Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 101-115).

CHAPITRE V

Le murmure de la pluie m’invitait au sommeil sur le sein d’une femme.
Chateaubriand, « Incantation », Mémoires d’outre-tombe.


Le jour hésitait sous le store et les givres de la fenêtre. Robert, les paupières lourdes, tourna les yeux vers son amie. Elle dormait innocente, sa jolie tête souriant dans la clarté indécise, parmi les draps d’aube et d’ombre. La lampe voilée d’une mousseline brûlait encore sur la table de chevet. Les porcelaines de la toilette en désordre reflétaient la pureté matinale.

Il était allé vers l’amour en fuite de soi-même, cherchant dans les étreintes d’un corps souple et complaisant l’illusion de la lutte et de la dispersion. Combien de fois s’éveillera-t-il encore à la lisse caresse d’une chair apaisée ?


La tête sur la molle plume, il rêvassait.


Délicieusement las de corps et si léger d’esprit flottant, couché sur une terrasse haute dans un soleil atténué de vapeurs qui montent de la mer, il sait que la maison fleurie est habitée par des courtisanes ; il entend leurs jeux derrière les portières écarlates en même temps que les touches éraillées d’un piano. Une voix d’eunuque a demandé quel nom portait Achille parmi les filles de Lycomède. Et les rires fusent, et les colombes roucoulent, pendant qu’on prépare le sacrifice avec de l’encens et du vin.

Des enfants passent dans la rue qui lui apportent un ressouvenir des villes de l’Ouest.

Les sabots des paysannes allant au marché claquaient sur le cailloutis, et les sonnailles des tombereaux de voirie se confondaient avec la cloche d’un navire en partance. Il entendait encore le cri matineux des marchandes : Pains au lait, casse-museaux tout chauds !…

Et c’était l’autrefois sous les courtines blanches, la sollicitude maternelle, le bon goût de la vie au chocolat. Cette matinée paresseuse continuait son enfance.

Avait-il cessé d’être enfant ?

Élevé par sa mère loin des corruptions et des hypocrisies de l’internat, dispensé de la caserne salissante, abrutissante et disciplinaire, il n’avait aucune des qualités apprivoisées et sournoises qui font l’homme social. Il était arrivé à vingt-trois ans sans passer par la syphilis et l’alcoolisme qui sont comme le baccalauréat et la licence des tempéraments bien trempés. Il n’avait pas jeté sa gourme.


Dans sa demi-veille chargée de réminiscences survenaient, en images nettes, les illustrations de son dernier été passé à Forges, dix mois après la mort de sa mère, alors que, doutant des programmes universitaires et de sa vocation de pharmacien, il avait senti le besoin de s’isoler et de s’approfondir dans les replis secrets de son « moi » avant de se mêler définitivement à la foule.

Il revoyait le parc au flanc de la colline, passé l’établissement thermal, ses futaies de hêtres, son élégance d’allées aux courbes précises, les taillis, l’étang vaste et les pelouses du jardin que la vallée continuait, avec tant de roseaux, en champ de quenouilles.

Le pont franchi, la grande route montait et bifurquait. Après le château et la sapaie, la petite maison qu’il avait louée s’ouvrait à la lisière du bois comme un pavillon de garde-chasse, avec sa façade de chaux blanche, et dans un creux du mur un essaim de guêpes. Le rez-de-chaussée était frais, carrelé, on pouvait y travailler, y méditer comme en une cellule de moine. Un espalier de poires encadrait la fenêtre, jetait des pousses gourmandes sur les vitres. Aux alentours, des bois, des eaux légères, un éparpillement de verdures, les sentes bordées de fagots en coupe, le sable des lapinières, l’ombre bleue des pins aux rouges écorces, des cépées de houx.

Il se rappelait comme le frissonnement des feuilles le retenait aux heures chaudes de l’après-midi, couché le front dans l’herbe, et comme il aimait à vaguer parmi les sites bocagers, à s’asseoir au bord de la plaine versante, à laisser le flux de son cœur se mêler au sang des crépuscules.

