Avant l’amour (1903)/12
XII
Le rideau s’était levé sur le premier acte de Roméo et Juliette. Maxime n’était pas encore arrivé, et dans la loge, offerte par M. de Montauzat, sa place vide me causait un malaise. Nous nous étions quittés la veille, après une longue discussion, sur un adieu aigre-doux, avec des regards de colère. J’espérais, entre deux actes, ébaucher la réconciliation.
Un remords me venait d’avoir été coquette, capricieuse et dure après une période d’exquise douceur, après des indulgences qui ressemblaient à des encouragements. Maxime était malheureux. Je le savais engagé dans toutes sortes d’embarras financiers dont l’aide secrète de ma marraine n’avait pu le délivrer complètement. On ne vit pas, à Paris, avec quelques articles publiés à longs intervalles ; avec quelques leçons intermittentes et mal rétribuées ; et Maxime, s’il habitait une très modeste chambre dans un très modeste hôtel garni, ne différait en rien des jeunes gens aisés, sinon riches, que sa famille fréquentait. Vêtu correctement, il se montrait au théâtre, aux courses, dans les brasseries littéraires, répudiant toute excentricité bohème, n’évitant point les occasions d’offrir un cigare et un bock à un camarade… Plus expérimentée, je me serais demandé sans doute comment et de quoi il vivait. Mais j’ignorais la valeur de l’argent et les articles que j’avais lus, misérablement payés, me paraissaient plus que suffisants pour e budget d’un jeune homme. Aussi m’étonnais-je d’ouïr des réflexions malveillantes dans la bouche des soi-disant amis de Maxime. Je savais que le talent comme l’amour, si la pauvreté les accompagne, trouvent dans les « gens du monde » d’impitoyables ennemis. Et je plaignis Maxime. Ma rancune sympathisait avec ses haines. Je le rêvais riche un jour et triomphant.
Cependant Juliette apparaissait au centre de la galerie où dansaient des jeunes filles couronnées de roses et des adolescents coiffés du rouge toquet florentin. Blonde, en robe de satin blanc, un peu grasse, elle montrait des épaules de professional beauty et la face poupine d’un baby américain. Sa voix claire et fraîche montait comme le cristal d’un jet d’eau, éparpillant les perles glacées des vocalises. Autour d’elle s’agitaient des satellites, la nourrice, le vieux père, le romantique Tybalt, Mercutio l’ironique, Roméo masqué de noir. Et les abonnés, séduits par les formes opulentes de la chanteuse, les femmes émues par la facile mélodie et la caresse des mots d’amour, écoutaient avec un enthousiasme convenable.
— Venez-vous au foyer ? dit un vieux mélomane assis derrière ma marraine… On étouffe ici, belle dame, et je serais heureux de vous offrir le bras.
— Vieux roquentin ! murmura Montauzat, appuyé à ma chaise, tandis que madame Gannerault se levait.
— Ne vous moquez pas de lui. C’est mal, dis-je avec humeur.
— Vous ne semblez pas contente, ce soir, mademoiselle Marianne ?
Je le regardai de côté, avec une impatience dédaigneuse. Certes, il avait une belle audace de ridiculiser le pauvre père Rochambeau. Soigneusement teint, il se maintenait presque jeune d’apparence par un sage emploi de l’hydrothérapie, du massage, de l’escrime, et une plus sage économie de ses plaisirs. Médiocrement riche pour le monde des grands viveurs, il éblouissait les gogos de la bourgeoisie. Beaucoup de femmes l’eussent accepté pour amant, beaucoup de jeunes filles le souhaitaient pour mari. Sceptique, d’intelligence ordinaire, de sens dépravés, de goûts brutaux, il tirait parti de ses vices mêmes, et ce débauché sans furie et sans grâce revêtait près des snobs la gloire de don Juan.
Madame Gannerault s’éloignait dans le couloir. Montauzat prit sa place. Assis près de moi, jouant avec mon éventail, il souriait d’un vilain sourire gêné qui enlaidissait sa face grasse et blême.
— Que vous êtes jolie, ce soir !… Cette petite robe blanche vous sied à merveille… Et ce petit cou si rond, ces petits bras…
— Mon Dieu ! fis-je avec ennui, n’avez-vous pas autre chose à me dire ?… Comment trouvez-vous mademoiselle Wilson ?
— Pas si jolie que vous.
