Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 271-293).

CHAPITRE XVII

Tout bien examiné, il vaudrait mieux, si j’ose le dire, le désespérer ainsi pour quelque temps.
BOURDALOUE


Au sortir du Cirque, un dimanche de mars, après l’audition de la Symphonie avec chœur, Meyrargues appuyait ses idées et ses mots d’écrivain au coude de M. Vignon.

Laure et sa mère marchaient devant, vêtues de sombre, simples et recueillies comme au sortir de quelques vêpres provinciales. La jeune fille portait sa partition avec une petite mine dévote qui fournissait à l’imagination facile de Meyrargues quelques variations à un thème connu.

—  La musique, disait-il, aura dérivé les plus nobles énergies de ce temps  ; elle aura été une force sociale, et presque une religion avec ses obligations, sa moralité, ses rites. Les concerts du dimanche l’attestent autant que les pèlerinages à Bayreuth et à Munich. Mais à côté de ces fêtes solennelles, où le sentiment moderne s’élève à la notion du divin mystère de l’Impersonnalité et à la communion universelle des esprits, il faudrait noter les adorations chuchotantes, classer les chapelles où s’exalte la ferveur des initiés, dire ces coteries d’art, ces foyers, ces conservatoires fédérés autour des grands concerts…

—  Un culte puissant, voulez-vous dire, que celui qui trouve dans tous les salons un sanctuaire et un autel  ?

—  Ne raillez pas. La portée sociale de votre art est certaine. À travers Wagner, Berlioz, Bizet, Verdi, en Mozart, en Beethoven, des foules se seront connues et rapprochées dans l’ivresse des initiations orphiques  ; elles auront subi les mêmes émotions  ; la grâce unique aura passé sur elles et les aura pénétrées.

—  « L’Ode à la joie  » semble écrite à l’appui de ce que vous avancez, remarqua M. Vignon.

Et il cita  :

« Un pouvoir magique rassemble alors ceux que le monde et le rang séparent…

« À l’ombre d’une aile si douce, tous les hommes se sentent frères…

« Que le monde entier se confonde dans un même embrassement  !…  »


—  Le génie révolutionnaire de Schiller perce sous les mots1.

—  Oui, l’idée est assez nettement indiquée.

—  Et la musique lui a donné toute sa force.

—  Ne serait-ce pas, plus simplement, que l’enthousiasme, « étincelle des Dieux  !   », est la véritable force religieuse  ? La musique autant que bien d’autres causes est capable d’éveiller cet enthousiasme. Vous en voyez l’utilité. Pour moi, je ne veux pas m’occuper de son effet social  ; je l’aime pour elle-même, en grammairien, parce qu’elle est un langage, et le mien.

—  Un langage universel… un chœur comme l’entendait Bach… Elle a tous les caractères de la catholicité.

—  Si vous croyez me donner le change…

Au long des allées, les branches menues tissaient leurs osiers à peine rosis. Un ciel d’un bleu finissant éclairait les Champs-Élysées  ; mettait en valeur l’élégance des toilettes, la tenue des équipages et la beauté nerveuse des arbres nus. Du soleil en poussière jouait dans les roues rapides et sur les tourniquets des marchands de plaisir.

Quelques musiciens les saluèrent, qui sortaient du concert chargés de leurs instruments. Ils faisaient aussi partie de l’orchestre de la Double-Croche à titre auxiliaire.

M. Vignon reconnut le copiste à qui il avait confié le soin de tirer les parties de son orchestration.

—  Quand serons-nous prêt  ?

—  Dans quinze jours. Un fameux travail  : toutes les parties divisées.

—  Pas de fautes, hein  ?

—  Il en manquera, monsieur Vignon.

—  Nos amateurs se chargeront d’en ajouter.

Il les complimenta sur leur belle exécution de la symphonie et entra dans quelques critiques de détail.

Les musiciens approuvaient ses remarques. Le « patron  » les tenait trop serrés, ne savait pas rendre la main, d’où certains angles rudes, une absence d’inspiration et d’abandon, sensible surtout dans le récit instrumental. Cela valait mieux tout de même qu’une exécution lâchée.