Quand venait le soir, le val palpitait, s’emplissait d’ondulations, craquait comme un fruit mûr ; la terre chaude suait, béait, embaumait ; des effluves en montaient comme d’une gorge de faneuse ; la stridence des râpes sur la pierre, la vibration des criquets et des grillons s’unissaient aux crécelles graves du corbeau, au bâillement langoureux des grenouilles, à la bénédiction des cloches villageoises.

Pendant un mois, là, il avait aimé passionnément, animalement, presqu’en silence. L’ingénue du théâtre, qui jouait L’Étincelle, le suivait le soir, à peine agrafée, sous les arbres baignés de lune jusqu’à la petite maison des bois : Margot, brune aux paupières longues si pâles, et qui cachait une nature de ménade sous la fausse innocence de ses dix-sept ans. Il l’avait rencontrée en promenade dans le grand pré du côté de la source ferrugineuse, arrêtée devant un bouc boiteux qui saillissait des chèvres. Elle sentait le musc et s’était donnée sur l’herbe.

Quand il la reconduisait le matin à travers le parc embroussaillé, un excès de volupté mouillait de larmes leurs derniers baisers.

La sensation d’une tasse de lait crémeux, bue au retour, après ces nuits altérées, le calme réfectorial et la fraîcheur de la salle basse étaient de calmantes délices qui le disposaient à lire sagement et à bien entendre les auteurs difficiles.

Parfois, sur les neuf heures, il se rendait au Casino pour y voir des visages, et s’installait dans la salle de lecture où deux volumes de Stendhal voisinaient sur les rayons de la bibliothèque avec des manuels d’hydrothérapie et des guides.

Comment avait-il lu au cours de Promenades dans Rome une critique du caractère français et des appels à l’énergie ? Il en avait copié des phrases sur son carnet de poche :

« Il s’agit de ne flatter personne, pas même le peuple. »

« Nous sommes loin du patriotisme exclusif des Anglais. Le monde se divise à nos yeux en deux moitiés, à la vérité fort inégales : les sots et les fripons d’un côté, et de l’autre les êtres privilégiés auxquels le hasard a donné une âme noble et un peu d’esprit. Nous nous sentons les compatriotes de ces gens-ci, qu’ils soient nés à Velletri ou à Saint-Omer. »

« Pour que le gros public de France pût arriver au sentiment des arts, il faudrait donner au langage cette emphase poétique de Corinne qui révolte les âmes nobles et d’ailleurs exclut les nuances. »

« L’amour exclusif de l’argent est ce qui gâte le plus la figure humaine. La bouche surtout, exempte de toute sympathie chez les gens à argent, est souvent d’une atroce laideur. »

Et cette pensée qu’il se répétait avec complaisance : « Des journées d’anxiété changent le caractère d’un peuple. »


Ces matins de Casino étaient délicieux, sans passion apparente, tout vibrants de petits manèges. Les trois filles de l’armateur arrivaient au salon, dépliaient les journaux, griffonnaient leur correspondance. À dix heures le soleil en nappe sur les boulingrins éclairait de biais la porte-fenêtre du perron. Une insinuante odeur de sapin verni unifiait les parfums des toilettes légères. Sur le divan, où traînaient des revues, les jeunes filles causaient à la franquette et se tapotaient les mains, près de leur institutrice recueillie en l’attente du déjeuner. On entendait le bruit sec des ivoires carambolant sur les billards du café voisin. Vers dix heures et demie, après le verre d’eau bu au grand air, le salon de lecture s’encombrait. On y chuchotait pour ne pas troubler la lecture des gazettes où s’absorbaient les magistrats de Rouen. Un certain cérémonial d’occasion tempérait la note jacassière. Des travaux de réticule, des broderies, des crochets et des points occupaient les doigts prestes. La sonnerie des hôtels marquait une autre animation.


