Avant l’amour (1903)/9
IX
Septembre allait finir, mais mon parrain ne comptait guère rentrer à Paris qu’aux premiers jours de novembre. La grande plaine qui s’étendait devant nos fenêtres, toute houleuse naguère des blonds frissons du blé, offrait maintenant des espaces rasés, des bouquets d’arbre d’un vert changeant, des lointains bleus sous les ciels tourmentés de l’automne. Les pommes jonchaient l’herbe courte autour des pommiers, et leur acide relent mêlait aux agonies de la saison une odeur de décomposition proche. Les matins gris pleuraient dans les brumes basses. Les couchants revêtaient une gloire tragique, un théâtral appareil de pourpre, de sang, d’or, de flammes fauves, et dans les bois violets, au crépuscule, croassaient les vols affamés des corbeaux. Partout s’érigeaient les huttes des hautes meules piquées d’une perche, flanquées d’échelles, hospitalières aux vagabonds. La vigne rougissait aux façades des chaumières, comme brûlée, étendant ses vrilles, offrant ses fruits noirs. Sur la route, oscillait le rideau des peupliers dont chaque bouffée de vent usait la trame.
Quand Maxime revenait de Paris, par le train de cinq heures et demie, après des courses, des démarches dont il ne rendait compte à personne, je guettais le floconnement léger de la fumée à l’horizon. Le train passait à cinq cents mètres de la maison, net et menu comme un jouet mécanique, et un point blanc — mouchoir ou journal — agité à une portière, m’avertissait que Maxime était là. Alors, jetant un châle sur mes épaules, une dentelle sur mes cheveux, j’allais en me promenant jusqu’à la gare. Maxime me serrait la main affectueusement et nous reprenions notre route ensemble.
D’autres fois, en revenant du marché de Galluis, je le rencontrais, fumant sa cigarette, assis au revers d’un talus. À quoi pensait-il ? À ses projets, à ses ennuis, à ses amours peut-être… La bonne harmonie n’avait pas duré longtemps chez les Gannerault. Ma marraine semblait créer à plaisir mille petites discussions qui énervaient Maxime. Elle le fatiguait de sa sollicitude maladroite, de ses questions, de ses remontrances. Assurément, elle souffrait de trouver son fils si peu tendre, uniquement préoccupé de ses affaires, parfois impatient, toujours dédaigneux. Et elle dissimulait mal une mauvaise humeur dont je supportais toujours les conséquences. Depuis l’histoire de ma lettre à Rambert, nos relations s’étaient tendues, et ma pauvre marraine, dont les bonnes intentions étaient mal servies par un jugement faux et une intelligence étroite, se croyait obligée à d’absurdes sévérités.
— Qu’a donc ma mère à te tourmenter ainsi ? me dit Maxime, un jour, dans une promenade en tête à tête. Quel crime as-tu commis pour provoquer ces réticences, ces menaces, ces allusions lancées avec le tact habituel ?
J’hésitais. Puis, n’osant encore me confier à Maxime, jalouse de mon secret, j’excusai ma marraine sans expliquer son attitude. Maxime me regarda :
— Tu n’as pas confiance en moi. Tu as tort. Je vois bien que tu n’es pas heureuse.
— Ne me rends pas ingrate.
— Ingrate !… Ah ! si tu as la superstition de la famille, tu es sacrifiée d’avance, crois-moi.
Je n’insistai pas. Maxime pourtant m’étudiait avec une curiosité croissante. Il se plaisait à développer devant moi les paradoxes les plus inattendus. Pressentant une épreuve, je me renfermais dans une réserve extrême, mais souvent je lui donnais raison. Trop inexpérimentée pour discuter, je le voyais démolir pierre à pierre le vieil édifice des principes et des lois. Et Maxime lui-même m’attirait, non par un charme de tendresse, mais par la secrète certitude de trouver en lui un allié, peut-être un défenseur. Sans rien connaître de sa vie sentimentale, je le devinais aigri comme moi, blessé comme moi, implacable adversaire des idées, des mœurs, des croyances, au nom desquelles on me persécutait.
J’avais été un peu effrayée, d’abord, de ses diatribes et peu à peu je convenais qu’il n’avait point tout à fait tort, puis qu’il devait avoir raison. Il me montrait l’injustice et l’hypocrisie établies par le règne de l’argent dans ce monde bourgeois dont nous avions tous deux subi la contrainte, sans en accepter l’esprit. Le grand mot de liberté éveillait dans mon cœur ces généreuses émotions qui honorent la jeunesse.
— Ne t’épouvante pas, me disait-il, quand mon père maudit ces révoltés dont je suis et dont tu seras peut-être. Le brave homme chérit son joug. Est-ce une raison pour que nous ne haïssions point le nôtre ? Et ton cœur ne sera-t-il point notre complice si nous promettons à la femme la réhabilitation et la liberté de l’amour ?…
Je détestais d’instinct les passifs, tout près d’être des lâches. Les opinions de Maxime étaient bien faites pour enivrer une âme de dix-huit ans que l’observation précoce avait mûrie sans lui enlever le pouvoir et le désir de croire fortement — fût-ce à des chimères. J’entrevis un monde bouleversé et harmonieusement rétabli, une société où les filles porteraient leur dot dans la douceur de leurs yeux et la tendresse de leurs cœurs, où chacun aurait sa part d’amour et de vie. Ainsi je formais des souhaits de femme dont mon rude camarade, parfois, souriait. Et sans douter qu’il fût sincère, je l’admirais et je l’encourageais.
