Calmann-Lévy, éditeurs (p. 152-168).


XI


Maxime m’aime. Je puis donc plaire encore. Je puis reconquérir Rambert si jamais le hasard le remet en ma présence. Ah ! qu’il vienne, je lui dirai : « Un homme m’a aimée et son amour, son dévouement, le don même de sa vie n’ont rien pu contre votre souvenir. Soyons heureux, et que le pauvre garçon, à qui je dois un renouveau d’espoir et de courage, se résigne au rôle un peu ingrat d’amoureux devenu ami. »

Égoïsme de la femme éprise, d’autant plus féroce qu’il est plus naïf. Certes, je plaignais Maxime, et je me promettais de ne point irriter la passion naissante prête à déchaîner sur lui d’inutiles douleurs. Il était l’ami, le sûr confident qui satisfaisait un des besoins de mon âme et mettait dans ma vie monotone le prestigieux intérêt de son roman. Les jours qui suivirent notre arrivée à Paris, je l’observai avec la plus ardente curiosité, mais le premier billet qu’il me remit, prudemment fraternel, déconcerta ma vanité prête au triomphe. Puis, après quelques semaines de correspondance, les lettres de Maxime, ses visites mêmes s’espacèrent. Je feignis de ne point remarquer son visage durci, ses attitudes contradictoires, pressentant une victoire de l’ancien amour, l’influence de la maîtresse retrouvée et reconquise. Ma vanité s’émut. Je doutai amèrement d’être aimée et le désir me vint, puéril et cruel, de forcer Maxime à m’avouer sa défaite. De nouveaux amis fréquentaient le salon des Gannerault. Certains me courtisaient avec une audace prudente. Un gentilhomme riche et maladif, M. de Montauzat, m’honorait de galanteries où Maxime pouvait pressentir le vœu secret et combattu du mariage. Je fus coquette innocemment et maladroitement, et le viveur blasé se troubla au parfum de perversité ingénue qui lui venait de ma jeunesse. Il devina dans la vierge des promesses d’inconnue et fraîche volupté, une espèce de joie plus délicate que la vulgaire luxure des filles, plus rare que l’émotion vite épuisée des adultères mondains, plus complexe que la banalité des fiançailles bourgeoises. Incapable de comprendre ce sentiment qui m’eût fait horreur, je vis dans les assiduités de Montauzat un hommage amusant, un jeu où s’exerçaient mes énergies toutes neuves, la petite guerre de la coquetterie avant. Muet, Maxime subit l’épreuve. « Allons ! me disais-je, je me suis trompée. Il ne m’aime pas. » Je lui reprochai sa froideur. Il resta huit jours sans m’écrire et tout à coup je reçus une lettre où la jalousie, la rancune, la tendresse se contre disaient pour affirmer l’amour. « Qu’as-tu besoin de moi ? Que suis-je dans ta vie ? Un homme a passé, mûr, flétri, usé, riche… Un mari possible ! L’ami de la veille n’est plus rien. » Et il ajoutait : « Permets-moi, chère Marianne, un affectueux conseil : tu sembles confondre l’amorçage d’un mari et la conquête d’un amant. Prends garde de suggérer à Montauzat un autre désir que celui d’un établissement légitime. Tu devrais te mettre à plus haut prix. Dans les mariages de ce genre où l’amour n’a que faire, s’il est répugnant de se vendre, il est ridicule de s’offrir. »

Le soir même, je revis Maxime. Pendant que les Gannerault faisaient leur whist accoutumé avec les Laforest et Montauzat, le jeune homme s’approcha du piano où j’égrenais des notes capricieuses. Il était étrangement ému. Craignait-il de m’avoir irritée ? Espérait-il qu’un retour de fierté me rendrait plus ombrageuse devant les tentatives de cour que risquait Montauzat ? Avant même qu’il eût parlé, je murmurai à demi-voix avec un sourire.

— Maxime, rien n’est changé. Tu n’as donc pas confiance dans mon cœur ?

Il me regarda…

— Tu n’as pas pu croire, repris-je, en désignant du geste le gentilhomme chauve, pâle et gras, qui nous tournait le dos, tu n’as pas pu croire que ce débris de la haute noce… Ah ! Maxime, tu me connais mal.

— J’ai vu, dit-il, les singuliers incidents de la course au mariage et…

— Allons donc, Montauzat ne m’aime pas.