Un matin de septembre, il était venu s’asseoir dans le parc en costume de voyage. Les jeunes filles accoudées sur la terrasse, leurs robes jonquille éclairant l’intervalle des balustres, lui avaient souri. Un brouillard avivait les gazons roux. L’atmosphère orageuse l’énervait, il se berçait de désir et d’adieu sur sa chaise de rotin, en enlaçant des initiales sur le sable.

Après cette vacance, Paris le reprenait.

Secrétaire de Meyrargues qui n’écrivait guère, il y avait des loisirs, se mêlait aux groupements révolutionnaires et aux mouvements d’art, s’affinait, se complétait, devenait impropre à tout métier.

Cependant une impatience obscure le minait.

Des soirs, il descendait dans la rue et s’imprégnait de la foule ; sur des bancs, il respirait la mortalité des squares ; dans les yeux clignotants, dans les gestes fous, dans les voix éraillées, dans les laideurs et les anémies côtoyées, il apprenait à se connaître. Les frontières de sa personnalité s’effaçaient ; il se sentait immortel, immense et malheureux ; il souffrait pour tout le bétail de misère qui ne saigne plus sous l’aiguillon de la conscience. Des nuits entières, il allait au hasard, cherchant des débris d’âme et promenant son émotion comme une lanterne sourde sur le pavé de la ville assoupie. À l’aube, il rentrait frileux, toussant, las d’avoir trop marché, ivre de pitié, le cœur barbouillé de boissons mauvaises. Il pensait alors que le travail avait abruti l’espèce et cherchait le secret de son relèvement.

Ces matins-là il spéculait hardiment, rêvait des sacrifices, des révoltes et des fiertés, des protestations féroces contre la philanthropie et l’honnêteté ; le goût de la mort se mariait à sa charité et parfumait son sommeil héroïque.


Les anarchistes l’avaient intéressé. Cependant il avait discerné dans leur doctrine un germe de faiblesse, un principe caduc : cet optimisme invétéré qui les portait à penser qu’un jour le bonheur universel régnerait. Des orateurs verbeux, sentimentaux, allaient prêchant cela, faisant miroiter le prisme des satisfactions matérielles et de la libre jouissance devant les yeux de la foule qui retrouvait dans ces mirages un reflet de ses paradis traditionnels. Robert pensait, lui, que la définitive formule sociale ne sera jamais écrite et que le seul moyen d’élever le peuple au-dessus de sa condition misérable, c’est de l’entraîner vers le danger et de l’arracher à la résignation qui l’engourdit depuis des temps, en substituant à sa morale d’esclave la morale des conquérants. Un but d’éducation et d’entraînement, en somme.

Mais le courage ne s’enseigne pas, il se prouve. Robert voulait donc mourir pour donner à tous ses frères le bon exemple de la mort et protester contre la lâcheté universelle qu’il avait sentie à la base de toutes les misères. Il prenait le contre-pied de la philosophie traditionnelle qui place la sagesse dans la résignation ou le dédain. Mais, par une contradiction puérile qu’il n’apercevait pas bien, rien ne l’avait tenté jusqu’à ce jour d’une façon durable. On eût compris qu’il fût ambitieux, qu’il subordonnât les finalités générales à sa volonté propre ; mais point. Il se dispersait, s’attendrissait et s’égarait faute de connaître la limite de ses forces.

La veille encore, il avait entrevu dans l’amour de Laure Vignon un but difficile et désirable ; mais il s’en était aussitôt détourné pour ne pas finir dans les tendresses, et il avait cherché près d’une autre femme la déviation voluptueuse qui devait le remettre dans son chemin. Pouvait-il se laisser envahir par un sentiment unique et délicieux, pouvait-il s’enchaîner après avoir reconnu que l’humanité a besoin de libérateurs ? Pouvait-il s’arrêter au premier port quand l’Océan social l’attirait de toutes ses vagues ? Et quelle passion préférer à l’amour du danger !

