seule est féconde, ponctua Robert. Ces pédagogues prêchent la vie, la moralisation, le bonheur — que sais-je ? Allons donc ! il faut rompre avec le monde actuel, et violemment, sans phrases, sans explications, quitter le spectacle odieux en faisant claquer les portes.

— Est-il beau ? dit Mariette en lui souriant de toutes ses dents, la gorge tendue vers lui dans une ligne onduleuse qu’accentuait sa jupe tortillée.

— Tiens-toi, ma fille, dit Brandal toujours rigoriste.

Meyrargues estimait que la bourgeoisie à base d’individualisme et de libéralisme hypocrite épuisait sa formule dirigeante.

— Impuissante, disait-il, à tirer d’elle-même une aristocratie, et condamnée à pressurer le peuple tout en le flattant, elle s’éteindra dans une digestion sans gloire ; elle mourra en radotant du Voltaire sans pouvoir coordonner ses éléments égoïstes émancipés par la corruption.

On en vint à parler de Cornélius Herz et d’Arton l’introuvable. Meyrargues les citait à l’appui de-sa thèse et montrait l’importance sociale de leur action dissolvante.

— Sans avoir l’anarchisme ou le socialisme en vue, ils ont attaqué l’ordre actuel dans ses assises, en ébranlant la confiance publique. Grâce à eux, la France a douté de tout, et même de la vertu de ses dirigeants. Encore aujourd’hui ils peuvent faire tout sauter.

— Ils ne parleront pas.

— Ils parleront trop tard : on ne les croira plus.

— Le pétard du scandale fera long feu.

— Quand le souffle de la trahison passa sur les faces parlementaires et craquela leur vernis, si, à la place d’un nigaud emphatique comme Delahaye, un pâle et formidable Robespierre, un flegmatique Saint-Just aux ongles rentrés, si quelqu’un enfin s’était levé, dénonçant les coupables, réclamant l’épuration… des lois de salut public…

— Et des proscriptions…

— C’était, je vous jure, la Révolution qui recommençait.

— Ces révolutions-là ne nous intéressent pas, dit Brandal, elles ne font que déplacer l’axe gouvernemental.

— Chansons ! Vos théories ne sont que de la balbutie. D’où viendrait la Révolution que vous espérez sinon d’un gâchis, d’un beau tribouil ? Si tout reste en place, si les bureaux et l’armée fonctionnent sur l’appel d’un bouton électrique, vos attentats et vos émeutes seront stériles et n’aboutiront qu’à des répressions impitoyables. Quelques littérateurs distingueront sans doute la qualité de votre énergie et le pli fatal de vos fronts ; mais ils ne pourront que comparer vos martyrs à d’autres croyants que vous n’avouez pas. Vous n’aurez été pour eux qu’un prétexte à émotions ; vous leur aurez fourni l’occasion d’affirmer la hardiesse de leurs sentiments. Les plus audacieux porteront votre exemple au théâtre où vous serez peut-être sifflés, à moins que la censure ne vous supprime.


Meyrargues voyait que Robert l’écoutait avec inquiétude, les yeux brillants ; il continua :

— Je vous accorde que douze bombes éclatant le même jour à Paris affoleraient quelques bourgeois, feraient baisser la recette des théâtres et la rente de deux centimes. Vous auriez ainsi apporté un trouble ; d’autres faits-divers s’effaceraient momentanément ; les journaux s’occuperaient de vous en première page et en troisième ; des reporters matineux iraient interviewer Zola et Jules Simon. Et puis ? Après la peur, la réaction féroce ; et au nom de la propriété, vous auriez contre vous tous les concierges. Rappelez-vous les journées de juin, la Commune, cela valait bien, comme éclat, un quintal de dynamite…

— Mais quand nous n’arriverions qu’à faire discuter nos idées, objecta Brandal, et à préciser un état de révolte très différent de ceux que vous rappelez, ne croyez-vous pas que cela serait suffisant à légitimer tous les sacrifices ?

— Oui, mettons que ce soit seulement la foi qui me manque. Vous êtes persuadés que votre formule sauvera le monde ; mais le monde ne veut pas être sauvé ; et fatalement vous êtes amenés à le convertir de force… au nom de la liberté. Je comprends bien : cela est très mystique. Oui, les fins dernières de l’humanité vous préoccupent trop. Pour vous affranchir du monde et de ses contradictions, vous avez quitté le terrain réel, vous avez glissé sur la pente religieuse.

— Que dites-vous là ? Nous sommes des antireligieux.

— Vous avez accepté jusqu’à l’idée de l’holocauste efficace.

— C’est une vérité humaine, scientifique, qui trouve son explication et sa nécessité dans la psychologie des foules.

— J’entends bien. Mais voilà, sous une autre forme, le dogme émancipateur, la contagion de la foi et ses miracles…

La discussion menaçait d’être longue et de n’aboutir jamais.

— On se croirait à Londres, remarqua Robert.

— Vous êtes rasants ce soir, dit Mariette. Je dors ! Quand vous aurez fini de vous chamailler, vous me réveillerez.

Et elle s’allongea sur le divan, les cheveux dénoués, les seins libres.

— Enfin, j’en reviens à ce que je vous disais, conclut Meyrargues dominant le bruit des voix : avant d’engager la bataille, mouillez la poudre de vos adversaires, énervez leurs troupes, jetez partout le doute et la déconsidération.

Robert s’éleva contre cette tactique.

— Aussi bien l’alcoolisme et la prostitution seraient-ils des éléments de dissolution sociale ?…

— Sans doute.

— Les pornographes deviendraient à ce compte des révolutionnaires ?

— Plus souvent !… des bourgeois pourris ! tonna Brandal.

— Ils participent à des effritements nécessaires, à la démolition des façades.

— Par la syphilis.

— Sont-ils dégoûtants ! lança Mariette en piétinant les coussins.

— Vive l’anarchie, messieurs !

— Nous y sommes.


Robert se rappela que M. Vignon n’aimait pas la lecture des gazettes, et il en comprit la raison ; la discussion ne mène à rien. Il s’abstint donc d’ébruiter ses vues et ses projets. Il se conservait intact pour l’action sans phrases, illogique même, mais fortement voulue. Il ne jugea pas plus opportun d’informer ses amis de la rencontre qu’il avait faite à la taverne, se réservant d’en parler à Meyrargues qui professait pour le vieil organiste une admiration discrète. D’autres motifs d’un ordre délicat commandèrent encore son silence et l’empêchèrent de jeter son effusion sentimentale dans l’aridité des spéculations théoriques. Au sortir de chez les Vignon, encore ému de leur accueil et de ces choses légères, irisées, à fleur d’âme, qui l’avaient surpris, il n’allait pas étaler leur intérieur et son émotion latente. Il eût craint les questions trop nettes, les mots crus. Par un instinct exquis, il se montrait déjà respectueux de son idylle.

La discussion continuait :

— Mais l’avenir, où le basez-vous ?

— Vos sociétés futures réapparaissent seulement comme des imaginations naïves, bonnes tout au plus à encourager les hésitants et à consoler les enfants peureux.

— Il y a peut-être une illusion nécessaire.

— Sébastien Faure promet le bonheur universel, ajouta Marchand, comme un prêtre « l’autre vie », et c’est encore la religion de l’espérance, la vieille chanson dont on berce l’humanité.

— Les millénaires ne parlaient pas autrement.

— Jaurès lui-même n’échapperait pas à ce reproche, applicable en somme à tous les communistes.

— Convenez cependant que celui-ci a des vues plus pratiques, une allure politique mieux déterminée.

— À bas la politique !

— Bien… mais vous ne faites que ça.

Brandal risqua encore d’un ton convaincu quelques aphorismes vieillots touchant « l’humanité harmonique pervertie par le règne des lois ».

Marchand rectifia :

— Tes idées nouvelles datent pour le moins de Jean-Jacques… Tu crois à la bonté native !

— Non, à l’harmonie des passions.

— Voyez Charles Fourier.

— Sans phalanstère.

— Parbleu ! le côté matériel d’une idée suffit à vous en éloigner. Vous avez des préjugés à rebours.

— Et tout cela c’est du romantisme !

— Explique un peu.

— Robert s’exagère la portée de l’exemple et la puissance du sacrifice. Meyrargues poétise la pourriture ; il en espère des fleurs, et tombe dans la littérature, ne voit de meilleure attaque à la famille que l’adultère.

— L’adultère est un hommage au mariage.

— Romantiques, vous dis-je ! Mais le peuple énigmatique et puissant, qui nous dépasse et nous contient, ne veut qu’une chose : vivre !

» Comme aux jours des grandes migrations, quand les hordes se bousculaient vers l’Occident et fauchaient l’herbe des steppes au pas de leurs chevaux, ce sont des questions de nourriture qui poussent les miséreux vers les villes et qui déterminent les grands mouvements sociaux. La question du pain mène le monde et domine le problème moral.

Meyrargues s’intéressa :

— L’intérêt du plus grand nombre l’emportera sur les bénéfices particuliers, c’est ce que vous voulez dire ?

— Absolument.

— Hum ! il faudrait pour cela que les hommes entendissent que leur « personne » est sociale et qu’ils acceptassent les conséquences de ce principe assez nouveau.

Robert protesta sans acrimonie.

— Les grandes forces de l’individu sont insociables ; elles sont solitaires et non solidaires.

Marchand qui était tourangeau s’expliqua en pesant sur ses mots :

— Je veux dire, ma foi, que les hommes ne sont point totalement différents. S’ils se séparent sur quelques points qui sont — comment dirais-je ?  — les sommets de leur sensibilité, ils ont encore une base commune, des besoins généraux et identiques. Je serais donc partisan de l’application d’un communisme restreint, expérimental si vous voulez, qui, par l’extension des services publics, garantirait à tout citoyen son droit strict à l’existence, droit social qu’il ne tiendrait qu’à lui de développer par son initiative personnelle. Voilà ! Oh, ce ne serait pas le confortable, mais la croûte de pain sans humiliation, sans charité, sans bienfaisance.

Meyrargues imaginait :

— Comme à Athènes du temps de Périclès, quand le droit du citoyen comportait aussi quelques oboles quotidiennes : les olives et la sardine. Après cela chacun trouvait encore le temps de rêver au pied des temples ambrés, sous les platanes, en écoutant les sophismes des rhéteurs, en regardant les éphèbes, qui s’exerçaient à des gymnastiques et les vieillards beaux et tranquilles qui parlaient et passaient. On n’avait pas encore supprimé les passions, on pouvait vivre, et les courtisanes n’étaient pas trop bêtes. Pour railler les démagogues on avait des Aristophanes, et, pour corriger l’accent béotien, des marchandes d’herbes. Et tout cela était possible avec des esclaves.

— Des esclaves, nous en avons toujours, dit Marchand. Une société comme la nôtre, qui sait contraindre par la famine ses « unités de travail », n’a pas aboli le servage.

— Bien, mais à cause de cela même, croyez-vous que cette société puisse adopter votre principe socialiste du « droit à l’existence » sans se révolutionner ?

— Je ne le crois pas.

— Vous proposez donc à nos conservateurs de se suicider par persuasion.

Brandal intervint, toujours fumeux :

— Éduquons les cerveaux : la libre entente et l’intérêt bien entendu conduiront à des résultants étonnants.

— Il n’y a point d’entente possible entre des intérêts contradictoires, dit Robert ; et la seule logique alors, c’est la force.

— Quelle force, demanda Marchand, la force du peuple ?

— Oh, peut-être… et sûrement en fin de compte ; mais d’abord il faut impressionner les hommes par la terreur ; il faut faire entendre à la société où nous sommes forcément des esclaves ou des criminels — criminels tout au moins contre nous-mêmes —, nous, pauvres et méprisés parce que nous manquons des moyens sociaux de nous réaliser, que nous n’acceptons pas qu’on asservisse le monde aux fins monstrueuses de l’argent-dieu. Vous, Marchand, avec votre génie calme, épris des belles lignes et de l’idée ingénue, vous solliciterez pour vivre des commandes bourgeoises et des commandes de l’État, vous sculpterez sans ironie des mufles ministériels, des effigies de poètes flagorneurs et des fontaines truquées d’exposition. Toi, Brandal, parce que tu n’auras pas voulu peindre des dos de femmes devant une armoire à glace, le jour viendra que, dégoûté de la ville où tu ne vois que des toits et les ailes du Moulin de la Galette, tu finiras par aller faire de la peinture au pointillé chez les nègres que tu aimes bien ; et tu diras : c’est superbe ! devant leurs nudités graisseuses et leurs paysages de zinc… Moi — il hésita —, qui sait comment je me résignerai ?…

— Toi, mon gosse, tu feras des bêtises.

— Pas avec toi, Mariette.

— Ce ne serait pas la première fois. Robert rougit.

—  Aujourd’hui la Révolution a peut-être besoin de chimistes…

— Il me semble que des êtres fiers pourraient répondre à la société utilitaire et marâtre, contemptrice de tout idéal, par un refus de vivre. Ils protesteraient contre ses laideurs et son apathie. Ils utiliseraient leur suicide.

— Croyez-vous que Vaillant osera dire cela ?

— Nous en parlions ce soir avec Meyrargues.

— Je connais Vaillant, dit Marchand ; il souffre d’une hypertrophie sentimentale ; il croit à la nature, à l’humanité, à la justice, il espère le règne des entités ; c’est un généreux. Il voulait agir ; comme un brave taureau, il a foncé sur l’obstacle imaginaire. — L’oppression est anonyme, consentie par tous. — Il souffrait ; il savait que son courage tomberait ; il avait déjà parcouru du chemin ; mais, à travers le monde, c’était, pour lui, toujours le même paysage de misère, le même horizon de désolation. Il a regardé le ciel. Hélas ! la profondeur glacée des nuits d’hiver et l’harmonie des étoiles qui chantent dans le sombre azur ne lui ont pas appris la sagesse du mage, qui se réfugie dans l’univers de son cœur, mais le mépris de la poussière humaine. Il a voulu donner un but à sa vie — il a cru qu’il y avait un but — ; il a entendu des voix ; il s’est dit orgueilleusement qu’il devait venger ses frères et mourir pour les racheter… Il a eu les fièvres…

— Sa maîtresse est sourde, remarqua Meyrargues, elle est usée par le travail, elle prise et boit, disent les reporters.

— Des croquants !

— Le soir, il lui criait son amour, après les fatigues, et, dans cette blonde trop tôt fanée, à la peau molle, aux cheveux rares, aux yeux humides, c’était le peuple qu’il aimait ! Ces baisers de misère devaient l’exalter puissamment…

— Pourquoi tout rabaisser ? Ne pouvait-il aussi bien se passionner pour la liberté, dit Brandal. La preuve que Vaillant comprenait que l’autorité est la source de tous nos maux, c’est son attaque peu équivoque aux représentants du pouvoir.

— La bombe est autoritaire, remarqua Meyrargues.

— Qui donc est libre ? dit Marchand. Quel est celui qui a rompu complètement avec le monde, avec les sentiments ? Il y a les femmes, la vie, la famille, les amis, et tant de considérations dont on ne peut faire fi… que par sécheresse de cœur.

— On peut avoir connu ces joies, dit Meyrargues, et les dépasser, en chercher d’autres, aller plus loin. Toute jouissance est une destruction ; la destruction consciente, la grande négation sans bornes, l’ivresse de la nuit définitive, c’est peut-être la plus haute jouissance ! Ne rien espérer, ne rien craindre et s’anéantir, c’est peut-être se posséder éternellement dans une minute supérieure au temps. Mon âme n’est point capable de ces mouvements, mais je les comprends. Pour ma part, j’ai choisi l’amour qui nous disperse et la critique intellectuelle qui nous éloigne des choses. La mort !… mais ce serait trop beau. Elle reste insaisissable !

Il eut, en disant cela, un sourire de mansuétude indicible, un long regard sur soi-même, les yeux mi-clos, en dedans. Sa physionomie aux grands traits asymétriques et ses petits yeux bridés reflétaient le ravissement intérieur d’un Bouddha, et la troublante componction d’un Anatole France.

Robert seul le comprit et lui répondit par une pensée italienne :


Due cose belle ha il mondo : Amore e Morte


— J’appelle ça ne pas répondre, dit Marchand en se levant. Ils se taisaient.

— Il vient un moment où il faut pourtant savoir ce qu’on veut, même si on ne veut rien.

— Nous le savons de reste, dit Brandal. Notre programme est net et flambant : « À bas l’État ! »

— C’est un état d’esprit.

Et Marchand se mit à tisonner le foyer en rassemblant les bûches et les briquettes écroulées.

Mariette, vautrée dans les coussins comme une paresseuse chatte, s’étirait, bâillait, se cambrait en poussant de petits miaulements agaçants. Elle se dressa enfin d’un bond souple.

— Bonsoir, mes gentils, je vais me coucher. M’accompagnerez-vous jusqu’aux glaciers de la rue Norvins ?

— Allons !

— Du silence dans l’escalier, recommanda Meyrargues.

— On aura des égards pour la pipelette, mais pas de chatouilles.

Dans la descente, la main à la rampe, à pas prudents, Meyrargues apportait le sérieux de son grand visage blême et la falote lumière de son bougeoir de pantomime, cependant que Mariette s’étouffait en rires menus au bruit des gros souliers de Brandal sur l’escalier ciré.

Ils se trouvèrent de front sur l’avenue noyée de brouillard, où l’on marchait comme sous un fleuve. Les becs de gaz s’éteignaient à dix pas dans un rouge halo, comme des petites lunes brumeuses. Des formes fantasques et lourdes surgissaient, disparaissaient. Ils goûtèrent la surprise de cette nuit ouatée où jouaient des ombres.

— Robert, prends-moi, dit Mariette ; là, serre-moi contre toi, garde-moi ; j’ai froid, méchant.

Ils allaient, aveugles joyeux, comme au hasard, bavards et fantoches.

Robert enserrait Mariette sous son collet d’un geste souple, liant son pas au sien d’une même allure, les doigts à la tiédeur de son aisselle — et il pensait à Laure Vignon. Elle lui apparaissait dans la brume opaque et dans le trouble de sa conscience, fée inquiétante tenant dans ses mains le fil conducteur des existences.

Il eut peur de l’aimer et voulut leurrer sa passion. Une grande lâcheté le tenta : confusion sentimentale, trahison inavouée, de l’équivoque et du brouillard. Et c’était la caresse de la chair proche qui s’emparait de lui, dominant ses pensées, la tiédeur de cette aisselle blonde qui l’empoisonnait, et jusqu’au parfum resté dans la fourrure où se frôlait sa joue.

— Mariette, dit-il, si tu savais comme je suis triste.

— Pourquoi ?

— Pour rien. Me pardonnes-tu ?

— Qu’ai-je à te pardonner ?

— Un mot. Je n’ai pas été gentil avec toi, ce soir. Il me semble que tu dois m’en vouloir. Et puis j’ai des chagrins.

— Des idées noires ?

— Oui… Veux-tu ?

— Quoi ?

— Dormir ensemble.

— Gros bête !




V


Le murmure de la pluie m’invitait au sommeil sur le sein d’une femme.
CHATEAUBRIAND, « Incantation », Mémoires d’outre-tombe.


Le jour hésitait sous le store et les givres de la fenêtre. Robert, les paupières lourdes, tourna les yeux vers son amie. Elle dormait innocente, sa jolie tête souriant dans la clarté indécise, parmi les draps d’aube et d’ombre. La lampe voilée d’une mousseline brûlait encore sur la table de chevet. Les porcelaines de la toilette en désordre reflétaient la pureté matinale.

Il était allé vers l’amour en fuite de soi-même, cherchant dans les étreintes d’un corps souple et complaisant l’illusion de la lutte et de la dispersion. Combien de fois s’éveillera-t-il encore à la lisse caresse d’une chair apaisée ?


La tête sur la molle plume, il rêvassait.


Délicieusement las de corps et si léger d’esprit flottant, couché sur une terrasse haute dans un soleil atténué de vapeurs qui montent de la mer, il sait que la maison fleurie est habitée par des courtisanes ; il entend leurs jeux derrière les portières écarlates en même temps que les touches éraillées d’un piano. Une voix d’eunuque a demandé quel nom portait Achille parmi les filles de Lycomède. Et les rires fusent, et les colombes roucoulent, pendant qu’on prépare le sacrifice avec de l’encens et du vin.

Des enfants passent dans la rue qui lui apportent un ressouvenir des villes de l’Ouest.

Les sabots des paysannes allant au marché claquaient sur le cailloutis, et les sonnailles des tombereaux de voirie se confondaient avec la cloche d’un navire en partance. Il entendait encore le cri matineux des marchandes : Pains au lait, casse-museaux tout chauds !…

Et c’était l’autrefois sous les courtines blanches, la sollicitude maternelle, le bon goût de la vie au chocolat. Cette matinée paresseuse continuait son enfance.

Avait-il cessé d’être enfant ?

Élevé par sa mère loin des corruptions et des hypocrisies de l’internat, dispensé de la caserne salissante, abrutissante et disciplinaire, il n’avait aucune des qualités apprivoisées et sournoises qui font l’homme social. Il était arrivé à vingt-trois ans sans passer par la syphilis et l’alcoolisme qui sont comme le baccalauréat et la licence des tempéraments bien trempés. Il n’avait pas jeté sa gourme.


Dans sa demi-veille chargée de réminiscences survenaient, en images nettes, les illustrations de son dernier été passé à Forges, dix mois après la mort de sa mère, alors que, doutant des programmes universitaires et de sa vocation de pharmacien, il avait senti le besoin de s’isoler et de s’approfondir dans les replis secrets de son « moi » avant de se mêler définitivement à la foule.

Il revoyait le parc au flanc de la colline, passé l’établissement thermal, ses futaies de hêtres, son élégance d’allées aux courbes précises, les taillis, l’étang vaste et les pelouses du jardin que la vallée continuait, avec tant de roseaux, en champ de quenouilles.

Le pont franchi, la grande route montait et bifurquait. Après le château et la sapaie, la petite maison qu’il avait louée s’ouvrait à la lisière du bois comme un pavillon de garde-chasse, avec sa façade de chaux blanche, et dans un creux du mur un essaim de guêpes. Le rez-de-chaussée était frais, carrelé, on pouvait y travailler, y méditer comme en une cellule de moine. Un espalier de poires encadrait la fenêtre, jetait des pousses gourmandes sur les vitres. Aux alentours, des bois, des eaux légères, un éparpillement de verdures, les sentes bordées de fagots en coupe, le sable des lapinières, l’ombre bleue des pins aux rouges écorces, des cépées de houx.

Il se rappelait comme le frissonnement des feuilles le retenait aux heures chaudes de l’après-midi, couché le front dans l’herbe, et comme il aimait à vaguer parmi les sites bocagers, à s’asseoir au bord de la plaine versante, à laisser le flux de son cœur se mêler au sang des crépuscules.

Quand venait le soir, le val palpitait, s’emplissait d’ondulations, craquait comme un fruit mûr ; la terre chaude suait, béait, embaumait ; des effluves en montaient comme d’une gorge de faneuse ; la stridence des râpes sur la pierre, la vibration des criquets et des grillons s’unissaient aux crécelles graves du corbeau, au bâillement langoureux des grenouilles, à la bénédiction des cloches villageoises.

Pendant un mois, là, il avait aimé passionnément, animalement, presqu’en silence. L’ingénue du théâtre, qui jouait L’Étincelle, le suivait le soir, à peine agrafée, sous les arbres baignés de lune jusqu’à la petite maison des bois : Margot, brune aux paupières longues si pâles, et qui cachait une nature de ménade sous la fausse innocence de ses dix-sept ans. Il l’avait rencontrée en promenade dans le grand pré du côté de la source ferrugineuse, arrêtée devant un bouc boiteux qui saillissait des chèvres. Elle sentait le musc et s’était donnée sur l’herbe.

Quand il la reconduisait le matin à travers le parc embroussaillé, un excès de volupté mouillait de larmes leurs derniers baisers.

La sensation d’une tasse de lait crémeux, bue au retour, après ces nuits altérées, le calme réfectorial et la fraîcheur de la salle basse étaient de calmantes délices qui le disposaient à lire sagement et à bien entendre les auteurs difficiles.

Parfois, sur les neuf heures, il se rendait au Casino pour y voir des visages, et s’installait dans la salle de lecture où deux volumes de Stendhal voisinaient sur les rayons de la bibliothèque avec des manuels d’hydrothérapie et des guides.

Comment avait-il lu au cours de Promenades dans Rome une critique du caractère français et des appels à l’énergie ? Il en avait copié des phrases sur son carnet de poche :

« Il s’agit de ne flatter personne, pas même le peuple. »

« Nous sommes loin du patriotisme exclusif des Anglais. Le monde se divise à nos yeux en deux moitiés, à la vérité fort inégales : les sots et les fripons d’un côté, et de l’autre les êtres privilégiés auxquels le hasard a donné une âme noble et un peu d’esprit. Nous nous sentons les compatriotes de ces gens-ci, qu’ils soient nés à Velletri ou à Saint-Omer. »

« Pour que le gros public de France pût arriver au sentiment des arts, il faudrait donner au langage cette emphase poétique de Corinne qui révolte les âmes nobles et d’ailleurs exclut les nuances. »

« L’amour exclusif de l’argent est ce qui gâte le plus la figure humaine. La bouche surtout, exempte de toute sympathie chez les gens à argent, est souvent d’une atroce laideur. »

Et cette pensée qu’il se répétait avec complaisance : « Des journées d’anxiété changent le caractère d’un peuple. »


Ces matins de Casino étaient délicieux, sans passion apparente, tout vibrants de petits manèges. Les trois filles de l’armateur arrivaient au salon, dépliaient les journaux, griffonnaient leur correspondance. À dix heures le soleil en nappe sur les boulingrins éclairait de biais la porte-fenêtre du perron. Une insinuante odeur de sapin verni unifiait les parfums des toilettes légères. Sur le divan, où traînaient des revues, les jeunes filles causaient à la franquette et se tapotaient les mains, près de leur institutrice recueillie en l’attente du déjeuner. On entendait le bruit sec des ivoires carambolant sur les billards du café voisin. Vers dix heures et demie, après le verre d’eau bu au grand air, le salon de lecture s’encombrait. On y chuchotait pour ne pas troubler la lecture des gazettes où s’absorbaient les magistrats de Rouen. Un certain cérémonial d’occasion tempérait la note jacassière. Des travaux de réticule, des broderies, des crochets et des points occupaient les doigts prestes. La sonnerie des hôtels marquait une autre animation.


Un matin de septembre, il était venu s’asseoir dans le parc en costume de voyage. Les jeunes filles accoudées sur la terrasse, leurs robes jonquille éclairant l’intervalle des balustres, lui avaient souri. Un brouillard avivait les gazons roux. L’atmosphère orageuse l’énervait, il se berçait de désir et d’adieu sur sa chaise de rotin, en enlaçant des initiales sur le sable.

Après cette vacance, Paris le reprenait.

Secrétaire de Meyrargues qui n’écrivait guère, il y avait des loisirs, se mêlait aux groupements révolutionnaires et aux mouvements d’art, s’affinait, se complétait, devenait impropre à tout métier.

Cependant une impatience obscure le minait.

Des soirs, il descendait dans la rue et s’imprégnait de la foule ; sur des bancs, il respirait la mortalité des squares ; dans les yeux clignotants, dans les gestes fous, dans les voix éraillées, dans les laideurs et les anémies côtoyées, il apprenait à se connaître. Les frontières de sa personnalité s’effaçaient ; il se sentait immortel, immense et malheureux ; il souffrait pour tout le bétail de misère qui ne saigne plus sous l’aiguillon de la conscience. Des nuits entières, il allait au hasard, cherchant des débris d’âme et promenant son émotion comme une lanterne sourde sur le pavé de la ville assoupie. À l’aube, il rentrait frileux, toussant, las d’avoir trop marché, ivre de pitié, le cœur barbouillé de boissons mauvaises. Il pensait alors que le travail avait abruti l’espèce et cherchait le secret de son relèvement.

Ces matins-là il spéculait hardiment, rêvait des sacrifices, des révoltes et des fiertés, des protestations féroces contre la philanthropie et l’honnêteté ; le goût de la mort se mariait à sa charité et parfumait son sommeil héroïque.


Les anarchistes l’avaient intéressé. Cependant il avait discerné dans leur doctrine un germe de faiblesse, un principe caduc : cet optimisme invétéré qui les portait à penser qu’un jour le bonheur universel régnerait. Des orateurs verbeux, sentimentaux, allaient prêchant cela, faisant miroiter le prisme des satisfactions matérielles et de la libre jouissance devant les yeux de la foule qui retrouvait dans ces mirages un reflet de ses paradis traditionnels. Robert pensait, lui, que la définitive formule sociale ne sera jamais écrite et que le seul moyen d’élever le peuple au-dessus de sa condition misérable, c’est de l’entraîner vers le danger et de l’arracher à la résignation qui l’engourdit depuis des temps, en substituant à sa morale d’esclave la morale des conquérants. Un but d’éducation et d’entraînement, en somme.

Mais le courage ne s’enseigne pas, il se prouve. Robert voulait donc mourir pour donner à tous ses frères le bon exemple de la mort et protester contre la lâcheté universelle qu’il avait sentie à la base de toutes les misères. Il prenait le contre-pied de la philosophie traditionnelle qui place la sagesse dans la résignation ou le dédain. Mais, par une contradiction puérile qu’il n’apercevait pas bien, rien ne l’avait tenté jusqu’à ce jour d’une façon durable. On eût compris qu’il fût ambitieux, qu’il subordonnât les finalités générales à sa volonté propre ; mais point. Il se dispersait, s’attendrissait et s’égarait faute de connaître la limite de ses forces.

La veille encore, il avait entrevu dans l’amour de Laure Vignon un but difficile et désirable ; mais il s’en était aussitôt détourné pour ne pas finir dans les tendresses, et il avait cherché près d’une autre femme la déviation voluptueuse qui devait le remettre dans son chemin. Pouvait-il se laisser envahir par un sentiment unique et délicieux, pouvait-il s’enchaîner après avoir reconnu que l’humanité a besoin de libérateurs ? Pouvait-il s’arrêter au premier port quand l’Océan social l’attirait de toutes ses vagues ? Et quelle passion préférer à l’amour du danger !

D’ailleurs, il ne se souciait pas d’expliquer son cas et se laissait guider par son instinct aventureux. Ses raisons étaient sèches, mais son cœur restait sensible : d’où les contradictions de sa jeune impatience.

Il estimait que les erreurs sociales et toutes les faillites collectives sont le fait non tant des riches et des oisifs, jouissant d’un sort auquel d’autres aspirent, que des masses populaires elles-mêmes, compressibles et inertes. Pour changer le sort des humbles et des méprisés, il leur prêtait son âme. En réalité, sa compassion le conduisait ainsi à rudoyer les pauvres pour les relever, et à mépriser les naufragés de la vie, prostrés sur leurs radeaux sans vivres, et n’osant pas, de peur de la tempête, arborer la haute voile noire.

C’est qu’il connaissait le remède à leurs maux ; encore un peu de temps et son exemple terrifiant proclamerait l’efficace vertu.


Il s’inquiétait parfois d’avoir trop attendu. Pourrait-il toujours partir d’un bel élan, avant les capitulations d’amour et de râtelier ? L’accoutumance ne viendrait-elle pas pour lui sournoisement avec, un sang plus lourd, une volonté moins disponible ? User toute la vie, l’expérimenter : soit ! cela était bien — pour renoncer, il faut connaître —, mais la dominer toujours et ne pas s’y engluer ; ne pas adhérer aux apparences ; être comme le nénuphar dans l’étang.

Le péril n’était pas de s’exposer à des tentations ; il eût été dans l’acceptation innocente et tranquille des joies moyennes.