Après la poignée de main au copiste, {{M.| Vignon}} et Meyrargues descendirent l’avenue et devisèrent encore de la virtuosité et du métier d’orchestre à propos des gens du monde qui s’essayaient aux arts.

Les amateurs de la Double-Croche vinrent sur le tapis.

M. Vignon avait accepté de diriger leurs récréations sans y attacher une autre importance. Avant de leur confier l’exécution de son œuvre, négligeant même cette éventualité, il avait tenu à les aguerrir dans des exécutions plus conformes à leur programme. Les premières répétitions avaient été consacrées à des lectures d’ensemble  : la symphonie inachevée de Schubert et celle en si bémol de Beethoven, d’une invention musicale si abondante, avaient servi de leçon.

Les membres actifs de la Double-Croche n’étaient qu’une vingtaine solidement encadrés dans un orchestre exercé. Il était difficile malgré tout d’équliibrer ces éléments hétérogènes  ; mais, au-dessus des discussions et des rivalités de pupitre, M. Vignon montrait une science aisée qui inspirait aux mondains qu’il conduisait la plus haute opinion de leurs talents personnels. On prévoyait pourtant que son autorité deviendrait assez cassante et qu’il ne se laisserait pas mener par le Comité. Les vrais musiciens et les routiers de l’orchestre, habitués aux humeurs des chefs, ne trouvaient pas qu’il fût trop exigeant. Lamoureux les avait rompus à d’autres brusqueries, Colonne à d’autres caprices.

—  Vous aviez le bras sec à la réunion d’hier, dit Meyrargues. Trois fois vous avez arrêté l’orchestre pour des riens. Je crains que nos gentilshommes ne soient bientôt rebutés.

—  J’espère que vous ne m’avez pas associé à eux pour écorcher Beethoven.

—  C’est votre peau que vous défendez, cher maître.

—  Ne parlons pas de ça. Plus tard, nous verrons. Vos chanteuses ne me plaisent pas  : elles demandent des transpositions, des facilités, des broderies. Leurs professeurs voudraient travailler à ma musique. Et puis notre petite bande n’est pas encore assez solide  : nous irions à des catastrophes. Je m’en tiens à mon rôle de batteur de mesure.

—  La fonction vous plaît, semble-t-il  ?

—  J’y suis dans mon élément. Et puis cela m’amuse de conduire au feu de la rampe le dernier bataillon de la noblesse française… Euh, euh  ! je les essouffle  !

Une satisfaction intérieure l’animait. Il se voyait dans le déchaînement des cuivres, dans les escalades des bois chromatiques, dans la tempête des sonorités coléreuses, gouvernant son monde, imposant son mouvement, ordonnant les effets, dégageant du chaos instrumental la ligne harmonieuse de l’inspiration, évoquant du rêve dans la portée de son geste.


Près de la Concorde, sous les marronniers noirs, Mme Vignon et sa fille s’amusèrent aux querelles des moineaux qui plongeaient des hautes branches, se pourchassaient, se chipaient des miettes, culbutaient le corps en boule dans la poussière.

— Où allons-nous, papa ?

— Demi-tour, allongeons la promenade jusqu’à l’Étoile où nous prendrons le tramway de Pigalle.

— Nous accompagnerez-vous, monsieur Meyrargues ?

— Avec le plus grand plaisir.

— J’ai quelque chose à vous dire, moi aussi.

— Eh bien, passez devant, mes enfants… nous n’allons pas marcher sur un front de quatre.

— Elle veut lui faire connaître elle-même sa réponse, dit M. Vignon à sa femme.

— Crois-tu qu’il s’en formalise ? Tu aurais pu l’y préparer.

— Sauver la dissonance. Il vaut mieux qu’ils s’expliquent. Laure a ses raisons qui ne sont pas les nôtres, mais ce sont les bonnes.