Sa main, abandonnée le long du fauteuil de velours rouge, frôlait vaguement mon genou…
— Vous avez le plus joli teint… Et cette ligne d’épaules… J’aime beaucoup votre robe.
— Prenez garde, vous me chiffonnez, dis-je en me reculant.
Il reprit sa place derrière moi et me glissa presque dans l’oreille :
— Vous êtes méchante, ce soir… Que vous ai-je fait ?… Vous êtes méchante… méchante…
Sa voix fade susurrait désagréablement ces banalités et je sentais glisser et couler dans mon dos son haleine chaude qui me révoltait comme un attouchement… Rouge de honte, d’ennui, de colère, je pensais :
« Dire que tant de filles, à ma place, se prêteraient complaisamment à l’admiration de cet imbécile !… Ah ! pourquoi Maxime n’est-il pas ici ?…
— Vous seriez si gentille, si vous vouliez, si gentille…
Irritée, je me levai enfin.
— Si nous allions rejoindre ma marraine ?
— Volontiers.
Nous fîmes quelques pas dans le couloir des loges et j’aperçus madame Gannerault pérorant au milieu d’un groupe de dames. Maxime, arrêté près d’elle, ne nous voyait pas. Il tressaillit quand sa mère prononça mon nom.
— Marianne, mon enfant, viens apprendre la grande nouvelle. Tu seras demoiselle d’honneur le mois prochain. Notre petite Madeleine se marie. Elle veut te présenter son fiancé.
— Viens, Marianne. Je suis contente !
Madeleine Larcy, rayonnante, me sauta au cou, puis, me séparant de Montauzat, m’en traîna vers un joli garçon brun, myope, taillé sur l’uniforme patron des fiancés bien élevés et suffisamment épris. Madame Larcy exultait, louant les diamants de la bague et les qualités de cœur du futur gendre.
— Cent mille francs et les espérances, murmurait-elle à l’oreille de ma marraine… Villa à Houlgate… tante octogénaire… capacités supérieures… sera député un jour.
Je regardais les fiancés… S’il était banal, elle était exquise et vraiment amoureuse, de ce gentil petit amour de demoiselle qui attend pour se déclarer la permission des parents, la certitude d’une fin légitime avec soirée, contrat, bal et grand’messe au flamboiement des cierges bien payés… L’âme étroite de Madeleine était comblée… Mon âme, élargie par d’immenses désirs, souffrait le tourment d’être vide… Élans avortés, aspirations confuses, volonté d’embrasser le bonheur sous toutes ses formes fuyantes, rêve de sentir, d’aimer, de comprendre, de décupler la vie de l’intelligence par la vie du cœur — chimère des chimères !… Mieux valait accepter la médiocrité sans risques, les petits sentiments, les petites joies, le port sans horizons, mais sans orages. Qu’il vienne, le jeune homme bien cravaté, ingénieur, médecin, fleur des grandes écoles, espoir des vierges prudentes !… Folle !… la médiocrité même des honnêtes félicités est interdite à la pauvre sans dot… On apprend à compter dans les grandes écoles. Oh ! pourquoi s’est-il éloigné, celui qui suscita en toi le vœu d’être aimée ? Pourquoi te fit-il entrevoir une vie close, des devoirs acceptés gaiement, le doux rôle d’épouse inspiratrice ? Ton virginal amour eût récompensé sa belle audace… Où est-il, où est Rambert ?
« Je l’attendrai… Je veux l’attendre… Il reviendra… »
Le deuxième acte allait commencer. Montauzat m’offrit de me reconduire vers la loge où Maxime et sa mère nous avaient précédés.
— Eh bien, mademoiselle, votre amie est fiancée… À quand votre tour ?
— J’ai bien le temps…
— Oui, vous êtes si jeune…
— Et puis, dis-je avec ironie, je n’ai ni dot ni espérances, moi.
Il feignit de ne pas comprendre.
— Votre mariage causera bien des regrets.
— Vraiment ?…
— Celui qui vous aura… celui-là…
Il s’embrouillait dans ses phrases, et son bras pressait mon bras contre son torse trapu. Sa voix coulait comme une eau tiède… Et les narines battantes, l’œil noyé, il promenait sur mon corps un regard lent, appuyé, répulsif comme le contact gluant d’une limace. Ce regard glissait par l’échancrure du corsage, s’attardait, hésitait, fouillait les plis des vêtements, et tout mon sang me monta soudain au visage sous cette curiosité qui me déshabillait.