Si le poison subtil de la satisfaction se mêle à son sang de révolté, Robert n’élira plus d’un geste dernier le peuple ni la mort ; l’immensité du monde se mirera pour lui dans les yeux d’une petite fille ; il deviendra semblable aux autres résignés.

Voilà pourquoi, sûr de lui-même, heureux d’avoir éludé tout retard à son destin en évitant de plus sérieuses amours, il se complaisait ce matin-là près de Mariette et laissait fuir l’heure sans remords.

Celle par qui sa vie eût été modifiée ne l’inquiétait plus. Son charme impérieux avait été conjuré par quelques passes nerveuses.

Il admirait en sa compagne de la nuit une perfection de lignes que la nature tâtonnante atteint rarement. Ses yeux puérils, sa bouche sinueuse, la barre grasse de son menton l’intéressaient comme des strophes heureuses. Sa fine peau de blonde rémotionnait d’une chaleur intime.

Sous d’autres aspects, la passion stérile qu’elle dégageait n’était point contradictoire à l’instinct destructeur qui le possédait.

Il avait eu pour elle des caresses lentes en pensant à la fragilité de son incarnat, aux cernures de ses yeux, et que bientôt elle deviendrait pareille à ces marchandes des quatre saisons, qui, sur les avenues, offrent à la rigueur des passants des salades propitiatoires.


Une sensation agréable lui venait encore simplement de ce satin vivant sous la paume de sa main.


Mariette ouvrit les yeux, se retourna et vint poser sa jeune tête sur la poitrine de Robert. Son cou, ses épaules froides, les globes de ses seins et ses trésors secrets s’abandonnaient à lui dans un mouvement de confiance animale.

Leur lascivité retournait à l’innocence des étreintes fraternelles ; leurs cœurs se purifiaient.

Il éparpillait, comme une flamme souple, la chevelure de son amante, enroulait les frissons d’or à ses doigts avec un plaisir de gamin. La chaleur de leurs corps se continuait suivant le plus voluptueux courant. Les sens dissous, l’âme affranchie, il s’attachait à cette chair libératrice.

Il savait au-dehors le million de piqûres grésillantes et frileusement s’attardait.

Sous sa respiration unie les cheveux de Mariette et sa nuque odoraient comme un thé délicat.


L’heure passa. Le soleil tournant joua sur leurs fronts. Mariette s’abrita de la main contre les rayons rivaux ; et la beauté de son sang transparut dans ses doigts rosés.



VI

Un paysage hante, intense comme l’opium.
STÉPHANE MALLARMÉ


C’est un triste paysage d’idylle que le boulevard de Clichy à l’heure où des prostituées sexagénaires y descendent pour « travailler », pour vivre encore un peu, et se payer du tabac à priser. Que les migraines du printemps y flottent avec la fragrance des primes rosés, que l’été y sème ses pollens, que l’automne y charrie ses rouilles et ses chrysanthèmes, on y respire mal — on pense que Pantin est trop près de Paris. Pourtant l’amour s’y pavane, et nuls bosquets de myrtes n’ont de plus chaudes ombres.

Ce n’est point aux cafés, aux boîtes à musique, aux moulins galants, aux auberges du ciel et du néant que la vie en mal d’aventures poursuit ses desseins. Plutôt tendrait-elle a s’y abolir. Mais sous les frondaisons fripées, à la flamme des gaz, aux senteurs de l’asphalte et du ruisseau, sur les bancs où l’ivresse des soirs laborieux alterne avec les bégaiements de l’instinct premier, l’amour triomphe ingénument. Et c’est pour exprimer tant de fièvres, d’élans et de lassitudes que le jet d’eau de la place Pigalle monte vers le ciel d’étoiles.


D’aspect mélancolique à l’ordinaire, le site s’exalte périodiquement aux fêtes foraines ; des baraques, des tentes et des carrousels y poussent comme un camp d’invasion ; la mêlée des orgues et des fanfares y clame les ritournelles de la foule avec une furie guerrière ; la vie y tourne et tourbillonne simplement, éperdument comme une danse enfantine ; et l’âme nègre des cohues s’épanouit en jeux bigarrés, s’épanche lascive, coule dans la joie des promiscuités tièdes et des frôlements.


Mais quand les neiges de janvier papillonnent, quand les tramways se perdent dans la brume de quatre heures, avec leurs impériales vides comme des bancs de square, et leurs cochers empaquetés cornant un « la » trop bas, une agonie s’y dissout dans l’air ; les arbres excoriés, souffrants, se suivent en sémaphores de détresse ; au long de l’avenue on se sent pris d’un immense besoin d’aimer, comme le voyageur des steppes succombe à l’impérieux sommeil.

Ailleurs, sur le boulevard Sébastopol, par exemple, on subirait le roulement des fardiers avec des nerfs robustes, on communierait à l’âme carthaginoise du quartier, les drogueries de la rue des Lombards tonifieraient la faiblesse du cœur. Sur les quais on humerait du passé ; un peu d’exotisme passerait sous les ponts, en aval, au soleil tombant, quand le fleuve roule des moires de goudron avec des pétroles d’azur. Sur les trottoirs de la Madeleine voisins du marché aux fleurs, on s’émotionnerait d’un rythme de talons secs, on devinerait la passante.

En province, les pavés sont rudes, le parler traînant ; on a le temps ; sans impatience on se prépare à vivre ou l’on attend la mort. À Paris, on est arrivé. Et ce n’est que cela.

Si la rue point spécialisée permet alors l’arrêt, l’isolement, l’inquiétude attentive, on subira la tentation d’un grand trésor de civilisation et de barbarie. Qu’en retiendra-t-on ? — Le goût de l’amour, de la révolte ou du néant : se disperser !

Un jour viendra où l’on regardera la foule comme pour s’y reconnaître ; on y perdra le sentiment douloureux de la personnalité ; on s’abandonnera au bain dissolvant de la vie collective pour vivre du peuple et de la ville immensément.

Ce boulevard où le cimetière Montmartre s’ouvre en pleine cité, comme un jardin sans rien d’attristant, offrait sa marge nette et son théâtre d’ombres aux imaginations sentimentales de Robert. Des illustrations coloriées y passaient, qui précisaient pour lui le sens des philosophies et des algèbres. En s’y asseyant avec Mariette, il y découvrait la beauté des bancs usés par trop de haltes et de fatigues anonymes ; en y côtoyant la détresse, la prostitution et l’ivrognerie, il y surprenait les secrets des métropoles, l’aimantation de la misère et les plus nobles ferveurs de la volupté souffrante.



VII


L’heure du danger passe, battant avec son aile le tocsin dans les cloches.
CIOSUÈ CARDUCCI


Dans son atelier de la rue Tholozé, Brandal, assis sur un mauvais tabouret, fumait sa pipe près du poêle ronflant et salivait avec adresse contre le tuyau rouge.

Robert, couché sur une paillasse de maïs, lisait et prenait des notes.

— Qu’est-ce que tu penses de mes ramasseuses de galets ? demanda Brandal.

— Faudra voir.

— C’est tout vu : je les ai dans l’œil.

— Attaque la toile.

— Tu te figures peut-être que je vais me mettre à peindre tout bêtement le sujet.

— Pourquoi pas ?

— Non, je cherche d’abord la déformation.

— J’aurais aimé la peinture rien que pour l’odeur de l’essence.

— Moi, je peins au pétrole.

— Comment vas-tu composer ton tableau ?

— Quand j’aurai trouvé mes angles expressifs, ça ira tout seul. On ne peut pas casser des ramasseuses de cailloux comme des glaneuses. La grève monte suivant une pente de trente degrés sur le plan d’horizon. La meilleure inclinaison sera sans doute de caler les jambes des femmes parallèlement à la ligne méridienne. Tu vois d’ici ces saillies des fesses maigres sous le cotillon.

— Des croupes de haridelles.

— Justement. Et, pour bien préciser l’analogie, j’ai au premier plan un cheval blanc au cuir pelé, les os perçant le cuir, une rosse tombée sur les genoux, les galets ruisselant de son bât trop chargé. On n’emploie pour ces charrois que des rebuts : des chevaux hors d’usage et des femmes hors sexe.

— Vieilles ?

— Vingt ans ou soixante : elles sont toutes pareilles sous la hotte, rongées par le sel et l’alcool, édentées, cliques. De Fécamp à Saint-Valéry, il faut voir ça.

— À quoi sert le galet qu’elles ramassent ?

— À des usages industriels. C’est du silex presque pur avec des traces de manganèse. Il y a de grands navires de fer, des anglais et des allemands, qui viennent charger ces cailloux dans la belle saison. C’est le commerce du pays : les femmes y gagnent des sous et des courbatures.

— Et les hommes ?

Ils servent l’État ; ils sont à Terre-Neuve ; d’autres vont au hareng sur les bancs d’Écosse. Aux premiers froids, la côte, où villégiaturaient des Parisiens blagueurs et casinotiers, prend un autre aspect : les morutiers sont de retour ; le cidre et l’eau-de-vie coulent dans les caboulots ; c’est la ribote abrutissante et consolante. Au printemps, quand les hommes repartent, les femmes sont grosses.

— Je vois ton tableau : une humanité déchue, condamnée aux déprimants travaux, aux reproductions ; et par contraste la mer, le bel élément libre, stérile et dévorateur, tout le rêve et toute la mort.

— Si tu veux.

Brandal prépara sa palette, posa quelques touches divisées.

— Qu’est-ce que tu lis ?

— L’Indicateur.

Un sourire discret erra sur la bouche de Brandal, une coloration monta à ses pommettes, mais il continua de couvrir sa toile.

— Pas de blagues ! dit-il après un silence. Le moment n’est pas encore venu.


On frappa à la porte.

— Attends ! dit Robert.

Il tira un mince feuillet de sa poche et le jeta au feu.

— Tu peux ouvrir.

Meyrargues entra, engoncé dans son pardessus d’astrakan.

— Bonjour !

— Quelle bonne visite !

— Avez-vous été perquisitionnes ?

— Non, et vous ?

— Ce matin j’ai reçu la visite du commissaire, mon voisin, assisté de quatre alcooliques qui ont tout bouleversé chez moi, brassé ma correspondance, embrouillé mes collections d’estampes ; tout cela pour saisir enfin un bois de Maurin et les œuvres de Tolstoï.

— Votre concierge est-elle sûre ?

— Je le crois. Mais on a trouvé ma carte de visite chez Gaucher. Toute la rue Lepic a été raflée. Naturellement… pas une prise valable puisqu’il n’y a personne. Cependant Puyraveau n’abandonne pas son idée.

— On demande une association de malfaiteurs.

— C’est égal, le cercle se resserre.

— Dans huit jours, nous voisinerons tous à Mazas.

— Enfin on vit, on respire, les temps héroïques recommencent.

Robert jonglait avec un tube de couleur.

Meyrargues, les jambes écartées sur le tabouret, se chauffait au poêle de corps de garde, comme un brave homme.

Brandal fronçait les sourcils et reniflait bruyamment en rebourrant sa pipe.

Les ailes du Moulin de la Galette à travers le fin brouillard apparaissaient en décor.

— Vous avez lu les journaux ?

— On parle de l’exécution imminente de Vaillant.

— On dit cela ?

— Quelle bêtise !

— Voyez.

Il montra l’écho.

— Et puis deux interviews. La première, un « Labori chez soi », un instantané… Il lut des mots :

« Grand, la main offerte, blond, sympathique… appartement moderne, rue de Bourgogne, joliet, simple et élégant, gai, boiseries blanches, croisillé blanc des portes et des fenêtres, soubrette alerte… »

— Il ne s’embête pas.

— La deuxième, une visite à Choisy-le-Roi, 17, rue de la Raffinerie, chez la compagne de Vaillant :

« Une chambre à six francs par mois, une chambre où le lit tient toute la place, une petite table et des livres de classes, du désordre et de la détresse, un trou noir où la bombe est tombée… »

Il tourna le journal, chercha les nouvelles de la dernière heure. Autre filet :

« L’anarchiste, qui avait signé son pourvoi en cassation, a refusé de signer son recours en grâce ; cependant des démarches sont faites pour lui sauver la vie ; un appel à la clémence présidentielle, apostillé par une vingtaine de députés, a été remis sous pli cacheté à l’Élysée par MM. Viviani et Rouanet. » 79

— Attendons le résultat des courses.

— Une chose m’a frappé, dit Meyrargues en laissant tomber la feuille, Vaillant n’est-il pas le fils d’un ancien gendarme, aujourd’hui receveur buraliste dans une petite ville de l’Est ?

— Parfaitement ! un rude salaud !

— Si ce vieux serviteur de l’ordre avait postulé pour une place de gardien de prison…

— C’était dans ses cordes.

— Je suppose donc qu’il aurait pu recevoir son fils à la Roquette… et leur conversation eût été édifiante.

— Bravo ! je vois cela.

— Belle situation à traiter simplement.

—  « Rappelez-vous, aurait dit le révolté, qu’à douze ans vous m’avez mis à la porte en me disant : Marche jusqu’à ce qu’on t’arrête !… Je suis arrivé. »

— Voilà la scène à faire.

— On peut y mettre des idées et de l’émotion naturelle.

— Le virus romantique y suffirait.

— Bon dialogue de propagande.

— Et rien de plus.

— Étiez-vous l’autre soir au Théâtre-Libre ?

— À la pièce d’Hauptmann ? Non, j’avais adressé mes places à M. Vignon.

— Je ne l’y ai pas rencontré. Mais… êtes-vous si intimes, maintenant ?

— Comment, vous ne savez pas ? Parbleu ! on ne vous a pas vu depuis quinze jours ; rien ne vous intéresse plus, semble-t-il… on croirait que vous conspirez ! Sachez donc que, piqué par ce que vous m’aviez dit, je suis allé voir « l’homme seul » avec un mot de Gabriel Fabre me recommandant. Il s’est trouvé qu’il connaissait une de mes premières pièces, Le Masque. Nous nous sommes congratulés. Charmante et rare maison. J’y suis retourné, et vous voyez en moi un vignoniste assidu, fervent.

— Eh bien, votre avis sur l’homme ?

— Du génie, c’est incontestable. Mais cela je le savais… Le plus passionné, le plus pur des musiciens. Sa qualité d’art est exquise. Il a des phrases qui se prolongent en nous et malgré nous. En l’écoutant, je me sentais pousser des ailes au dos. Mais son isolement orgueilleux est une chose phénoménale, monstrueuse à force de logique. Entre nous, je n’ai jamais rencontré un plus parfait égoïste.

— La vie sociale ne l’intéresse pas, c’est vrai. Que sa femme tienne le ménage, reprise le linge et fricote, que sa fille coure le cachet par les soirs de boue, il plane, il rêve, indifférent à ces misères et béni…

— Très gentille, la petite Vignon… très avancée.

— Vous voulez dire très idéelle ?

— Et idéale.

— Ah ! vous trouvez ?

— De l’esprit, un sens pratique éveillé et la conscience de sa personnalité. Croiriez-vous qu’elle m’a dit le plus grand mal du mariage et de l’amour ? Voilà qui est assez original chez une jeune fille.

— Aviez-vous demandé sa main ?

— Pas mal !… Et vous ? Je sais, mon cher, que vous en êtes amoureux.

— Quelle plaisanterie ! depuis trois semaines je couche chez Mariette.

— Un sinapisme.

— La volupté sans amour — n’est-ce pas votre théorie ?

— Oh, moi, je n’ai pas d’absolu ! Et j’avoue que dans l’occasion les raisons de Mlle Vignon m’ont ébranlé. J’ai compris le contraire de ce qu’elle disait.

— Seriez-vous épris d’elle ?

— Un peu, je l’avoue. Elle est si bien persuadée de la sottise sentimentale ; elle prétend d’une si belle franchise à une condition plus libre et plus sûre que celle d’épouse ou d’amoureuse, qu’on se sent pris d’une étrange tendresse pour cette femme nouvelle, qui sera peut-être la femme de l’avenir, et qu’on est tenté de l’aimer pour le mépris qu’elle a de l’amour.

— Lui avez-vous débité ces fadaises ?

— Je m’en suis bien gardé. Mais elle a pourtant vu que je l’estimais fort. Je me suis adressé à la pianiste et lui ai demandé de vouloir bien se faire entendre chez moi deux fois la semaine, aux concerts de thé. Elle a hésité d’abord ; puis, sans coquetterie, elle a accepté ; et nous avons convenu du prix des cachets.

— M. Vignon se désintéresse de ces choses ?

— Il préférerait que sa fille ne donnât que des leçons de solfège, car il ne lui reconnaît pas assez de virtuosité pour aborder le concerto ; cependant, à la condition qu’elle s’en tienne aux classiques, il ne la contrariera pas.

— Et Mme Vignon ?

— Très digne femme, de la tenue et de la malice, une éducation à la Mme de Campan.

— Il y avait, malgré tout, dans votre demande quelque chose de risqué.

— Oui… on est toujours bien hardi de s’intéresser aux gens… et l’on n’a pas toujours le choix des moyens. Robert sentit la pointe.

— Venez demain chez moi à trois heures, continua Meyrargues, c’est le jour de notre pianiste. J’aurai quelques invités et un violoniste russe. Il ne tiendra qu’à vous de goûter avec nous la pensée de Mozart exposée par les belles mains de notre amie.

— Merci… Je ne sais pourquoi, Meyrargues, vos paroles me font souffrir…

— Ce n’est pas la partie la plus noble de vous-même qui souffre.

— C’est ton instinct de jalousie, mon camarade, ajouta Brandal.

— Oui, je sais, et tant que nous n’aurons pas tué en nous ce vilain rongeur nous ne serons pas des hommes libres… Car nous devons aussi révolutionner la famille et la vieille théorie des passions — n’est-il pas vrai ?… Mais en attendant, nous sommes encore pétris de l’ancienne chair. Pardonnez-moi ma faiblesse et parlons d’autre chose.

— Non, dit Brandal avec une cruauté scientifique, cela est très intéressant. Nous touchons ici l’un des angles vifs de la Révolution. Un anarchiste ne doit pas être jaloux. Si l’instinct propriétaire ne pouvait être aboli dans l’amour et dans la famille, il serait partout légitime… Et dans ces conditions il serait bien difficile de réaliser jamais le communisme libertaire.

Robert se taisait.

— Qu’en pensez-vous, Robert ?

— Oui, dis donc toute ta pensée.

— J’étais à autre chose, à des choses indirectes.

— Mais encore ?

— Vous souvient-il, Meyrargues, de cette représentation des Tisserands à laquelle nous assistions ensemble l’an dernier ?

— Comme d’hier.

— J’aimais ces révoltés pour leur inconscience et leur exaspération ; je les aimais pour leur vindicte et leur désespoir, et non parce qu’ils étaient des sages. Ah ! la jouissance de celui à qui on a pris sa petite maison le jour qu’il peut saccager la maison du riche !

— Et qu’est-ce que cela prouve ?

— C’est que les passions doivent être acceptées comme telles, comme des forces irréductibles. Il serait fou d’essayer de les plier à nos systèmes. Elles l’emporteront toujours sur nos raisons, car elles sont vivantes, et la logique souvent n’est qu’une chose trop simple. Mais laissons cela, nous parlions théâtre.

— Vous étiez donc chez Antoine le soir d’Hannele Mattern. Cela ne vaut pas Les Tisserands, dit-on ?

— Autre genre.

— Quel est l’argument de la pièce ? demanda Brandal qui s’intéressait plus aux sujets qu’à leur exécution.

— Un poème de rêve sur un fond brutal. J’y trouve du cauchemar, des extases de puberté et des visions de mois de Marie. C’est la légende dorée d’une petite souffre-douleur, fille d’un maçon brutal et alcoolique. Elle tombe dans un étang glacé ; on la retire à demi noyée ; on la couche dans un grand lit douillet ; elle délire ; sa douce mère défunte l’appelle dans la mort pour dormir, et l’âme de l’enfant martyre monte vers les limbes sur l’aile des anges.

— Une imagerie sentimentale.

— Le parterre a ricané parce que les anges de l’ascension avaient des ailes de papier.

Alors Brandal cracha son mépris de la presse.

Une même hostilité les accorda. Ils la disaient lâche, servile, vénale, désarmée devant les grands abus, inclinée devant les grandes compagnies et les monopoles, fermée aux revendications des petits, tout aux mains des manieurs d’argent et des puissants, édifiant sa fortune sur l’abrutissement systématique des masses… Un instrument à briser par la parole, expression directe du sentiment populaire. Malheureusement le peuple avait perdu la grande tradition révolutionnaire, celle des clubs. Les sociétés populaires, qui les reconstituerait ? Là seulement l’éducation sociale pourrait être entreprise ; là, face à face, les hommes apprendraient à se connaître.. ; Mais la presse, cette fausse opinion publique, cette langue d’Ésope, toujours à la même sauce : quelle nausée !

Meyrargues en oubliait sa collaboration à un grand journal du matin, car il savait mieux que personne à quels moulins à vent se heurte l’honnête homme qui, la plume à la main, prétend à faire son devoir.

La presse !… Quel esprit désintéressé avait échappé à ses calomnies ? Quelle idée généreuse avait trouvé son appui ? Quel homme libre l’avait aimée passé les temps de la Restauration !

— Le pauvre et grand Seurat, disait le peintre Brandal, est mort de l’indifférence ou de l’hostilité des critiques d’art ridiculisant ses recherches et ses œuvres pendant qu’ils se pâmaient sur une redingote de Lefèvre.

Meyrargues citait l’exemple d’un directeur de journal réputé pour ses opinions avancées.

— Un jour que je lui proposais une idée touchant l’établissement en France d’un Crédit populaire mutuel, à opposer aux grands établissements d’usure que sont les maisons de vente à crédit, il me répondit : « Imposez-vous à nous par le succès. » J’ai retenu cette réponse comme très significative d’un état d’esprit assez général.

Robert insistait :

— J’ai vu les critiques dramatiques et les soireux à la représentation du Canard Sauvage l’authentique chef-d’œuvre du théâtre moderne : ils réclamaient le canard sur l’air des lampions.

— La meilleure critique à faire de ces gens-là, c’est qu’ils portent aux nues des imbroglios saugrenus et bavards, des opérettes graveleuses, des vaudevilles horripilants dont ils rougissent moins de dix ans après. Et le plus amusant, c’est que, s’il apparaît bien qu’ils se contredisent, on ne peut dire cependant qu’ils aient changé. Quelques aphorismes suivirent :

— La presse représente un esprit moyen de vulgarisation et de digestion.

— Les commis voyageurs de la littérature y sévissent comme à une table d’hôte.

— Les placiers en réclame y triomphent.

— La pornographie triste y tient ses assises.

— Quel homme de goût cite sans ironie l’opinion d’un propriétaire de journal ?

— M. Vignon ne dit pas autre chose, remarqua Robert.

— Voilà pourquoi j’estime que Vaillant a servi les idées générales et le peuple par la portée de son acte, comme il les servira par son martyre, en fournissant des thèmes de discussion et de passion que le verbiage des chroniqueurs ne peut obscurcir qu’un matin. Son éloquence est celle des faits.

— Des faits-divers.

— Si vous voulez. Mais ces faits-divers crèvent les raisonnements et les systèmes et permettent d’apprécier la sensibilité collective.

— Elle est pauvre.

— Lassitude et colère. Quand le peuple ne croit plus à la justice, c’en est assez pour qu’il légitime la violence.

— Et les lois d’exception.

— Les deux se tiennent et précisent la situation révolutionnaire.

— Voilà tout de même un état de guerre plus intéressant que les vieilles contestations géographiques, et qui satisfait à la fois notre instinct de lutte et notre éloigneraient du militarisme ; c’est le conflit des forces morales d’où la sensiblerie et le panache sont éliminés. Nous ne faisons plus appel aux sentiments généreux, car nous avons dû reconnaître que l’homme d’aujourd’hui est un être inexorable et lâche qu’on ne réduit que par la peur.

— Nos aînés ont encore des illusions à cet égard. Voyez le commandant Maréchal qui vient mêler sa voix et sa vieille barbe au débat qui nous passionne. Polytechnicien de la promotion des Considérant, il écrit au froid ingénieur de l’Élysée ; il lui envoie le quatrain autographe de Victor Hugo implorant la grâce de Barbes. « Vous ne voudrez pas, ajoute-t-il, qu’on puisse dire qu’en 1839 le roi des Français s’est montré clément, et qu’en 1894 le président de la République s’est montré impitoyable. »

— Cœur simple et suranné pour qui la république est un régime de pitié.

— Le préjugé s’explique : la foule ne veut pas s’avouer à elle-même qu’elle est stupide et cruelle.

— Mais si vous attaquez aussi la foule, dit Brandal, il n’y aura plus rien.

— Hum ! Il restera bien encore assez de sottise pour suffire à l’existence commune.

— Je vois, dit Meyrargues, que notre camarade voudrait rendre la foule responsable, ce qui implique chez lui le haut souci de la moraliser. Mais l’essence de nos démocraties, c’est à vrai dire l’irresponsabilité. Sur ce point encore je suis d’accord avec lui : le dogme de l’irresponsabilité qui se présente sous couleur scientifique doit être rejeté.

— Qui donc est responsable ?

— Pas même l’individu, diriez-vous, Brandal… Quelle inconséquence ! La liberté implique la responsabilité. On peut à ce sujet jouer sur les mots très libéralement, mais il importe de ne point se piper soi-même au jeu. Écoutez les journaux constitutionnels, vous verrez qu’ils entendent la plaisanterie aussi bien que nous.

Et Meyrargues cita gravement ces trois lignes du Temps :

« Le président de la République est irresponsable de par la constitution et, par conséquent, toute attaque contre lui est un outrage à la France dont il n’est en définitive que le symbole. »

— Sadi Carnot symboliserait la France… en lui vivraient le génie de la race, les tendances meilleures, la poussée organique d’une nation ? En lui la science, et l’art, et l’émotion d’un peuple ?… La bonne blague !

— Ce n’est qu’une formule politique. Et qu’est-ce que la vérité en politique ?

— Une couleur, dit Brandal ; mais je n’aime pas le gris.


Des camelots aux voix mal étamées, faisant irruption dans la rue Lepic, lancèrent en clameur de trompe à la rue Tholozé la nouvelle de l’exécution de Vaillant. Meyrargues et ses compagnons, soudain pâles, se regardèrent. Ainsi c’était vrai, la chose monstrueuse était accomplie… Ils ouvrirent la verrière, psittèrent les crieurs qui posèrent leurs feuilles sur le seuil de la porte et cueillirent d’une main adroite les sous lancés.

Brandal descendit chercher les journaux. Meyrargues et Robert restaient à la fenêtre, côte à côte, accoudés. Ils oubliaient leur rivalité sentimentale. Une pensée plus haute les réunissait.

— Voyez donc, Robert, comme le brouillard est rouge sur Paris.

— C’est le sang du supplicié qui coule dans le crépuscule.

— Et ces nuages, là-bas, comme des écharpes déchirées, ces loques fouettées au vent comme des drapeaux noirs, et ces fenêtres closes, ces dentelles d’arbres morts, ces crêpes et ces fumées d’usines !

— Mon pressentiment ne m’avait pas trompé. Cette nuit, je pensais au prisonnier de la Roquette ; j’imaginais que l’aurore prochaine pouvait être l’heure du crime social ; et, dans mon insomnie j’assemblais des mots :


Un ciel boueux, taché de sang, c’était l’aurore,
La vieille aurore avec ses rosés de festin,
Qui se levait honteuse à l’appel du destin
Pour éclairer des yeux que la mort allait clore.


— Il y ainsi des sympathies secrètes ; des faits mystérieux ou lointains se répondent. Ce jour d’hiver, d’une lumière si pure, où nous voyons passer des ombres, me rappelle un soir tragique resté en moi depuis l’enfance. C’était après la déclaration de guerre, en 70, quand les lanciers passaient au galop et quand les canons et les prolonges secouaient les pavés de la calme petite ville où j’étais élevé. Une aurore boréale incendia le ciel, vers les neuf heures. Les bourgeois sortirent de leurs maisons et vinrent se grouper sur la place d’Armes comme un troupeau peureux ; moi, je montais à la fenêtre d’un grenier d’où ma vue s’étendait au loin sur la campagne. Le firmament d’été brûlait comme du reflet de mille meules en flammes ; et j’entendais monter les lamentations du peuple et des femmes : « C’est signe de sang ! signe de sang… Jésus ! »


Brandal remontait, rapportant les éditions spéciales. Vaillant était bien mort, avec crânerie, avec orgueil, en espérant, dans un grand cri.

Ils lisaient les comptes rendus et se jetaient des détails.

— Et maintenant ?… demanda Brandal.

— Maintenant nous lui ferons des funérailles.

— Je lui consacrerai mon article prochain… si la direction le laisse passer.

— Assez de rhétorique…

— Non, c’est fort bien ainsi. Meyrargues, vous parlerez, d’autres agiront. Mais laissez entendre que ce sang appelle du sang…

Ils se turent réconciliés, baptisés dans le fluide de cette mort. Un état de grâce héroïque les pénétrait, effaçait leurs différends, leurs querelles et leurs mots.




VIII


Qu’appelez-vous des honnêtes gens ?
MADAME DE LANGEAC


Toute la semaine qui suivit l’exécution de Vaillant, une foule de visiteurs, curieuse ou passionnée, se porta vers le cimetière d’Ivry. Des raisons diverses donnaient à ce pèlerinage un caractère politique.

La presse presque unanime avait blâmé l’attitude du Président qui, disposant du droit de grâce, n’en avait point usé en la circonstance pour corriger un verdict jugé trop sévère. Quinze jours auparavant, Rochefort avait écrit, en citant du Victor Hugo à son ordinaire :

« Qu’il y consente ou non, M. Carnot, et personne autre, restera le véritable exécuteur de Vaillant.

« Qu’il aura de ses mains lié sur la bascule.

« Et comme il aura tout seul le bénéfice de sa décision, c’est bien le moins qu’il en coure les dangers. »

On remarquait, en outre, que l’exécution avait eu lieu pendant les fêtes du carnaval. La maladresse se doublait d’une indécence ; car le peuple de Paris se croyait en droit de compter sur la trêve des confettis, sans qu’on vint jeter cette tête coupée sur le pavé de ses réjouissances.

Déjà le mot de Raynal, ministre de l’Intérieur, à propos des deux mille perquisitions et arrestations qu’il avait commandées au jour de l’an : « J’ai donné des étrennes aux honnêtes gens », avait été réprouvé par tous les gens de goût. La nouvelle incorrection de M. Carnot mit le comble à l’impopularité de l’Exécutif.

La mémoire de l’anarchiste en bénéficia par un de ces retours qui sont dans la marche des affaires politiques et sentimentales.

La presse irrévérente n’alla point jusqu’à l’apologie de Vaillant — le peuple s’en chargeait — mais elle eut des ambiguïtés et presque des menaces :

« La société bourgeoise, écrivait un polémiste catholique, en se montrant implacable, n’a peut-être pas cru commettre un crime ; elle s’apercevra bientôt, je le crains, qu’elle a commis une lourde faute… Être pitoyable lorsqu’il était possible de l’être, puisque Vaillant n’avait tué personne, c’était tout simplement être avisé et prudent. »

M. Drumont émettait quelques réflexions sur l’Histoire universelle à la manière de M. de Meaux.

« Chaque homme après tout est condamné à mort en naissant, et, au fond, la vie que nous menons tous sur cette terre est celle d’un condamné qui aurait obtenu un sursis assez long. En y réfléchissant, on trouverait peut-être que, malgré l’horreur d’un brusque réveil, il vaudrait mieux disparaître ainsi frappé pour une cause que l’on croit juste que de subir toutes les tortures d’une vessie endommagée, et que de crever, à moitié idiot, lâche et babouinant, sur un pot de nuit… »

Par la force des choses, devant la couardise, la bassesse et la sottise des hommes au pouvoir, l’anarchie devenait un parti d’opposition autant que de révolte ; le terrorisme était discuté par des gens calmes à grand renfort d’arguments ; il y avait coquetterie à se piquer de nihilisme comme on épingle un œillet. À propos de telles propagandes, la beauté de l’intention fut exaltée ; on radouba des métaphores ; Tailhade eut un mot fameux ; enfin la contagion prit des proportions telles que le sceptique Magnard crut devoir s’élever dans Le Figaro contre la « vaillantolâtrie ».