Cependant Meyrargues et Laure Vignon, dans la foule du clair dimanche, remontaient l’avenue en échangeant des propos menus ou sérieux, d’allure toujours causante.

— Votre démarche auprès de mes parents vraiment m’a surprise : c’est une folie ; j’en suis très honorée, flattée, mais c’est une folie… Vous auriez dû m’en parler, à moins que…

Il attendait. Elle continua émotionnée, d’un trait :

— Enfin cela met un peu de cérémonial entre nous. Du bout de sa canne il frappait les petits graviers, la tête basse.

— Oui, tout d’abord ce sont des excuses que je vous devais… Il releva la tête.

— Mais n’y voyez-vous que cela ?

Elle le regarda avec cette expression loyale et sûre, bien personnelle, qui doublait son charme.

— Je ne veux pas me marier.

— Jamais ?

— Jamais.

— Pourquoi ?

— Ai-je dit une chose déraisonnable ? Que me demandez-vous là ? Je ne sais pas… Que vous dirais-je encore ? C’est mon goût, ma volonté, mon cas. Je me suis attachée à certaine manière de voir la vie et d’entendre mes devoirs envers moi-même, envers les miens.

— N’est-ce que cela ?

— Oui, cela : un caprice durable. Je me vois forcée — j’en suis au regret — de vous répéter ce que j’ai dit à d’autres. J’en deviens monotone ; mais à qui la faute ? Il semble vraiment que ce sujet de conversation soit le seul où l’on puisse nous plaire. Eh bien, je vous déclare très simplement que l’amour-passion ne me touche guère et que le mariage m’apparaît comme une insupportable association. Dès que vous n’êtes plus personnellement en cause, cette manière de voir ne saurait vous surprendre ou vous blesser. Naguère voua professiez des sentiments célibataires.

— Vous m’en fîtes rougir.

— Êtes-vous amusant !

— Voyons, Laure, réfléchissez… Votre résolution n’est pas définitive.

— Très arrêtée et réfléchie. Je laisse à d’autres le soin de continuer ce monde.

— Quelle méchante plaisanterie ! Ce n’est pas le fond de votre pensée.

— Un mot de plus, puisque vous le voulez : si j’avais dû céder ce serait déjà fait.

Meyrargues avait compris ; il hésitait, cherchait une expression insinuante.

— Vous auriez uni votre existence, votre destinée à la sienne ?

— Nous sommes ainsi portées à nous exagérer notre influence, à la croire nécessaire — comprenez-vous ? Il ne nous déplairait pas de corriger une destinée… comme vous dites. Mais dans la circonstance, j’en conviens, c’eût été ridicule. Il est encore si jeune… et si abstrait, presque perdu : c’est effrayant ! Ce que j’espérais était impossible… J’aurais voulu être avec lui comme une sœur, le raisonner, le ramener… Vous ne l’avez jamais grondé, Meyrargues… Vous auriez dû le faire. Il me semble qu’il avait besoin de nous, que sa volonté farouche pouvait être adoucie. Mais peut-être me suis-je trompée, conclut-elle plus lointaine.

Il ne répondait rien, baissait la tête, apprenait à connaître celle dont il avait voulu faire sa femme et se voyait pauvre devant elle.

— En tout cas, reprit-elle, il n’aura pas su combien je le plaignais… sans pouvoir le lui dire ; il aura cherché son remède ailleurs, et d’autres liens plus puissants que mes remontrances…

— Détrompez-vous : il doit se sauver tout seul. Il le peut.

— Je voudrais le croire. Mais encore faut-il que notre abstention à son égard soit efficace et bonne. Si nous ne pouvons prétendre à le consoler du deuil universel, je voudrais, mon cher Meyrargues, puisque nous l’aimons tous deux, que notre amitié lui épargnât du moins tout sujet de nous en vouloir à nous aussi… et qu’il ne fût pas malheureux enfin par notre faute.

— Je vous comprends, dit-il, blessé du reproche. Mais connaissez-vous si mal notre ami que vous puissiez croire que le bonheur des autres lui soit jamais un sujet de peine ?