— Il te désire, répondit-il d’une voix basse et irritée. Oh ! ses yeux sur toi ! Quand il te regarde ainsi, je voudrais… Oh ! je voudrais…

— Que t’importe !

— Que m’importe, fit-il, tu me demandes ce qui m’importe ? Mais… Fais ce que tu veux. Je n’ai aucun droit sur toi. Je suis ridicule et fou. Ah ! Marianne, je voudrais ne jamais t’avoir connue !

Derrière nous, madame Laforest leva la tête. Mes doigts s’assurèrent sur le clavier, hâtant les accords qui couvrent les voix et déconcertent l’oreille aux écoutes. Maxime s’était éloigné. Perdu dans l’ombre, à l’angle du divan, la main sur ses yeux, il barricadait son rêve contre l’attention des indifférents. Et prise de mélancolie, étrangère à tout ce qui m’entourait, je m’épouvantai de sentir frémir autour de moi ce pauvre et tremblant amour qui s’efforçait peut-être à l’espérance : « J’ai voulu être puissante sur le cœur d’un homme et voici que je pourrai tout sur ce cœur, sauf l’apaiser. Je le sens, jamais je n’aimerai Maxime. Pourquoi ? Il n’est ni laid, ni vulgaire, ni médiocre. Je ne puis l’aimer… Il va souffrir… » À la mélancolie succéda la pitié, et la pitié, dans mon âme, se nuançait si vite de tendresse. « Pauvre Maxime, pauvre ami. » J’allai m’asseoir près de lui sur le divan pendant que les joueurs se penchaient sous l’abat-jour orange. Il laissa tomber sa main. Nous ne parlions pas. Nos yeux s’interrogeaient dans l’ombre, éperdus d’une angoisse différente et douloureuse également. « M’aimeras-tu ? — suppliaient les prunelles d’or. — Hélas ! » répondaient les miennes. Et plus triste, dans ce silence qui s’éternisait, j’évoquais, dressés entre nous, le musicien, mélancolique et rieur, l’inconnue voilée, hôtes constants de nos âmes, et je songeais que ni la patiente persévérance, ni le dévouement, ni une réciproque volonté ne peuvent créer en nous ce sentiment que la couleur d’un regard suscite et qui meurt comme il naît, malgré nous.

« Marianne, écrivit Maxime le lendemain, tes pressentiments ne te trompaient qu’à demi. Je ne suis plus le Maxime que tu aimais à rencontrer sous les saules des Yvelines. La vie qui m’a tant meurtri achève de m’écraser.

Marianne, je n’ai aucune illusion, aucune espérance et l’aveu que je te fais n’engagera que mon cœur. Tu connais ma situation. Une femme me tient — non par le cœur ni les sens — mais par la dette de reconnaissance que j’ai contractée envers elle, bon gré mal gré. Je ne suis ni riche, ni célèbre, ni libre. J’engage contre la destinée une lutte où je puis être vaincu.

N’est-ce pas la pire folie d’ajouter à la menace de maux innombrables, la certitude d’une suprême douleur ?

Et pourtant cette douleur, je l’accepte, je l’aime, oubliant qu’elle a conduit aux défaillances des hommes mieux armés que moi. Dans ma pauvre chambre d’hôtel, par ces jours pluvieux de décembre, le découragement, l’infinie lassitude m’ont ramené vers toi, triste à mourir. J’ai compris tout à coup que tu me manquais et que le mal dont je souffrais, c’était la nostalgie d’une absente. Hélas ! comme ils me sont apparus lumineux et doux, les frais matins des Yvelines. Tes larmes, chérie, m’ont hanté, et j’ai posé ma plume, au milieu d’un travail aride, pour rêver à tes pieds nus que je n’avais pas baisés. Suis-je donc un collégien romanesque ? Ai-je oublié ma volonté d’être fort, ma répugnance pour les fadeurs sentimentales, ce cynisme volontaire qui t’indignait ? Marianne, Marianne, qu’as-tu fait ? Quand je suis près de toi, petite amie fraternelle, j’oublie que tu aimes ou que tu crois aimer ; j’oublie que ton affection pour moi est celle d’une sœur, j’oublie… Hélas ! Un mot de toi me rappelle aux réalités implacables. Et pourtant, si tu pouvais m’aimer !… »

Je répondis simplement : « Je serai seule mardi. Il faut que je te parle. Viens. »

Il vint. Nous nous retrouvâmes côte à côte sur le canapé du salon. La pluie battait les vitres ; le feu triste mourait et sur une console, lentement, s’effeuillaient les derniers chrysanthèmes. Maxime me prit les mains, me regarda jusqu’à l’âme et prononça :

— Tu ne m’aimeras jamais ?