Meyrargues suivait ce mouvement avec une attention d’historien ; il en notait les phases et se demandait jusqu’où la moralité commune en serait influencée. Non sans sourire, il avait vu des économistes orthodoxes affirmer soudain, comme touchés de la grâce, l’urgence des « justes réformes trop longtemps attendues par la démocratie souffrante ». La question sociale commençait à exister ; des catholiques pensaient à l’Évangile ; sous les nuages lourds d’orage, la charité et la philanthropie dressaient des paratonnerres.

— L’heureux tapage, concluait Meyrargues.

— Que de choses dans une cantine de poudre chloratée ! constatait Robert.

Et les chroniques se succédaient : l’économie, la politique, la morale, voire la statistique, fluctuaient, subissaient le contrecoup de l’actualité comme d’incertaines valeurs de bourse ; l’anarchiste mort occupait le monde plus qu’un auteur à succès, et marquait encore son sillage dans la vie parmi l’onde fuyante des consciences.

— Mais les victimes innocentes ? objectait Marchand.

— Je m’en tiens à l’opinion des feuilles gouvernementales, répliquait Meyrargues : « Tout est affreux dans cette lutte, mais elle est engagée. »


Du côté des anarchistes on pouvait observer une certaine effervescence ; mais ils étaient surtout fiers de leur importance nouvelle. Le public mal informé s’exagérait le caractère de leurs réunions privées, petites parlottes où d’astucieux compagnons s’amusaient à rédiger des manifestes qu’ils communiquaient ensuite aux journaux avides d’informations. Les quotidiens avaient institué une rubrique spéciale dédiée à l’anarchie : à côté des fragments révolutionnaires composés pour la circonstance, on y amplifiait les gestes des pochards et des plus falots casseurs de vitres. Le lecteur matinal y trouvait sa pâture. À cela se bornait « l’association ».

La Sûreté générale, conseillée par des feuilletonistes et des mémorialistes, persistait toutefois dans ses errements, recherchait des complots organisés, affectait de croire à quelque vaste carbonarisme où des serments de sang liaient les conjurés, et se refusait à admettre qu’en anarchie, le parti se limitât à l’individu.

Cependant Robert ne se montrait plus. Ses amis le disaient souffrant.


Le jeudi soir, Meyrargues, Brandal et Marchand se rencontrèrent chez M. Vignon, toujours accueillant et révolté de la seule banalité des choses. Laure, inclinée à l’anarchisme par la mort en beauté de Vaillant, la pureté de Robert et le don juanisme spirituel de Meyrargues, s’attarda, après la séance de musique, à écouter leurs raisons.

Marchand n’entendait rien à la musique, mais quelques réflexions heureuses qu’il opposa aux paradoxes de Meyrargues lui valurent l’estime de Laure. Il sentit vivement le charme simple de la musicienne telle dans sa grâce et sa santé qu’il imaginait l’humanité future.

Brandal, toujours systématique, ne manqua point de faire observer à M. Vignon que la révolution nouvelle revêtait un caractère de nécessité, par ailleurs affirmé dans la polyphonie orchestrale, la peinture impressionniste et le vers libre.

— Ce que je crains dans la bombe, objectait timidement M. Vignon, c’est l’explosion de la sottise.

Meyrargues intervint, expliqua les actes de révolte :

— Les terroristes ne sont point si stupides que voudraient le laisser entendre certains communards repentis, genre Lepel-letier !

Et, connaissant le goût de M. Vignon pour la pensée de Renan, il citait son auteur : « En analysant bien les choses, la force dont on dispose n’est pas autre chose que la crainte qu’on inspire. »

— Vous penserez de moi ce que vous voudrez, disait M. Vignon en se frottant les mains, mais je vous assure que je ne me dérangerais pas plus pour attaquer la société que pour la sauver.

— Quand tous les individus en seront arrivés à cet état de conscience, le danger sera que la planète ne cesse, elle aussi, de rouler inutilement.

Mme Vignon souffrait de voir que la conversation traînât sur de pareils sujets. Elle pensait bien que les amis de son mari, si artistes, des enthousiastes adorant Wagner, César Franck et M. Vignon, ne pouvaient être de dangereux conspirateurs ; ils ne parlaient que par jeu de ces choses pénibles et parce que les journaux en étaient pleins. Du reste, elle avait vaguement idée que si M. Vignon arrivait de quelque façon à s’intéresser aux faits quotidiens, il finirait par descendre de sa montagne.

Que la camaraderie ébauchée, en cette époque troublée, avec ces jeunes gens, se continuât, le hasard qui les avait rapprochés, qui leur avait permis de se découvrir, pouvait être bienfaisant ; toute cette rumeur de rue finirait par s’apaiser ; ils mettraient de l’eau dans leur vin ; M. Vignon, fêté, compris par ses amis, exhorté, encouragé, se lancerait avec Meyrargues qui avait de belles relations à la ville et au théâtre ; sa timidité, son insouciance et sa gaucherie s’atténueraient ; il guérirait de sa réserve dédaigneuse, consentirait aux commerces nécessaires ; on le rencontrerait avec des journalistes et des actrices. Quel renouveau, une jeunesse durable, celle de la gloire !

Mme Vignon songeait à cela — oh ! vaguement — en somnolant dans son fauteuil de reps usé. Et c’était presqu’un rêve de jeune fille, une ombre douce aux grands tableaux d’avenir que la fougue des rénovateurs évoquait en mots cruels. Et, qui sait ? une autre aventure était peut-être liée aussi à ces folies. On peut croire à tant de choses quand on a cinquante ans. Il lui semblait que la seule curiosité des idées et des caractères ne retenait pas Laure dans ces discussions.

La bonne maman n’ignorait pas que Meyrargues était riche et célèbre, qu’il avait eu, deux ans auparavant, quatre actes au Français dont on parlait encore, bien qu’il se donnât lui-même en tout pour un amateur. Elle savait dans ce concert révolutionnaire observer les nuances et ne faisait point à sa fille l’injure de supposer qu’elle eût pu se toquer d’un étudiant pauvre, d’un petit métaphysicien comme Robert. Brandal et Marchand, trop frustes, ne l’inquiétaient pas.

Elle hasardait parfois une réflexion simple et bonne femme :

— Tout cela est très joli, et, si l’on vous écoutait, je crois bien que le monde serait meilleur ; en attendant, soyez prudents.

— Cachons nos rouges tabliers, gaminait Laure.

— Laure, sers les grogs, disait M. Vignon, il est dix heures et demie.

— Vous arriverez à convertir cette petite mâtine ! messieurs, ce n’est pas bien ; elle a déjà assez d’idées depuis qu’elle lit les romans russes et les drames norvégiens.

— Laisse donc, maman, c’est très amusant, papa achète maintenant quatre journaux du matin, et j’ai encore trouvé La Presse dans la poche de son pardessus.



IX

Je pris mon chapeau : j’avais tant de peine.
GŒTHE. Les Souffrances du jeune Werther.


Laure était seule au logis quand Robert se présenta chez les Vignon à la tombée de la nuit. Au salon, dans l’embrasure d’une fenêtre, traînait encore sur une chaise la nappe qu’elle marquait, piquée d’une aiguillée de fil rouge ; sur le piano à queue, décoratif comme une harpe couchée, bâillait la partition de Fidelio.

— Ma mère ne rentrera pas avant six heures.

— Et votre père ?

— À sept heures passées, comme d’habitude.

Et son sourire indulgent signifiait : après l’apéritif.

— Mademoiselle, dit Robert, je venais vous demander en mariage.

Elle le regarda franchement, sans émotion :

— Quelle plaisanterie !

— Rien de plus sérieux.

— C’est bien banal ce que vous allez faire là. Ne savez-vous pas que tous les élèves, les admirateurs et les amis célibataires de papa, de vingt à soixante, ont eu la même idée — comme par hasard. Quinze jours après leur entrée dans la maison, ils se croient tenus à cette formalité. Ne vous inscrivez pas à la suite ; il me faudrait vous comparer aux autres — et je ne veux pas. Officiellement refusé, vous feriez peut-être comme eux, vous ne reviendriez plus à la maison, vous espaceriez vos visites, et maman dirait encore que je fais le désert autour de papa, comme si c’était ma faute.

— Dites-moi vos raisons.

— Il vous faut des raisons, petit fou. La meilleure, c’est que vous me plaisez comme camarade et pour votre caractère, mais pas comme mari — ah ! mais non !  — et que d’ailleurs l’état conjugal n’a pour moi aucun attrait. J’aimais à penser que, sur ce point du moins, nous avions les mêmes idées. Chez moi, ce n’est qu’un sentiment ; chez vous, c’était une théorie. Peut-on savoir pourquoi vous lâchez vos principes ?

— Je sens que je vous aime éperdument et ne sais plus rien d’autre.

— Robert, vous avez vingt ans.

— J’en conviens, c’est ridicule… mais je voudrais mourir de cet amour.

— Laissez ces déclarations romanesques.

— Laure, si vous me repoussez, je suis perdu : j’ai tant besoin d’être aimé !

— Je vous repousse amicalement. Pourquoi voulez-vous que nous ajoutions un nouveau couple à ceux qui perpétuent la misère humaine ? Usons notre vie inutilement, ou plutôt affranchissons-nous des soucis ordinaires pour goûter des heures de beauté.

— Cela ne m’est pas possible, il faut toujours que je donne un but à mes actions, un but d’utilité générale. Contre cette faiblesse de ma nature, je ne voyais de recours que dans l’amour, dans votre amour ; mais vous m’enlevez cette consolation, vous me rejetez à l’existence des foules. Soit ! vous saurez du moins que j’étais prêt à vous consacrer ma vie. Puisse-je seul en porter le poids et la faire servir au bonheur commun.

— Pauvre ami, qu’avez-vous besoin de penser au bonheur commun ? Quelle passion de sacrifice vous entraîne ? Où donc avez-vous vu que les autres aient besoin de vous ?

— Les cruelles paroles !

— Ne seriez-vous pas assez affranchi ? Robert, pensez qu’il y a une grande joie à devenir un homme, un être seul et libre. Pour moi, je n’ai d’autre but que d’exister par moi-même ; dans l’émotion des autres, je n’ai jamais cherché que mon propre développement. Comprendre la pensée d’un Beethoven, c’est goûter l’ivresse d’une envolée, une sensation de liberté dans le grand air pur des sommets.

— Et comprendre la foule et communier à toutes les douleurs, n’est-ce pas aussi goûter le sentiment de l’éternité et sa tristesse ?

— Vous cherchez à vous évader de vous-même — je voudrais fondre en moi toute la vie.

— Et vous méprisez l’amour.

— Parce que l’amour, tel que je le conçois, n’est qu’une forme inférieure de la poésie. Mais peut-être la contradiction qui nous sépare n’est-elle qu’apparente. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas faire la raisonneuse, et nous en avons assez dit pour que vous sachiez à quelles raisons j’obéis. Robert, je ne veux être la femme de personne ; je ne veux pas appartenir à un autre être. Ayons tous les deux le courage de notre orgueil, et ne nous amoindrissons pas dans une union où nous n’apporterions, ni vous ni moi, l’inconscience nécessaire à l’égoïsme à deux.

— Votre main d’amie ?

Elle lui tendit sa main aux longs doigts pâles qu’il baisa les yeux fermés ; puis il reprit sa cape de drap posée sur le piano. Les longues cordes frôlées vibrèrent mystérieusement comme les fibres d’un cœur ému. Le portrait de Richard Wagner leur souriait plus sardonique.

— Et maintenant, adieu ! Vous m’avez rendu à moi-même. Excusez ma démarche, ce moment de faiblesse qui m’a conduit ici. J’étais lâche.

— Qu’allez-vous faire ?

— J’obéis à ma destinée. J’ai besoin de m’oublier. Vous seule auriez pu m’attacher à la vie quotidienne. Ne me demandez rien de plus.

Laure n’eut pas le courage de le railler ni de le retenir, car elle vit qu’il ne souffrait pas seulement de son refus, mais d’un mal plus profond.

D’ailleurs il partait résigné.




X



Le fou ! il est mort de la fièvre !
S’il eût attendu le retour de ses forces, le tumulte de son sang se serait apaisé, tout serait rentré dans l’ordre, il vivrait encore aujourd’hui.
GŒTHE


— Après une semaine de labeur, il est émouvant que des citadins aillent piétiner des terres fraîches et que l’odeur amère des cyprès tempère leurs soifs habituelles. Mais voyez comme les tombes qu’ils affectionnent sont laides et toujours boutiquières ! L’atmosphère sociale baigne encore ces pierres symétriques, frise les arbustes en pot, enfume les grillages et les carrés de buis ; la mort civilisée aligne ses mensonges au long des allées ; le fétichisme mortuaire y fleurit en verroteries.

Ainsi parlait Meyrargues, ce dimanche, en franchissant la porte du cimetière d’Ivry.


Au fond de l’enclos funèbre, vaste et plat, peu fourni d’édicules et de maçonneries — champ de navets, dit le peuple — un coin sans ombre et sans herbe garde la désolation de la terre nue ; des piquets le jalonnent ; c’est le cimetière des suppliciés. Là, rien qui redise leur nom ; l’empreinte de leur corps s’est effacée dans la glaise ; une gloire mauvaise reste d’eux, errante comme un fantôme de sauvagerie ; sur les gravats se projette l’ombre de l’homme primitif, et des gnomes dégénérés se barbouillent de la vase du fossé.

Meyrargues et Robert se dirigèrent sans tâtonner vers ce coin-là, guidés par une foule incessante.

Aucune mesure d’ordre n’avait été prise dans l’intérieur du cimetière. Les aides de M. Bertillon qui, les jours précédents, s’étaient contentés de braquer leurs appareils photographiques sur le tertre pour clicher les visiteurs, à seule fin d’offrir à M. Raynal un bouquet de suspects, n’avaient pas prévu que le public suivrait et gênerait leurs opérations.

Forçant le gros des curieux dévots et badauds, Meyrargues et Robert arrivèrent devant la tombe de Vaillant et se découvrirent. C’était, parmi la foule, un étroit espace, un vide pieusement gardé ; et là tombaient comme dans un puits de pitié les fleurs jetées en pluie. Sur le haut sillon, s’entassaient des gerbes et des palmes, les plus délicates jacinthes, des œillets candides, des violettes d’amour, des rosés saignantes, des géraniums de gloire, des mimosas déliés venus des bords de la mer bleue. Ces fleurs étaient sincères comme les larmes des pauvres.

Des enfants se faufilaient ; des femmes au front bombé se lamentaient. Un vieillard leva son fils, un bébé pâlot, à bout de bras au-dessus de la foule : « Regarde, dit-il, là tombe du martyr. » Meyrargues jeta parmi les bouquets des humbles une grande gerbe d’iris noirs liée d’un ruban mauve, qui provoqua des admirations et des commentaires. Puis la foule retomba à son apitoiement, à ses silences, à son recueillement. Par moments, l’attention devenait extrême, et tous les assistants se taisaient, comme des oiseaux à la chute du jour.


Cependant des paroles devaient être prononcées ; chacun les attendait avec anxiété ; une même oppression gonflait les poitrines ; mais les mots s’arrêtaient sur les lèvres timides, et les manifestants s’épiaient entre eux, sombres et curieux.

Un ouvrier imberbe s’avança, franchit le cercle réservé ; il portait le costume de drap gris des geindres endimanchés ; il ôta sa casquette et dit d’une voix incisive : « Vaillant, tu seras vengé ! » puis il se perdit dans la foule.

— Qui est celui-là ?

— Un mitron.

— Il n’a pas peur.

— Un vantard.

— Un policier.

— Possible.

— Où est-il passé ?

— Il a disparu.

— On le pincera à la sortie.

— Capons !

Des rudes visages s’enhardirent, s’éclaircirent.


Des manifestes imprimés furent lancés portant en grosses lettres : « À Carnot le tueur ! »

— Le droit de mort n’appartient qu’à la nature, dit un homme anguleux.

Tous les yeux se fixèrent sur lui, il n’ajouta rien, surpris lui-même d’avoir parlé.


Un aveugle décent, guidé par une jeune femme, monta sur la borne de pierre blanche historiée d’une devise latine : Labor improbus omnia vincit épie des mains inconnues avaient posée sur la tombe de l’anarchiste. Il souriait au peuple et regardait très loin vers le soleil. Il parla d’une voix douce :

« Dans sa léthargie, le peuple est un vivant enseveli. Il s’éveille parfois dans la nuit du tombeau, et convulsivement il cherche à briser les planches de son cercueil.

« Du fond des ténèbres, j’ai entendu ton cri de rage et de désespoir, ô Vaillant ! Tu as menacé les puissants, ceux qui vivent du peuple et ne le servent pas. Ton bras s’est levé ; mais tu as été ta seule victime. Et maintenant la terre emplit ta bouche… Hélas ! »


D’autres lui succédèrent, des ouvriers obtus, des femmes anémiées, des vieillards aux orbites élargis par l’âge : tous disaient leur tristesse et leur espoir ; un enthousiasme contenu haussait le ton de leurs paroles ; leurs imprécations et leurs prières tombaient comme les répons alternés d’un hymne farouche. Sous leurs lamentations monotones, Meyrargues et Robert entendaient des choses profondes.

Un poète râpé, beau de misère et d’exaltation déclama :


Que ton souffle se mêle à la création !
Que la rosée de ton sacrifice mouille nos âmes stériles…
Que ton exemple unique soit comme l’eau d’un seul nuage qui fait
germer toutes les plantes dans la forêt.


Un guenilleux aux cheveux gras, à la face glabre et rusée, à son tour monta sur le tertre, agita ses bras comme un ivrogne :

— Ah, ah ! bonnes gens, ces individus, pour les appeler par leur nom, croyaient l’avoir bien caché, et qu’il n’en restait pas ça… Enfoui, disparu, quoi ! Mais attendez, moi j’étais là. Comme tous les matins, je ramassais des escargots — c’est mon métier, vous comprenez — et j’ai tout vu. Ils l’ont enterré ici, oui, mais ce n’est pas tout… Ah, ah ! il y avait un panier de son rouge — vous comprenez — ils l’ont vidé contre le mur, dans un creux, puis ils ont roulé des pierres dessus… Attendez, vous allez voir ça… vous allez voir son sang… je vais vous montrer ça, moi !

Ce fut un délire religieux. Les femmes se partageaient un peu de cette sciure souillée, la nouaient dans un coin de leur mouchoir ; des hommes y baignaient leurs mains.

Un blousier grand et grison, rude comme un pâtre des Alpes, crut devoir protester :

— Qu’importe la dépouille humaine ! Ce sont les idées du camarade qu’il faut conserver.

— Il a raison.

— Un culte n’empêche pas l’autre.

— Je proteste contre le culte… oui, contre tous les cultes.

— Moi, contre la profanation… on trouble le repos d’un mort.

— Va donc, mouchard !

— Et bien moi… je ne suis pas conservateur… je voudrais pouvoir déterrer son corps, le promener dans Paris, montrer sa tête…

— Au bout d’une pique, peut-être ?

— Parfaitement !… au bout d’une pique… une ballade à l’ancienne ; quoi !…

— Hum ! pour cette ballade-là, j’aimerais mieux promener une autre binette que celle du camarade…

— Tu parles !…

— Mais ça ne se fait plus… À quelle époque croyez-vous vivre ?

— Vous datez, citoyens.

— Aujourd’hui la Révolution n’a pas besoin de ces moyens-là…

— Alors… vous auriez des moyens ?…

— Et le machinisme ?…

— C’est vrai… Il aurait dû y penser… Taisez-vous donc !…

On voyait les policiers s’affairer à la porte du cimetière. Cependant des manifestants entrèrent encore mêlés à un convoi de pauvres. Des faces louches rôdaient parmi la foule ; des bouches torves questionnaient :

— Qui est ce grand ?

— Savez-vous le nom de l’aveugle ?

— Connaissez-vous celui qui a chanté ?

— On dit qu’il est venu un député.

— Un député ? Pour quoi faire ?

— Oui, Coûtant.

— Ah, Coûtant !

— Non, il était allé visiter la tombe d’un de ses amis, un conseiller municipal.

— C’est régulier.


Le ciel était froid et livide ; la terre glissante engluait les pas dans l’enclos piétiné ; des moineaux pépiaient sur la crête du mur sec. La foule avait l’air d’attendre.

Deux drapeaux rouges furent plantés sur la tombe. Des cris fusèrent isolés :

— Vive la Commune !

— Vive la Révolution !

Une loque noire fichée au bout d’un bâton leur répondit :

— Vive la mort ! La foule s’inquiéta.

— Partons, voulez-vous ? Je crois qu’il est temps.

— Ça pue le mouchard ; je n’ai pas envie d’attraper l’influenza, dit Robert, en toisant dédaigneusement un indiscret marchand de vin au cache-nez garance. ’

Un compagnon menuisier, son mètre pliant dans le gousset du veston, s’approcha de Meyrargues et lui serra la main avec effusion ainsi qu’à Robert. Ils ne l’avaient jamais vu.

— Savez-vous quelque chose de l’affaire Mérigeau ?

— Ils se sont fait prendre la main dans le sac : canailles, mais bêtes, les agents de Fédée.

Un reporter chafouin les aborda :

— Bonjour, messieurs.

— Bonjour, monsieur Gallois. Vous êtes là pour Le Quotidien ?

— Justement.

— Bon reportage.

— J’atténuerai l’impression, vous entendez, ce serait d’un effet désastreux.

— Très beau ce grouillement, monsieur Gallois.

— J’entends : vous goûtez cela du point de vue pittoresque. Eh ! mon Dieu, moi aussi — je ne suis pas un bourgeois, j’aime les mouvements de foule —, mais pas ici.

— Au théâtre ?

— Enfin le moment est mal choisi : nous avons maintenant besoin d’apaisement à tout prix. Le ministre n’a pas l’ombre de sens politique : souffrir un pareil scandale !…

— Que vouliez-vous qu’il fît ?

— Qu’il l’accrût, risqua Robert.

Le reporter sourit, mais il était vexé.

— À propos, monsieur Meyrargues, vous savez combien je vous admire… Et puis, entre confrères…

— Vous me flattez.

— Je tiens de source certaine qu’on perquisitionnera chez vous cette semaine.

— C’est déjà fait.

— La première perquisition n’avait pour but que de vous rassurer : on reviendra. Vous êtes averti.

— Merci, je sais que vous êtes bien placé pour savoir ces choses-là.

— Un peu. Puyraveau, notre confrère de L’Époque, détaché du ministère à la Préfecture, vous soupçonne toujours de je ne sais quelles complaisances.

— Je l’ai connu autrefois ; il utilise ses relations.

— En tout bien tout honneur : il veut la croix.

— Dites-lui donc que les bouts de ruban ne traînent pas chez moi. Merci tout de même, monsieur Gallois.

— Mon cher confrère… trop heureux… Ah ! me sera-t-il permis de vous citer parmi les curieux dans mon compte rendu ? Meyrargues le regarda froidement.

— Comme vous voudrez.

— Alors je n’en ferai rien.

— Merci encore.

— Très gentil, ce Gallois, dit Robert, quand le journaliste eut pirouetté.

— Il ne me nommera pas dans Le Quotidien, mais il renseignera personnellement Puyraveau, et je serai certainement perquisitionné mardi.

Ils passaient la porte du cimetière.

— Circulez ! commanda un officier de paix très agité. Des reporters à pèlerines stationnaient, prenaient des notes. L’homme aux galons d’argent s’approcha d’eux :

— Je n’avais pas d’ordres, il faut m’excuser, messieurs… on n’avait pas prévu le cas, sans quoi j’eusse balayé toute cette racaille.



XI


Parfoy, celui qui passe là semble être un moult gentil homme, et toutefois il ne le montre pas.
jean d’arras


Georges Meyrargues descendait-il des anciens comtes de Meyrargues, franche noblesse de Provence ? Les médisants de la littérature démocratique l’insinuaient, mais lui-même se donnait pour père un gros industriel. Il affectait de traiter dédaigneusement les avantages de la naissance et du rang, et ne prisait que les qualités personnelles. Haut, brun, solide, le front légèrement fuyant, l’abord discret, la poignée de main sèche, il avait alors trente-six ans, une belle santé et le goût de la vie.

Quelques collaborations à des journaux littéraires et le succès de sa pièce au Français n’avaient pas tari sa verve, et la faveur d’un académicien, dont il avait cultivé la maîtresse, ne lui semblait pas un bienfait des dieux.

Une rente viagère et des parts dans la Société des charbonnages de Fuveau lui assuraient un revenu de vingt-cinq mille francs environ : pas la richesse mais l’indépendance, hors ce qu’il croyait devoir de lui-même à ceux qui lui valaient sa fraîcheur d’esprit comme un beau fruit de leur misère nourricière.

Combien faut-il de serviteurs obscurs pour expliquer la position d’un homme libre ? Il y avait souvent pensé sans fausse pitié et sans ironie. Dans chaque pauvre il respectait un créancier, mais ne se croyait pas le droit d’insister : il avait trop de tact pour témoigner au malheur une compassion ostensible.

Robert et quelques autres révoltés de tempérament, dont il faisait sa société choisie, lui étaient sympathiques à cause de leur dégoût des conditions moyennes du bonheur et pour l’impatiente énergie qui les dressait contre le consentement ou la résignation des masses.

Dangereux camarade malgré son affabilité, il avait la manie de voir ses amis en beau. Il n’était point d’être si mal venu qu’il ne pût ingénieusement redresser ; à tous il savait trouver du talent ou du caractère ; sculpteur ou médecin, il était très vital pour ceux qu’il aimait — et se trompait rarement. À la vérité, lorsqu’il combattait les préjugés traînants, c’était lui-même qu’il éduquait ; frondeur ou destructeur, il n’exerçait que ses facultés de critique, plus simplement même son sens mondain du dénigrement. C’est qu’il ne croyait pas à une humanité progressive en bloc et par surprise. Toute généralisation l’ennuyait. Il niait même le règne des idées. Un certain vernis de politesse et de corruption lui semblait le seul bénéfice de la civilisation — mais il n’en faisait pas fi.

Sans enflure et sans affectation, d’humeur conciliante, ses aphorismes d’une ingénuité savante attestaient le velouté de sa nature assez piquante au rebours.

Dans ses meilleurs moments, il souffrait de ce qu’est l’homme, et vite se résignait aux passions, aux faiblesses, aux hypocrisies, aux convenances, mais pas dupe du jeu et toujours beau joueur en toute aventure.

On ne peut dire qu’il fût sympathique à beaucoup de gens en dépit de son grand air bêta assez royal.

Le lendemain de la visite au cimetière, il se trouva seul avec Laure Vignon, l’heure de musique les rassemblant, comme ils avaient accoutumé, dans son atelier de l’avenue Trudaine, le lundi de trois à quatre. Elle avait apporté les sonates de Brahms.

Des tentures soyeuses de glaïeuls sur champ vert d’eau, quelques toiles impressionnistes lumineusement grises, un paravent de Vuillard, une source gelée en pâte de verre d’Henry Cros, encadraient leur récréation.

C’était le troisième concert-sonate : un plaisir délicat qu’il se donnait, une gerbe de joie dont il décorait le luxe amorti de son chez-soi.

Quand elle eut fini de jouer, pendant qu’elle égrenait encore d’une main légère un chapelet d’accords majeurs, après des compliments spécieux, il lui laissa entendre avec une politesse chinoise qu’il la désirait. Elle n’en fut point ouvertement choquée — c’était l’hommage dû — mais se refusa à être sa maîtresse pour les mêmes raisons invoquées devant Robert contre le mariage.

Meyrargues n’essaya pas de la plaisanter sur la préciosité de son goût. Il faisait peu de cas du bon sens de Molière. Du reste Laure n’étalait point le jargon et les afféteries de l’hôtel de Rambouillet, mais une morale franche et hardie.

Assise sur le tabouret du piano, elle se retourna et fit face au flatteur, qui, le coude au bras du fauteuil, souriait à ses refus, à ses raisons.

— Toute autre chaîne qu’une sympathie désintéressée me serait pesante.

— Très romanesque et très inhumain aussi ce que vous dites-la.

— Faut-il donc être sensuelle pour être humaine ?

— Je le croirais.

Elle le fixa de ses calmes yeux de vierge forte aux pupilles larges, attentive à la pensée et négligeant l’épigramme. Comme elle le sentait adroit et insistant, un peu las moralement, incliné à l’épicurisme, elle afficha nettement son mépris de l’amour : elle y voyait une déchéance, une défaite, et se voulait garder.

— Voilà, dit Meyrargues, une apologie chrétienne fort bien déduite.

— Je ne suis point croyante.

— Quel orgueil vous pousse donc vers les hautes terres stériles ?

— Il ne me plaît pas d’être serve.

— Que vous êtes amusante !

— Vraiment ?

— Vous ne voulez pas comprendre : il ne s’agit pas de cela, mais du bonheur.

— Croyez-vous ? Admettons pourtant, ajouta-t-elle, impertinente. Je connais le verset : l’amour, c’est le bonheur, l’engourdissement, le narcotique… attendez ! Je n’ai pas besoin de dormir. D’ailleurs, je sais tout ce que la philosophie du bonheur peut excuser. N’avez-vous point un autre mot pour dire cela… lâcheté, par exemple ? Je crois au contraire que la souffrance est nécessaire, et que nous devons demander à la vie les plus nobles motifs de souffrir.

— Par esprit de renoncement, goût de l’épreuve, purification ?… comment l’entendez-vous, chère héroïne ?

— Par orgueil. Ne souriez pas. Le bonheur, la satisfaction, c’est quelque chose de si restreint, de si fini !

— L’atmosphère spéciale dans laquelle vous avez grandi vous a fait du mal. Vous ne voyez pas, vous ne voulez pas voir la vie comme tout le monde.

— Merci du compliment !

— Je veux dire que vous vous placez sur la limite des conditions vitales.

— Le plus beau sentier n’est-il pas celui qui borde l’abîme ?… Mais vous sembliez dire que l’exemple de mon père aurait eu pour moi quelque chose de pernicieux… Pourquoi dites-vous cela ?… Oui, son labeur stérile… Mais j’en suis fière comme d’une richesse de race ; c’est pour moi qu’il a travaillé.

— À la recherche de l’absolu.

— Rien de plus réel que notre petit bien… Nous vivons, nous savons où nous raccrocher dans les heures douteuses.

— Je l’entends… Enfin, la musique vous a prise et vous l’aimez…

— Jusqu’à la souffrance. Je m’exprime mal, peut-être, mais il me semble, voyez-vous, que c’est l’histoire du cœur. — Ce cœur, enfant, vous l’ignorez, osez donc l’apprendre.

— Je le devine en rapport avec tout, dans l’aspiration des choses.

— Clair de lune et pluie d’étoiles aux cassures du flot, un soude Méditerranée. La chair veut plus.

— Que veut-elle ? Pensez-vous qu’il n’y ait qu’une façon de sentir, et traiterez-vous de folie toute existence contemplative ? Je n’en veux pas discuter ; je suis une petite fille sans expérience, et cependant j’ai lu…

— Vous avez lu la vie dans les livres, et cela vous suffit.