D’ailleurs, il ne se souciait pas d’expliquer son cas et se laissait guider par son instinct aventureux. Ses raisons étaient sèches, mais son cœur restait sensible : d’où les contradictions de sa jeune impatience.

Il estimait que les erreurs sociales et toutes les faillites collectives sont le fait non tant des riches et des oisifs, jouissant d’un sort auquel d’autres aspirent, que des masses populaires elles-mêmes, compressibles et inertes. Pour changer le sort des humbles et des méprisés, il leur prêtait son âme. En réalité, sa compassion le conduisait ainsi à rudoyer les pauvres pour les relever, et à mépriser les naufragés de la vie, prostrés sur leurs radeaux sans vivres, et n’osant pas, de peur de la tempête, arborer la haute voile noire.

C’est qu’il connaissait le remède à leurs maux ; encore un peu de temps et son exemple terrifiant proclamerait l’efficace vertu.


Il s’inquiétait parfois d’avoir trop attendu. Pourrait-il toujours partir d’un bel élan, avant les capitulations d’amour et de râtelier ? L’accoutumance ne viendrait-elle pas pour lui sournoisement avec, un sang plus lourd, une volonté moins disponible ? User toute la vie, l’expérimenter : soit ! cela était bien — pour renoncer, il faut connaître —, mais la dominer toujours et ne pas s’y engluer ; ne pas adhérer aux apparences ; être comme le nénuphar dans l’étang.

Le péril n’était pas de s’exposer à des tentations ; il eût été dans l’acceptation innocente et tranquille des joies moyennes.

Si le poison subtil de la satisfaction se mêle à son sang de révolté, Robert n’élira plus d’un geste dernier le peuple ni la mort ; l’immensité du monde se mirera pour lui dans les yeux d’une petite fille ; il deviendra semblable aux autres résignés.

Voilà pourquoi, sûr de lui-même, heureux d’avoir éludé tout retard à son destin en évitant de plus sérieuses amours, il se complaisait ce matin-là près de Mariette et laissait fuir l’heure sans remords.

Celle par qui sa vie eût été modifiée ne l’inquiétait plus. Son charme impérieux avait été conjuré par quelques passes nerveuses.

Il admirait en sa compagne de la nuit une perfection de lignes que la nature tâtonnante atteint rarement. Ses yeux puérils, sa bouche sinueuse, la barre grasse de son menton l’intéressaient comme des strophes heureuses. Sa fine peau de blonde rémotionnait d’une chaleur intime.

Sous d’autres aspects, la passion stérile qu’elle dégageait n’était point contradictoire à l’instinct destructeur qui le possédait.

Il avait eu pour elle des caresses lentes en pensant à la fragilité de son incarnat, aux cernures de ses yeux, et que bientôt elle deviendrait pareille à ces marchandes des quatre saisons, qui, sur les avenues, offrent à la rigueur des passants des salades propitiatoires.


Une sensation agréable lui venait encore simplement de ce satin vivant sous la paume de sa main.


Mariette ouvrit les yeux, se retourna et vint poser sa jeune tête sur la poitrine de Robert. Son cou, ses épaules froides, les globes de ses seins et ses trésors secrets s’abandonnaient à lui dans un mouvement de confiance animale.

Leur lascivité retournait à l’innocence des étreintes fraternelles ; leurs cœurs se purifiaient.

Il éparpillait, comme une flamme souple, la chevelure de son amante, enroulait les frissons d’or à ses doigts avec un plaisir de gamin. La chaleur de leurs corps se continuait suivant le plus voluptueux courant. Les sens dissous, l’âme affranchie, il s’attachait à cette chair libératrice.

Il savait au-dehors le million de piqûres grésillantes et frileusement s’attardait.

Sous sa respiration unie les cheveux de Mariette et sa nuque odoraient comme un thé délicat.


L’heure passa. Le soleil tournant joua sur leurs fronts. Mariette s’abrita de la main contre les rayons rivaux ; et la beauté de son sang transparut dans ses doigts rosés.