Calmann-Lévy, éditeurs (p. 128-151).


X


La paix faite avec ma marraine, il me resta de ce jour une impression pénible et douce. J’étais profondément touchée de l’intérêt que me témoignait Maxime, et cependant ce frère adoptif, cet ami, m’inquiétait. Le mystère de nos entrevues créa bientôt de nouvelles émotions. Sous un prétexte futile, je m’échappais le matin ; je descendais le sentier caillouteux et roide, mal assurée sur mes petits souliers de cuir jaune, accrochant ma robe aux tenaces orties, aux clôtures, aux angles éboulés des murs. Puis, dans le remous frôleur des hautes herbes, plus légère, je courais au ru bordé de saules, d’églantiers et de chênes verts. Maxime m’attendait. L’étroit ravin, où s’entrecroisaient des ramilles sur le filet d’eau presque tari, nous séparait encore. Le jeune homme me tendant ses deux mains, d’un bond je franchissais le fossé et, toute haletante, toute rose et rieuse, je le saluais d’un gai bonjour.

Alors, nous nous asseyions sur un tronc renversé et nous parlions de nos rêves, de nos ennuis, de nos lectures, des gens qui nous entouraient. La solitude rendait notre causerie plus affectueuse. Derrière nous montait la côte rapide jusqu’au plateau des grands pins : devant nous se massaient les toits fauves des chaumières, les tuiles rouges des hangars, l’ardoise des maisons dominées par le clocher. Sous l’azur lavé des ciels d’octobre, les saules égrenaient des feuilles blondes ; quelques branches, dans l’épaisseur, gardaient des gris délicats de perle, des verts d’argent. Des vaches paissaient l’herbe flétrie étoilée de colchiques mauves et de soucis sauvages d’un or violent, presque orangé. Mêlée à l’odeur des chèvrefeuilles, montait l’odeur aromatique du regain. Étroit paysage fermé par les saules, les murs des fermes, la côte à pic, site familier qui reposait nos âmes de l’inquiétude des grands horizons.

Maxime, par ces matins charmants, me raconta longuement sa vie. J’appris qu’il avait aimé une femme dont il était encore aimé. Le nom de madame de Charny s’imposa à ma pensée. Le jeune homme ne me détrompa point. Je connus peu à peu les détails lamentables de cette histoire, la catastrophe d’un flagrant délit qui avait brisé la carrière de Maxime, la fuite de sa maîtresse, sommée par le mari de disparaître sans scandale. Riche, déjà mûre, elle vivait seule aux environs de Paris. J’imaginai entre eux une passion romanesque et exaltée. Plus expérimentée, j’aurais deviné la misère d’une liaison devenue une chaîne que la femme, âpre à l’amour, alourdissait sur l’amant trop jeune.

— Pourquoi ne divorce-t-elle pas ? demandai-je. Tu pourrais l’épouser.

Il haussa les épaules.

— Divorcer, elle ? C’est difficile à cause des enfants. Et puis, et puis… à mon âge on n’épouse pas une femme de quarante ans.

— Mais si tu l’aimes ?

— Je l’aime, je l’aime… Évidemment, je l’aime. Elle a été parfaite pour moi. Mais je ne l’aime plus comme tu sembles le croire.

Il alluma une cigarette. Curieuse, j’insistai :

— Elle est jolie ?

— De beaux restes.

Il me flatta la joue du bout de ses doigts :

— Ce n’est plus ce velours de pêche. Ah ! Marianne, que tu es fine, svelte et légère ! Que cette robe à mille plis te sied bien ! C’est beau, la jeunesse, Marianne, Mariette, Marion !

D’autres fois, c’était moi qui parlais. Je disais mes rêves d’adolescente, la crise religieuse, l’indifférence où j’étais tombée, la volonté que j’avais de vivre toute la vie. Je racontais l’histoire de mes amies, jaunissant dans la chasse au mari, achetant enfin ce mari parfois nul, souvent médiocre. Ces fiançailles, ces mariages, avaient-ils quelque rapport avec l’amour ?