Le rideau se releva bientôt sur le balcon de Juliette. Maxime avait pris la place libre derrière moi ; Montauzat était près de lui, et tout au fond de la loge, les deux mélomanes dodelinaient de la tête comme deux bons vieux magots qu’ils étaient. L’éventail de madame Gannerault, effleurant mon épaule de ses marabouts gris, m’envoyait, avec un fort parfum, un flux caressant d’air tiède. Une électricité subtile, émanant des corps pressés, des sens émus, des âmes attentives, circulait dans la lumière artificielle où s’exaspéraient l’éclat mouillé des yeux, l’éclat dur des pierreries, l’éclat changeant des étoffes. Les gorges nues haletaient sous le frisson des plumes, dans la lourde atmosphère chargée des mille fluides de la musique et de l’amour. Et des voix chantaient le baiser, la nuit, l’étreinte… Sur la plainte déchirante des violoncelles, sur le rire des flûtes, sur le grave appel des cors, montait l’invocation de Roméo conjurant les astres de pâlir et la bien-aimée de paraître… Tout à coup, le père Rochambeau murmura :
— Là… dans la baignoire à gauche… notre jeune confrère…
— Chut ! fit l’autre… N’insistez pas… Vous avez reconnu la dame ?… Ils ont de l’audace… S’afficher en public…
Maxime fit un mouvement. Il avait entendu… Malgré moi mes yeux se dirigèrent vers le côté gauche de la salle… Roméo et Juliette, enlacés, achevaient leur serment… Mais je n’écoutais plus… Immobile, muette, couverte d’une sueur glacée, je regardais, à dix mètres, dans l’ombre de la baignoire, la tache claire du plastron de Rambert, la robe rose de madame Laforest. Je les voyais se pencher l’un vers l’autre et sourire… Je comprenais, enfin, je comprenais. « Ils ont de l’audace… s’afficher ainsi en public… » Les paroles du père Rochambeau avaient dissipé toute équivoque. La liaison, connue, étalée, expliquait le mystère de l’attitude de Rambert… Il était l’amant de cette coquine !… Ah ! les soirées de juin, l’air d’Amadis chantant dans ma mémoire, et la tendre pitié des yeux bleus cherchant les miens, la pudeur de l’aveu, mon trouble, ma joie !… Tout le naïf roman de ma jeunesse m’apparaissait ridicule et sali… À l’heure délicieuse où, sous les étoiles, les cheveux de Rambert frôlaient mes cheveux, il gardait sur les lèvres le goût des baisers d’une autre, l’image d’une autre dans son cœur. Sa fantaisie m’avait élue pour jouet et j’avais payé son caprice du don de mon âme… Dérision, triste dérision ! Qu’ils avaient dû rire, plus tard, de ma sottise, railler ma simplicité de pensionnaire, et ma confiance imprudente et la pauvre lettre où parlait mon cœur. Et cet homme, dont les prunelles, l’accent, le geste m’avaient conquise, en qui j’incarnais mon rêve de fidèle et fier amour, cet homme que j’attendais avec tant de ferveur, avec tant d’humble tendresse, le hasard le remettait sur ma route, sa maîtresse au bras, à l’instant même où croulait ma foi dans la justice du destin…
Oublier !… Oublier !… Ce sentiment puéril et torturant, né de ma chimère, nourri par elle, ce n’était pas, ce ne pouvait pas être l’absolu, l’éternel amour. Je me consolerais ; je guérirais… Oui, pour échapper à la fascination de l’impossible, je substituerais au vertige de l’idéal le vertige de la réalité… Silence au cœur !… Que la nature parle, et l’instinct et la jeunesse. Il est tant d’ivresses différentes, tant de chemins vers l’oubli, tant de voluptés à découvrir. N’est-il pas tout près de moi, l’homme hardi, jeune et fort, qui m’aime ?