Sans prendre garde à la subtilité qu’il lui opposait, elle voulut atténuer sa première franchise :

— Ne trouvez-vous pas que nous discutons comme deux médecins, près du lit d’un malade ?

— C’est bien cela : une question d’hygiène morale nous divise et vous me reprochez mes procédés.

— Non, votre jalousie professionnelle. Ils se sourirent moins hostiles.

— Nous différons de méthode… Mais, croyez-vous que je n’ai rien fait pour lui ?

— Oh, je sais que vous l’avez soumis à un traitement énergique et sans danger pour vous. Vous l’avez lancé dans l’action ; vous avez obtenu de lui qu’il quittât Paris, qu’il allât se mêler à cette grève de Toulon. Qu’en est-il résulté ?

— Il m’écrit souvent.

— Et ses lettres ?

— Insignifiantes : des notations, une curiosité hésitante et comme désabusée. La grève finie, j’ai voulu que Robert restât quelque temps encore dans le Midi. Je crois que cela lui fera du bien, le changera. L’air des cités ouvrières ne lui vaut rien. Il y respire de la mort.

— Bon camarade !

— Maintenant il doit guérir, et pour cela se libérer entièrement du lien social, dépasser la période de révolte, rejeter les délires moraux, conclure à l’inutilité du sacrifice et trouver en lui-même son centre de gravité. Il s’humanisera en se détachant des hommes. Les potions philanthropiques l’auraient tué.

— Mais, docteur noir, s’il guérit, vivra-t-il ? L’oxygène se fait rare sous votre système. Vous prêchez l’abstention, l’éloignement, la jachère, vous parlez d’un développement qui ressemble étrangement à une maladie nouvelle… Et d’où vient que vous nous réservez, à vous, à moi, un autre traitement ?

— À vous ? C’est que vous nous frustrez…

— Voilà de la franchise impertinente.

— Les cas sont très différents… et, du reste, je ne me pique pas de logique. J’ai quelque expérience, voilà tout. Revenons à nous, Laure, et sans arrière-pensée. Je sais les empêchements de l’heure actuelle et, malgré tout, je vous espère. Ne m’opposez pas un refus définitif.

— Prenez garde, mon cher, vous allez rendre la position de notre ami très délicate. J’ai besoin de croire à votre désintéressement. Enfin, si tout change, si tout finit pour le mieux, comme un jeu prévu… Que vous dirais-je ?… Attendons. Mais je ne puis vous suivre dans vos suppositions. Je m’arrête à la situation, présente. Vous m’y découvrez des choses qui m’étaient cachées, et je vois maintenant, en effet, que certaines difficultés se sont déjà arrangées à votre gré.

— Vous me prêtez des intentions : je n’en ai qu’une. J’ai marché vers mon bonheur, j’ai tracé mon chemin vers vous. Me serai-je trompé ? Laure, vous me le direz un jour.

— Je ne sais ce qu’il en sera… pour l’instant, je ne dois pas encourager vos espérances, je ne peux pas m’associer à vos projets.

— Mais je n’ai projeté que notre bonheur, je ne veux que notre vie.

— La nôtre, exclusivement ? Ce serait un beau train luxueux ; nous pourrions ajouter un coupé à la file qui descend du bois ! Mais il y a devant nous quelques obstacles — nous en convenions —et je ne voudrais écraser personne. Vous allez dire que j’ai des idées effarouchées, des nerfs et des inconséquences, car enfin il faut toujours écraser quelqu’un…

— Non, mais je surprends en vous des expressions qui me heurtent, une tournure d’esprit qui me charme et me blesse, des jugements fiers, mais qui peuvent aussi vous abuser sur la réalité. Comme tout cela est en réalité plus simple, moins difficile, plus docile au cours du temps ! Enfin, nous verrons… En attendant, laissez-moi la certitude de votre amitié.

— C’est ce que nous disions.

Laure ne voulut point insister. La conduite de Meyrargues lui paraissait assez ambiguë ; elle ne se sentait pas entraînée vers lui ; mais avec la moindre complaisance elle pouvait lui reconnaître des intentions flatteuses et du tact.