— Tu t’indignes ! dit Maxime, un jour. Dans un an, dans deux ans, tu subiras la fascination du mariage. Tu te lasseras d’attendre l’époux rêvé. Tu tendras, toi aussi, l’éternel piège.

— Les hommes ne tombent que dans des pièges d’or, dis-je en soupirant. Dans le monde où nous vivons, la dot décide la destinée des femmes. Vois tes amis, Cayrol, Champsey, Figeac. Ils cherchent la demoiselle « à sac, » comme ils disent dans leur joli langage. Et les jeunes filles qui n’ont point ce « sac », les Suzanne Maury, les Laurette Exelmans et tant d’autres, elles commencent leur rôle — je ne dirai point de vieilles filles — mais de femmes célibataires. Les sports, les bals, les voyages étourdissent en elles ce malencontreux désir d’aimer qu’on dissimule comme une honte. Et cependant Laurette et Suzanne ont trente mille francs chacune. Pourquoi ne les épouse-t-on pas ?

— Parce que, dit Maxime en riant, une demoiselle de trente mille francs exige un mari de quarante mille ; un monsieur de quarante mille francs veut une fiancée de cent mille. Ceux qui n’ont rien souhaitent dans le mariage une assurance à vie contre la misère. Nul ne veut courir aucun risque.

— Mais les femmes qui travaillent ?

— Les institutrices, les employées, les ouvrières ? En as-tu rencontré dans les salons où tu vas ? Pas chic, la femme qui travaille. Son salaire est médiocre, son travail incertain. Quant aux femmes artistes, les snobs les réservent pour y recruter d’amusantes maîtresses. Va, Marianne, tu ne te marieras jamais dans ton monde. Ce sont les pauvres diables qui épousent les filles sans le sou.

— Mais j’épouserais un pauvre diable, si je l’aimais.

— Et où le rencontreras-tu, ce pauvre diable ? Les amis de ma mère sont bien posés et bien pensants. Un pauvre diable intelligent et fier ne se fourvoiera pas dans leurs soirées. Il s’y embêterait trop. Souviens-toi de Rambert.

— Maxime, — je me troublai un peu, — devines-tu pourquoi Rambert ne m’a pas épousée ?

— Parce que tu es pauvre, et que tu ne pouvais lui servir à rien.

— Oh !

— C’est la vie.

— Je ne puis croire cela.

— Garde tes illusions.

— Mais, Maxime, la vie est laide.

— Comme ceux qui la vivent. Il faut, pour triompher, se débarrasser des superstitions, des scrupules, des préjugés, se cuirasser de mépris et marcher vers son but, sur tout le monde.

— Tu as un but, toi ?

Ses yeux d’or brillèrent :

— Certes. Je veux être fort, je veux être craint. Je veux ma part de ce que les prêtres appellent « les biens de ce monde ».

— Et tu épouseras une fille riche ?

— S’il le faut.

Je fis un mouvement de surprise. Maxime se mit à rire.

— J’épouserai une femme que j’aimerai et qui m’aidera. Il y a tant de façons d’être égoïste.

— Oui, tu rêves l’amour sans risques, toi aussi.

Il rit encore :

— Tu m’en veux ? Bête ! C’est une plaisanterie. Il est probable que je ne me marierai point. Ne me retire pas ton estime parce que je ne suis pas un don Quichotte sentimental. Il faut regarder la vie hardiment, Marianne.

— L’avenir me fait peur.

— Lâche ma famille. Entre au théâtre ou déclasse-toi ; épouse un de ces pauvres diables dont tu parlais. À moins que tu ne tournes mal, comme dit ma mère. Les mornes célibataires ont des maîtresses.

— Mais tu ne me conseilles pas de prendre un amant ?

— Est-ce que je sais ? dit-il en s’étendant dans l’herbe, contre ma robe. Si l’amant t’aimait, je ne vois pas ce que tu aurais à regretter.