— On a mis dans les livres le meilleur de la vie. Et puis, je sais le malheur de notre condition.

Il l’interrogeait du regard avec une curiosité franche.

Elle s’arrêta et le fixa profondément, purement. Son regard pesait sur lui. Il se sentit dominé.

— Où vous triomphez, nous tombons, dit-elle à mi-voix. La dure vérité atteignit Meyrargues.

— Mettons que je me drape un peu serré, ajouta-t-elle. Et cependant nous avons, nous aussi, le sentiment de la responsabilité dans la liberté ; comme vous, comme Robert, nous nous élevons contre les servitudes, nous nous défendons. Il y a peut-être d’autres moyens d’affranchissement, mais j’ai choisi le plus direct. J’étais pauvre, c’est ma révolte !

Elle se taisait, s’arrêtait après l’élan, frémissante ; comme fouettée, soulevée d’un enthousiasme guerrier, la conscience nue, à fleur de peau, sans le fard des sourires et des émois pudiques.

Elle avait tout dit en réponse à son attaque. Ils se trouvaient maintenant face à face, presque ennemis. Il la sentait orgueilleuse et vierge.

Un parfum de chair continente avivait son baleine. On aurait pu cueillir son âme.

Assis pendant la sonate, les coudes aux genoux, la tête dans ses mains, il restait tendu vers elle, mortifié, excité, mordu par tant de coquetterie supérieure et s’observant. Un trouble grave détruisait sa pensée, le rendait inhabile aux licences de la conversation. Dans ce pas difficile son esprit ne le servait pas. Il cherchait à être cynique et stendhalien, se remémorait des préceptes : Une femme peut toujours être prise d’assaut, et c’est pour tout homme un devoir d’essayer… je suis un lâche si je n’ai pas dit cela avant cinq minutes. Non, décidément, en politique et en amour ce Beyle n’était qu’un dragon. Il fallait continuer, mais il redoutait le son de sa voix, craignait que la moindre défaillance de volonté instinctivement ne l’entraînât trop loin, jusqu’à l’irrémédiable, jusqu’aux ridicules. Sa déclaration ne devait point aller jusqu’à lui faire jouer un sot personnage. Il affectait donc de sourire avec insistance, en galant homme rebuté. Cependant sa lèvre inférieure tremblait ; un sentiment d’audace inconnue le pénétrait ; le vieux fond de rapt et de violence hérité des ancêtres brutaux le reprenait ; il se sentait devenir criminel.

À ce moment, il porta son attention, toute son attention, sur le bout verni de la bottine de Laure Vignon.

La jeune fille parlait encore, mais il n’entendait plus ce qu’elle disait. Ses tempes battaient d’une fièvre soudaine. Les tulipes du tapis le retenaient : des tiges s’érigeaient parmi le feuillage d’entrelacs compliqués, balançaient des calices gonflés, prêts à s’ouvrir, ondoyant en buées de chaleur…

Il se passa la main sur les yeux, pour dissiper ces vertiges.

— Qu’avez-vous ?

— Ce n’est rien.

Il se leva, inquiet… Mais, dans le même temps, Laure fut debout très adroitement, comme si l’entretien avait assez duré. Cependant elle n’avait pu réprimer une exclamation légère.

— Je vous ai fait peur ?

— Non, non… j’ai cru que vous alliez vous jeter à mes pieds comme au théâtre.

— Laure !… à la vérité, je n’ai pas osé… Et maintenant il est trop tard. Vous ne me le pardonneriez plus, puisque nous en parlons.


La petite minute dangereuse était passée.

Cependant Laure avait pris sur le dessus du piano un revolver-bijou à la crosse de nacre incrustée d’or. Elle s’en amusait et badinait.

— Je me serais défendue, dit-elle en riant. Elle tira la baguette, mira la charge.

— Ne jouez pas avec cela, petite fille.

— Ah, que vous m’en voulez de vous avoir traité en psychologue !

Elle tourna le canon contre sa poitrine.

— Tout le danger serait pour moi.

— Vous avez contre moi des armes plus cruelles.

— Oui, madrigalisez… mais ce n’est pas la peine. Allons, ne soupirez plus : votre honneur est sauf. Vous avez pu placer votre déclaration. C’est beaucoup pour la première fois.

— Ah ! ceci est de la coquetterie !… vous me rendrez fou.

— Vous avez bien trop d’esprit pour cela. Là, c’est entendu… pensez de moi ce que vous voudrez, et ne manquez pas de venir demain soir à la maison : nous aurons un nouveau final remanié sur vos indications. Êtes-vous content ?

— Je suis désolé.

— Amenez notre ami Robert ; nous le raisonnerons tous deux : il m’inquiète — et vous êtes si raisonnable, quand vous voulez.

Elle piquait son chapeau d’une longue épingle, le front sourcilleux presque railleur.

Il la regardait, avec un peu de délire encore, la taille cambrée, la poitrine en saillie sous l’étoffe tendue et dessinant aussi le ventre chaste, les bras relevés en anses : un beau vase tourmenté… une proue hardie frisant le millier de vagues du désir…

Et dans une rage secrète, il regretta de n’avoir pas humilié cette orgueilleuse petite pianiste.

Mais l’heure était loin. Il sut bien sourire :

— Me pardonnerez-vous, Laure, dit-il en la reconduisant ? Reviendrez-vous lundi ? Vous aviez si bien joué aujourd’hui !… Ah ! surtout le final, l’allégro… une broderie…

— Et nous avons aussi joué la comédie.

— Coquette !

— Non, mais comprenez-moi ! Mon rôle ne sera jamais de dire :

Il veut. Lundi prochain nous communierons en Mozart… Adieu ! Soyez sage…

Elle partit encore émue, malgré le ton qu’elle affectait.

Meyrargues se pencha dans la cage de l’escalier, avec une envie rauque de rappeler la jeune fille et vit sa petite main gantée qui glissait sur la rampe plate.

— Elle a bien joué, se répétait notre auteur laissé à ses réflexions.

Et il ajoutait, dépité, avec une logique trop parisienne :

— Je ne lui plais pas, donc elle en aime un autre. Je parierais que notre Robert, avec son petit air de rien, me fait du tort à ses yeux. Mais non, c’est impossible, puisque le niais songe à se brouiller avec l’existence… Alors quoi ? Le plus clair dans tout cela, c’est que je dois avoir une rude veine aujourd’hui.

Et Meyrargues qui n’avait pas mis les pieds aux Mirlitons depuis plus d’un mois, appela son valet de chambre, s’habilla et se rendit à son cercle, où il perdit bravement cinq cents louis.



XII


Las d’une vie basse et servile, ils devaient préférer un métier qui marchait l’égal de l’arbitraire des rois.
APULÉE


À Londres, où il pouvait apprécier la vanité de l’effort révolutionnaire — de grandes énergies émiettées en petites querelles —, Robert s’était prononcé et avait pris position dans « l’affaire Vaillant ». Las des parlottes et de la fausse science qui suffisaient aux constructeurs de sociétés futures, écœuré au contact des moralistes et des cambrioleurs individualistes du parti, il avait envisagé une certaine réalité, la seule qui convint à sa conscience nette et positive : il s’était dit que si Vaillant était exécuté il le vengerait, parce qu’on ne devait pas permettre cela et qu’il fallait, le cas échéant, relever le défi, sans quoi toute discussion devenait puérile.

Tel avait été son avis, exprimé au club anarchiste de Londres, la seule fois qu’il y parut. L’exécution, peu probable à ce moment — le grand attentat à la souveraineté nationale tombant à ses véritables proportions —, était cependant réclamée, pour l’exemple, par quelques journaux, Le Gaulois en tête, et, la politique du ministère étant donnée, restait possible.

Robert ne s’embarrassa donc pas de l’objection que lui firent les farouches : à savoir qu’il ne risquait pas grand-chose en tablant sur une hypothèse improbable. Il répondit, les journaux en main, qu’il n’attendait pas pour se déterminer de voir quelle tournure prendrait l’affaire, et qu’il se prononçait, lui aussi, pour l’exemple.

Son attitude comportait, en même temps qu’une certaine vanité, une bravoure naturelle et, dans un esprit de solidarité un peu spécial, le sentiment de l’honneur et du devoir.

Il ne plaisait pas à cet enfant scrupuleux que la société exerçât sans mesure le droit de vengeance ; il s’élevait contre l’abus du pouvoir social, et voulait qu’une réplique, fût-elle atroce, rétorquât par l’absurde, l’argument barbare.

Il s’instituait ainsi, de sa propre autorité, le champion d’un combat singulier entre la conscience individuelle et la société de son temps ; sans espoir de corriger les hommes, il tendait à s’écarter d’eux violemment, et, disposé à les frapper, il faisait aussi le sacrifice de sa vie — là était le désintéressement, là aussi l’outrance mystique.

Ces dispositions intérieures nettement arrêtées répondaient à de redoutables questions, que les événements posaient d’une façon aiguë à sa jeune inquiétude : Pourquoi vivre ? Vers quel but ? Que peut-on faire ? À quoi bon ?

Sa résolution prise, il en avait recueilli le bénéfice moral. La vie bavarde et paresseuse s’était manifestée à lui plus intense, héroïque dans sa beauté brève ; il avait atteint, dans la sève de ses vingt ans, à un épanouissement total de ses activités, qui représentait une certaine perfection. Sa délicatesse nerveuse s’était sensibilisée d’un étrange amour, exaltée sous une influence orageuse, cosmique en quelque sorte. Aimanté, précis, il avait eu conscience de son mouvement personnel parmi les créatures inertes. Échappant à ses résistances organiques, il pouvait quelque chose, il pouvait tout. Les faits du jour s’étaient enrichis de sa propre image. Il avait eu un miroir autre que les chroniques où se voir agrandi. Ses rôderies cérébrales s’étaient définies. Il savait qu’il aurait peut-être un mot à ajouter aux conclusions des scribes. Ce « peut-être », à l’enfler, valait une foi.


Cependant un ministre de l’Intérieur s’était vanté à la tribune de la Chambre de donner la chasse aux anarchistes, et ses rabatteurs étaient entrés dans les fourrés parisiens.

Robert avait écouté l’approche de la meute, replié sur soi, mesurant le temps aux battements de son cœur.

Dans cette anxiété les jours passaient, demain existait.


Quand le jury, contre toute prévision, eut condamné Vaillant à la peine de mort, Robert s’était senti poussé en avant. C’était le destin qui l’appelait de sa grosse voix de régisseur ; simple avertissement, inutile d’ailleurs à celui qui est prêt, mais le temps pour le tragédien scrupuleux de se reconnaître, de quitter les camarades, de jeter au foyer l’indifférente cigarette.

Avant l’arrêt définitif, des pas restaient encore douteux et des espérances : le pourvoi, le recours en grâce, l’opinion publique.

Une femme avait gravi ces degrés, une sourde aux yeux pleurants s’était traînée sur toutes les marches de l’échafaud.

Robert, que la sentence finale n’intéressait pas moins, conservait l’allure effacée, pas prétentieuse, de son personnage simplement voulu. À mesure que le risque s’accroissait, l’enfant attentif devenait plus calme et gardait l’élégance du jeu dangereux.


L’inflexibilité du président Carnot le toucha brusquement.

Quand tomba la tête de Vaillant, Robert se dit : « À moi !… » Son âme se colla à cette âme expirante.

Il s’était offert, le sort l’avait désigné. Alors il était entré dans le cercle magique.

Pendant huit jours il souffrit, emporté, saignant sous la griffe de la fatalité qu’il avait élue, ravi vers des hauteurs où l’air respirable, l’air humain, se faisait rare. Et il eut peur, peur de monter aspiré jusqu’au néant, peur de tomber brusquement, platement, écrasé, dans le vertige et la pitié de soi-même. Soudainement la vie s’était abaissée, effacée, perdue dans un recul comme une terre quittée ; et sur lui, en lui, planaient de grandes ailes glacées. Il avait cru être libre : une idée palpitante le tenait, serrait son cœur et fouillait sa cervelle ; il ne pouvait s’y soustraire et chasser le vautour ; il ne pouvait se dédire, puisqu’il était un petit homme courageux et sincère, volontairement égaré, rapportant tout à soi ou à l’humanité, et qui s’entêtait à considérer les choses sous le jour faux de l’absolu.

Des philosophes plus mûrs auraient pu combattre son erreur, lui apprendre les résignations, les temporisations, les faillites, l’humilité nécessaire ; ou mieux encore redresser, éduquer son sens de l’action, le guérir de l’héroïsme, comme d’une déviation anormale, par un traitement bien entendu. Mais il n’exposait pas sa force de volonté à la dispute.

En fait, son angoisse s’était traduite par un accès de misanthropie. Il avait éloigné ses amis et repoussé sa maîtresse, comme on écarte un cordial inutile. Il s’était terré, tournant sur soi, bête malade qui « fait sa place » pour mourir, et il avait prétexté un travail.

— Laissons passer la crise, avait dit Meyrargues.

— Que t’ai-je fait ? avait gémi Mariette. Tu ne veux plus de moi, je le sens bien ; tu aimes ta musicienne et tu souffres… Mais va donc le lui dire, bêta ! et ne reste pas là si pâle, si effrayant.

— Va-t-en, Mariette, laisse-moi.

— Déjà ?

— Ce soir même.

— Où veux-tu que j’aille ?

— Va chez Marchand… va où tu voudras… Non, va chez Marchand… et dis-lui qu’il t’aime pour l’amour de moi.

— Pour l’amour de toi ?

Elle avait tout compris, cependant elle ajouta dans une moue ironique :

— Penses-tu ?…

Elle s’en était allée, triste et mutine, pas brave au fond, doutant de sa chair impuissante à vaincre les noires images. Robert restait seul

Quand après cinq jours de sauvagerie, le samedi, il s’était présenté chez les Vignon, il cherchait un point d’appui en dehors de sa conscience ; c’était dans un moment de lucide effroi, comme un appel à la vertu du dernier talisman.

Après l’entrevue, il s’était assis sur un banc du boulevard de Clichy, honteux et innocent ; il s’était dorloté de paroles en suivant des yeux les allures des prostituées écœurantes, silhouettées dans les clartés obliques du gaz.


Ce soir de février était doux, d’une douceur trop précoce, attendrissante, propice à la contrition. Une sorte de cabotin papelard était venu s’asseoir à côté de lui, cherchant à lier conversation. Robert s’était écarté. Comme le frôleur se rapprochait, il l’avait poussé rudement et l’avait fait choir, son chapeau de haute forme roulant sur la chaussée. Le type était parti, après un reproche de ses yeux ternes au méprisant ; il était parti sans mot dire, humilié, non corrigé, possédé lui aussi, lissant d’une main molle la soie de son chapeau.

Et Robert s’était dit :

— Oui, je suis un pauvre petit garçon, efféminé, délicat ; j’ai une figure de fille — ça se voit —, je ne ferais pas de mal à une mouche… vraiment je serais incapable d’enfoncer une épingle dans le ventre gonflé d’une mouche… Je suis un pessimiste paresseux, je ne suis pas un justicier. Comment ai-je pu penser que j’aurais la force de lancer ma haine enflammée sur la foule ? Et pourquoi, pourquoi le ferais-je ?… Pour la réveiller, pour l’humilier, lui faire honte, me détacher d’elle brusquement, me garder de son contact veule et salissant… pour la traiter comme j’ai traité ce philosophe du trottoir ? Hélas ! comme il m’a regardé !


Robert était rentré chez lui, et en toute humilité il avait lu du Dostoïevski.

Le lendemain, Meyrargues était venu le prendre et l’avait mené à la tombe de Vaillant. Il en était revenu décidé, rentré en grâce et ne s’était accordé qu’un délai : le temps d’écrire un article promis depuis trois mois à une revue anglaise, parce qu’il lui semblait convenable, dans une circonstance si grave, d’agir sans hâte, par goût plus que par devoir, et de tenir tous ses engagements.





XIII


Le rôle d’une jolie femme est beaucoup plus grave qu’on ne le pense.
MONTESQUIEU, Lettres persanes.


Robert marchait de long en large, tournait autour de sa chambre dont il semblait avoir oublié les proportions étroites. Sous la table et dans les coins s’entassaient des livres, des revues, des journaux : l’alluvion de trois années de pensée. En feuilletant ce fatras, il aurait pu y retrouver la substance sèche de sa sensibilité. Oui, d’autres sentaient la vie comme lui, qui se contentaient de prêcher ou de noircir orgueilleusement du papier. Quelle poussière de vanité ! Et combien cela pesait peu dans les balances neuves de l’action !

À côté des livres, dans une cuisine grande comme un placard, luisaient des verreries de laboratoire : cornues, flacons à tubulures, éprouvettes. Le réduit ménager en recevait un jour scientifique que tempéraient des ustensiles de cuisine, une poêle à frire et un litre débouché. Les reliefs du déjeuner voisinaient avec un thermomètre à mercure parmi des coupelles de porcelaine.

Robert laissa son regard traîner sur ces objets, et une sensibilité douloureuse contracta son visage aux traits fins. Il revint dans la chambre, repoussa du pied une chaise dépaillée et, s’allongeant à plat ventre sur la natte qui couvrait le plancher ciré, resta en arrêt, le menton sur les mains, la plume aux doigts, devant un mince cahier de papier blanc. À la panse déformante d’une fiole d’encre, miroitait son image minuscule avec un pan de lac de ciel.

Il s’appliquait à une longue dissertation sur l’importance sociale du sacrifice, et s’efforçait à démontrer l’utilité de certains actes de violence et d’abnégation totale approvisionnant d’énergie efficace la vie éternelle de l’espèce, et rattachant les existences particulières à la vie idéale.

Il appartenait, selon lui, à quelques âmes fortes d’alimenter la source des vertus divines où l’humanité paresseuse peut se retremper. Sans cette « réserve » le monde se dessécherait et périrait dans la désespérance et la stérilité.

À travers les légendes, les créations spontanées du génie populaire, les épisodes mythiques, les fêtes agraires, il respirait, dans la rosée du sacrifice, un parfum essentiel. C’était le principe vital, la cause active, le Purusa des hymnes védiques, le Maître des Êtres, la semence des qualités, les dents du dragon de Cadmos.

Il écrivait pour lui-même, pour se réciter ces choses et s’exalter, s’entraîner. Sa théorie ressortissait à sa propre psychologie plus qu’à l’érudition : il négligeait les rites et les particularités ethnographiques pour ne s’attacher qu’à l’esprit.

Et, comme il écrivait, une voix monta de la cour, brisée, canaille, sourde d’alcool et de phtisie, une voix où graillonnaient toutes les boues de l’hiver, tous les dégels avec tous les bitumes. La romance qu’elle éraillait en prenait une signification nouvelle, ironique et menaçante.


Regardez-le, puis dites-nous, princesse,
Si vous croyez encore avoir rêvé !


Oh, cette voix laide comme une plaie !

Robert en fut remué. En fermant les yeux il vit le pauvre. Il se le figura dans la cour humide de la rue Nollet, avec ses semelles spongieuses, près de la boîte aux ordures. Et la curiosité lui vint de le mieux voir, en face, réellement, de le regarder jusqu’à la douleur, attentivement comme un remords.

Il se pencha sur l’appui de la fenêtre, au-dessus de la gouttière, et, dans ce mouvement, le porte-plume qu’il portait à l’oreille tomba, tournoya comme un fétu et vint s’abattre sur le pavé gras.

Le chanteur des cours ne daigna pas ramasser l’objet inutile et leva seulement ses yeux affreux et sa face usée vers les étages supérieurs.

Il n’aperçut point Robert au bord du toit et brama plus haut sa détresse.

Une fenêtre s’ouvrit, essorant un trille de machine aux aciers légers. La couturière du troisième, dans un geste joli, jeta son sou enveloppé d’un chiffon de soie au mendiant qui remercia.

Robert aperçut dans ce mouvement la nuque de l’ouvrière aux lourds cheveux, la souplesse de sa taille et la richesse de ses hanches sous la serge. Ce fut comme une autre aumône qui montait vers lui. Le spectacle dont il espérait une amertume ne lui laissa qu’une ardeur rêveuse. Et cela changea le cours de ses idées.

Il regarda la date du jour à l’éphéméride, froissa le feuillet et se dit : demain je travaillerai. Le 13 février, tamponné en boulette, alla rejoindre dans la corbeille aux papiers un petit billet mauve, chiffonné, tordu, que le concierge avait glissé sous la porte, le matin, et qui avait réveillé Robert de son froufrou. Sur le moment il l’avait jeté avec dépit, maintenant il le reprenait.

Trois mots d’une haute écriture appuyée, griffée.


« Paris, ce 12 de février.
« Cher petit ours,
« Votre bouddhisme est-il parfait ?
« MARIETTE. »


Mariette allait venir. Il lisait l’annonce de sa visite dans ce billet moqueur.

— Comme elle avait raison de le railler ! Ne saurait-il jamais prendre une résolution ferme ? Les faiblesses de sa chair l’humiliaient. Il craignait la présence de sa maîtresse et la désirait. Toujours cette perpétuelle indécision, cette fièvre d’action atténuée en caresses, en raisons, en écritures ! Encore une fois, au moment de se tenir parole et d’être l’homme qu’il avait déterminé, l’homme nécessaire, il s’égarait en rôderies, en mollesses, en appétits : il se rappelait le pas de Mariette dans l’escalier, ce rythme qui l’inclinait vers la porte de la chambre, l’attirance de cette jeune force, ces jambes heureuses d’aller vers lui, ce cœur battant…

Et que pouvait-il opposer à ce trouble ? Rien, sa méchante humeur ou des paroles de Bakounine sur les devoirs du révolutionnaire.

Il avait voulu être seul, être libre… Et cela avait duré cinq jours.

Il n’avait pas écrit à Mariette ; à la vérité, il ne l’avait pas appelée ; mais, quand elle serait là, il n’aurait plus la force de l’éloigner, pas même de la questionner ; il s’apaiserait à son contact et s’humaniserait… Viendrait-elle ?

Cependant la porte vitrée du vestibule avait battu, la rampe lisse frémissait sous une main forte, un pas s’assourdissait au feutre du tapis qui garnissait l’escalier jusqu’au troisième, un pas d’homme qu’il connaissait… Il était certain qu’on venait chez lui.

Et l’on frappa.

C’était Brandal, les yeux creux, le nez pincé, un pli d’attention entre les sourcils. Il serra chaudement la main de Robert ; ses paupières clignotaient ; il soufflait, oppressé.

— Ouf !

— Va bien ?

— Heu !

Il referma la porte et s’affala sur une chaise, sans lâcher la grande valise de toile grise qu’il tenait à la main.

Robert ne put s’empêcher de remarquer son allure insolite.

— Brandal, tu as quelque chose ?…

— Embêté, tu comprends, embêté… Un sale coup pour nous autres… Qu’est-ce que tu en dis ?

— Je ne sais pas, moi, tu es bizarre… tu tombes chez moi comme une bombe. Brandal ricana :

— Tu en as de bonnes.

— Mais lâche donc ta valise. Pars-tu en voyage ?

— Donne-moi quelque chose à boire. J’ai grimpé ton escalier d’un saut ; de ma vie je n’ai eu si soif.

Robert lui apporta le litre entamé. Il s’en versa une rasade et l’œil bas regarda son ami, le coude sur la table, accablé comme après une corvée. Une inquiétude les séparait. Robert attendait, regardant la valise.

— Tu sais ce qui s’est passé hier soir ? hasarda lentement Brandal.

— Et comment le saurais-je ? Je ne suis pas sorti depuis dimanche. Il s’est donc passé quelque chose ? Je n’ai pas lu les journaux.

— Tu attends toujours les journaux.

Robert fut piqué du mot et toisa le flegmatique Brandal, peintre théoricien, qu’il connaissait pour un lecteur de La Révolte.

— Oui, tu attends, tu oublies… tu désertes, toi aussi, ma parole !… Alors quoi, il n’y a plus d’hommes ?

— Brandal, tu n’as pas le droit de me parler ainsi.

— J’en ai le droit, mon camarade.

En disant cela, Brandal força le ton contre son ordinaire, car il parlait toujours d’une voix sourde, sans timbre.

— Enfin, c’est ton affaire, tu es libre… moi je ne connais que la liberté… Mais, bon sang ! à quoi penses-tu ? Robert se troubla, devint nerveux.

— Alors tu es venu ici me faire de la morale ? On t’a écrit de Londres, tu viens me rappeler ce que j’ai dit. Je ne m’en dédis pas ; je le pense encore… la preuve en est là ; tiens, lis ce que j’ai écrit sur l’importance sociale du sacrifice.

— Ton testament ?

Robert hésitait : Brandal écarta les feuillets.

— Je ne lis plus.

— Tu agis ?

— Oui.

— Diable ! conte-moi cela, Brandal.

— Toi, tu griffonnes ; et pendant ce temps-là la bataille hurle dans la rue : on fait sauter les édifices publics.

— Tu fais sauter…

— Non, pas moi.

— Quels édifices ?

— Le café Terminus.

— Tu appelles ça un édifice public… Bien, tu as raison. Et qui a fait sauter le café Terminus, puisque ce n’est pas toi ?

— Un anarchiste, j’imagine.

— En es-tu bien certain ?… Et si c’était un fou ?

— Tu as dit un fou ? Elle est raide, celle-là ! Tu ne comprends pas ?… Tu n’approuves pas ça ?… Alors qui est-ce qui comprendra ?

Robert ferma les yeux :

— C’est effrayant !…

— Qu’est-ce qui est effrayant ?

— Que cette chose soit arrivée… toute seule !

— Comment toute seule ?

— Je veux dire… hier soir…

— Allons, Robert, je t’assure que le petit bougre qui a fait le coup est un camarade, un convaincu.

— Tu le connais, tu réponds de lui ?

— Comme de toi-même.

— Son nom ?

— Emile Henry, le frère de Fortuné.

— Un ami de Meyrargues !

Et Robert devint tout pâle. Il souffrait atrocement.

— Beaucoup de victimes, des morts ? dit-il d’une voix blanche.

— Non, des blessés, une dizaine.

— Et lui ?

— Arrêté.

Robert se taisait, sombre, écrasé.

— Il s’est bien défendu… un petit lion lutté jusqu’au bout, jusque sous les talons. Et gouailleur, féroce ! Il a blagué la police, a dit qu’il arrivait de Pékin, et n’a pas donné son nom. Il ne compromettra personne. Nous pouvons dormir tranquilles. D’ailleurs, j’ai pris mes précautions. Robert ne suivait plus.

— Tu dis qu’il a lutté contre la foule ?

— Ai-je dit contre la foule ? Oui, c’est bien possible. Certainement il a lutté contre ceux qui le poursuivaient.

— Contre la meute ?

Une étrange exaltation s’était emparée de Robert, un long tremblement nerveux secouait tout son corps.

— C’est horrible, ajouta-t-il, cela me fait mal, Brandal ! Tu ne sais pas comme je souffre !

— Quoi ! Ne disais-tu pas qu’après l’exécution de Vaillant nous devions user de représailles contre la société prise en bloc ?

— Oui, nous déclarer contre la foule complice qui a permis cela, contre la foule inerte qui souffre tout, qui autorise tout, qui se croit irresponsable de sa misère et de l’injustice ?… la chasser des refuges où on la flatte, où on la grise, où on l’empoisonne !… frapper la foule des cafés, des cafés-concerts, des boîtes à musique et à ordures, des marchés de la prostitution !… la fouailler comme un bétail repu !… Et qu’elle se lève, et qu’elle s’élève enfin.

— Mais pourquoi la foule ?

— La foule est roi, Brandal ! c’est la foule qu’il faut tuer.

— J’entrevois dans ta folie quelque chose de terrible et de séduisant : une ambition sublime.

— Et ce que je disais un autre l’a fait ; ce que je désirais s’est accompli en dehors de moi : c’est effrayant ! Un silence grave les accorda.

— Tu te crois responsable. Et maintenant qu’il est arrêté, tu regrettes de l’avoir poussé en quelque sorte à sa perte.

— Cela et autre chose.

— Ne te monte pas la tête. Celui qui agit ne se décide pas sur les paroles des autres.

— Ai-je dit lui avoir parlé ? Cela, non !… Jamais qu’il m’en souvienne, jamais directement. Il y a là cependant une coïncidence étrange, une sorte de dédoublement… Mais toi, comment sais-tu son nom, puisqu’il ne l’a pas dit ?

— J’allais y venir. Mais, bon dieu ! tu m’as coupé la gorge avec tes scrupules ; et maintenant j’ai plutôt envie de filer en te laissant à ton examen de conscience… Tu ne vois que toi.

— Brandal, je veux savoir ; tu dois tout me dire ; l’heure n’est plus aux indécisions — je n’ai jamais été indécis… Mais la situation est changée… Il faut savoir ce que nous allons faire.

— Bravo, petit ! je te retrouve. Eh bien, tu vas voir comment Dieu existe… Il prit un temps.

— Figure-toi que je flânais hier soir du côté de la gare…

— Par hasard ?

— C’est-à-dire que j’allais prendre le train de Neuilly… Quelle drôle de question !…

— Continue.

— Enfin, je ne me doutais de rien. J’étais au coin de la rue de Rome, contre la grille, quand le coup partit.

— L’explosion ?

— Oui.

— À-t-elle été forte ?

— Un coup de canon étouffé. Je me porte vivement du côté du bruit. Il y avait du monde aux terrasses des cafés, car le soir était doux, un soir de mai…

— Ils avaient le trac, hein ?

— Les consommateurs ? Mais non, ils gesticulaient, ils blaguaient ; l’un disait : « C’est un ingénieur de la Compagnie qui s’est suicidé » ; un autre : « C’est un soldat de la Pépinière qui s’est logé une balle dans la peau » ; un troisième : « C’est un tonneau de chez Richer qui vient de sauter ! »

— Les brutes !

— Mais je n’ai pas eu le temps d’en entendre bien long, car tout de suite, moins d’une minute après le pétard, je vois un petit blondin qui fonçait droit de mon côté au pas de course. Tout d’abord, je ne l’ai pas reconnu. Des agents et une foule sauvage le suivaient de près en criant, en hurlant : « Arrêtez-le ! » Mais il les tenait en respect avec son revolver, et j’ai bien cru qu’il leur échapperait, d’autant qu’il gagnait du terrain sur les agents alourdis par leurs bottes. Il était tout près de moi. Je le vois qui fouille dans sa poche. Il en tire un portefeuille qu’il jette sur le trottoir. Le portefeuille roule dans le ruisseau. « À toi, camarade ! » qu’il me crie. Et la meute passe, me bousculant, me renversant. Mon chapeau était tombé d’un côté, ma canne de l’autre ; je me relève, et, cherchant mon chapeau, je ramasse aussi le portefeuille. Ils étaient trop enragés pour faire attention à moi. Bref ! j’entendais les coups de revolver qui claquaient au tournant de la rue, et toujours plus loin, comme des coups de fouet, et je me disais : Il décampe ! Que pouvais-je faire ? j’étais sans armes… Tu verras ce qui s’est passé ensuite dans les journaux. S’il avait eu une bonne arme au lieu d’une mécanique de bazar, il leur échappait sûrement. Il n’a cédé qu’après une lutte terrible. La foule voulait l’écharper.

— Et puis ?

— Et puis je suis rentré chez moi sans être inquiété ! Là seulement j’ai ouvert le portefeuille. Tiens, le voilà.

Et Brandal tendit à Robert une enveloppe de cuir à boutonnière.

— Regarde… tout y est.