J’eus le pressentiment qu’il disait la vérité, mais il m’était impossible de ne pas soulager sa souffrance. Malgré moi, je répondis :

— Qui sait ?

Il secoua la tête :

— Je n’aurais pas dû parler… Nous ne pourrons plus être amis.

— Pourquoi ?

— Tu me feras souffrir.

— Me crois-tu coquette et méchante !… — Non, pas méchante… non… mais tu es trois fois femme, toi. Comment ai-je pu me laisser prendre ainsi ?

— Je n’ai rien fait pour cela…

— Tu as aguiché Montauzat… Ah ! Marianne, je t’ai haïe. Si tu savais…

Je lui pressai doucement la main…

— Pardon, Maxime.

Il semblait agité par des sentiments contraires. Je voulus le calmer.

— Mon amitié…

— Oh ! dit-il, l’amour déteste l’amitié… Toi, Marianne, mon amie, à dix-neuf ans, avec ces yeux-là !

Il retira sa main :

— Quelle folie. Tu vas bien rire… Car si tendre, si intelligente, si délicate que soit une femme, elle n’est jamais généreuse tout à fait… Je vais devenir le pantin dont tu tiendras les ficelles… Oh ! dire que le repos de mes nuits, le calme de mes jours, mon talent, ma vie seront dans les mains d’une petite fille…

— Tu parles comme si je te détestais.

— Ah ! s’écria-t-il, pourquoi ne me détestes-tu pas ? Je pourrais te conquérir.

Et redevenant suppliant et tendre :

— Marianne, je t’aimerais tant. Oh ! écoute ton cœur, s’il parle jamais pour moi… Ne sois pas effrayée de ma rudesse. Je me ferais si doux !… Si j’étais libre, si j’étais riche, si j’étais illustre, dis, m’aimerais-tu ?…

— Maxime, si je dois t’aimer, je t’aimerai inconnu et pauvre.

— Essaie, dit-il en me baisant les mains…

Ses lèvres effleurèrent mon poignet, remontèrent vers le coude… Je murmurai :

— Mais j’aime toujours Rambert.

— Eh bien, dit-il en se levant, j’aurai de la patience… Je suis terriblement obstiné, ma chérie… Je veux que tu m’aimes… tu m’aimeras…

— Je voudrais t’aimer. La solitude me pèse… Peut-être à nous deux, nous serions forts. Mais, quoi qu’il arrive, tu restes mon ami…

— Je t’appartiens tout entier, ma chère Marianne.

Il referma ses bras sur mes épaules et appuya ma tête contre son cœur… Un peu gênée, un peu émue, je ne bougeai pas. Il s’écarta en soupirant :

— Ton heure n’est pas venue. Mais je suis sûr de moi-même ; j’attendrai.