— L’estime…

— Allons, tu te moques pas mal de l’estime des Exelmans, des Maury, des Laforest. Je te croyais brave.

— Je suis brave.

Il fixa ses yeux sur les miens et d’un air de nonchalance :

— Si tu aimais un homme qui ne pourrait pas t’épouser, le suivrais-tu ?

Il y eut un silence, très sincèrement je répondis :

— Oui.

— Bien, cela !

Une douceur inconnue passa dans ses yeux. Je retrouvai l’homme qui m’avait attendrie, le jour de mes premières confidences. Sa main frôlait l’étoffe de ma jupe, paresseusement.

— Ah ! petite révoltée ! Tu es quelqu’un, toi, Tu as un cœur, une âme, des sens… Tu l’aimeras bien, celui que tu aimeras.

Je murmurai :

— Qui sait ? J’aime encore Rambert.

— Comment ! fit Maxime en fronçant les sourcils. Tu ne t’es pas guérie de cette petite rougeole d’âme, de cette petite maladie de gamine sentimentale ?… Dans six mois, tu l’auras oublié, ton Rambert… Quoi !… Tu pleures ?…

Il arracha une touffe d’herbes, et riant, me la jeta au visage.

— Tu vas t’enlaidir. Marianne, console-toi. Tu seras aimée, adorée, encensée… Tu marcheras sur les cœurs… Tu…

— Cesse tes plaisanteries… Tu m’irrites.

Je me levai ; je voulus repasser le ruisseau. Maxime fit un geste pour me retenir. Je m’élançai : un églantier retint ma robe et je glissai les pieds dans l’eau.

— C’est bien fait, criait Maxime.

Pleurant de colère, je m’assis sur la rive. Il s’approcha de moi.

— Tu ne t’es pas fait mal ?

— Non… mais j’ai les pieds mouillés. Mes pauvres petits souliers !… Avec une sollicitude presque tendre, il m’interrogeait :

— Tu vas t’enrhumer… N’as-tu pas froid ?… Il faut ôter tes chaussures… Le soleil les séchera vite…

Confuse, redoutant les questions de ma marraine, je me laissai convaincre. J’enlevai mes souliers, puis mes bas. Maxime m’offrit des feuilles pour essuyer mes pieds nus.

— Tu t’y prends mal, dit-il. Laisse-moi faire…

Délicatement, il promena une poignée d’herbe sur la peau blanche, veinée de bleu tendre. Il riait pour me rassurer.

— Ce ne sera rien… Quel petit pied tu as !… Mince et cambré, il raconte toute ta personne… Vois comme il est joli dans ma grosse main.

Je rougis tout à coup et mon pied disparut sous ma robe. Maxime, étonné, me regarda :

— Eh bien !

— Il faut rentrer…

— Je comprends… je t’ennuie…

Il éparpilla l’herbe et les feuilles dans le lit du ruisseau.

— Tiens !… Il vaut mieux que je te laisse… Rechausse-toi, je vais en avant.

La gaieté était tombée et une sourde inquiétude, sans causes précises, pesa sur mon cœur. Je ne sais pourquoi, il feignit de m’éviter pendant une longue semaine.