Et c’étaient des écrits de révolte signés de lui, une lettre d’amour marquant son goût de la mort, un carnet de notes, quelques cartes de visite et une quittance de loyer au nom de M. Louis Dubois, villa Faucheur, rue des Envierges, plus trois assignats et une photographie de femme. Les papiers, un à un dépliés, tremblaient aux doigts de Robert qui en examinait la calligraphie appliquée sans ratures.

En feuilletant le carnet, il y lut une suite de pensées morales assez subtiles, et cette boutade :

« Au surplus, j’ai bien le droit de sortir du théâtre quand la pièce me devient odieuse, et même de faire claquer les portes en sortant, au risque de troubler la tranquillité de ceux qui sont satisfaits. »


— Il ne s’agirait donc que d’un suicide voulu, d’une impolitesse féroce envers l’humanité, remarqua Robert. Et il ne lut pas plus avant.

Mais Brandal n’était pas au bout de son récit.

— Ensuite, ensuite, qu’as-tu fait ?

— D’abord je ne demandais que mon lit, car j’étais brisé. Comprends-tu cela, moi qui n’avais rien fait ?

— Eh ! la meute t’avait bousculé, ou bien… toi aussi, tu te sentais responsable…

— Pas du tout. Chacun agit suivant son tempérament.

— … Solidaire, si tu préfères.

— C’est-à-dire… Enfin, tu as peut-être raison. Quoi qu’il en soit je dormis mal ; j’avais toujours devant les yeux cette chasse à l’homme, et dans les oreilles ces cris.

» Les papiers étaient sur ma table ; je les ai lus, relus, et j’ai fini par comprendre pourquoi le camarade avait tenu à s’en débarrasser.

— Pour ne compromettre personne.

— Il n’avait qu’à ne pas les emporter.

— Avait-il l’intention d’agir ce soir-là ? Il sortait peut-être pour voir, pour s’entraîner, pour le plaisir de se sentir armé… ou bien il se croyait sûr d’échapper.

— Possible, mais il y a autre chose : la quittance au nom de Dubois. Cela ne te dit rien ? Eh bien, moi, j’ai pensé que le camarade demeurait sous ce nom à l’adresse indiquée. Je ne sais plus qui a dit : « Un véritable révolutionnaire doit renoncer jusqu’à son nom. » Quand j’ai vu sur les premiers journaux qu’il avait déclaré s’appeler Breton, je me suis affermi dans l’idée que le nom de Dubois n’était qu’un autre passe-partout. Le soin qu’il avait eu de me lancer son portefeuille me prouvait encore l’importance qu’il attachait à taire son domicile. Je suis persuadé que, si je n’avais pas été là, il aurait réussi à le jeter dans un égout, car il rasait le trottoir.

— Bien raisonné. Et je sais maintenant pourquoi tu es ici.

— Tiens ! Mais pourquoi ?

— Pour que nous allions là-bas mettre de l’ordre dans ses papiers. Brandal triompha :

— Tu as trouvé cela, toi… Eh bien ! oui… mais pas besoin de te déranger : on s’est levé matin… la besogne est faite.

— Quoi !

— Voilà l’héritage.

Ouvrant alors la lourde valise qu’il avait apportée, Brandal en étala le contenu sous les yeux de Robert effaré : des flacons, des bocaux, un verre gradué, des sacs de drogueries, des coupelles oxydées, un moule à balles de la grosseur d’un casse-noisettes, de fortes tenailles d’acier, une bobine de cordon Bickford, des lingots de plomb, un bain de sable, une boîte de fortes capsules au fulminate, un flacon de mercure et des rouleaux cirés de dynamite.

Au fond de la valise, un matelas de papiers, des diplômes d’études, des certificats de patrons, un livret d’ouvrier établissant le véritable état civil du faux Dubois et les étapes de sa courte existence contrastée.

Quelques linges marqués d’un H et des hardes avaient tassé l’emballage.

Ils inventorièrent toute cette chimie. Robert, assez expert, reconnaissait les produits à l’odeur et au toucher. Il fit remarquer à Brandal qu’il venait de brûler son pantalon en débouchant un flacon d’eau-forte.

— Cela fera une tache impossible à laver, dit-il. Mais comment es-tu entré dans la chambre fermée ?

— Il n’y avait personne dans la loge du concierge, personne dans l’escalier. J’ai monté lestement jusqu’au quatrième. À la vérité, j’aurais mieux aimé grimper dans un hunier par un gros temps. Le long du corridor où s’ouvraient les petits logements, j’ai découvert le nom de Dubois, à la craie, sur une porte ; j’ai frappé à tout hasard, et, comme on ne répondait pas, j’ai fait sauter la serrure d’une poussée. J’étais dans la place : mes débuts comme cambrioleur.

— Compliments.

— Au bout d’une heure, je suis ressorti par le même chemin, chargé comme tu le vois, après avoir brûlé dans le poêle les papiers inutiles, les cartes de visite, les carnets d’adresses et la correspondance. Comme ça, quoi qu’il advienne, le camarade dira ce qu’il voudra. On ne pourra pas lui chercher des histoires. Ai-je bien travaillé ?

— Parfaitement.

— Et maintenant que nous tenons l’arsenal ?…

— Brandal, il y a là de quoi charger dix bombes.

— Ça, c’est une autre affaire. J’ai sauvé les poudres… à toi d’aviser.

— Déjeunons d’abord. Il est midi. Après le café, en grillant une cigarette, nous tiendrons un conseil de guerre. À ce moment une clef tourna dans la serrure.


Les produits chimiques s’étalaient sur le marbre de la cheminée dans une poussière piquante d’acide picrique tombée des sacs éventrés.

Les yeux de Brandal dansèrent ; dans un mouvement de retraite instinctif, il s’adossa à la cheminée qu’il couvrit de ses larges épaules.

— Bonjour, vous ! dit Mariette en s’arrêtant sur le seuil. Et, prise aux muqueuses par l’odeur acre, elle éternua.

— À vos souhaits ! dit niaisement Brandal.

— Mais ça empeste chez toi, mon petit potard. Où as-tu pris toutes ces saletés ? Veux-tu tenir boutique au sixième ? Robert lui conta une histoire dont elle ne crut pas un mot.

— C’est bon, dit-elle, on te gêne encore, on s’en va. Ils jugèrent bon de la retenir.

— Au contraire, tu arrives bien, nous allions déjeuner.

— Ici ?

— À moins qu’il te plaise mieux d’aller au restaurant.

— Non, la noce ici, tous les trois en intimité… Les provisions sont faites ?

— J’ai un pâté d’hier, du vin, des oranges.

— Le reste nous regarde. Venez avec moi, Brandal, prenez le filet ; nous irons au marché sur l’avenue et nous rapporterons aussi des violettes… Là, plus fâchés, nous deux ?…

Et elle offrit son sourire à Robert et la fossette de sa joue.

Il l’embrassa, contraint.

— Oh, les lèvres sèches ! Quitte ton masque de verre !

— La fièvre, des ennuis.

— Et tu n’écrivais pas. Je serais venue te soigner — oh ! mais gentiment — comme une petite sœur à cornette. Pense à moi, du moins comme garde-malade : j’ai la vocation.

— Tais-toi, frimousse !

Elle ébouriffait ses cheveux de front, tapotait sa ruche de mousseline, l’air malicieux et gamin sous son chapeau canotier. Une pointe d’esprit et une émotion la rosissaient, l’animaient et la rendaient plus charmante. Elle jouissait de l’embarras des deux complices, heureuse d’être en tiers avec eux ; elle se sentait soudain rapprochée de Robert, unie à lui par un lien indissoluble.

— Oust ! Brandal, nous filons, mon bon chien ; les petites voitures seront loin — les sergots les auront chassées —, nous n’aurons plus que des rebuts ; je tremble pour mes violettes. Toi, l’enfant gâté, fourre toutes tes drogues dans le placard ; mais aie soin de sortir le sucre et le pâté… Ne va pas nous empoisonner. Ouvre aussi la fenêtre pour changer d’air.



XIV


Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
CHARLES BAUDELAIRE, Le Spleen de Paris.


Après son échec amoureux, Meyrargues se promit de ne plus penser à Laure. Il joua pour s’étourdir. Le lendemain, rentrant chez lui au petit jour, humilié par la grosse perte d’argent qu’il venait de faire, il se jugea sévèrement.


La voiture du cercle, sonnante du seul grelot du cheval, l’avait cahoté mollement de ses roues caoutchoutées ; il avait traversé Paris, bercé, engourdi, le Paris clair et léger des matins blancs de février, tout de dentelles d’arbres morts et de volets clos ; il avait vu à travers le réseau de sa migraine des balayeuses engoncées dans de vieux paletots d’hommes, les mains crevassées sous leurs mitaines vertes, qui poussaient devant elles des nuées de poussière ; et il lui semblait quee toute cette poussière de la ville silencieuse était tombée sur lui.

Il jeta ses vêtements par la chambre et se coucha, écœuré, la tête lourde, la gorge sèche. Il lui semblait que son lit se perdait sous lui, s’enfonçait. C’était l’heure du remords et des maux d’estomac. Succombant au dégoût passager de lui-même, il s’ensevelissait dans ses draps tirés jusqu’au menton, se dissolvait dans les plumes, devenait une chose vague, éparse, dissociée. Il s’endormit enfin, sans volonté, sans force, lourdement, comme on meurt.


Au réveil, une transformation s’était opérée en lui : frileux de cœur et de pensée, une sensibilité convalescente irritait son épidémie ; il se sentait las et clairvoyant, peu disposé à l’indulgence.

Il se fit allumer du feu, s’enveloppa dans sa robe de chambre et s’assit, les tibias nus, au coin de la cheminée, sans se soucier du déjeuner que le valet de chambre venait de poser sur le guéridon de laque. Il se regardait, pâle, défait, la peau terreuse et fripée, dans la grande glace, et retombait plus seul à la méditation des bûches sifflantes. Souffrant d’un besoin d’être plaint, il se revoyait, bizarrement, dans un décor de soleil, d’arbustes fleuris et de flots miroitants en cassures d’indigo, promeneur dolent au jardin de Cimiez, dans la montagne de Nice ; il récupérait par la pensée son attendrissement de jadis devant un couple de singes affectueux, qui dorlotaient dans leurs bras velus un pauvre petit quadrumane phtisique aux oreilles décollées, au museau de noisette ridée : le fond de la tendresse humaine.

Dans cet état d’abandon, de lassitude et de sincérité, Meyrargues dut s’avouer crûment qu’il aimait Laure Vignon d’une passion tenace et patiente que rien ne rebuterait. Ses idées flottantes se cristallisèrent ; il entrevit dans cet amour un but très lointain, mais désirable par-dessus toutes choses.

Mollement il décacheta son courrier, écarta un mot de Robert qui lui parut incompréhensible, et s’arrêta à une invitation à dîner, pour le soir même, chez les Vignon.

Certainement, pensait-il, un peu de musique me ferait du bien ; mais non, je m’excuserai. Pas ce soir.

Il se fit apporter des cartes télégrammes.

Un dernier pli traînait sur le plateau.

Il le prit, le retourna, le palpa curieusement sans se décider tout d’abord à déchirer l’enveloppe de fort vélin tramé. Il pensait à autre chose.

La suscription tracée d’une encre batailleuse fixa son attention. Il crut y reconnaître l’écriture du baron d’Héréville.

— Que me veut-il ? Encore la Société des amateurs ! Marche-t-elle enfin leur société ?

Cette société, il en avait lancé l’idée, l’hiver précédent, chez la vicomtesse de Trédern dont le salon de musique comptait parmi les mieux cotés ; c’était une combinaison basée sur la fatuité et le snobisme, qui devait réussir ; le petit d’Héréville, remuant et phrasier, piquante moustache de laiton, s’en était emparée : il s’agissait de grouper des gens du monde, flûtistes comme Frédéric II, violonistes comme Ingres ou Gouvion de Saint-Cyr, et de les encadrer dans un orchestre solide, pour leur donner l’illusion d’un labeur d’art, ou le simple plaisir de faire leur partie dans des œuvres classiques. C’était encore une petite protestation des salons de haute musique contre le trop vulgaire piano, et en même temps une réponse à la Société des Peintres-Amateurs qui, chaque année, exposait ses toiles aux Mirlitons.

L’entreprise avait été aussitôt patronnée par le prince de Limay, un rosé et blond garçon, un peu épais, d’humeur charmante, qui venait d’épouser une richissime Américaine, et n’avait d’autres passions que le tir aux pigeons et le violoncelle. Il avait offert la serre de son hôtel pour les répétitions et promis le concours de Delsart comme chef de pupitre des basses.

D’autres amateurs, les plus nombreux, avaient des talents sur le violon. Le gros docteur Komperg et le comte Molitor jouaient de la viole en virtuose.

Les instruments de l’harmonie paraissaient plus difficiles à recruter ; cependant on avait applaudi chez Mme de Guerne un flûtiste mondain et un hautbois titré. L’adhésion de Gillet était acquise.

M. de Saint-Pol, qui chantrellisait brillamment, s’était porté garant de M. Emery, le célèbre architecte, comme bassoniste.

Il y avait pénurie de clarinettes parmi les smokings du faubourg, mais on pouvait compter sur Selmer ou Mimart à la première partie.

Le talentueux Frésom assumait le commandement des contrebasses.

Une forte cotisation annuelle des amateurs devait payer les cachets des professionnels choisis qui composaient les cadres.

De cette façon, la Société de la Double-Croche pourrait offrir une scène et un parterre de choix aux cantatrices dames du monde, et satisferait à des goûts variés de cabotinage élégant, en même temps qu’elle proposerait aux énergies intellectuelles de la classe ennuyée le plus charmant des sports et le plus difficile.

La lettre du baron annonçait ainsi à Meyrargues, avec les détails les plus circonstanciés, l’organisation de la société. On comptait sur lui, sur ses relations montmartroises — le mot souligné — pour faciliter au comité le recrutement des titulaires professionnels et des remplaçants.

Les versements acquis montaient à cinquante mille francs, grâce aux souscriptions des membres d’honneur.

La première réunion des « amateurs », en vue de discuter le choix d’un chef d’orchestre, aurait lieu le samedi suivant, 17 février, chez le prince de Limay, en son hôtel du quai.


Cette lettre ranima Meyrargues, mit fin à ses scrupules et le décida à lever la pénitence qu’il s’était imposée. Il avait une raison d’aller chez les Vignon.

Le soir venu, il ne manqua pas de s’y rendre.



XV


C’est une singulière idée, n’est-ce pas, que de s’occuper d’un compositeur de symphonies.
BERLIOZ


En entrant dans la rue des Martyrs, passé le boulevard Rochechouart, Meyrargues vit de loin le cabinet de travail de M. Vignon éclairé d’une flamme de lampe. Les bruits de la ville et les vols d’oiseaux noirs s’arrêtaient à cette vitre. Il regarda la fenêtre haute aux clartés clignotantes, et plus agile, heureux de sa mission, monta chez le veilleur du phare.

Mme Vignon l’accueillit avec la réserve flatteuse qui lui était habituelle. Le musicien courut à sa rencontre :

— Fini, vous savez, fini.

— Quoi donc ?

— Le troisième acte, naturellement… je veux dire le remaniement, un rude travail.

— Et c’est de votre faute, monsieur Meyrargues.

— Laure veut dire grâce à vous.

— Comment ?

— Vous ne vous souvenez plus de rien, étonnant garçon ! Vous jetez comme cela la maison à bas, un salut, demi-tour, et n’y pensez plus. La dernière fois que vous avez entendu le final du troisième acte et l’incantation, vous m’aviez fait des critiques.

— Des réflexions d’amateur.

— Du dilettantisme révolutionnaire, comme toujours, dit Laure en rajustant les cheveux de sa mère.

— Quelle audace, mon enfant ! mais, tais-toi donc, mâtine, tu emploies des expressions trop fortes.

— Sur le moment j’étais très rétif.

— Vous m’avez assis ; c’est le mot.

— Et puis, j’y ai repensé. Vous aviez raison. J’ai resserré la scène ; cela va beaucoup mieux.

— Vous m’étonnez.

M. Vignon se frotta les mains.

— Vous serez content. Mais n’allez plus dire que je suis entêté. Je fais ce que vous voulez, phénomène !

— Nous verrons bien.

À table, la conversation continua. M. Vignon mangea bien, parla beaucoup, en vieil enthousiaste assez exclusif.

Meyrargues n’était point sans remarquer les taquineries de Laure, malicieuse et contente de se trouver à côté de lui, chez elle, sur son terrain ; mais, contre son ordinaire, il se défendait mal, cédait, se montrait triste, un peu résigné et conciliant. Sa belle figure d’homme fatigué semblait ennoblie d’un deuil.

Laure s’en aperçut sur une réplique abandonnée. Elle en fut impressionnée, et, vivement, s’enquit de Robert ; car elle savait l’affection que Meyrargues lui portait.

Cette question, et plus encore le ton de sympathie soudaine sur lequel elle fut faite, ouvrirent les yeux de Meyrargues. Ses soupçons se confirmaient. Un singulier malaise d’amour-propre le fit pâlir et balbutier :

— Robert ?… Il est vrai que vous m’aviez recommandé de l’amener ce soir…

Laure observait son trouble et s’y trompa. Un horrible soupçon la fit tressaillir.

— Quand l’avez-vous vu ?… Je veux dire : l’avez-vous vu depuis lundi ?

— J’ai reçu une lettre de lui ce matin, une lettre d’hier soir… rien de grave.

Elle respira.

À vrai dire, elle ne savait rien des intentions précises de Robert ; mais elle le sentait acharné à son propre malheur, épris de sa destruction ; et cela l’inquiétait d’autant qu’elle s’attribuait une influence sur lui.

Elle en venait à regretter d’avoir été si franche et si dure, si peu secourable à l’enfant qui l’implorait.

De son côté, Meyrargues ignorait la folle démarche de Robert près de la jeune fille. Il n’avait pas été question de cela dans leur promenade au cimetière. Les réflexions échangées chez Brandal, la susceptibilité de Robert et l’attitude de Laure étaient ses seuls indices. Averti cependant par son instinct, il avait observé une réserve prudente ; et quand il crut avoir surpris le secret de la musicienne, il éprouva une joie arrière à noter les battements plus vifs de son cœur qu’il croyait froid. Alors il ne manqua point de flatter, quoi qu’il lui en coûtât, la préférence naïve qui la portait vers l’absent. Il ne le fit point par désintéressement ou noble souci, et pas même par calcul, mais parce qu’il était naturellement assez fin. Renonçant au premier rôle, il se trouvait plus près d’elle dans celui du confident.

L’intérêt qu’il témoignait à Robert ne le desservit point ; il eut vite regagné tout le terrain perdu. La sonate passionnée s’effaça de l’esprit de la jeune fille ; elle retrouvait son ami, semblable à lui-même, d’une correction mondaine aisée et d’un ton égal, sceptique autant que conciliant, incapable, semblait-il, d’un mouvement hardi. Elle en arrivait à lui pardonner l’inconséquence d’une heure et lui conservait sa confiance.

L’intérêt qu’ils portaient à l’aventureux Robert les rapprochait. Leur causerie en contrepoint sous les lyrismes du vieillard, entretien discret, à mots couverts, en prenait un accent affectueux.

Pendant ce temps, Mme Vignon s’occupait du service, glissait silencieusement, sur ses pantoufles de feutre, de la salle à manger à la cuisine, et, lorsqu’elle tendait les plats d’un geste rond, son visage décoloré, encadré par deux coques de cheveux poudrés à l’ancienne, s’inondait d’un bon sourire comme d’une eau molle éclaircissant ses rides.

Le dîner s’acheva.

Meyrargues, le premier, réclama une audition de la scène modifiée.

— Elle vous est due, dit M. Vignon.

Alors commença une véritable séance de déchiffrage sur le papier encore humide de la partition chargée, raturée, zébrée de grands coups de crayon bleu.

Le piano dessinait les traits, mais restait inefficace à colorer les accords.

On voyait alors M. Vignon, chauffé d’une belle animation, s’escrimer de l’archet sur son vieux violon de bois jaune et renforcer les crescendos de la voix.

Meyrargues, à la fin, laissa tomber froidement en manière de critique :

— Il faudrait voir ça à l’orchestre.

Mme Vignon le regarda avec terreur ; Laure se renversa à demi sur le tabouret tournant du piano, et M. Vignon fronça le sourcil devant une attaque si imprévue.

— Les parties sont là, sur le papier, dit-il sèchement, je les entends toutes. Est-ce que tu les entends, toi, Laure ?

— Oui, père.

— Tenez, écoutez cet effet de cors avec les bois graves sous les chanterelles.

— J’entends bien… mais enfin nous pourrions marquer le quatuor. Accordez-moi le quatuor. Il me semble que je verrai mieux ensuite les effets de timbre. Mme Vignon intervint :

— Y pensez-vous, monsieur Meyrargues ? Un quatuor, cela nous coûterait au moins quarante francs par soirée pour avoir quelque chose d’honnête.

— D’ailleurs le quatuor serait insuffisant, remarqua Laure avec compétence ; c’est le quintette à cordes qu’il faudrait, avec deux violons à la première partie.

— Évidemment, dit M. Vignon. Une affaire de trois louis en pure perte. Vous avez des idées singulières, mon bon.

— Je vous en prie, monsieur Vignon, laissez-moi commander les violons.

M. Vignon ne se fâcha pas. Cependant il n’écoutait rien, professait qu’on ne pénètre une partition qu’à la lecture, intérieurement.

— Je n’ai jamais entendu à l’orchestre les œuvres de Moussorgski — le Verlaine de la musique —, on ne les joue pas ; eh bien, cela sonne pour moi aussi net que du Schumann. Est-ce que vous avez besoin de voir jouer une tragédie de Racine ?

Mais, en dépit de sa verve hostile, la tentation s’insinuait en lui, et Meyrargues n’avait pas de peine à ébrécher ses raisons tranchantes. Il se débattait. À la fin, il crut avoir trouvé une défaite honorable.

— Je ne peux pas réduire mon instrumentation ; cela se tient tout ; elle est une et indivisible, comme la Révolution. Votre idée de quatuor seul est une imagination de chef de musique. Il nous faut tout l’orchestre ou rien.

— Va pour tout l’orchestre !

Du coup le bonnet de Mme Vignon pencha sur l’oreille.

— Ce n’est pas raisonnable, monsieur Meyrargues… où voulez-vous que nous le logions ?

— Nous le mettrons dans l’escalier, ma bonne, tonna M. Vignon : les cuivres au sixième et la batterie sur les toits.

Meyrargues caressait son grand menton avec une placidité narquoise.

— Nous pourrions, si vous le vouliez, avoir l’orchestre et la salle.

— Un orchestre et une salle ! Savez-vous ce que c’est qu’une salle ? Il n’y en a pas trois dans Paris. Berlioz leur préférait la forêt de Bade plus sonore et d’une meilleure sonorité. Naturellement nous ne parlons pas de la maison de Meyerbeer, ni du pied-à-terre de Boïeldieu.

C’est ainsi que M. Vignon désignait l’Opéra et l’Opéra-Comique.

Il continuait, lancé :

— Vous alliez peut-être m’offrir la salle à manger du Continental ou le hall du Casino de Paris ?… Et les chanteurs ? Avez-vous des chanteurs ? Et les chœurs ? Ne dites donc pas de bêtises.

Il tapait du poing sur sa partition rebondie, et sa face rosé de petit notaire rasé s’embellissait de colère et d’enthousiasme.

— Il y a tout cela ici, dans l’écriture : il suffit de savoir lire.

— Admettons que je sois un âne et que je n’aie pas d’oreille…

— Le malheureux, tu l’entends, Laure ! Meyrargues à son tour se mit à crier. Mme Vignon restait confondue.

— Mais vous demandez l’impossible, c’est révoltant !… Je suis certain qu’il y a des chefs d’orchestre…

— Des buses ! hurla M. Vignon.

— Et même des compositeurs…

— Des savetiers !

— Qui seraient incapables de comprendre une partition à la lecture. On admirera votre style, parbleu ! le moindre batteur de mesure, le premier sot venu, dira : C’est de l’écriture artiste…

— De l’écriture artiste, ma femme !

— Mais l’entendre, là, sous le front, ce qu’on appelle entendre !

— Mon pauvre ami, c’est clair comme du solfège. Ne discutons pas.

Et d’une voix calmée, évasive, M. Vignon ajouta :

— Encore une chose… Avez-vous un chef d’orchestre ?…

« Ah, le vieil original, pensa Meyrargues épanoui, je le tiens ! »

— Vous ne répondez pas. Comprenez donc qu’il ne faut pas amoindrir le miracle… ou bien laissons dormir ces feuilles, il s’embrouillait, hésitait.

— Enfin, je suis bien tranquille : le jour où l’on voudra réveiller la princesse, elle sera là. Il y suffira d’un coup de baguette. Mais vous n’avez pas de baguette… Alors ne parlons plus de rien.

Et, sur ce mot, M. Vignon jeta son archet.

— Nous aurons une baguette… et vous la cueillerez.

— Allez, je vous écoute… Non ! maintenant vous m’amusez !…

— Quel malin plaisir trouvez-vous à torturer mon père ? à nous torturer tous ?

— Laisse donc, mignonne ; tu vois bien que nous plaisantons ; paroles en l’air que tout cela.

Comme pour éprouver Meyrargues il ajouta :

— Ce sont des concerts en Espagne.

— Rien de plus sérieux.

Et Meyrargues leur montra la lettre du secrétaire de la Double-Croche.

Il la commenta.

— Eh bien ? qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce que cela prouve ? Que vous allez mettre l’armorial du Gaulois et L’Annuaire des châteaux en ébullition, pour organiser une contrefaçon des concerts Colonne ou Lamoureux, avec les mêmes éléments — et vous en fausses notes.

— Possible. Aussi bien, je n’envisage pas toutes les conséquences du projet, dit Meyrargues, mais l’instrument à vous offrir. Il ne tient qu’à vous d’en tirer les plus beaux accords.

— Pour votre plaisir et celui de vos amis ?

— Pour notre joie commune.

— En effet, ce sera très amusant, dit Laure soudain conciliée : avoir un orchestre à soi comme un grand orgue, un orchestre de gens chics dont on peut jouer… une chapelle.

— Les gens chics me gâtent la chapelle, dit M. Vignon. Car enfin, si j’acceptais votre proposition, je voudrais pouvoir utiliser l’instrument que vous m’offrez, non seulement pour notre plaisir, comme vous dites, mais aussi pour mon travail. Et de quel droit irais-je m’imposer à votre société élégante, exiger de vos amateurs un travail fini, l’attention, l’exactitude, le métier précis dont j’ai besoin ?

— Mes amis sont de bonne noblesse, dit Meyrargues en souriant, ils aiment à servir — du reste nous aurons des mercenaires. Acceptez… donnez à ces gens une utilité.

— Le coquin !

M. Vignon ne se rendait pas encore, demandait le temps de la réflexion ; mais on voyait que la proposition le flattait, le touchait à l’endroit sensible.

Meyrargues le pressant dans une escrime adroite finit par lui arracher son consentement. Ils convinrent d’aller ensemble, le samedi suivant, au Comité.

— Je vous laisse la responsabilité de tout ; je ne sais point faire de compliments, je suis un rustique. Vous allez me couvrir de ridicule ; enfin, c’est votre affaire… mais je veux arriver dans votre société de plain-pied. Vous le voyez, mon cher enfant, je vous cède encore, vous faites de moi ce que vous voulez.

Et M. Vignon ajouta en se renversant sur sa chaise, l’œil brillant, le front haut :

— Il est étonnant ce gaillard-là !

— Entendu, comptez sur moi… d’ailleurs, tous ces messieurs vous connaissent de nom et de réputation. Ils seront trop flattés, pensez donc !… C’est une aubaine pour eux, une vraie chance.

M. Vignon en convint avec un orgueil simple et touchant, en homme conscient de sa valeur.

— D’ailleurs, disait-il, pour se donner une dernière excuse, il est bien entendu que la chose reste entre nous… pas de presse, hein ! pas de réclame !… ne me lancez pas dans les ennuis.

Laure et sa mère cachaient mal leur satisfaction.

— Aurais-tu pensé cela ?

— M. Meyrargues est un homme si adroit, un si précieux ami !

Meyrargues recevait leurs attentions et leurs sourires en simplicité, n’acceptant leur encens que pour l’offrir au maître, plus heureux du plaisir qu’il faisait que des éloges dont on le gratifiait.

Cependant Laure, après les compliments et les projets, redevenait soucieuse ; ses yeux attentifs aux iris profonds reflétaient d’obscurs lointains, et des silences graves coupaient ses effusions. Certaines paroles gênées de Meyrargues en réponse à des questions précises lui avaient laissé deviner le péril où se trouvait Robert et les vraies causes de son absence. Elle y pensait. D’autre part, Meyrargues ne jouissait pas complètement du bonheur qu’il avait apporté. Il voyait quels nuages passaient sur le front de la jeune fille et l’explication qu’il s’en donnait n’était pas sans le mortifier.

Pouvaient-ils s’expliquer nettement ? Quelles paroles eussent accordé ces deux êtres d’élite ? Un tiers était entre eux ; une peur enveloppante, faite de tout le mystère du dehors, les isolait.

Ils avaient beau s’absorber dans la paix du foyer, quand leurs regards, échappant à l’attrait des visages familiers où tout est lucide, s’égaraient sur la vitre noire, ils sentaient que l’énigme était là, derrière le mur de la nuit, dans la profondeur de Paris d’où montait une rumeur de fiacres et de foule, sourde et puissante comme une respiration de marée.



XVI


Pour moi, je hais les voitures découvertes.
JANE AUSTEN


La rue se calmait, le peuple était remonté vers les faubourgs assoupis ; un mouvement de voitures et de piétons roulait encore sur les asphaltes avec la régularité d’une eau qui s’écoule.

— Vous nous mettrez sur le quai, à la sortie du Carrousel, dit Mariette au cocher.

— Rue Saint-Nicaise, ajouta Robert.

— Connais pas.

— Qu’est-ce que tu chantes avec ta rue Saint-Nicaise ? À la station des omnibus, cocher ! Elle remonta la vitre.

— La rue Saint-Nicaise, c’est une autre histoire, une histoire passée.

— Pensons à la nôtre.

— Avons-nous tout l’attirail ?

— Le fiacre est assez plein.

— C’est la faute à Brandal. Il porte sa valise comme un Saint-Sacrement.

— Hé ! c’est le cas d’être prudent.

— Si nous versions, qu’arriverait-il ?

— Humph ! nous finirions comme le prophète Elie.

— Quoi donc, mon vieux Brandal, on pense à l’Ancien Testament ?

— Nous pouvons faire le nôtre au dernier survivant.

— N’exagérons rien… Les détonateurs sont dans ma poche… L’acide picrique isolé résiste bien au choc…

— Et mon paquet ?

— Rien à craindre : c’est de la dynamite de la régie.

— Tu ne ris pas ?

— À quoi penses-tu ?

— Je pense à la nouvelle de Villiers : « L’Etna chez soi ».

— Une fantaisie pénible.

— Tu trouves ?

— Nous y ajoutons.

— Mais nous portons la charge. C’est notre excuse. Cela pèse un peu sur l’esprit.

— Oui, ne te semble-t-il pas ? On se sent une autre conscience avec cela au bout des doigts.

— Il s’en dégage une électricité.

— Le chatouillement de la puissance.

— Celui qui serre pour la première fois dans sa poche une liasse de billets de mille francs doit éprouver, lui aussi, cette jouissance.

— Quelle comparaison !

— Y pensez-vous, Mariette ? L’homme dont vous parlez est l’esclave de son or.

— Et nous, mes petits ? Ah, ne faisons pas les malins !

— Nous, c’est une autre énergie, une force vengeresse, celle qui triomphera de l’or.