— Vous parliez des lettres que Robert vous a envoyées et qui ne contiennent, disiez-vous, que des notations… Serais-je trop indiscrète en vous demandant de me les communiquer ? seriez-vous assez mon ami pour le faire ?

Et, sans attendre la réponse de Meyrargues, elle ajouta en réciprocité gentille :

— J’ai reçu moi-même un billet de Robert, écrit le soir de son départ, un billet élogieux pour vous. Tenez, le voici. Elle prit le feuillet dans sa partition et le lui tendit :


« Paris, ce 19 février.

« Laure, quand vous reverrai-je ?… Notre Meyrargues m’a chargé d’une commission agréable pour les grévistes de Toulon : je dois leur remettre mille francs de sa part. Il est si généreux, si bon, malgré son apparent dédain. Pour oublier mes peines, je leur porterai aussi mon énergie, ma sympathie. Meyrargues a su me persuader. Une période d’action me sollicite. Je pars avec joie. Je vais aimer ceux qui espèrent et qui luttent pour la cause du travail et de la dignité humaine — des mots qu’il faut croire, n’est-ce pas ? Mes petites mélancolies s’effaceront devant cela.

« On m’a dit que vous aviez pris de mes nouvelles ; rassurez-vous… Et croyez que je n’aimerai jamais rien tant au monde que vous.

« ROBERT. »


— Rien d’inquiétant, comme vous le voyez, dit Meyrargues ; je compte maintenant sur le climat, l’éloignement, le calme et des lectures méditées pour équilibrer heureusement ses comparaisons et ses raisons.

— Quelles lectures ?

— Je viens de lui envoyer quelque chose qui l’exaltera en beauté et calmera ses petites frénésies… un livre d’une philosophie rare et puissante, le meilleur antidote…

— Avez-vous tant de foi dans les livres ?

— Celui-là lui plaira et le convertira au salut intérieur.

— N’oubliez pas de me porter ses lettres.

— Vous les aurez ce soir. Vous y trouverez de la couleur.

— Et du sentiment ?

— Peu.

— Il a laissé cela à Paris ?

— L’auriez-vous pris pour un sentimental ?… Mais non, un volontaire, un croyant, un fanatique à ses heures.

— Un impatient plutôt.

— Il aurait été au crime comme d’autres au martyre.

— Alors ?

— Je crois que l’occasion lui a manqué — et qu’il en souffre.

— J’ai une autre idée de lui : il cherche, il rôde autour de son destin ; il ne se connaît pas encore ; il faudrait qu’il pût vieillir.

— Nous nous penchons sur lui comme sur un puits mystérieux.

— N’est-ce pas qu’il est attirant ?

— Si loin de la vie et si près de vous, Laure ! cela me tourmente.

— Et c’est pourquoi vous l’avez éloigné. Du moins ne l’avez-vous pas laissé partir seul ?

— Il est parti seul.

— Imprudent. Et cette personne ?

— Vous m’en demandez trop. Brandal vous renseignera mieux que moi.

— Une dernière question, permise, celle-là, je pense : Quelle idée vous faites-vous donc des anarchistes pour qu’ils vous intéressent ? Car je vois maintenant que vous ne partagez aucune de leurs espérances et pas même leurs théories de révolte.

— Je les considère comme des ferments. Ils serviront à transformer la masse ; ils seront le levain d’une autre pâte populaire moins lourde.

Un silence.

Ils sentirent à leurs coudes l’impression de la foule ; les promeneurs qu’ils croisaient leur fournirent des réflexions.

Laure aimait surtout les enfants ; leurs yeux la consolaient, disait-elle, par leur sainte innocence.

Ils passaient rosés et blonds, attifés et souriants, tenus à la main, libres ou voitures sur le bitume ensoleillé. Et c’était un petit monde d’avenir.

— Oh, ce n’est pas encore la société future !