Mais bientôt nos entrevues recommencèrent. Maxime devenait triste et je voulus le consoler. Il m’avoua des embarras d’argent ; la mauvaise volonté des camarades, la morgue des directeurs qui refusaient ou discutaient ses articles. Sa belle audace s’émoussait. Mon affection pour lui se fit prévenante et caressante et, à ma grande surprise, — mêlée d’un secret orgueil — je découvris que j’étais puissante sur cette âme indomptable. Oui, un mot, un geste, un sourire écartaient ou ramenaient les ombres sur le front de mon ami. Il l’appuyait parfois, ce front abattu, sur la main que je lui tendais, fraîche et sans fièvre, et ce contact semblait l’apaiser. Chaque jour se resserrait l’intimité charmante. Des étrangers auraient pu s’étonner. Mais en courant au rendez-vous matinal, en pressant la main de Maxime, en prolongeant les entretiens et les promenades, je demeurais calme comme une sœur. Cette tendresse que je ressentais pour lui et qu’il voulait rare et exceptionnelle, les circonstances, sa volonté, mon ennui l’avaient fait naître. Elle pouvait ne pas précéder l’amour ; elle pouvait lui faire obstacle. Goûtant le plaisir d’être aimée, plus que le bonheur d’aimer, j’étais tendre pourtant par instinct, par besoin, par reconnaissance. Je ne jugeais point celui qui m’aidait à trouver la vie moins monotone. Je lui étais douce avec orgueil. Innocemment, j’apprenais à me servir de mes armes de femme, à conquérir le cœur de l’homme, à séduire sa conscience, à modifier sa décision, à éveiller ses désirs. Chastes étaient nos attitudes et chaste ma pensée ; mais l’ambiguïté du sentiment qui nous unissait irritait en nous d’obscurs éléments : la vanité féminine, la sensualité masculine, la curiosité de tous deux. Parfois grondaient tout bas ces voix discordantes que l’amour seul rend harmonieuses. Je me plaisais à être belle, je me plaisais à être bienfaisante, parce que je ne savais où ni pour qui épanouir ma jeune beauté, exercer mes forces de tendresse. Maxime ne s’y trompait pas.

Le temps approchait où nous devions quitter les Yvelines. La pluie, les préparatifs de départ, des caprices de ma marraine me retinrent plusieurs jours à la maison. Maxime, entre ses parents et moi, se montra plus triste. Chaque matin, le courrier lui apportait des lettres mystérieuses. Je devinai l’impatience de madame de Charny. « Que doit-elle penser ? » me disais-je, pendant que Maxime, enfermé dans sa chambre, écrivait ou lisait assidument. « Il a espacé ses visites depuis un mois. Il lui écrit des billets ennuyés et raisonnables.

Si elle l’aime, elle doit souffrir. Mais pourquoi une femme de quarante ans s’éprend-elle d’un si jeune homme ? Elle doit être jalouse horriblement. — Une idée singulière me traversa l’esprit. — Maxime lui a-t-il parlé de moi ? Peut-être… mais il n’a pas dû lui raconter nos rendez-vous sous les saules. Si elle savait ! Certes, elle croirait Maxime amoureux de moi ! » Une vanité puérile et confuse me venait à cette pensée qu’une femme très belle et très amoureuse pouvait être délaissée pour la pauvre petite Marianne qu’avait méprisée Rambert. Je ne souhaitais pas que madame de Charny souffrît, ni que Maxime l’abandonnât, mais il ne me déplaisait pas d’être secrètement préférée.

La veille de notre départ, la lettre quotidienne arriva en l’absence de ma marraine. M. Gannerault, qui dirigeait la cueillette des pommes réservées pour l’hiver, me tendit l’enveloppe mauve.

— Tiens, porte cette épître à Maxime. Il est dans sa chambre, je crois.

Il avait parlé avec une nuance de dédain. Le vélin mauve, la longue écriture anglaise, l’arome évaporé du white-rose révélaient le sexe du mystérieux correspondant. Mon brave tuteur s’indignait que Maxime osât se faire adresser chez ses parents les lettres de sa maîtresse. Je montai lestement l’escalier. Sur le palier du premier étage, prise d’une étrange curiosité, je regardai le timbre de la poste, portant en exergue le nom de Chaville et la date du 3 novembre. Puis, élevant la lettre à contre-jour, je tâchai de déchiffrer quelques mots, mais l’épaisseur du papier trompa mon attente. Alors une honte me prit de cette petite indélicatesse. Je murmurai :

— Que m’importent les amours de Maxime ! Il est libre après tout…

Cachant la lettre mauve dans un pli de mon tablier, je heurtai à la porte de Maxime. Il ouvrit étonné et content.

— Toi, petite, que veux-tu ?

— Je t’apporte une surprise… une surprise qui te fera plaisir.

— Qu’est-ce donc ?

Il referma la porte.