— Une force stérile. Qu’en peut-on faire ?

— Tant de choses !

— Châtier, détruire, purifier…

— Des bêtises !

— Et venger les damnés de l’enfer social.

— Choisis une place.

— La Bourse.

— L’Élysée.

— Non, la Scala.

— Mais vous êtes d’affreux moralisateurs ! Robert, vous finirez parmi ces messieurs de la Ligue contre la licence des rues.

— Tu me comprends mal.

— Explique-toi mieux.

— À quoi bon ?

— Tu es encore gentil, toi ! — Non ! vous m’étonnez. À propos de tout et de rien vous déclarez que le vieux monde agonise, que la pourriture sociale est complète… et soudain vous parlez de purifier la chambre du malade… Mais laissez-le donc mourir de sa laide mort !

— Écoute Dalila.

— Pourquoi Dalila ?

— Parce que j’ai été protestant.

— Parce qu’il a lu Alfred de Vigny : « Et, plus ou moins, la femme… »

Un soubresaut de l’Urbaine sur le pavé défoncé coupa le vers à l’hémistiche..

— Avouez que vous avez eu peur aussi, Mariette.

— Non, une secousse, un frisson : je trouve cette promenade très émotionnante. Cela nous change un peu du fiacre de Flaubert. Mais je n’ai pas peur : je suis avec vous.

— Charmante !

— Il me semble, voyez-vous, que nous allons nous connaître mieux après cela.

— Vraiment !

— Ce ne sera pas une amitié de hasard. Je suis entrée dans votre vie. Il y aura entre nous quelque chose de durable.

— Nous aurons vu le feu ensemble… C’est ce que vous pensez !

— Dites plutôt que nous l’aurons éteint, fit remarquer Robert. Notre héroïsme ne dépasse pas celui des pompiers.

— Enfin, cela ne s’oublie pas… et quand tu penseras à cette soirée, mon chéri, tu penseras à moi.

— Mariette, vous avez une façon délicate d’aimer… Car vous l’aimez notre Robert ?

— Sans cela serais-je ici ?

Elle plaisanta en caressant le front de son ami.

— Vous m’avez appelée Dalila, pasteur Brandal ; mais c’est bien tout le contraire : je ne veux pas qu’on touche un cheveu de sa tête.

Robert prit la chose au sérieux, écarta d’un geste ennuyé la main douce de Mariette, et déclara avec dépit qu’il n’avait besoin d’aucune surveillance, d’aucune protection. Il en profita pour ridiculiser les terre-neuve et pour critiquer certaine manière insupportable d’entendre l’amitié, certaine façon fatigante de manifester l’amour…

— Est-il méchant ! dit Mariette sans se fâcher ; encore un mot de plus, il m’appelait crampon… Mon ami a ce soir une humeur de chien.

— C’est ta faute.

— Je sais, je sais.

Et, plus sérieuse, elle ajouta, lui parlant à voix basse, lui chauffant la joue de son souffle, lui effleurant l’oreille de ses lèvres bonnes :

— Je suis venue te disputer à l’autre.

— À qui donc ? dit Robert en sursautant.

— Oh ! pas à celle que tu crois, mais à une autre plus dangereuse… à ta gueuse, à celle qui veut ta mort, à celle qui n’existe pas.

— On fait ce qui te plaît, dit Robert tristement. Que veux-tu de plus ?

— Tu le fais à contrecœur ; au fond tu m’en veux ; je le sens : vous m’en voulez tous deux… Tant pis ! Il ne fallait pas me recevoir, il fallait me chasser, me renvoyer comme une petite fille indiscrète… Mais non, j’ai ouvert la porte, vous m’avez laissé entrer, maintenant c’est moi qui chasserai votre cauchemar.

— Ne vous flattez pas trop, Mariette… nous sommes d’accord.

— Oui, nous sommes d’accord… et c’est préférable. Je ne vous ai pas forcé la main ; nous avons fait pour le mieux. Attendez encore un peu, et vous verrez comme vous vous sentirez plus légers quand toutes ces saletés seront au lavoir, plus à l’aise vraiment.

— Impuissants.

— Désarmés.

— Heureux comme dans du linge blanc. Brandal se justifia :

— Vous savez que, pour mon compte, je m’en suis tenu au déménagement. Il n’était pas question d’autre chose. La situation se trouvait modifiée après l’acte forcené d’Emile Henry. Rien de plus méprisant pour l’humanité et de plus hostile à la foule ne pouvait être osé. Robert lui-même en convint…

— Oui… du moins nous plut-il de prêter un sens au fait accompli. C’était assez commode pour nous.

— Naturellement, chacun interprète les faits avec ses idées et sa politique.

— En tous les cas, nous avons admis qu’un tel acte devrait rester exceptionnel.

— Comme un grand crime ou une action tragique.

— Le recommencer n’eût été que de la folie d’imitation. Assez de boîtes à sardines seront déposées cette nuit sous les portes cochères.

— On ne vous reproche rien. Mais vous pensez bien que Robert ne pouvait pas garder ces explosifs chez lui, dans sa chambre. C’était comme une tentation. Est-ce qu’il était libre ? Autant que moi vous l’avez compris. Maintenant nous allons nous débarrasser du dépôt dangereux.

— Renoncer à l’héritage.

— Abdiquer toute volonté.

— Et tu verras comme tu m’aimeras.

— Non, Mariette, je ne t’aimerai pas plus qu’avant… peut-être moins.

— Des bouderies. Alors que fallait-il faire ? T’entraîner à ta perte, me joindre à toi, aller jusqu’au bout, jusqu’à l’irréparable, et nous river à la même chaîne !…

— Ah ! si tu avais fait cela !…

— Un mariage à la dynamite, risqua Brandal.

— Il me semble qu’alors je t’aurais aimée, Mariette… que je n’aurais pas pu faire autrement.

— Je ne l’ai pas voulu ; je n’ai pas voulu t’attacher à moi par cette sorcellerie ; je t’ai voulu libre et confiant. Attends, attends, demain tu m’aimeras, m’ami…

— Le beau jour de demain qu’apportera-t-il ?

Robert se tut.

Il avait moins de rancune contre Mariette que contre lui-même. Elle avait obéi à son instinct de femme ; elle était venue à lui pour le neutraliser ; il ne s’était pas défendu. À quoi bon récriminer ensuite ?

Et il se mortifiait.

Était-il donc vrai — pouvait-il être vrai — que cette impatience et cette exaltation, cette fièvre de la mort qui l’avait possédé, tout cela fût fini, tombé, éteint comme le feu vengeur qu’on allait jeter à la Seine ? pourquoi pas à l’égout ?… Ah ! c’était bien la peine de jouer au Prométhée !…

Mais non, Mariette pouvait bavarder, il ne lui cédait pas. Elle l’avait surpris dans un moment d’indécision, où, devancé par les événements, il n’apercevait plus nettement sa direction propre ; mais il se retrouverait. Il n’aimerait pas Mariette, la petite femme aux chairs douces, le petit édredon de chair, mais quelque chimère au sein dur ; il se reprendrait seul, entier, et ses pieds saigneraient encore sur la route de la révolte ; à l’occasion il prouverait qu’il n’était pas un résigné, un morfondu ; son heure n’était pas venue — voilà tout. Un autre avait parlé, il convenait de lui laisser la scène ; sans abdiquer, se contenir, attendre, se réserver pour les luttes prochaines… Tout n’était pas dit. Il ne fallait pas brusquer les choses puisqu’on réalité on ne pouvait opposer à l’inertie de la masse que la qualité d’une énergie révolutionnaire assez rare.

Le pavé de bois de l’avenue de l’Opéra amortissait le trot sec du cheval, et le fiacre roulait mollement porté. Dans l’ombre intérieure, à travers les vitres, les lampes électriques jetaient au passage de brusques lumières  ; Robert, Mariette et Brandal se voyaient alors un peu pâles, les yeux profonds, comme fardés.

Brandal, assez fier de ce qu’il avait fait, se reposait, sentenciait. Il gardait une haute idée de lui-même  ; mais, pour un temps, la valise qu’il portait sur ses genoux lui tenait lieu de conscience. Une seule chose l’inquiétait  : il ne pensait plus à son tableau et regrettait de s’être lancé dans des complications trop absorbantes.

Mariette rompait les silences oppressés, s’agitait un peu vainement, tenait sa place, lissait ses plumes, emplissait le fiacre de son parfum de tendresse mêlé à des senteurs d’azote et d’essence de mirbane. Robert admirait qu’elle pût, dans ces moments nerveux, laisser toute extravagance, devenir une petite femme de tête assez souple et judicieuse pour tenir son rôle.

En réponse aux théories sévères de Brandal, elle s’affirma avec innocence.

—  Je ne crois pas à votre monde meilleur. Les hommes seront toujours pareils —  et les femmes aussi. Il faudra toujours faire ménage ensemble, et se consoler à deux quand on aura de la peine. Vivre à part —  est-ce qu’on peut  ?

Elle jacassait.

—  Et, vous savez, le bonheur, on l’a dans le sang. Je. n’ai jamais rien pu apprendre, mais si j’aime les gens, je les comprends  : voilà  ! Pour m’expliquer, c’est autre chose. Je me laisse aller, je me sens vivre, et quand j’ai le cœur gros, c’est bon de pleurer, même sans raison. On dort, on oublie  ; on se réveille un matin de bonne humeur —  pourquoi  ? On ne sait pas. L’avenir, la vieillesse, c’est loin  : on verra, on trouvera le moyen de s’arranger en route  ; je ne m’en tracasse pas  ; à quoi sert d’y penser  ? Et puis il y a des moments où il me semble que je ne mourrai jamais. Suis-je bête  ! J’ai rêvé des choses  ; je me suis crue belle… on me l’avait dit… Et qu’est-ce que je suis  ? un modèle d’atelier… C’est pas grand-chose. Enfin, je suis une femme qui a un corps —  j’ai ma fierté aussi à cause de cela. Et puis j’aime mieux avoir du chagrin que d’en faire aux autres…

Le fiacre cahoté s’engageait dans la cour du Carrousel.

—  Attention  ! nous arrivons. La descente en bon ordre, pas de faux mouvements.

—  C’est tout de même vexant, dit Brandal, de perdre tant de bonne marchandise quand le monument de Gambette se dresse là, à deux pas de nous.

—  Tu verses dans l’édilité.

—  Non, pas de blagues  ! dit Mariette. Laissez le tribun tranquille… puisqu’ils l’aiment comme ça, cet homme. Sur le quai, ils renvoyèrent l’Urbaine.

—  Ah, mon pauvre mois de mai  ! soupira le cocher jovial, en rajustant sa pèlerine.

Brandal entra seul au bureau des omnibus et demanda trois numéros pour Sèvres.

—  Plus de tramways pour Sèvres.

—  Merci, monsieur.

—  Trop poli, grommela l’employé.

Il commençait à pleuvoir et Mariette portait des souliers découverts. Ils stationnèrent quelques instants au bord du trottoir, irrésolus. Sur le pont des Saints-Pères le dernier omnibus de Clichy, un gros coffre blanc, s’avançait déhanché, pansu, bondé comme une patache jusqu’à l’impériale  ; à la lueur des lampadaires, on voyait des vapeurs aux naseaux des chevaux.

—  Garons-nous, voilà le Progrès, dit Mariette.

Le lourd véhicule passa au ras du trottoir en les éclaboussant.

—  Si nous remontions aux Batignolles, risqua Robert. Il est encore temps.

—  Oui, va-t-en, on se passera de toi.

—  Trop tard, c’est complet.


L’heure était froide  ; un vent piquant, fouettant la pluie, inclinait vers l’eau la ramure grêle des grands arbres de la berge. Sous les arches d’ombre, le fleuve noir miroitait, s’élargissait, s’égayait de l’illumination nocturne  ; des flammes colorées, festivales, brillaient sur les ponts et au long des quais, à l’infini, trouant le ciel d’encre et jouant dans l’eau triste qu’elles vrillaient de reflets dorés et rouges, en rubans tortillés comme des serpentins.

Ils attendaient encore au bord du trottoir, voyageurs indécis.

Le Louvre se dressait devant eux, masse ornementale et mystérieuse, muraille de passé, œuvre accomplie, tradition, épanouissement, l’acquit rédempteur de la misère des âges  ; il attestait l’effort séculaire, la poussée des forces immortelles vers la beauté harmonieuse, proclamait l’ordre et la règle, opposait sa digue de pierre aux impatiences et aux réactions.

Le fleuve et ce palais, les ponts lointains, la nuit pénétrante  ! C’était comme un décor voulu, machiné à souhait pour des âmes souffrantes en mal d’aventure. Ainsi les princes de la légende, lancés à la conquête de l’impossible, devaient aborder à des sites choisis où le merveilleux les prenait.

—  Les fenêtres des Tuileries nous lorgnent, dit Mariette.

Sans se communiquer leurs impressions, à des degrés de conscience divers, Robert, Brandal et Mariette subissaient l’influence de ces choses  ; ils se sentaient enveloppés dans cette atmosphère artificielle de résignation hautaine, trop peu vitale sans doute, nostalgique aussi. Et c’était la ville complexe et obsédante, absorbant l’effort individuel, fastueuse et morbide, avec ses ombres et ses rayons, sa ceinture d’énergie et la contagion de ses mollesses.

Tout disait autour d’eux l’ironie des destinées, la fragilité des existences et la survie des volontés, tout, jusqu’à ces flammes, courtes et dansantes comme l’esprit de Paris, lutines et fatales comme les feux follets de la civilisation.

—  N’allons pas plus loin, dit Mariette.

—  Quoi  ? ici, dans Paris, à cette heure  ? On y voit sur le pont comme en plein jour  ; des gens vont passer, on nous remarquera. Plus loin, plus loin, vers Bercy…

—  Penses-tu  ?… Non, sur le Pont-Royal, allons, suivez-moi… Avez-vous peur  ? Est-ce qu’on fait du mal  ?

Elle les entraînait, marchant devant eux, piétinant la boue scintillante de ses petits souliers cambrés, sa robe de velours côtelé relevée d’une main —  son paquet de l’autre, délicatement porté comme une boîte de baptême —  et projetant sa souple silhouette aux hanches rondes sur le fond parisien. Ils la suivaient, aimantés par sa grâce et sa décision, pris dans son sillage.

Au milieu du pont, elle tourna la tête sans ralentir le pas, dans un mouvement d’artificieuse simplicité, et son profil de médaille impertinente s’aviva d’un reflet de gaz.

—  Passez-moi la camelote, dit-elle.

Et, sans attendre, elle lança les cartouches dans le fleuve.

Cela fit un « flouc  » à peine sensible.

—  Marche  ! dit Robert roidi d’une subite énergie. Il prit la valise des mains de Brandal.

—  Laisse-la-moi… Je veux la voir tomber. Il se pencha sur l’eau, tenant la valise par les poignées de cuir, et tout son corps s’allongeait, débordait les pierres du pont.

—  Robert, l’imprudent, le fou  ! Tenez-le, Brandal, il va tomber  !

En même temps Mariette accourue l’empoignait par sa cape et lui criait  : « Mais lâche-la, lâche-la donc  ! vite, vite  ! on vient  !   »

Les doigts nerveux de Robert ne desserraient pas leur étreinte, et, quoi qu’il en eût, il ne pouvait jeter l’encombrant bagage qui collait à sa main crispée  ; il s’y sentait rivé, attaché par de forts liens. C’était quelque chose d’humain qui tenait à sa chair, un peu de la substance de l’autre, de cet autre qu’il ne connaissait pas et qui lui ressemblait tant  ! la dernière énergie du prisonnier qui, à cette heure, dans sa cellule, pouvait encore braver ses gardes et se dire  : Ils ne m’ont pas tout entier  !

—  Viens… je t’en prie… Robert  !

Et, forte de son amour et de sa terreur, Mariette se cramponnait à lui, luttait contre l’attirance mauvaise, le retenait  : telle une solide racine noue aux terres glissantes de la rive l’arbre courbé sur l’eau.

Il céda  : le retrait de sa chair devant le gouffre, le sentiment obscur de la conservation et l’embrassement de Mariette l’emportèrent sur la gravitation fatale. Il sentit que cette chose angoissante et lourde le quittait. Et elle tomba, elle se détacha de lui, comme un fruit trop pesant quitte la branche sous l’action de sa seule masse  : un bruit sourd, des rejaillissements, un grand cercle élargi, multiplié, phosphorescent, vite effacé dans le courant, marquèrent sa chute. Et le fleuve la but. Robert éprouva, en un frisson glacé, la secrète horreur de son immersion  ; il sentit qu’elle coulait, tournoyante, pénétrée, noyée et toujours fulgurante comme les serpentins de la rive. Elle alla se mêler aux épaves, aux chairs mortes, aux boues de Paris, à l’eau des ruisseaux, à toutes les vases.


Il s’était redressé, reprenait pied, s’expliquait avec humeur en paroles brèves, un peu altérées et comme suffoquées. Il avait voulu voir où il jetait la valise… c’était bien naturel… il n’allait pas la lancer à l’aveuglette sur une pile du pont… Pourquoi ces frayeurs, ces étreintes, ces nerfs  ?

Mais visiblement il était encore étourdi. Il se passa la main sur le front comme pour en chasser un vertige. La racine des cheveux lui faisait mal. Il avait senti passer sur son visage le souffle de l’abîme.

—  Partons, dit-il, en serrant la main de Brandal, j’ai besoin de marcher.

—  Nous avons bien gagné un bock et une choucroute, dit Mariette, en le ramenant sans transition aux appétits naturels. Et elle se frôla contre lui, prit son bras, lia sa marche à la sienne. Elle attestait sa victoire. Cela n’avait pas tardé.

Il en éprouvait un sentiment humilié. Au contact de sa maîtresse, à sa tiédeur, au glissement de sa chair lisse, l’affinité animale, abolie une minute, rentrait en lui, l’imprégnait… Il savait comment cela finirait —  il n’en était pas plus fier.

Ils se dirigèrent vers une taverne de la rue Richelieu qu’ils connaissaient —  boiseries soignées et verroteries  — pour s’alourdir un peu, après l’exaltation, devant des pintes écumantes. Le lit viendrait ensuite, et puis la tristesse.

Au sortir du Carrousel, ils croisèrent un terrassier obstiné et zigzaguant qui, réjoui par leur vue, se mit à fredonner d’une voix tarée des obscénités sur l’air de « Fanfan-la-Tulipe  ». Mariette en rit franchement  :

—  Crois-tu qu’il se fait de la bile  ? Il est saoul… il est heureux.

Sous les arcades, à la sortie de la Comédie, des groupes piétinaient en l’attente des coupés et des fiacres trop lents embarrassés dans un défilé verni.

C’était une jolie foule, un peu gauche et sautillante, empanachée dans son ensemble, avec quelques traits d’un dessin exact, un mouvement d’épaule, un geste de coude, un salut de tête et des allures seyantes  ; des paquetages gaufrés, des mantelets tirés sur des décolletages aigus, des pelisses en cloche sur le battant des petons, des pardessus anguleux, des favoris houppes, des coiffures vaporeuses avec de petites capotes crêtées d’un velours, flammées d’une aigrette, et qui faisaient penser à des têtes d’oiseaux  ; la mousse du dernier flot parisien  ; un monde amusant, sensible à son heure, et toujours bavard, émoustillé, fouetté, rajeuni de s’être épinglé aux scènes de Pailleron, baigné dans de la prose chauffée et dans des baignoires.

L’affiche du théâtre, sous le cadre grillagé, portait en lettres grasses, hypnotiques, le titre de la pièce nouvelle, Cabotins, qui s’annonçait en succès encore qu’on trouvât cela bien facile et factice, avec des intentions satiriques comme chez Guignol.

Ils ne connaissaient personne dans cette foule et n’en recevaient qu’une sensation d’isolement assez tonique en la circonstance. Ils ne désiraient pas s’y mêler. Brandal, amusé à distance du fouillis pittoresque, risqua des classements féroces où s’affirmaient son éloignement du « beau monde  » et le sentiment précis qu’il avait du ridicule de certaines modes. Robert et Mariette, goûtant ses mots d’atelier, s’arrêtèrent aussi pour regarder la sortie. Instinctivement ils y cherchaient des figures.

—  Tiens, Meyrargues, dit Mariette.

—  Où ça  ?

—  Au bas de l’escalier.

—  On ne le voit plus.

—  Si, là, dans le tas…

—  Parfaitement, dit Brandal, c’est l’inclinaison de son chapeau, parce que, vous savez, les uns et les autres, nous avons tous notre rythme, jusque dans la manière d’équilibrer une coiffure.

Brusquement Meyrargues, en tenue de soirée, fut devant eux, à vingt pas, derrière un rempart de foule piétinante et tassée. Et Robert devint affreusement pâle. Tout son sang reflua  ; une angoisse lui noua la gorge  : il fut obligé de s’appuyer contre un des piliers de la galerie. Au bras de Meyrargues il avait reconnu, souriante, animée, Laure Vignon.

À ce moment toutes les misères sociales pesaient moins lourdement sur lui que la petite main de Laure appuyée au bras d’un autre.

M. Vignon accompagnait sa fille, en redingote provinciale, le cou serré d’une haute cravate blanche, mais toujours fidèle à son feutre que ses cheveux bouffants argentaient de deux ailes. Il se distinguait encore du public abonné par une espèce de gêne et de timidité non sans finesse  ; on le sentait hors de chez soi, loin de son milieu, dépaysé, presque inquiet  ; ses petits yeux vifs, habitués à considérer les choses de haut, dansaient sur cette foule étrangère sans savoir où se poser. Le premier il aperçut Robert, Brandal et Mariette. Son embarras redoubla  : fâcheuse rencontre  !

—  Si nous partions, dit Mariette. Meyrargues à l’air d’être en famille.

Robert sentit au cœur la pointe de ce mot.

Mariette le regarda, vit son trouble et devina l’intrigue. Alors elle fut admirable : de la façon la plus naturelle, elle pria Brandal de lui boutonner son gant.

Cependant Laure Vignon venait de reconnaître ses amis. La présence de Mariette ne l’effaroucha pas. Elle signala leur présence à Meyrargues avec un vif plaisir de revoir Robert.

Ils s’étaient abordés. Les deux femmes échangèrent un regard profond, curieux, sans haine. Des compliments et des poignées de main masquèrent l’ambiguïté de la situation. Quelques mots l’éclaircirent.

Meyrargues, ayant reçu une loge pour le Français, avait voulu en gratifier ses amis, Mme Vignon avait insisté pour que le « père  » ne négligeât pas cette occasion de se montrer et de conduire sa fille au théâtre.

—  Il y a bien trois ans que je n’y étais allé  ; mais il apparaît que j’ai des devoirs, et cela m’a conduit à la pièce de M. Pailleron.

—  Ah, ce n’est pas un plaisir relevé  !

Meyrargues s’était rencontré au théâtre avec les Vignon  ; il était à l’orchestre et venait aux entractes frapper à leur loge.

—  Il a trouvé le moyen de présenter papa au prince de Limay, devant la statue de Voltaire…

Il les avait aidés dans l’embarras du vestiaire et leur avait offert ses services pour trouver une voiture.

Meyrargues écoutait cela avec un divin sourire niais qui lui composait une innocence indubitable.

—  Ne restons pas là, vous auriez froid  ; n’oubliez pas que vous chantez Mélusine samedi prochain.

—  En lecture tout bonnement.

—  Votre impression sur la pièce de ce soir, monsieur Vignon  ?

—  J’aime bien l’homme qui se passe la main dans les cheveux quand on parle de l’Institut.

—  Ils ont eu une idée stupide  : leur rôle de Cadet tenu par Cadet lui-même. C’est très mauvais comme imitation.

—  Mais il y a Le Bargy dans un rôle de médecin…

—  Trop sec.

—  C’est l’école nouvelle.

—  Et puis il y a Bertiny qui dit  : « Vous êtes un mufle  !   » comme si elle n’avait jamais fait que ça.

À l’avancée, les fiacres étaient rares. Meyrargues s’excusa, s’esquiva, et deux minutes après ils le virent sur le refuge de la place, qui les appelait avec sa canne  : la voiture attendue rasait le trottoir.

Ils traversèrent la chaussée en rideau déployé, évitant les flaques. Par une attention délicate, Laure avait chargé Robert de son parapluie.

Elle s’installa avec son père sur la banquette du petit fiacre. La voiture s’éloigna après des saluts et des bonsoirs jetés de la portière. La scène finissait d’une façon banale.

Un fiacre qui passe dans un claquement de fouet, un fiacre anonyme, un numéro rouge sur fond noir, deux lanternes sales, un petit cheval velu, un cocher rougeaud, l’heure d’avant c’était du mystère, de la puissance et de la mort. Et maintenant  ?

Robert se demandait s’il n’avait pas rêvé, si tout cela était possible. Mais son émotion ne le trompait pas. Il se retrouvait sous la pluie, avec ses amis, avec sa maîtresse, en réalité plus triste et plus seul que jamais, car il avait perdu sa dernière illusion.



XVII


Tout bien examiné, il vaudrait mieux, si j’ose le dire, le désespérer ainsi pour quelque temps.
BOURDALOUE


Au sortir du Cirque, un dimanche de mars, après l’audition de la Symphonie avec chœur, Meyrargues appuyait ses idées et ses mots d’écrivain au coude de M. Vignon.

Laure et sa mère marchaient devant, vêtues de sombre, simples et recueillies comme au sortir de quelques vêpres provinciales. La jeune fille portait sa partition avec une petite mine dévote qui fournissait à l’imagination facile de Meyrargues quelques variations à un thème connu.

—  La musique, disait-il, aura dérivé les plus nobles énergies de ce temps  ; elle aura été une force sociale, et presque une religion avec ses obligations, sa moralité, ses rites. Les concerts du dimanche l’attestent autant que les pèlerinages à Bayreuth et à Munich. Mais à côté de ces fêtes solennelles, où le sentiment moderne s’élève à la notion du divin mystère de l’Impersonnalité et à la communion universelle des esprits, il faudrait noter les adorations chuchotantes, classer les chapelles où s’exalte la ferveur des initiés, dire ces coteries d’art, ces foyers, ces conservatoires fédérés autour des grands concerts…

—  Un culte puissant, voulez-vous dire, que celui qui trouve dans tous les salons un sanctuaire et un autel  ?

—  Ne raillez pas. La portée sociale de votre art est certaine. À travers Wagner, Berlioz, Bizet, Verdi, en Mozart, en Beethoven, des foules se seront connues et rapprochées dans l’ivresse des initiations orphiques  ; elles auront subi les mêmes émotions  ; la grâce unique aura passé sur elles et les aura pénétrées.

—  « L’Ode à la joie  » semble écrite à l’appui de ce que vous avancez, remarqua M. Vignon.

Et il cita  :

« Un pouvoir magique rassemble alors ceux que le monde et le rang séparent…

« À l’ombre d’une aile si douce, tous les hommes se sentent frères…

« Que le monde entier se confonde dans un même embrassement  !…  »


—  Le génie révolutionnaire de Schiller perce sous les mots1.

—  Oui, l’idée est assez nettement indiquée.

—  Et la musique lui a donné toute sa force.

—  Ne serait-ce pas, plus simplement, que l’enthousiasme, « étincelle des Dieux  !   », est la véritable force religieuse  ? La musique autant que bien d’autres causes est capable d’éveiller cet enthousiasme. Vous en voyez l’utilité. Pour moi, je ne veux pas m’occuper de son effet social  ; je l’aime pour elle-même, en grammairien, parce qu’elle est un langage, et le mien.

—  Un langage universel… un chœur comme l’entendait Bach… Elle a tous les caractères de la catholicité.

—  Si vous croyez me donner le change…

Au long des allées, les branches menues tissaient leurs osiers à peine rosis. Un ciel d’un bleu finissant éclairait les Champs-Élysées  ; mettait en valeur l’élégance des toilettes, la tenue des équipages et la beauté nerveuse des arbres nus. Du soleil en poussière jouait dans les roues rapides et sur les tourniquets des marchands de plaisir.

Quelques musiciens les saluèrent, qui sortaient du concert chargés de leurs instruments. Ils faisaient aussi partie de l’orchestre de la Double-Croche à titre auxiliaire.

M. Vignon reconnut le copiste à qui il avait confié le soin de tirer les parties de son orchestration.

—  Quand serons-nous prêt  ?

—  Dans quinze jours. Un fameux travail  : toutes les parties divisées.

—  Pas de fautes, hein  ?

—  Il en manquera, monsieur Vignon.

—  Nos amateurs se chargeront d’en ajouter.

Il les complimenta sur leur belle exécution de la symphonie et entra dans quelques critiques de détail.

Les musiciens approuvaient ses remarques. Le « patron  » les tenait trop serrés, ne savait pas rendre la main, d’où certains angles rudes, une absence d’inspiration et d’abandon, sensible surtout dans le récit instrumental. Cela valait mieux tout de même qu’une exécution lâchée.

Après la poignée de main au copiste, M. Vignon et Meyrargues descendirent l’avenue et devisèrent encore de la virtuosité et du métier d’orchestre à propos des gens du monde qui s’essayaient aux arts.

Les amateurs de la Double-Croche vinrent sur le tapis.

M. Vignon avait accepté de diriger leurs récréations sans y attacher une autre importance. Avant de leur confier l’exécution de son œuvre, négligeant même cette éventualité, il avait tenu à les aguerrir dans des exécutions plus conformes à leur programme. Les premières répétitions avaient été consacrées à des lectures d’ensemble  : la symphonie inachevée de Schubert et celle en si bémol de Beethoven, d’une invention musicale si abondante, avaient servi de leçon.

Les membres actifs de la Double-Croche n’étaient qu’une vingtaine solidement encadrés dans un orchestre exercé. Il était difficile malgré tout d’équliibrer ces éléments hétérogènes  ; mais, au-dessus des discussions et des rivalités de pupitre, M. Vignon montrait une science aisée qui inspirait aux mondains qu’il conduisait la plus haute opinion de leurs talents personnels. On prévoyait pourtant que son autorité deviendrait assez cassante et qu’il ne se laisserait pas mener par le Comité. Les vrais musiciens et les routiers de l’orchestre, habitués aux humeurs des chefs, ne trouvaient pas qu’il fût trop exigeant. Lamoureux les avait rompus à d’autres brusqueries, Colonne à d’autres caprices.

—  Vous aviez le bras sec à la réunion d’hier, dit Meyrargues. Trois fois vous avez arrêté l’orchestre pour des riens. Je crains que nos gentilshommes ne soient bientôt rebutés.

—  J’espère que vous ne m’avez pas associé à eux pour écorcher Beethoven.

—  C’est votre peau que vous défendez, cher maître.

—  Ne parlons pas de ça. Plus tard, nous verrons. Vos chanteuses ne me plaisent pas  : elles demandent des transpositions, des facilités, des broderies. Leurs professeurs voudraient travailler à ma musique. Et puis notre petite bande n’est pas encore assez solide  : nous irions à des catastrophes. Je m’en tiens à mon rôle de batteur de mesure.

—  La fonction vous plaît, semble-t-il  ?

—  J’y suis dans mon élément. Et puis cela m’amuse de conduire au feu de la rampe le dernier bataillon de la noblesse française… Euh, euh  ! je les essouffle  !

Une satisfaction intérieure l’animait. Il se voyait dans le déchaînement des cuivres, dans les escalades des bois chromatiques, dans la tempête des sonorités coléreuses, gouvernant son monde, imposant son mouvement, ordonnant les effets, dégageant du chaos instrumental la ligne harmonieuse de l’inspiration, évoquant du rêve dans la portée de son geste.


Près de la Concorde, sous les marronniers noirs, Mme Vignon et sa fille s’amusèrent aux querelles des moineaux qui plongeaient des hautes branches, se pourchassaient, se chipaient des miettes, culbutaient le corps en boule dans la poussière.