Quelques nourrices processionnèrent : des filles fortes aux yeux de Junon, marquées de taches de rousseur, des tailles corpulentes sous la rotonde uniforme, des créatures saines, venues de leur province après la faute, tombées à l’esclavage indolent, semblables entre elles et payses sous la livrée, étalant le luxe de leur santé à côté des mamans à poitrine pauvre. Elles apportaient une force vitale sur le sol stérile de Paris, une réserve d’espoir ; elles opposaient leur sereine inconscience à la fièvre maligne des idées, aux calculs et aux passions éduquées lisibles sur d’autres visages ; elles éclairaient le paysage citadin d’une lumière de nature.

Meyrargues et Laure, cédant au tacite conseil des villageoises lentes et épanouies, regardèrent passer le monde ; encore émus de ce qu’ils s’étaient dit, ils cessèrent de se confronter et de se heurter en des froissements crissants.

Ils marchaient, pénétrés des finesses du soir dominical.

Le ciel pâlissait, poussiéreux d’atomes nouveaux, se perdait, brusquement coupé, derrière les hautes bâtisses et les arbres de l’avenue aux écorces à peine soulevées. L’heure était cendreuse ; aux arêtes des toits palpitaient des irisations suaves ; une gaze orangée, avec des oppositions de turquoise dans les fonds, enveloppait l’Arc de Triomphe. Cependant la bise aigrelette fraîchissait sur les nuques, caressait, pénétrait les chairs des femmes d’une couperose printanière.

Un double courant emportait les promeneurs, dégageant le charme urbain des allées et venues rythmées, la puissance des glissantes coulées de foule. Et c’était, de l’un à l’autre défilé, une alternance de pas comptés, des fatuités et des grâces, des élégances de tailleurs et de couturières, de la distinction et du flafla, des choses à dévisager.

Quel cinématographe eût noté ces vivacités et ces atonies au fond des yeux sourcilleux, ces lèvres d’anémie ou de gourmandise, ces nez flaireurs ou résignés, ces moustaches nigaudes, impertinentes ou félines — quelques-unes si drôlement troussées !  — et ces mentons d’acteurs, ou de courtisanes, arrogants ou fuyants, ces mentons barbus importants, soignés, ces faces mal dégauchies ; et ces fins ovales poudrerisés d’une pulpe savoureuse : tous les masques !

Les flâneurs du beau dimanche s’estimaient en passant à des balances capricieuses. Des âmes cuirassées, corsetées, harnachées, des âmes affaissées ou pimpantes, des âmes de parfums et de dentelles se devinaient, s’accrochaient, se repoussaient ; des toilettes s’inspectaient, se classaient, s’isolaient dans le luxe ou l’indigence.

Et cela s’agitait, vivait, durait, devenait à la réflexion une chose fatale, roulant depuis des temps, et qui ne devait plus s’arrêter. Et c’était la circulation vitale, le gonflement du cœur de Paris, palpitant, ingénu, soulevé, offert dans un pli de foule, comme le battement des seins après la danse dans une échancrure de corsage.

Mais ces promeneurs de hasard, éloquents, pittoresques et faisant masse, qu’étaient-ils pris isolément ? qu’étaient-ils surtout à leurs yeux réciproques ? En vérité, des apparences des jeux de miroir ou de vitrine, des ombres projetées sur l’écran visuel, des images, des illustrations, des idées.

Laure et Meyrargues allaient ainsi devant eux, vacants et songeurs, assouplis par le bain de foule, échangeant des propos et des remarques.

À l’Étoile, ils ralentirent le pas pour attendre M. et Mme Vignon qu’ils avaient distancés. En manière de confidence, Meyrargues murmurait la plainte de Raymondin :

« Ah ! fausse fortune ! »

À quoi la jeune fille opposa malignement l’ariette :

« Êtes-vous si dépiteux ? »

— J’aime beaucoup ce premier acte, dit Meyrargues, la chasse, la rencontre des fées près de la « fontaine de soif » et tout particulièrement le duo de Raymondin et de Mélusine :

« Pour nos amours ensemble commencer. »