— Ma mère est ici ?

— Non.

— Mon père ?

— Au jardin.

— Tu peux rester quelques minutes ?

— Mais, dis-je malicieusement, quand je t’aurai remis la surprise, tu voudras rester seul pour la savourer.

— Parle donc ? Tu me mets sur les épines… Cette surprise… vient de toi ?

Sous la lumière pâle des fenêtres voilées de blanc, il penchait vers moi son visage aux durs méplats, aux arêtes dures, où chatoyait l’agate dorée des prunelles entre les cils noirs. Assis près de la table couverte de livres, le coude sur un manuscrit déployé, la joue sur la main, il souriait avec une indéfinissable angoisse. Je jetai la lettre mauve devant lui.

— Tiens, voilà ta pâture d’amour… Tu dois être heureux… On t’aime !…

— C’était donc cela, s’écria-t-il désappointé.

Je feignis de me retirer.

— Marianne, tu pars ?

— Ta lettre…

— Bah ! j’ai bien le temps.

Il repoussa le carré de vélin parfumé avec ce geste irrité des amants qui n’aiment plus et semblent écarter d’eux l’image et le souvenir de la maîtresse importune.

J’insistai.

— Lis… Il faut que tu lises… J’attendrai…

Il lut. Assise dans l’unique fauteuil, je regardais tour à tour les meubles vulgaires de la chambre, le papier à fleurs bleues, la mousseline usée des rideaux, les titres des volumes épars, les cendriers pleins de débris de cigarettes, et Maxime lui-même, dont le désordre matinal, les cheveux emmêlés, la chemise lâche accusaient l’air las et chagrin. Il n’était pas beau, décidément. Jamais ce profil sévère, ce front hautain, n’éveilleraient en moi un désir de tendresse plus intime, l’émoi amolli d’une langueur. Près de lui, je respirais un air de bataille ; mes forces d’agression et de résistance s’exaltaient : sa voix sonnait dans mon cerveau comme une charge. Madame de Charny pouvait dormir tranquille. Maxime n’était pas l’amant que j’attendais.

Cependant cet homme aux nerfs d’acier, aux yeux de métal et de pierre, cet être sans douceur et sans faiblesse, une femme l’avait aimé. Elle avait trouvé dans ces rudes éléments qui composaient la personnalité de Maxime une séduction que je ne découvrais pas. Matée par lui, elle avait adoré l’implacable. Et je rêvais au roman de leurs amours que je connaissais à peine, aux pressentiments, aux aveux, à la faute. Ma pensée hésitait devant le mystère de l’acte d’amour, ce petit fait honteux et effrayant à quoi aboutissent toutes les idylles, toutes les tragédies, et les coquets manèges des rieuses, et les songeries des sentimentales, et l’exaltation des passionnées. Quelles émotions, quelles sensations ils avaient dû connaître, le premier jour ! Cependant je ne sais quelle pudeur dégoûtée me détournait de leur image, et peu à peu renaissait en moi, devant la passion évoquée de l’étrangère, la cruauté ignorante des vierges qui ne connaissent qu’une forme de l’amour.

— Eh bien, tu es content ? dis-je à Maxime, quand il jeta la lettre dans un tiroir où s’accumulaient les enveloppes mauves.

Il haussa les épaules.

— Des récriminations, des reproches… Ah ! les femmes sont maladroites, quelquefois.

— Elle t’aime…

— Elle m’aime… Parbleu ! je le sais bien… mais elle m’obsède… Elle devrait comprendre… Ah ! quel malchanceux je suis.

Il tordait sa moustache, d’un geste agacé et impatient. Je ne savais que dire, vaguement gênée par le pressentiment des confidences possibles.