— Où allons-nous, papa ?

— Demi-tour, allongeons la promenade jusqu’à l’Étoile où nous prendrons le tramway de Pigalle.

— Nous accompagnerez-vous, monsieur Meyrargues ?

— Avec le plus grand plaisir.

— J’ai quelque chose à vous dire, moi aussi.

— Eh bien, passez devant, mes enfants… nous n’allons pas marcher sur un front de quatre.

— Elle veut lui faire connaître elle-même sa réponse, dit M. Vignon à sa femme.

— Crois-tu qu’il s’en formalise ? Tu aurais pu l’y préparer.

— Sauver la dissonance. Il vaut mieux qu’ils s’expliquent. Laure a ses raisons qui ne sont pas les nôtres, mais ce sont les bonnes.

Cependant Meyrargues et Laure Vignon, dans la foule du clair dimanche, remontaient l’avenue en échangeant des propos menus ou sérieux, d’allure toujours causante.

— Votre démarche auprès de mes parents vraiment m’a surprise : c’est une folie ; j’en suis très honorée, flattée, mais c’est une folie… Vous auriez dû m’en parler, à moins que…

Il attendait. Elle continua émotionnée, d’un trait :

— Enfin cela met un peu de cérémonial entre nous. Du bout de sa canne il frappait les petits graviers, la tête basse.

— Oui, tout d’abord ce sont des excuses que je vous devais… Il releva la tête.

— Mais n’y voyez-vous que cela ?

Elle le regarda avec cette expression loyale et sûre, bien personnelle, qui doublait son charme.

— Je ne veux pas me marier.

— Jamais ?

— Jamais.

— Pourquoi ?

— Ai-je dit une chose déraisonnable ? Que me demandez-vous là ? Je ne sais pas… Que vous dirais-je encore ? C’est mon goût, ma volonté, mon cas. Je me suis attachée à certaine manière de voir la vie et d’entendre mes devoirs envers moi-même, envers les miens.

— N’est-ce que cela ?

— Oui, cela : un caprice durable. Je me vois forcée — j’en suis au regret — de vous répéter ce que j’ai dit à d’autres. J’en deviens monotone ; mais à qui la faute ? Il semble vraiment que ce sujet de conversation soit le seul où l’on puisse nous plaire. Eh bien, je vous déclare très simplement que l’amour-passion ne me touche guère et que le mariage m’apparaît comme une insupportable association. Dès que vous n’êtes plus personnellement en cause, cette manière de voir ne saurait vous surprendre ou vous blesser. Naguère voua professiez des sentiments célibataires.

— Vous m’en fîtes rougir.

— Êtes-vous amusant !

— Voyons, Laure, réfléchissez… Votre résolution n’est pas définitive.

— Très arrêtée et réfléchie. Je laisse à d’autres le soin de continuer ce monde.

— Quelle méchante plaisanterie ! Ce n’est pas le fond de votre pensée.

— Un mot de plus, puisque vous le voulez : si j’avais dû céder ce serait déjà fait.

Meyrargues avait compris ; il hésitait, cherchait une expression insinuante.

— Vous auriez uni votre existence, votre destinée à la sienne ?

— Nous sommes ainsi portées à nous exagérer notre influence, à la croire nécessaire — comprenez-vous ? Il ne nous déplairait pas de corriger une destinée… comme vous dites. Mais dans la circonstance, j’en conviens, c’eût été ridicule. Il est encore si jeune… et si abstrait, presque perdu : c’est effrayant ! Ce que j’espérais était impossible… J’aurais voulu être avec lui comme une sœur, le raisonner, le ramener… Vous ne l’avez jamais grondé, Meyrargues… Vous auriez dû le faire. Il me semble qu’il avait besoin de nous, que sa volonté farouche pouvait être adoucie. Mais peut-être me suis-je trompée, conclut-elle plus lointaine.

Il ne répondait rien, baissait la tête, apprenait à connaître celle dont il avait voulu faire sa femme et se voyait pauvre devant elle.

— En tout cas, reprit-elle, il n’aura pas su combien je le plaignais… sans pouvoir le lui dire ; il aura cherché son remède ailleurs, et d’autres liens plus puissants que mes remontrances…

— Détrompez-vous : il doit se sauver tout seul. Il le peut.

— Je voudrais le croire. Mais encore faut-il que notre abstention à son égard soit efficace et bonne. Si nous ne pouvons prétendre à le consoler du deuil universel, je voudrais, mon cher Meyrargues, puisque nous l’aimons tous deux, que notre amitié lui épargnât du moins tout sujet de nous en vouloir à nous aussi… et qu’il ne fût pas malheureux enfin par notre faute.

— Je vous comprends, dit-il, blessé du reproche. Mais connaissez-vous si mal notre ami que vous puissiez croire que le bonheur des autres lui soit jamais un sujet de peine ?

Sans prendre garde à la subtilité qu’il lui opposait, elle voulut atténuer sa première franchise :

— Ne trouvez-vous pas que nous discutons comme deux médecins, près du lit d’un malade ?

— C’est bien cela : une question d’hygiène morale nous divise et vous me reprochez mes procédés.

— Non, votre jalousie professionnelle. Ils se sourirent moins hostiles.

— Nous différons de méthode… Mais, croyez-vous que je n’ai rien fait pour lui ?

— Oh, je sais que vous l’avez soumis à un traitement énergique et sans danger pour vous. Vous l’avez lancé dans l’action ; vous avez obtenu de lui qu’il quittât Paris, qu’il allât se mêler à cette grève de Toulon. Qu’en est-il résulté ?

— Il m’écrit souvent.

— Et ses lettres ?

— Insignifiantes : des notations, une curiosité hésitante et comme désabusée. La grève finie, j’ai voulu que Robert restât quelque temps encore dans le Midi. Je crois que cela lui fera du bien, le changera. L’air des cités ouvrières ne lui vaut rien. Il y respire de la mort.

— Bon camarade !

— Maintenant il doit guérir, et pour cela se libérer entièrement du lien social, dépasser la période de révolte, rejeter les délires moraux, conclure à l’inutilité du sacrifice et trouver en lui-même son centre de gravité. Il s’humanisera en se détachant des hommes. Les potions philanthropiques l’auraient tué.

— Mais, docteur noir, s’il guérit, vivra-t-il ? L’oxygène se fait rare sous votre système. Vous prêchez l’abstention, l’éloignement, la jachère, vous parlez d’un développement qui ressemble étrangement à une maladie nouvelle… Et d’où vient que vous nous réservez, à vous, à moi, un autre traitement ?

— À vous ? C’est que vous nous frustrez…

— Voilà de la franchise impertinente.

— Les cas sont très différents… et, du reste, je ne me pique pas de logique. J’ai quelque expérience, voilà tout. Revenons à nous, Laure, et sans arrière-pensée. Je sais les empêchements de l’heure actuelle et, malgré tout, je vous espère. Ne m’opposez pas un refus définitif.

— Prenez garde, mon cher, vous allez rendre la position de notre ami très délicate. J’ai besoin de croire à votre désintéressement. Enfin, si tout change, si tout finit pour le mieux, comme un jeu prévu… Que vous dirais-je ?… Attendons. Mais je ne puis vous suivre dans vos suppositions. Je m’arrête à la situation, présente. Vous m’y découvrez des choses qui m’étaient cachées, et je vois maintenant, en effet, que certaines difficultés se sont déjà arrangées à votre gré.

— Vous me prêtez des intentions : je n’en ai qu’une. J’ai marché vers mon bonheur, j’ai tracé mon chemin vers vous. Me serai-je trompé ? Laure, vous me le direz un jour.

— Je ne sais ce qu’il en sera… pour l’instant, je ne dois pas encourager vos espérances, je ne peux pas m’associer à vos projets.

— Mais je n’ai projeté que notre bonheur, je ne veux que notre vie.

— La nôtre, exclusivement ? Ce serait un beau train luxueux ; nous pourrions ajouter un coupé à la file qui descend du bois ! Mais il y a devant nous quelques obstacles — nous en convenions —et je ne voudrais écraser personne. Vous allez dire que j’ai des idées effarouchées, des nerfs et des inconséquences, car enfin il faut toujours écraser quelqu’un…

— Non, mais je surprends en vous des expressions qui me heurtent, une tournure d’esprit qui me charme et me blesse, des jugements fiers, mais qui peuvent aussi vous abuser sur la réalité. Comme tout cela est en réalité plus simple, moins difficile, plus docile au cours du temps ! Enfin, nous verrons… En attendant, laissez-moi la certitude de votre amitié.

— C’est ce que nous disions.

Laure ne voulut point insister. La conduite de Meyrargues lui paraissait assez ambiguë ; elle ne se sentait pas entraînée vers lui ; mais avec la moindre complaisance elle pouvait lui reconnaître des intentions flatteuses et du tact.

— Vous parliez des lettres que Robert vous a envoyées et qui ne contiennent, disiez-vous, que des notations… Serais-je trop indiscrète en vous demandant de me les communiquer ? seriez-vous assez mon ami pour le faire ?

Et, sans attendre la réponse de Meyrargues, elle ajouta en réciprocité gentille :

— J’ai reçu moi-même un billet de Robert, écrit le soir de son départ, un billet élogieux pour vous. Tenez, le voici. Elle prit le feuillet dans sa partition et le lui tendit :


« Paris, ce 19 février.

« Laure, quand vous reverrai-je ?… Notre Meyrargues m’a chargé d’une commission agréable pour les grévistes de Toulon : je dois leur remettre mille francs de sa part. Il est si généreux, si bon, malgré son apparent dédain. Pour oublier mes peines, je leur porterai aussi mon énergie, ma sympathie. Meyrargues a su me persuader. Une période d’action me sollicite. Je pars avec joie. Je vais aimer ceux qui espèrent et qui luttent pour la cause du travail et de la dignité humaine — des mots qu’il faut croire, n’est-ce pas ? Mes petites mélancolies s’effaceront devant cela.

« On m’a dit que vous aviez pris de mes nouvelles ; rassurez-vous… Et croyez que je n’aimerai jamais rien tant au monde que vous.

« ROBERT. »


— Rien d’inquiétant, comme vous le voyez, dit Meyrargues ; je compte maintenant sur le climat, l’éloignement, le calme et des lectures méditées pour équilibrer heureusement ses comparaisons et ses raisons.

— Quelles lectures ?

— Je viens de lui envoyer quelque chose qui l’exaltera en beauté et calmera ses petites frénésies… un livre d’une philosophie rare et puissante, le meilleur antidote…

— Avez-vous tant de foi dans les livres ?

— Celui-là lui plaira et le convertira au salut intérieur.

— N’oubliez pas de me porter ses lettres.

— Vous les aurez ce soir. Vous y trouverez de la couleur.

— Et du sentiment ?

— Peu.

— Il a laissé cela à Paris ?

— L’auriez-vous pris pour un sentimental ?… Mais non, un volontaire, un croyant, un fanatique à ses heures.

— Un impatient plutôt.

— Il aurait été au crime comme d’autres au martyre.

— Alors ?

— Je crois que l’occasion lui a manqué — et qu’il en souffre.

— J’ai une autre idée de lui : il cherche, il rôde autour de son destin ; il ne se connaît pas encore ; il faudrait qu’il pût vieillir.

— Nous nous penchons sur lui comme sur un puits mystérieux.

— N’est-ce pas qu’il est attirant ?

— Si loin de la vie et si près de vous, Laure ! cela me tourmente.

— Et c’est pourquoi vous l’avez éloigné. Du moins ne l’avez-vous pas laissé partir seul ?

— Il est parti seul.

— Imprudent. Et cette personne ?

— Vous m’en demandez trop. Brandal vous renseignera mieux que moi.

— Une dernière question, permise, celle-là, je pense : Quelle idée vous faites-vous donc des anarchistes pour qu’ils vous intéressent ? Car je vois maintenant que vous ne partagez aucune de leurs espérances et pas même leurs théories de révolte.

— Je les considère comme des ferments. Ils serviront à transformer la masse ; ils seront le levain d’une autre pâte populaire moins lourde.

Un silence.

Ils sentirent à leurs coudes l’impression de la foule ; les promeneurs qu’ils croisaient leur fournirent des réflexions.

Laure aimait surtout les enfants ; leurs yeux la consolaient, disait-elle, par leur sainte innocence.

Ils passaient rosés et blonds, attifés et souriants, tenus à la main, libres ou voitures sur le bitume ensoleillé. Et c’était un petit monde d’avenir.

— Oh, ce n’est pas encore la société future !

Quelques nourrices processionnèrent : des filles fortes aux yeux de Junon, marquées de taches de rousseur, des tailles corpulentes sous la rotonde uniforme, des créatures saines, venues de leur province après la faute, tombées à l’esclavage indolent, semblables entre elles et payses sous la livrée, étalant le luxe de leur santé à côté des mamans à poitrine pauvre. Elles apportaient une force vitale sur le sol stérile de Paris, une réserve d’espoir ; elles opposaient leur sereine inconscience à la fièvre maligne des idées, aux calculs et aux passions éduquées lisibles sur d’autres visages ; elles éclairaient le paysage citadin d’une lumière de nature.

Meyrargues et Laure, cédant au tacite conseil des villageoises lentes et épanouies, regardèrent passer le monde ; encore émus de ce qu’ils s’étaient dit, ils cessèrent de se confronter et de se heurter en des froissements crissants.

Ils marchaient, pénétrés des finesses du soir dominical.

Le ciel pâlissait, poussiéreux d’atomes nouveaux, se perdait, brusquement coupé, derrière les hautes bâtisses et les arbres de l’avenue aux écorces à peine soulevées. L’heure était cendreuse ; aux arêtes des toits palpitaient des irisations suaves ; une gaze orangée, avec des oppositions de turquoise dans les fonds, enveloppait l’Arc de Triomphe. Cependant la bise aigrelette fraîchissait sur les nuques, caressait, pénétrait les chairs des femmes d’une couperose printanière.

Un double courant emportait les promeneurs, dégageant le charme urbain des allées et venues rythmées, la puissance des glissantes coulées de foule. Et c’était, de l’un à l’autre défilé, une alternance de pas comptés, des fatuités et des grâces, des élégances de tailleurs et de couturières, de la distinction et du flafla, des choses à dévisager.

Quel cinématographe eût noté ces vivacités et ces atonies au fond des yeux sourcilleux, ces lèvres d’anémie ou de gourmandise, ces nez flaireurs ou résignés, ces moustaches nigaudes, impertinentes ou félines — quelques-unes si drôlement troussées !  — et ces mentons d’acteurs, ou de courtisanes, arrogants ou fuyants, ces mentons barbus importants, soignés, ces faces mal dégauchies ; et ces fins ovales poudrerisés d’une pulpe savoureuse : tous les masques !

Les flâneurs du beau dimanche s’estimaient en passant à des balances capricieuses. Des âmes cuirassées, corsetées, harnachées, des âmes affaissées ou pimpantes, des âmes de parfums et de dentelles se devinaient, s’accrochaient, se repoussaient ; des toilettes s’inspectaient, se classaient, s’isolaient dans le luxe ou l’indigence.

Et cela s’agitait, vivait, durait, devenait à la réflexion une chose fatale, roulant depuis des temps, et qui ne devait plus s’arrêter. Et c’était la circulation vitale, le gonflement du cœur de Paris, palpitant, ingénu, soulevé, offert dans un pli de foule, comme le battement des seins après la danse dans une échancrure de corsage.

Mais ces promeneurs de hasard, éloquents, pittoresques et faisant masse, qu’étaient-ils pris isolément ? qu’étaient-ils surtout à leurs yeux réciproques ? En vérité, des apparences des jeux de miroir ou de vitrine, des ombres projetées sur l’écran visuel, des images, des illustrations, des idées.

Laure et Meyrargues allaient ainsi devant eux, vacants et songeurs, assouplis par le bain de foule, échangeant des propos et des remarques.

À l’Étoile, ils ralentirent le pas pour attendre M. et Mme Vignon qu’ils avaient distancés. En manière de confidence, Meyrargues murmurait la plainte de Raymondin :

« Ah ! fausse fortune ! »

À quoi la jeune fille opposa malignement l’ariette :

« Êtes-vous si dépiteux ? »

— J’aime beaucoup ce premier acte, dit Meyrargues, la chasse, la rencontre des fées près de la « fontaine de soif » et tout particulièrement le duo de Raymondin et de Mélusine :

« Pour nos amours ensemble commencer. »



XVIII


Je connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu’on la regarde.
MONTESQUIEU, Lettres persanes.


Laure fermait les yeux dans la lumière de sa lampe, mais elle ne dormait pas. Sur la table de nuit traînait la mince liasse des lettres de Robert déjà feuilletées.

De les avoir tenues, ces lettres sans amour, un frisson lui restait aux doigts.

Frileusement elle s’absorbait dans le sentiment de sa chasteté, se fondait dans l’innocence de son lit blanc ; et c’était pour elle une jouissance aiguë, délicate, de se sentir vierge sous la caresse des draps. Une hautaine parenté d’âme la fiançait ainsi à celui qui, devant la vie, hésitait, se refusait.

Il voulait l’impossible, elle avait sa chimère.


L’idée des contacts n’éveillait en elle qu’une crainte ; elle sentait que la femme s’y blesse, y perd sa forme native et cesse d’être sa propre méditation ; instinctivement elle se révoltait contre la destinée utilitaire de son sexe ; spirituelle et jolie sous ses cheveux serrés aux tempes comme deux plaques d’or, elle ambitionnait encore d’échapper aux fatalités de la chair ; après tant de siècles d’esclavage traditionnel et d’adoration fausse, l’amour ne flattait pas son amour-propre. Elle se sentait en possession de soi et se complaisait à cet orgueil d’être.

Des impressions vécues et des livres elle n’avait gardé qu’un affolement sans infirmité religieuse ; des crises de sa nature nerveuse et des écarts de son imagination, elle n’avait retenu que ce qui exalte, ce qui renforce la personnalité et l’élève à la conscience morale par seul souci de noblesse et de beauté. Elle ne connaissait pas les petites terreurs, les faibles prières, la peur du péché, la lèpre des bigoteries ; elle ignorait l’hypnose des plaies et du cœur sanglant ; cependant elle aimait le chant des églises, leur luxe de pierre et jusqu’à la hauteur de leurs flèches ; un prélude de Bach lui semblait contenir plus de foi et de vertu que cinq dizaines de chapelet. Mais elle ne riait pas sottement de tels exercices apaisants, s’expliquait les formules mécaniques nécessaires aux âmes distraites, dégageait le son spirituel des oraisons chuchotées sur la tablette des prie-dieu par des femmes douloureuses. Elle savait les appels, les sanglots, les prostrations de la solitude et le besoin d’en sortir, de desceller les pierres du cachot intérieur par quelque élan vers l’ineffable. D’esprit audacieux, ignorante des timidités acquises, elle s’égarait parfois en excès d’inquiétude vite tempérés par une santé naturelle et la franchise de son caractère. Avec cela des bizarreries : le spectacle d’un être dégradé par le vice ou l’alcool lui répugnait plus qu’un crime aigu. —La bassesse de pensée, la crapule, la mollesse fétide étaient à ses yeux les seuls motifs de mésestime et constituaient pour elle une sorte de mofette morale, un air irrespirable.


Dans le recueillement de sa couche, elle pensait à l’enfant égaré ramené par M. Vignon, un soir de givre, au hasard de ses rencontres ; elle se rappelait avec complaisance les traits clairement taillés de celui qui ne ressemblait pas aux autres et qui l’avait séduite par son air d’aventure.

Elle l’avait connu d’intentions hautes, rebuté par quelques heurts, cachant ses émotions et jouant au terrible, le cœur déjà crispé d’un noir lierre ; elle aurait pu le fixer à son foyer, triompher de lui, l’épanouir : elle ne l’avait pas voulu et restait, lui semblait-il, responsable de son destin. Maintenant elle le sentait parti, sans retour possible, éloigné à cause d’elle et par elle, en grande peine à cause de tout, libre, lui — vraiment trop libre —, sans attaches, à la dérive après la chute de toutes les étoiles, incapable de trouver sa voie. Elle le voyait flottant, quelque temps amusé aux aspects des rives, attardé aux méandres, mais déjà pénétré, lourd comme une éponge, imbibé de la douleur du monde.

Elle illustrait sa compassion de métaphores tragiques. Des vers de Rimbaud chantaient à son oreille.

Elle évoqua encore avec orgueil, et non sans un plaisir cruel, le dédaigneux qui l’avait implorée, se pénétra de l’amertume de sa bouche que nul fruit n’avait adoucie. Elle aurait pu être sa consolation. Quelle idée ! Pour combien de temps ? Et ensuite ? Après l’épisode fatal eût-elle retrouvé cette fierté qui était sa force ? Sans doute elle eût goûté quelque joie à se dévouer. Mais pourquoi se dévouer ? Il ne faut pas. Une autre avait tenté l’épreuve inutile. Et pourtant cette fille était de celles qui plaisent et qui attachent, jouet précieux, le délassement du guerrier… Meyrargues lui trouvait une âme fondante.

Par comparaison, Laure doutait d’elle-même. Son apparente vaillance et la conscience nette qu’elle avait de l’antagonisme des sexes cachaient une timidité secrète, la peur de n’être pas assez forte autant qu’un manque de vocation amoureuse.

Elle s’étonnait cependant que Robert pût écrire à Meyrargues sur le ton amical, sans ironie et de confiance ; elle s’inquiétait de cette indifférence, s’alarmait de cette camaraderie. Comment n’avait-il pas vu que Meyrargues était son rival ? Renonçait-il aussi son amour et la jalousie ? S’effaçait-il devant un autre, et pourquoi ? — Fi ! le lâche qui ne sait pas vouloir !

Alors elle revenait à Meyrargues, l’appréciait à sa valeur, le détestait avec trop d’insistance : moins scrupuleux celui-là, plus politique, sans préjugés et vraiment adroit, disant les choses et les voulant, hardi, de cette audace que donnent l’argent et l’expérience, peut-être sincère — un homme.

Qu’elle était heureuse et fière de penser que jamais elle ne serait à lui, malgré sa fortune, son nom, ses talents ! Ces avantages la flattaient pourtant.

Mais qu’avait-elle besoin de l’opposer à Robert ? Ni l’un, ni l’autre. Elle ne les diviserait pas en se prononçant, malgré ses préférences secrètes.


Les mille réflexions de sa veillée de conscience palpitaient, stériles, dans le silence de la chambre — une chambre sévère, presque monacale, sans autre luxe que le lit de cuivre et le miroir de métal ajouré. La petite lampe fanfreluchée épandait sur les couvertures sa flamme filtrée d’un satin vert, et l’huile s’y consumait avec un rongement imperceptible d’insecte.

Elle reprit la brève correspondance et la relut, la dégusta lentement, à petites gorgées, comme un roman sans intrigues ; elle en prolongeait les phrases d’une marge ; elle en peuplait sa nuit d’images et d’hallucinations lucides.

À mesure qu’elle avançait dans sa lecture, il lui semblait que son ami s’éloignait et qu’elle ne le reverrait plus.

La distance indiquée du seul cachet de la poste se précisait. C’était un long chemin dévalant, une perspective qu’il animait.

À mi-côte s’ouvrait une auberge parmi des bosquets et des treilles ; et dans cette auberge il y avait une chambre carrelée avec une table de noyer couverte de mouches — une table et deux chaises. Sur la cheminée de bois peint une grappe de raisin mordue attirait les guêpes d’automne. Entrerait-il dans cette guinguette ?… Non, il passait.

Elle se tenait debout sur la colline de platanes élancés ; elle se voyait, vêtue de noir dans le crépuscule ardent, toute simple en sa robe évasée, avec un petit mouchoir sec tamponné dans sa main nerveuse. Il se retournait, il lui souriait, il l’appelait trois fois par son nom, Laure !… avec une douceur insistante et profonde comme le son des canzone de Pétrarque : Laure, gentil rameau où s’appuierait mon flanc !…

Il s’arrêtait ; il était près d’elle soudain ; il la regardait, il regardait ses yeux comme deux lumières qui vont disparaître ; il attendait un geste, un tremblement des lèvres, un seul mot. Et ce mot, même en rêve, elle ne sut pas le dire, car ce n’eût été qu’une parole de pitié.



XIX


Merci pour votre photographie, j’en ai une que j’aime mieux.
PROSPER MÉRIMÉE


Robert écrivait à Meyrargues.

« Marseille, 21 février.

« Cher ami,

« Je suis parti et j’ai bien fait. La couleur de Paris me devenait insupportable : j’avais besoin de voir autre chose. À Paris j’étais mécontent de moi-même, c’est-à-dire du monde ; j’aurais voulu changer la physionomie des rues et donner à ce peuple une âme : celle des jours où l’histoire est arrivée. Vous m’avez trouvé une excuse.

« Je ne vous dirai rien du voyage jusqu’à Avignon, car j’ai dormi toute la nuit. Mais ce réveil en Provence : une illumination intérieure !

« J’avais encore dans les os l’humidité de Paris et sa boue à mes souliers, brusquement je me réveillais dans une autre atmosphère. Le train filait le long d’une route blanche où passaient de grands mulets aux colliers cornus, ces colliers héraldiques que vous connaissez ; des oliviers noueux au feuillage cendré mouvementaient la plaine ; j’aimais aussi la flamme sombre des cyprès qui bordaient les champs, les collines pierreuses couvertes d’une végétation rabougrie aux tons de lichens d’un vert usé, les bicoques sèches aux toits plats et les enclos des fermes, les vergers où de capricieux amandiers secouaient déjà leurs fleurs de papier. Je sentais confusément que là commençait une autre terre.

« Avant d’arriver à Marseille, parmi des éboulements de roches blanches, je vis briller au loin la Méditerranée et j’en reçus dans les yeux la flamme d’un miroir doublant le ciel.

« Je me sentais léger d’effleurer ces aspects dans la course du train, j’avais en moi le sentiment de l’espace : je vous devais ce bonheur.

« À Marseille, je marchai longtemps par les rues populeuses et chantantes sous les platanes, je me plongeai dans le bruit et dans la foule, je respirai la ville inconnue. Il me semble que je pourrais vous parler longtemps de ces quais où toutes les races semblent avoir pris rendez-vous devant l’éventaire des marchandes de coquillages. Ah ! comme de là j’embrassais le monde, et quels élans vers des contrées toujours plus lointaines je suspendais aux cordages des navires en partance, et quels rêves je mêlais aux haletantes fumées des yachts !

« Au débarqué d’un transatlantique, j’ai senti l’odeur de la Chine.

« Le soir, j’ai rôdé dans les quartiers sales pour ma contrition. Je suis rentré à l’hôtel, les tempes encore bourdonnantes, et j’ai bien dormi dans un mauvais lit.

« Ce matin, je vous écris ces mots au bureau télégraphique de la gare, dans le couloir, vous savez, près du buffet. À deux heures, je serai à Toulon. J’aurais dû partir hier soir ; vous me pardonnerez de ne l’avoir pas fait. Je n’oublie pas ma mission.

« Votre

« ROBERT. »



« Toulon, 24 février.

« La commission est faite. Tous ces braves gens vous remercient cordialement, et moi de même.

« Plus encore que pour l’augmentation de leurs salaires, ils luttent pour la gestion de leur caisse de retraite, et je crois qu’ils auront gain de cause. Il y a là pour eux une question de dignité.

« Six mille grévistes étaient réunis hier soir au préau des écoles et dans la cour.

« Je me suis retrempé parmi eux ; j’ai serré leurs rudes mains ; au contact de la réalité j’ai oublié mes ennuis de Paris, et le plus grand, vous le savez, celui d’être inactuel. Dans la circonstance, je pourrai, je crois, rendre quelques services aux ouvriers des Forges et Chantiers. Je m’y emploie de mon mieux. Ils veulent publier un état de leurs revendications et de la situation qui leur est faite, sous forme d’une lettre circulaire adressée aux syndicats ouvriers. Je suis chargé d’en équilibrer la rédaction.

« L’acte d’Émile Henry n’est pas compris ici ; par contre Vaillant y est populaire. Ils disent qu’il fallait s’attaquer aux puissants : à Dupuy, à Raynal, au Président. Ils croient que ces fonctionnaires sont puissants. Ils n’ont pas la superstition des engins perfectionnés ; ils estiment qu’un homme résolu à mettre lui-même le feu aux poudres avec un tison ferait le coup qu’il voudrait, que tout ça du reste n’est pas sérieux et ne profite qu’à la réaction.

« J’ai essayé de les distraire de leurs idées démocratiques ; j’ai voulu leur faire comprendre que l’ennemi était justement cette classe moyenne qui s’interpose entre les chocs éventuels et rend toute poussée populaire inefficace. Mais comme la plupart d’entre eux n’aspirent qu’à s’élever jusqu’à la médiocrité bourgeoise et ne rêvent pas plus haut, comme tout ce qui dépasse le niveau moyen et se détache de l’ensemble leur paraît entaché d’aristocratie, mes raisons tirées d’une autre morale ne les ont pas touchés.

« Adieu, cher, et merci encore pour eux, pour moi.

« ROBERT. »


« P.-S. — La rade de Toulon s’étale comme une immense cuve d’indigo pleine au ras bord. Le quai, promenade et embarcadère, où toutes les rues aboutissent, a de la couleur et du cri avec ses tentes avancées, ses cafés militaires, son badigeonnage cru, ses canots parés. Brandal y trouverait une harmonie dissonante de drapeau tricolore. Le mistral y souffle furieusement. Les monstrueux cuirassés, qu’un cigare de torpille ferait sauter, se prennent au sérieux en attendant.

« Je vous parlerai demain de la ville. Ce soir j’ai rendez-vous à la Bourse du travail où l’on organise un concert au bénéfice des grévistes.

« R. »



« Toulon, 26 février.

« Cher ami,

« Décommandez Toulon aux estomacs délicats. C’est la ville moccote, encore tout aux Cosaques, et un peu aux nègres.

« Le militarisme s’y manifeste avec exubérance. Les marsouins et les matelots y font la police des rues.

« Quand ils passent par bandes déployées, bras dessus bras dessous, barrant les rues en chaîne serrée et gueulant leurs chansons de vin, on n’a que le temps de se garer pour éviter un tel bétail — et dans le tas les pacifiques petits Bretons sont les plus enragés.

« Je vous écris en sortant du spectacle, et quel spectacle !

« Dans la rotonde du plus chic café de la ville, tous les consommateurs en cercle, debout sur leurs chaises, sur les tables, hurlaient, Sifflaient ; par terre des femmes se battaient — les captives des banquettes —, ruées comme des chiennes à la viandée : droit sur l’escalier et très pâle, miné de fièvre, l’œil allumé, un lieutenant barbu, retour du pays noir, leur jetait, après boire, les monnaies de son gousset.

« Dans un fouillis de chairs et d’étoffes, parmi le sable et les crachats, elles s’étouffaient, s’écrasaient, se bousculaient, se griffaient et balayaient le sol de leurs tignasses. Une grande rousse, montrant des cuisses de parfaite cavale, happait les piécettes qu’elle arrachait aux plus faibles. De sa bouche elle avait fait une tirelire.

« Des brassées de drapeaux franco-russes tapissaient les glaces ; une odeur de rut et de patriotisme se mêlait aux breuvages. C’était une scène…

« Je sortis écœuré. On aime ça ou on ne l’aime pas.

« Les Toulonnais ne s’en plaignent pas, au contraire. Il paraît qu’il existe ici une petite caste de voyous cocardiers dont toute l’industrie est d’entraîner les soldats et les marins à de faciles bordées dont ceux-ci reviennent délestés, allégés de leur paye qui n’est pas allée tout aux tavernes et aux filles.