Ce furent les jours les plus doux de notre amitié sentimentale… J’abdiquai tout orgueil. Je me plus au rôle de consolatrice et j’allai vers Maxime, souhaitant l’apaiser et le guérir. Je me penchai sur cette âme meurtrie comme une chaste hospitalière dont le geste soulage, dont la voix berce et endort. La chimère du platonisme me fascina, et pendant des semaines et des mois je vécus dans cette généreuse et vaine ivresse. La nuit, je m’attendrissais sur l’insomnie devinée de mon ami ; j’accueillais, à travers le silence et les ténèbres, la voix confuse de sa pensée exhalée vers moi, et je songeais que je n’étais plus seule dans le vaste monde peuplé d’âmes hostiles, de visages étrangers. Et le jour, assise près de Maxime, écoutant l’histoire secrète de sa vie, je cédais à la douceur de mettre un peu de joie dans le présent et d’étendre ma tendresse comme un voile sur le passé et l’avenir. Enfermés dans l’instant délicieux, la main dans la main, nous jouissions de rêver ensemble, lui frémissant, moi paisible, sans méfiance, sans crainte, sans honte, parce que j’étais sans amour. Alors, comme appesantie d’une tendre langueur, la tête de Maxime cherchait mon épaule : ses lèvres effleuraient ma joue de timides baisers et je ne me dérobais plus, heureuse de lui faire cette aumône d’un bonheur que je ne partageais pas. J’aimais à le sentir si doux et si faible, et passant mon bras autour de son cou, caressant ses cheveux, j’endormais dans un dangereux délice cette passion d’homme, humble comme un chagrin d’enfant… « Ah ! quelle ivresse !… » balbutiait-il dans mes cheveux, vaincu par une émotion dont je ne soupçonnais pas le caractère. « Quelle ivresse, Marianne, et quelle tentation ! — Chut ! répondais-je… Sois sage. » Mais une brume ternissait soudain les yeux d’or ; la bouche volontaire se détendait avec un pli las, et la main qui pressait la mienne lui communiquait sa fièvre subtile, sa nervosité, ses frissons… « Marianne, tu m’aimeras. Oh ! ma douce, ma chère Marianne, amie indulgente à ma chimère, répète-moi les mots qui m’empêcheront de souffrir. — Maxime, je voudrais t’aimer. » Il se laissait glisser à genoux, et je ne savais quelle hantise le forçait à chercher l’oubli, la nuit, l’anéantissement de la pensée et du désir dans les plis de ma robe, aux creux de mes genoux, dans la douceur de ma poitrine… Il souffrait d’une souffrance qui échappait à ma puissance consolatrice et sur son orgueil vaincu, sur sa tristesse et sa faiblesse, je laissais descendre ma pitié… Et voici que peu à peu la nostalgie de l’amour me gagna, contagieuse et dissolvante… Les baisers incertains de Maxime multiplièrent la suggestion d’autres baisers, et j’oubliai la bouche qui me donnait ces baisers pour savourer les baisers mêmes… Sur le cœur du jeune homme, je parus m’attendrir et m’enivrer, d’autant plus docile que je me sentais plus étrangère… Le souvenir de Rambert m’obséda. Et la curiosité me prit, âpre, invincible, de savoir ce qu’était devenu le musicien…

Un jour, je me confiai à Maxime…

— Écoute, lui dis-je. Peux-tu me donner une grande preuve d’amour ?

— Demande tout ce que tu voudras, ma chérie…

— Eh bien !… je voudrais… je voudrais…

Je n’osais achever. Maxime me prit la tête entre ses mains et me regarda dans les yeux :

— C’est donc bien difficile à réaliser, ce rêve ? Mais, mignonne, pour un amoureux bien amoureux, l’impossible n’existe pas.

— Je voudrais savoir ce qu’est devenu Rambert.

Maxime recula…

— Et comment pourrais-je… ?

— Tu peux facilement savoir s’il est encore à Paris… s’il est marié…

— S’il a des maîtresses… ajouta-t-il ironiquement… Un joli rôle, en vérité, que tu me proposes.

— Tu vois bien… tu ne veux pas…

— Rambert, toujours Rambert !… Qu’a-t-il fait, qu’a-t-il dit pour s’imposer ainsi à ta pensée ? Tu crois l’aimer vraiment ?

— Je l’aime…

— Tu es une gamine romanesque… et tu oublies que je t’aime, moi.

— Bien. N’en parlons plus, dis-je, un peu irritée…

— Tu exiges trop… Le dévouement n’exclut pas la fierté. Ce que tu me demandes, aucun amant ne l’a jamais fait… Pardieu ! Faudra-t-il que j’ouvre la portière de votre voiture, le soir de tes noces, quand tu t’en iras avec ton Rambert ?…

Il parlait avec un accent de haine qui me choqua désagréablement. Je haussai les épaules…

— N’en parlons plus. Mais je saurai que pour toi, comme pour le commun des mortels, l’impossible existe.

— Je ne ferai pas un métier de laquais.

Deux jours après, je recevais le billet suivant :

« Je suis allé chez Rambert sous prétexte de lui acheter une partition. Ton amoureux est absent. Il n’est pas marié… Tu sais maintenant ce qu’il t’importait de savoir et tu ne m’en aimeras pas davantage. »

— Ah ! pauvre Maxime ! m’écriai-je, les larmes aux yeux.

Je lui écrivis une lettre plus affectueuse que les récentes lettres où j’invoquais sans cesse la prudence et la raison. Mais, à ma grande sur prise, Maxime accueillit fort mal mes remerciements. Il me gardait rancune de l’étrange faiblesse qui l’avait décidé à une démarche quasi humiliante. Je sentis que malgré ses dénégations l’espoir d’être aimé persistait en lui et que sa patience s’épuisait dans l’attente. Orgueilleux et sensuel, il subissait une crise sentimentale qui ne pourrait pas durer sans aboutir soit au péril, soit à la rupture… Mais la rupture m’effrayait plus que le péril.