Comme elles chantaient faux, les voix naguère harmonieuses ! Ah ! quel instrument, dans la profondeur des ondes sonores, raille les mensonges des poètes, la comédie de la passion qui rit sous les pleurs ?… Juliette est une lourde gaillarde… Roméo semble un coiffeur de province… Qu’ils sont piètres et gauches dans le jardin de fer et de carton !… Et là-bas, dans la loge, au-dessus de la baignoire où s’étale, confiant, l’heureux adultère, Madeleine Larcy et son ingénieur savourent leur chaste amour que l’État, la famille, la tante octogénaire et les beaux cent mille francs étayeront de toutes leurs garanties. Plus loin, n’est-ce pas cette belle madame Aizelin qui, pauvre, s’est vendue à un banquier pourri jusqu’aux moelles ? Plus loin encore, le duc de Sevrèzes qu’une opulente et laide épouse entretient fort convenablement… Dans le monde où je vis, les jeunes filles qui semblent tout ignorer n’ont plus rien à apprendre… Les journaux m’ont instruite, et je sais que l’Opéra, aux soirs de gala, ouvre une succursale du musée Tussaud. Voici les monstres parisiens, Cythère et Lesbos, les adultères, les prostituées, les voleurs, les nigauds, snobs à duper, maris à acheter, vierges à vendre, — le Monde !
Et depuis mon enfance, on m’a tenue agenouillée devant le dieu… Il faut être considérée. Il faut être estimée. Il faut accepter les usages, les traditions, les mœurs — ou se déclasser, mal tourner, comme dit ma marraine… Va ! ma fille, demeure la demoiselle « comme il faut ». Étouffe les révoltes de ton cœur et de la chair, mais garde ta situation sociale. Le monde te verra vieillir, vierge et morose ; il ridiculisera le célibat que tu auras supporté par pusillanimité, par lâcheté d’âme, par stérile et vaine vertu.
« Non ! Cela ne sera pas ! » crièrent des voix dans mon âme.
Sur le velours du balcon, ma main tremblait. Madame Gannerault vit ma pâleur, mon trouble, cette fureur concentrée qu’elle prit pour une souffrance physique… Sa sollicitude s’alarma…
— Mon enfant, tu es malade…
— Je ne sais… Il me semble… Je vais m’évanouir…
— Mon Dieu !… mon Dieu !… Nous allons partir… Quel dommage, ma petite !… Ces derniers actes sont si beaux…
Maxime intervint :
— Mais, maman, si Marianne ne se sent pas trop mal, je pourrais la reconduire.
Je tournai vers lui des yeux éperdus… Ma marraine m’interrogea :
— Veux-tu rentrer avec Maxime ? Il n’est pas mélomane, tu sais…
— Allons, dit Maxime, c’est convenu… Jouis de ton plaisir jusqu’au bout, chère maman…
J’admirai comme il avait su dissimuler sa joie d’amoureux sous les espèces d’un sacrifice fait par le bon fils à la tendre mère… Madame Gannerault m’enveloppa de mon burnous, me remit un flacon de sels et multiplia les recommandations affectueuses. Au bras de Maxime, je sortis.
— J’ai tout deviné, me dit-il, quand nous fûmes arrivés sous le péristyle… C’est une cruelle mais salutaire leçon… Ton Rambert…
— Ah ! Maxime, je t’en supplie, ne prononce plus ce nom.
Il me fit monter en voiture. L’air était sec ; le galop des chevaux martelait le pavé sonore. De brèves lueurs, coupant l’ombre où nous étions blottis, nous révélaient nos visages… Et soudain, les bras de Maxime s’ouvrirent : « Je t’aime, moi, je t’aime ! » Je me sentis saisie, emportée, brisée sur une poitrine haletante, dans une étreinte où s’exaspéra ma colère, où fondit ma douleur, où tressaillit en moi le désir de la bravade et de la revanche… Me perdre… Oh ! me perdre délicieusement, volontairement… Oublier… vivre !… « Marianne, Marianne, je t’aime ! — Maxime, je veux t’aimer… » Comme elles soupiraient nos lèvres confondues !… En vain, une rétraction intérieure, un reploiement de tout mon être, le geste instinctif de la vierge qui se défend me raidirent, glacée, sous le baiser de Maxime… « Aime-moi !… — Je veux t’aimer !… » Et ma bouche s’ouvrait, et mes bras défaillaient, et une fièvre me brûlait avec une douceur abominable dans les bras de cet homme que je n’aimais pas… Le désir coulait dans mes veines avec l’oubli, la fureur, le désespoir… Et le fiacre nous emportait, et je me sentais rouler dans le vertige, dans les ténèbres, vers un abîme où je souhaitais mourir.