« 1er mars.

« Une journée de lumière pleine. Aux Sablettes, j’ai mâché des feuilles d’eucalyptus. De retour à Toulon, j’ai traversé le quartier du Chapeau-Rouge. Quels bouges hurlants ! Quelles horreurs parquées !

« Et voilà ce dont ils rêvent dans les nuits du tropique ! Ah, pauvre chair !

« Jean Morand goûterait cette marinade, dites-vous ; il la propose à ses lecteurs et l’assaisonne de mots épicés ; c’est que nous n’avons pas le cœur placé de même : pour moi cela sent le vomi ; mais tous les goûts sont dans la nature — ou inversement.

« Je suis heureux d’apprendre que Marchand a terminé son Ève aux fruits mûrs bien à temps pour le Salon. Ainsi s’expliquent son silence et son absence : il travaillait. Je vis son ébauche il y a trois mois ; le sujet lui convenait bien, et ce sont les jambes de Mariette. Il ira loin. Et vous ? Vous ne me dites rien de vos projets.

« Je voudrais que vous fussiez avec moi. Le papier ne m’inspire pas.

« Reçu le livre rare et feuilleté avec un plaisir double en pensant que vous avez pu le communiquer à notre ami inconnu et qu’il eut l’occasion de s’y approfondir en d’autres colloques que ceux de l’énervante instruction. Un tel roman de conscience semble le seul, en effet, qui convienne à la cellule d’un révolté ; c’est un beau miroir, encore qu’on ne l’ait pas promené sur la grand’route.

« Je sais gré à l’auteur d’avoir formulé des choses que je sentais et d’avoir dit ou à peu près, entre mille traits : C’est dans la manière dont nous réfléchissons les choses que se montre notre indépendance.

« À ce point de vue, le suicide, s’il était voulu et non forcé, ne serait-il pas la réflexion la plus hostile ?

« Un mot d’amitié encore.

« ROBERT. »



« Monte-Carlo, le 3 mars.

« Cher ami,

« Les grévistes pensaient qu’un article de Rochefort leur serait de quelque utilité, en intéressant le public à leur cause ; je voulais vous écrire à ce sujet ; mais un journal du littoral nous informa que le vieux sagittaire, trompant les brouillards de son exil, avait été vu au tir aux pigeons de Monaco. Je partis à sa recherche pour le « taper » d’une chronique en faveur de ces braves gens qui s’étonnent encore de l’indifférence de la presse à leur égard.

« Dans le train, une famille anglaise parlait de Rochefort, et le père de la poussinée — un vieux coq gallois aux méplats rouge-brique — gloussait cocassement le mot démagogue.

« Arrivée à Monte-Carlo par la pluie. Un brouillard de perle enveloppe la côte, les promontoires déchirés, les roches rouges, les baies délicieuses et donne à ces sites de soleil une grâce irréelle.

« Tout m’amuse dans cette équipée, car je suis parti, par humeur autant que par devoir, au premier prétexte.

« Monte-Carlo ! c’est un cri de gamin gentiment groomé, une voix de tête qui nous invite avec un écart de quinte augmentée — sol, ré dièse, si — : ascenseur !

« Dans l’ascenseur, une dame aux longues dents proteste contre le prix demandé : « Le prince peut faire cela ; il n’a pas besoin ! »

« Voici la terrasse et les jardins : un décor admirable ! du battant neuf et des femmes de luxe parmi les palmes et sous les verrières des restaurants ! des perles plus nombreuses que les grains de mil…

« Ce Casino ! un Moulin-Rouge en beauté, du Charles Garnier toujours composite, moins baroque tout de même que notre Opéra.

« Entrerai-je ? Il paraît que Rochefort est au trente-et-quarante : c’est mon excuse.

« Des ors, vous comprenez, petite poussière sous les raclettes. Solennité, recueillement, un mystère — des huissiers comme des bedeaux : Chapeau ! J’entends qu’il s’agit du culte de l’Objet Suprême. Malgré le gala, cela sent la terre sèche, la foule et la passion.

« Sous les longues chaînes des lustres, autour des tables, c’est un peuple groupé, agglutiné, pénétré de la même émotion, un peuple inspiré pendant la messe jaune.

« Ils jouent, ils s’affranchissent, et, tant que durera le charme, ils flotteront au-dessus des calculs ordinaires, plus braves et risquant enfin quelque chose ; ils oublieront le prix de l’argent, ils auront vaincu l’illusion sociale et s’évaderont de leur condition fixe. C’est à la fois la révélation d’un état bienheureux, un spectacle philosophique, une leçon de nihilisme… et j’y découvre un sens séduisant, malgré tout.

« Pauvres grévistes, que nous voilà loin de votre vertu !

« Mais comment ces «jouisseurs» n’excitent-ils pas mon mépris ? C’est qu’ils osent et qu’ils gagent sans compter — la plupart leur or, quelques-uns leur vie.

« Je ne puis avoir le courage de telles réflexions qu’avec vous. Il s’y mêle du blasphème ! Je le sens, je m’en accuse. Cependant j’étais calme et patient observateur, curieux et désintéressé, quand elles se sont formulées à mon esprit.

« Comment ai-je vu passer sur ces faces passionnées, illuminées ou froidement tragiques, l’expression sublime de la liberté ?

« Ils jouent par amour de l’argent — sans doute… mais dans cet amour-là il entre du mépris. Quelle réduction de tous les efforts, quelle négation de tout ! Sensation essentielle que je transpose en d’autres modes, secret de victoires : le hasard formidable et beau comme le chaos… Ironie, principe de la Révolution…

« Une idée me hante : Mirabeau était joueur.

« Et pendant ces moralités, ce temps perdu, ces conclusions mutiles où s’inscrit ma pauvreté, tourne la roulette rouge et noire des destinées. La chance se rit des combinaisons et des volontés, égalise les conditions, passe aussi son râteau sur le sable humain.

« Ces jeux ne me tentaient pas, mais j’en caressais le sens destructeur, et, durant un quart d’heure, assis sur un des divans écartés, je me berçai de quelques rêvasseries. Ce fut mon oraison mentale à l’entrée du temple païen.

« À six heures, je repris le chemin de Nice sans avoir vu le démagogue.

« Mes pensées à Paris.

« ROBERT. »


« P.-S. — Une dépêche me touche à l’hôtel : « Rochefort inutile. Merci. Grève terminée après entrevue. Avons satisfaction. »


« Nice, -le jeudi 8 mars.

« Vous le voulez, cher ami, et je n’ai rien à vous refuser : je resterai encore un temps à Nice.

« La ville me plaît à demi, ville d’hôtels, de fleuristes et de confiseurs. Suivant votre conseil, je vais chercher à m’y intéresser aux aspects et aux gens.

« La question sociale est ici remplacée par la question climatérique — et vous m’en proposez l’étude. Vous voulez que je vous parle de la pluie et du beau temps. Je ne sais pas voir, et moins encore rendre légèrement les choses passantes.

« J’ai des sensations de lecture — je vis sur l’autre rive — et vous voulez que je vous entretienne du quai des Anglais. J’aimerais mieux me promener avec vous dans la vieille ville qui sent la courtisane et la pommade.

« Enfin !

« Hier, à la caserne des pompiers de la rue des Ponchettes on inscrivait les enfants pauvres pour une distribution de vêtements ; c’était une queue de misère, un étalage de guenilles grouillantes au clair soleil. Les agents organisaient l’inscription, empêchaient le débordement et l’invasion du bureau, avec force bourrades aux femmes et aux mioches. Les promeneurs égarés de Rauba Capeu stationnaient curieux devant ce spectacle en dehors du guide.

« Voulez-vous quelques gestes du côté peuple ? Le reste est aux vignettes de mode. Une vieille négresse, appuyée sur un haut manche nu de parapluie, tendait le cou vers les petits blancs crasseux ; une Italienne au foulard vert équilibrait sur sa tête une corbeille de lessive et passait comme dans Homère ; un cordier étirait ses chanvres sous les palmiers ; des pêcheurs séchaient leurs traînes sur le galet de la plage. Voilà, me disais-je, la vie éternelle ! — une vie latine qui m’était neuve. De blanches mouettes au bec vorace se balançaient, se poursuivaient, s’envolaient et se posaient par bandes, dessinant des courbes fantasques, égratignant la mer plane d’un coup d’aile au hasard de leurs arabesques. Le soleil me pénétrait d’une sensation égoïste de bain. J’écoutais les piailleries des marmailles saines et leurs rondes mêlées aux cris des mouettes. Une brise saline, légère, aromatique, gonflait ma poitrine.

« Imaginez cela, vous serez avec moi… J’avais honte de mon bonheur.

« Écrivez.

« ROBERT. »


« Nice, 15 mars.

« Cher,

« Excusez mon silence : je deviens si résigné… Il faudra que j’essaye des voyages. J’ai gagné des sommes au jeu. Je vous renvoie ce que vous m’aviez avancé.

« Le philosophe russe m’a guéri d’une agitation douloureuse qui était encore de l’espérance ; j’ai pénétré un peu plus profondément en moi-même : je ne souffre plus. Il a des mots qui cautérisent. Avant lui, Stirner avait dit la lutte de l’homme libre contre les libérateurs de l’humanité ; mais il n’a pas cette effusion personnelle.

« Herzen fut vraiment un homme admirable, le représentant des plus nobles énergies et de la pensée la plus affranchie, avec un charme, une élégance, un style à lui particulier, qui affaiblissent l’écriture de ceux qui l’ont suivi. J’aime à penser qu’il a respiré cette atmosphère de Nice : l’odeur des fleurs et de la mort.


« 16 mars.

« Vous m’aviez recommandé le jardin de Cimiez pour ses aras, ses rosés et ses fauves ; j’y suis allé et j’en rapporte un éblouissement, non tant du jardin, trop bizarre et bazar, que de l’horizon découvert au long de la montée : ces alpes d’herbe rase dans le couchant ; au fond la mer fumante en flamme bleue de soufre… Un site adorable ! Et l’heure s’y accordait à mes pensées.

« J’ai assisté au repas des fauves : un cheval écorché coupé par quartiers, une boucherie pitoyable. L’ours blanc eut la tête qu’on lui jeta dans son bassin ; il la happa, se hissa sur le bord avec un étirement de son corps serpentin, paresseux et musclé sous la fourrure trop large, et de son ongle adroit il fit jaillir l’œil du cheval.

« Je suis redescendu par la vieille route qui traverse les arènes guère plus grandes qu’un cirque forain.

« Avec vous.

« ROBERT. »



XX


Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles.
TRISTAN CORBIÈRE, Les Amours Jaunes.


Robert cessa d’écrire à Meyrargues.

Des choses obscures lui devenaient évidentes. Assez de mots, se dit-il, leur bonheur ne saurait être le mien ; maintenant nos chemins se séparent. Il renonça aux conflits passionnels et s’éloigna aussi de l’activité sociale, car il avait compris que son but n’était pas celui de tous.

Il ne songeait pas à se modérer mais ne voulait pas se mentir ; et, loin de ses amis, négligeant Paris, les journaux et l’agitation du temps, la folie du sacrifice de soi-même ou des autres lui apparaissait.

Il abjura donc son idée fixe et fut effrayé du vide qu’elle laissait en lui.

Pour un temps encore c’était la table rase, une conscience blanche et déchirée, mordue par la ponce de la critique solitaire. Quelles empreintes nouvelles s’y graveraient ? quelle doctrine ? Au christianisme ostensible du monde, quelle formule opposer, qui ne fût point un drapeau de combat ? Pas même l’individualisme d’un Meyrargues, instinctivement hostile, à sa manière apitoyée, et pas même le trop vieux stoïcisme insuffisant à son besoin de souffrir. Alors il attendait, se retirait en lui-même, mûrissait sa transformation dernière, et recevait d’un cœur simple les reflets de nature.

Nice le retenait, le berçait, l’imprégnait d’une sérénité solaire.

Beau pays où l’âme se dilate pour retomber à ses tristesses ! Il y avait la sensation et le spectacle d’une foule venue là vers sa fin, y apportant ses maladies et ses faiblesses. Les express y touchaient de tous les points du monde à la première station de l’Orient. Les privilégiés, les désespérés, les amants et les phtisiques y versaient comme dans une cité sainte, en quelque Béna-rès où la mort même est un salut. Oh, ces pèlerinages vers le soleil ! la médecine abdiquant réclamant le miracle ! Et combien la foi y contribuait sans doute, car une malignité endémique enfiévrait en réalité le sanatorium universel.


Robert s’y soignait aussi.

Sur la jetée, de deux à trois, le ciment tiède veloutait sa marche au long du quai célèbre où fraternisaient des races hautaines, dans la douceur et le pessimisme des affections lentes. Les chaises et les doubles bancs s’emplissaient d’une foule aux jolies coiffures, aux étoffes soyeuses, caquetante, alanguie. Les équipages et les fauteuils roulants stationnaient devant le kiosque à musique. C’était l’heure des journaux et du baromètre.

Au bord du flot vibrant, dans le souffle d’Afrique avivant les pommettes d’une santé artificielle, passait le défilé des élégances de cire aux veines délicates sous l’abat-jour des soies fleuries ; des luxes vrais et meurtris s’y frôlaient ; et sans doute aussi des fourrures trop russes, des bagues brésiliennes, des escarpins levantins, la quincaillerie dorée des filles belges et viennoises aux lèvres mouillées de fard, aux chignons maïs tordus en conque : une agréable foire.

En contraste à cet apparat, le vieux Nice offrait ses tuiles brûlées et ses pierres blanches : à l’embouchure du tortueux Paillon, la petite rivière clownesque sautillante jusqu’aux galets de la grève, des bugadières troublaient l’eau de leurs lessives.

Robert s’arrêtait à les regarder.

Les vieilles aux têtes latines nouées d’un mouchoir sous le menton, les jeunes aux dents fraîches, aux yeux curieux, lointains, d’une autre caste. Elles offraient aux promeneurs lustrés le spectacle pittoresque de leur servitude. Accroupies dans leurs cassettes, elles essoraient les dessous de dentelles, battaient les draps de toile fine, faisaient mousser sous leur poing des sueurs privilégiées.

Mais une victoire éclatait aussi dans leurs cheveux roux quand elles levaient les linges nitides dans le déclin du soleil. Alors, la taille redressée, les fesses aux talons, les seins en poupe, elles avaient aussi des lignes, et leur peau de fruit doré trouait la misère de leurs loques.

Des mioches cabriolaient sur le talus du quai géométrique.

Plus loin, devant le portique de la poissonnerie, des mariniers flâneurs, assis aux bordages de leurs canots tirés à sec, fumaient de rudes tabacs sardes, humaient le temps, lézardaient ; d’autres étalaient sur les cailloux de vagues requins à la mâchoire crénelée. — Venez voir, clamaient-ils, le grand coquin de la mer !  —L’embrun avait durci leur cuir, une odeur de poisson fumé et d’huile frite les boucanait ; et l’imagination de Robert aimait à leur prêter des âmes robustes de flibustiers, en dépit des sous qu’ils quémandaient.

Nice fut’pour Robert un parfait résumé du monde. Des aspects inaperçus dans la ronronnante et laborieuse allure parisienne l’y retinrent. Laissé sur cette côte, il avait la sensation d’y toucher un des points d’arrivage de l’humanité où la foule se bigarre, comme sur les paquebots, de rapprochements imprévus ; il avait l’occasion d’y apprécier la variété des choses. Mais cela ne le passionnait pas autrement. Cependant il se laissait vivre, sans devoir et sans animation, curieux, frileux, encore.


Le marché aux fleurs l’attirait dès le matin. Il y flânait.

Ces étals — lys, violettes, œillets charnus, rosés et tubéreuses —l’illuminaient d’un sourire tendre ; cette senteur diluée de magnolias, de vanille et de citrons avait pour lui la force d’une philosophie. Il ne se reprochait plus rien : fini de souffrir bêtement.

Le long du cours Saleya bourdonnaient autour de lui les invites des marchandes, le pourchassement des porteuses ; une mansuétude le frôlait avec les Génoises aux tailles massives ; il suivait d’un œil amusé les gamines en savates balançant sur leur tête maigre la manne des étrangères en carrick, débordante d’une opulente moisson. Le marché aux poissons le voyait passer, tel un Alcibiade sous les portiques de la sereine Hellade, sensible aux humidités des fruits de mer, attentif aux luisants des algues et des écailles. Il aimait le débraillé des marinières, leur accent coloré, leur corpulence épanouie, trônante parmi les émanations iodées du fumier marin.


Dans ces heures bénies de désœuvrement, les plus actives qu’il eût moralement vécues, il échappait aux enseignements, aux prédications, aux mirages, il s’évadait de l’humanité inquiète, se rapprochait d’un autre état ; après la vie traversée, touchée dans sa profondeur, il allait enfin se posséder : plus de serments arrachés, plus de credo, plus d’évangiles ; véritablement lui-même, en dehors des sociétés, des coteries et des groupes, des hypocrisies et des songes, dans la sublimité du renoncement à l’avenir, dans l’ivresse de la jouissance totale et toujours présente. — Ah ! n’être plus que le rayon traînant sur la mer étalée, la force du monde, l’éternité, le tout !


Les ombres de Paris s’estompèrent, se perdirent. Son amour s’éthérisait, n’était plus qu’une exaltation spirituelle ; sa volonté s’infinisait, se perdait, s’identifiait à la rougeur des couchants, au poudroiement des azurs tièdes, à l’éclat diamantaire des étoiles.

À Nice, il prenait conscience de son but et de sa fin parmi les dénouements de tant de destinées. Les blessures de son âme trop sensible se cicatrisaient. Passé le temps où la lecture d’un journal ou d’un discours officiel l’enfiévrait d’indignation ! Plus d’efforts douloureux et vains, plus de colères et de réconciliations, plus de ridicules : du calme, le sommeil sans rêves.

La ville lui plaisait comme reposoir et comme halte, dénuée de tout autre caractère.

La foi nécessaire aux révoltes l’avait abandonné ; il guérissait de l’espérance chronique : il sentait le bonheur éternel des pierres au soleil.

Et des jours passèrent ainsi, coupés de promenades, de lectures et de rêveries.


Les cafés et leurs orchestres viennois, les promenoirs attitrés du Casino et de la Jetée, encore qu’il s’en dégageât la lourde tristesse des lieux de plaisir, affichaient un train trop carnavalesque et bousculé pour qu’il s’y attardât. Il mangeait dans des restaurants de la vieille ville avec les portefaix et les nervi, et surprenait en ses sensibilités obscures l’âme ruffiane de la cité.

Les livres de Meyrargues ? il ne les ouvrait guère, à l’exception d’un seul — celui de Herzen.

Les imaginations du précurseur nihiliste, sa philosophie de l’histoire, son esprit alerte et implacable le charmaient, l’intriguaient, élargissaient son propre rêve comme une pluie de météores dans la nuit chaude.

Il savait que l’ancien ami de Bakounine affectionnait le séjour de Nice. « J’avais moins de répugnance pour Nice que pour tout autre endroit, a-t-il dit. C’est le paisible monastère où je m’éloigne du monde tant que nous n’avons plus besoin l’un de l’autre. Je crie au monde : adieu. Il m’a assez tourmenté, je ne lui en veux pas, il n’est pas coupable, mais je n’ai plus ni la force, ni le désir de partager ses jeux cruels, son insipide repos. »

Ce mort rencontré lui fut un ami, un ami sans défauts, hormis un peu d’exubérance. Il rechercha sa maison sans la trouver, mais son enquête le mit en rapport avec un vieux franc-maçon pour qui Blanqui et Garibaldi, deux Niçois, étaient les colonnes d’Hercule de la Révolution.

Ce vieillard avait des souvenirs. Ils les époussetèrent. Ensemble ils firent l’ascension du Château, pérégrinèrent au « cœur de Gambetta ». Mais Robert se lassa de lui à cause de son bavardage philanthropique vernissant un fonds jacobin assez sec et casse-noisette : il croyait à la « sainte guillotine » et l’Incorruptible était son dieu.

Robert retourna au Jérémie russe. Chez un marchand d’estampes, il acquit une de ses photographies, jaunie, presque effacée ; il put le voir déjà lourd de cet embonpoint que donnent les maladies de cœur, mais encore viril, le front haut et solide, avec une douceur bouddhique dans le regard. Il se le figura plus jeune, les pieds dans le sang des barricades de Juin, lançant l’anathème fameux :


« Périsse le monde qui étouffe l’homme nouveau, qui l’empêche de vivre, qui empêche l’avènement de l’avenir — c’est superbe ! Et ainsi :

« Vive le chaos et la destruction !

« Vive la mort !

« Place à l’avenir ! »


Mais comment concilier la sauvage énergie de ce barbare avec telles autres pensées de sa maturité, sinon par un ardent amour de la vérité et par un clairvoyant génie qui ne voulait pas être dupe ? Comme lui, Robert pouvait cesser de s’indigner et de maudire, professer à son exemple un suffisant dédain. Celui-là avait vu qu’il n’y a personne ; las de crier dans le désert et sentant bien que le peuple n’est pas prêt, mal résigné aux pédagogies, il s’était tu après les paroles définitives. Mais il avait attendu ?… Oui, parce qu’il ne faut pas trop s’avancer dans la vie pour pouvoir en sortir. Cependant il avait renoncé à souffrir et à se fâcher ; par pudeur il n’avait pas voulu être un éternel homme public, « car, à la longue, il entre dans cette manière beaucoup de cabotinage, et parce que, dans les rôles tragiques longtemps soutenus, perce à la fin une certaine lâcheté ». Son esprit critique avait eu des exigences.

« Par peur de connaître la vérité, disait-il, tu préféreras peut-être la souffrance à l’examen ; la souffrance distrait, occupe, console… oui, console et surtout, comme toute occupation, elle empêche l’homme de pénétrer profondément dans la vie. »

Robert lisait encore, sous les pins, les yeux caressés de la lumière marine par-delà les îles et les promontoires, la conscience fouillée :

« Dès que l’homme veut s’affranchir il commence à crier pour ne pas entendre les voix qui retentissent dans son intérieur ; il est triste, il court se distraire ; il n’a rien à faire, il invente une occupation : par haine de la solitude, il se lie avec tous, il lit tout, il s’intéresse aux affaires des autres, enfin il se marie à la hâte. Le voilà dans un port ; la paix de la famille et la guerre de la famille ne laisseront pas beaucoup de place à la pensée : il ne convient pas, pour ainsi dire, à un père de famille de penser beaucoup ; il ne doit pas en avoir le loisir. Celui à qui la vie de famille aussi fait faux bon, s’enivre de toutes sortes de narcotiques : de vin, de numismatique, de cartes, de courses, de femmes, d’avarice, de bienfaisance ; il donne dans le mysticisme, se fait jésuite, s’impose des travaux énormes, et ils lui semblent encore plus légers que la vérité qui dort en lui et qui le menace. Dans cette crainte de l’investigation qui pourrait bien nous convaincre de la nullité de ce que nous cherchons, dans cette préoccupation artificielle, dans ces malheurs postiches, et, de plus, compliquant chaque pas par des difficultés imaginaires, nous traversons la vie à moitié endormis, sans avoir clairement conscience de nous-mêmes et nous mourons dans un brouillard d’absurdités et de balivernes. »

Robert fermait le livre.

« À cette heure, pensait-il, un autre lit ces lignes. Comment les comprend-il ?… Allons, il ne s’agit pas de lui, mais de moi. Notre rôle n’est plus le même ; le sien est tout tracé, le mien commence. »

Alors il tirait de sa poche le portrait du précurseur, usé, lavé par le temps ; il regardait la physionomie puissante et douce de son guide, cette énergie tempérée d’ironie, cette compassion secrète, cette expression achevée de la figure slave non sans ressemblance avec l’effigie impériale d’un autre Alexandre.

Médecin de mon doute, murmurait-il, où m’entraînes-tu ? Que me conseilleras-tu après m’avoir guéri de l’espérance et du désespoir ? J’entends que nous souffrons d’un monde moribond qui se survit, et que nous devons d’abord l’enterrer — mais le moyen d’agir ? Il y a là une terrible pesanteur, cela passe nos forces. Et que ferons-nous si nos convictions sont inapplicables ? Quelle est cette révolte que tu nous prêches ?

Et peut-être égaré, Robert concluait :

— C’est la bonne nouvelle de la mort !

Après quelque méditation de cette sorte, il s’en revenait vers sa chambre du quartier pauvre, calme et souriant, pénétré d’héroïsme, prêt à l’action comme naguère. Ce qu’il pourrait dire, sa plus neuve vision du monde, sa crise personnelle, il en avait lu l’exposé, le diagnostic magistral. Point de redites inefficaces. Il lui restait cependant quelque chose à faire : donner l’exemple, oser la rupture sans éclat, sans théâtre, par détachement, sans phrases. Là était la révolte définitive, le dédain suprême. La douleur universelle dont il frissonnait comme d’une fièvre, c’était en lui-même qu’il pouvait délibérément la nier et l’éteindre. Oh ! maintenant il le comprenait, dans ce seul acte de volonté, dans cet élan surhumain, toute la renaissance d’avenir était contenue.

Le philosophe lui enseignait sans doute une attitude plus résignée et non moins dédaigneuse ! mais Robert avait-il « outre la mer au loin, les montagnes, la verdure bruyante et le climat chaud, les rapports individuels nécessaires au bonheur, et l’assurance d’un bien profond indépendant de n’importe quel événement » ? — Non, tout cela était rompu, et il se devait à lui-même de sortir du marché.

Un livre libérateur, vraiment !


Un jour, dans des conditions meilleures, un être pareil à lui, lui-même, car les combinaisons de nature sont limitées, reviendrait, renaîtrait ; une tâche possible s’indiquerait ; il se réveillerait jeune et fervent, actuel. Et s’il aimait, on l’aimerait peut-être, et s’il parlait, on le comprendrait, et s’il voulait agir, il arriverait à l’heure, avant qu’un autre eût pris sa place ; car il n’oubliait pas son « autre » resté là-bas, dans la cellule froide au bord de la Seine. Oui, celui-là encore le doublait… Robert n’y pensait pas sans une espèce de jalousie.

Cependant, il ne s’était pas laissé distancer ; en quelques semaines il avait été plus loin, au-delà, et sur cette plage bénie, dans une atmosphère apaisée, il avait compris la beauté du silence et la bonté de la mort.

Un soir, il prit le train pour Monte-Carlo. Il revit les jardins étages, les hôtels clairs, les restaurants brillants et la maison du Hasard. Il se retrouva parmi la foule des rastas et des princes authentiques. Dans le coudoiement du dernier tournant, dans l’enivrement du grand tourbillon, aux accords d’une marche wagnérienne, amplifiés par les cuivres de l’orchestre, il s’éleva à l’indifférence suprême, à la parfaite lumière.

Comme il se sentait souple et dispos, éternel, bienveillant envers tout et tous ! Quelle aisance de mouvements il apportait dans ces salons fatals ! D’ailleurs, là comme dans la vie, tout n’était que jeu, ironie du sort, déraison, caprices, négation du vouloir et des mérites, chances et sourires. Les barrières tombaient, les conditions sociales s’effaçaient devant la petite machine tournante. Et cela balançait la rotation du monde.


Dans la même soirée, il fut riche et pauvre sans émotion, riche encore sans vanité ; il sentit ses doublures se gonfler et se dégonfler d’or et de papiers froufroutants, il nargua la fortune qui lui fut favorable, étonna la galerie par son audace. On pointait ses coups, on suivait son jeu ; les croupiers attendaient ses mises et voyaient se défaire leurs rouleaux et leurs liasses. Il semblait avoir un secret pour commander au hasard — la vraie combinaison. On l’admirait comme un jeune dieu. Des femmes se frôlaient à lui, lui souriaient de toute leur chair ; et des monnaies qu’il leur abandonnait des bas de soie se remplirent.

Il sortit à onze heures sur la promesse des croupiers, adressée à lui comme une flatterie, que le jeu recommencerait le lendemain.

Il ne se souciait pas d’y participer.

Après la cohue du vestiaire, dans la caresse des martres, des chinchillas, des renards bleus, des velours et des peluches, parmi des regards complaisants et des lumières de parures, il se mêla une dernière fois à la foule soyeuse et nuancée de l’atrium, alluma une cigarette et s’éloigna.


Le sable des allées criait sous ses pas, des eaux murmuraient parmi les massifs, la nuit était douce, ambrée, pleine d’une poussière de lune. Il s’égara voluptueusement dans les jardins.

Vers minuit, il prit le chemin qui longe la côte jusqu’à Menton, et marcha longtemps parmi les bosquets de jasmins et de citronniers. Il vit s’éteindre derrière lui les dernières flammes terriennes ; seuls les feux colorés des yachts luisaient encore dans l’ombre des criques comme des yeux de loups.

Il s’assit sur la roche, parmi les tamaris d’une baie, devant la Méditerranée scintillante et vivante dans sa robe d’étoiles et de phosphores : il goûtait son triomphe, sa soirée, son destin, s’enivrait à la coupe universelle, s’anéantissait dans la béatitude des choses ; la respiration du large gonflait ses poumons ; il était l’élément libre, la mer !

Une plume de coq noir, ramassée en chemin, frissonnait à son feutre.

Mais un frétillement de cailloux et de feuilles dans les arbustes épineux lui fit retourner la tête. Une toison frôla ses genoux ; un souffle chaud, une langue humide adoucirent sa main. C’était un chien perdu, une pauvre bête malade, chassée, suant la mort et la peur, toute rampante, chair vive et pelée, un de ces caniches sordides qui s’attachent parfois aux pas des noctambules, escomptant d’un œil furtif un attendrissement ou un oubli. Il le flatta. La bête frissonnante s’aplatissait, se traînait, poussait des gémissements heureux, se pelotonnait dans la poussière, avec la joie craintive de sa déchéance accueillie, caressée encore. Après les coups, les plaies, l’animal croyait encore à la pitié. Robert le tint longtemps blotti dans ses genoux avec une tendresse infinie. Des larmes profondes mouillaient ses yeux : il se pleurait au contact de cette chair blessée. Il brossait le poil du chien, le peignait de ses doigts compatissants, le choyait comme font les vieilles filles, essuyait ses yeux chassieux à la soie des billets de banque :

— Le bon toutou, le bichon qui a chaud à son museau, à sa petite truffe, il est fatigué le bon chien… viens, viens, nous deux !

Il se leva, résolu, et le chien le suivit. Il l’entraînait, lui parlait, se baissait encore pour le caresser ; et la bête confiante se roulait sur le dos, grognait de plaisir, se frottait au cuir des souliers, éternuait le nez dans ses pattes, offrait son ventre tiède à la main amie.

Robert se rapprocha du bord. Le chien gênait sa marche, vaguement inquiet à cause de la mer qui grondait et riait sous la roche creuse.

— Oui, le Bon chien ! viens là !… là… partons ! Nous ne les verrons plus, les masques méchants… nous allons dormir, quitter la vieille terre… hein ! veux-tu ?…

Et le chien jappait, excité, camarade.

Alors il le prit dans ses bras, le serra sur la chaleur de son cœur, comme s’il étreignait toute la souffrance vivante.

— Toi aussi, toi ! chair aimante et blessée, tu finiras par devenir toi-même !

D’un dernier regard il inscrivit en son âme l’horizon lunaire, la profondeur mariée du ciel et de la mer, aspira d’un souffle d’ascension la douceur du printemps sensuel comme une bouffée de cassolettes, et prenant son élan, d’un mouvement hardi, il plongea.

Toutes les sirènes de la mer chantaient avec les brises retenues dans les orangers en fleurs, un parfum nuptial montait de la terre, et des éclats d’astres brisés fusaient dans la nuit d’amour.