— Malchanceux ! Oh ! combien !… Toutes les portes se ferment devant moi. Je ne sais même plus si j’ai du talent. Et par surcroît, je me sens devenir ingrat envers cette pauvre femme que j’ai aimée naguère… Mais cela ne pouvait durer, — il frappa sur la table. — Je te le répète, Marianne, elle devrait comprendre que nous ne pouvons plus être que des amis… J’ai vingt-sept ans, je veux faire ma vie… Est-ce m’aimer que m’attacher au pied le boulet d’une liaison sans tendresse ? Elle prétend que je lui fais du mal, qu’elle souffre… Et moi donc, suis-je sur des roses ?

Son regard glissa sur moi, hésita, s’adoucit.

— Ta présence m’a été douce, Marianne. Sans toi j’aurais pris en dégoût la maison de mes parents. Tu es si intelligente, si énergique. Oh ! nous nous comprenons bien, dis ? Chère petite amie, quelles bonnes heures nous avons passées dans le pré, sous les saules. Tu te souviens du jour où tu glissas dans le ruisseau ? Nous ne les revivrons plus, ces heures.

— Oui, répondis-je… À Paris, nous nous verrons rarement en tête à tête. Je vais perdre mon confident.

— Sans regrets ?

— Oh ! Maxime !

Sa main erra sur la table, joua dans les papiers, frémit nerveusement sur les crayons, puis, tout à coup toucha la mienne, la caressa timidement, l’enferma dans une étreinte indécise qui se resserra soudain…

— Marianne, dis, nous ne renoncerons pas à cette intimité délicieuse ? Tu seras triste encore, inquiète, irritée, et tu m’écriras.

— Volontiers.

— Je me confierai à toi… Tu as beaucoup de défauts, petite… mais tu as les qualités que j’aime, l’énergie dans la grâce, la hardiesse dans la douceur, l’orgueil dans la simplicité. Ah ! Marianne, je ne te connaissais pas, je ne t’appréciais pas. C’est au moment de nous séparer que je te vois telle que tu es.

Ses yeux se détournèrent.

— Si tu savais combien je suis triste !

Un sentiment de délicate pitié me fit presser la main qui tenait la mienne. Je me levai et, m’accoudant au dossier de la chaise de Maxime, je penchai mon visage vers le sien.

— Ne sois pas triste, mon ami, je t’assure que je t’aime bien et que je partagerai tes joies et tes peines.

— Tu ne me trouves pas méchant ?

— Non, tu ne m’effrayes plus. Courage, Maxime, tu réussiras et nous nous réjouirons ensemble. La vie n’est pas gaie : que notre amitié nous aide à la vivre. Je ne te manquerai jamais.

— Tu es bonne, murmurait-il, tu es bonne.

— Je te consolerai dans tes chagrins. Je serai ta sœur fidèle et tu seras mon frère au cœur indulgent. Je sens si bien que tu n’es pas heureux, cher Maxime !

— Parle-moi ainsi, parle encore, dit-il en appuyant sur son front ma main qu’il avait reprise. Tu ne sais pas le bien que tu me fais.

Mais la compassion n’a pas l’éloquence de l’amour. Je me tus, vaguement troublée par cette mélancolie trop tendre. Confuse, victorieuse, saisie d’un malaise intolérable, j’aurais voulu fuir cet homme que je sentais en mon pouvoir. Mon silence l’avertit que son émotion n’était qu’à demi partagée. Il se ressaisit aussitôt.

— Oui, tu es bien gentille, dit-il en lâchant ma main et en se levant, et je suis, moi, bien ridicule. Allons, Marianne, au revoir. N’oublie pas de m’écrire. Il faut que tu t’en ailles, papa s’impatienterait.

Il souriait, hautain et tranquille, mais je n’étais pas dupe de sa fausse sérénité. La porte refermée sur moi, au milieu de l’escalier, je me surpris à prononcer tout haut avec stupeur :

— C’était cela, c’était donc cela !

Par la fenêtre grillée j’apercevais mon tuteur empilant les pommes dans un panier, sur l’herbe jaunie de la pelouse. La servante secouait les branches. Madame Gannerault, assise sur un pliant, les regardait. Et il me semblait que je prenais contre elle et contre lui une revanche inespérée et terrible. J’étais sûre que Maxime m’aimait.