Cette admiration, cette sympathie restaient tout intellectuelles. Bientôt une reconnaissance plus tendre s’y mêla. Maxime avait pris ma défense contre sa mère, souvent jusqu’à l’exaspérer. Alors, les obsécrations tombaient sur le jeune homme qui n’en prenait pas grand souci. Pendant les absences de Maxime, mon parrain ne cachait plus sa tristesse, ma marraine étalait ses désespoirs. Ils gémissaient sur l’ingratitude de leur fils, sur les chagrins prévus pour leur vieillesse. Et si, par malheur, je donnais prise au moindre blâme, madame Gannerault éclatait, me jetant à la face le souvenir de Rambert.
Elle fut, un jour, si maladroite que le flot déborda. Je m’insurgeai. Aux reproches rétrospectifs dont on m’accablait, je répondis :
— Je vois que vous ne me pardonnerez jamais de vous avoir fait espérer un mariage qui vous aurait débarrassée de moi. Mais soyez tranquille. Vous serez délivrée de ma présence, soit par le mariage, soit autrement.
— Qu’entendez-vous par cet autrement, mademoiselle ?
Je ne répondis pas.
— Mais réponds donc, effrontée ? s’écria-t-elle. Est-ce que tu aurais l’intention de te faire enlever ? Quelle jeune fille es-tu donc ? Malheureuse, tu nous récompenses bien mal de nos sacrifices ! Que nous chantes-tu donc avec ton amour pour Rambert ? Le premier venu t’aurait aussi bien tourné la tête. Ah ! tiens, une fille qui court aux hommes… c’est… oui, c’est dégoûtant, c’est…
— Je vous défends de me parler ainsi ! répliquai-je avec des larmes de rage.
— Petite misérable !
Elle me lança un soufflet et me prenant par les épaules :
— Va-t’en ! Je ne veux plus te voir, insolente dévergondée, ingrate ! Tu tourneras mal ! Tu finiras dans le ruisseau.
Mon parrain était accouru au bruit. Il me trouva échevelée, pleurant, pendant que ma marraine essayait de s’évanouir.
— Marianne m’a insultée. Marianne est une ingrate. Elle veut nous quitter pour se mal conduire. Elle veut…
— Sors d’ici ! me dit mon tuteur.
Je descendis l’escalier, je traversai le jardin et, passant entre les haies vives, je me dirigeai vers la petite rue des Plombelles dont les maisons coiffées de chaume forment le coin vraiment rustique du bourg. Le soleil oblique dorait les murs des fermes où grimpaient des rosiers sans roses. Par les éclaircies des jardins, dans l’infinie perspective des champs, blondissaient les meules entre les premiers labours. Les fonds de sapinières, les croupes des collines, se nuançaient de bleus différents dans un délicat brouillard. J’allais, gagnant la hauteur, le plateau où meurent les bruyères pauvres sous les ombelles noires des grands pins. Mais sans admirer les verts différents des molles pentes, les creux où frémissaient des trembles d’argent, la ligne des saules coupant la prairie, et plus loin la plaine d’automne où l’ombre violacée des nuages courait en mouvants îlots, je m’enfonçai dans un petit bois de châtaigniers et de chênes. Étendue sur les mousses flétries, la tête dans mes mains, je pleurai librement. Ah ! comme ils m’accablaient alors, le sentiment de mon impuissance, et l’injustice d’autrui et la vanité des devoirs sans sanction !… Je ne demandais plus si Rambert était un imprudent ou un misérable ! je ne cherchais plus un mystère dans l’attitude de madame Laforest ; je voulais oublier les mots qui éclairaient d’une trouble lueur les dessous de leurs caractères. Je ne me souvenais que d’avoir aimé. Et ce bonheur entrevu, ce bonheur pressenti, le plus légitime espoir de toute créature, ma seule raison de vivre, on me rappelait sans cesse que je devais le sacrifier. Et à qui ? Pour qui ? Dans quel but ? Je ne savais plus même si je croyais en Dieu et déjà je méprisais l’opinion du monde. Maxime avait raison. Que m’importaient les Gannerault et leurs semblables ? Le souvenir du soufflet reçu me soulevait de fureur.
— Non ! me disais-je. Je ne pardonnerai jamais cela.
Puis ma colère fondait en tristesse affreuse. Pauvre Marianne, seras-tu aimée ? Dans ces salons où tu parades, les épaules nues pour éveiller le désir, les yeux baissés pour rassurer les gardiens des traditions honnêtes, parmi ces commerçants, ces banquiers, ces fonctionnaires, prudents ingénieurs en quête de dots, mondains fatigués en quête de flirts, entre les marchés du mariage et les petites combinaisons de l’adultère, le trouveras-tu, l’homme au large cœur, au ferme esprit, l’ami, le compagnon, le guide ? Et cependant, par la ville où tu traînes ta rancœur précoce, que de jeunes gens appellent l’amour ! Ah ! qu’il vienne, celui qui voudra m’aimer ! Ma jeunesse l’attend, mon cœur et mes sens l’espèrent, et mon dévouement, ma tendresse obstinée, ma foi, ma patience lui sont promis. Qu’il vienne, inconnu, humble et pauvre, que je sois amante et femme par lui !…
Longuement, silencieusement, je pleurais… Autour de moi, le bois compatissant refermait ses allées tournantes, barrées de bruyères où restaient quelques rares fleurs dont le rose violacé, l’amer parfum, évoquaient des lieux plus sauvages. Dans le sentier taché d’ombres mouvantes, une voix, tout à coup, prononça mon nom.
— Marianne !
Je relevai la tête. Maxime, au milieu du chemin, me regardait. Je me redressai violemment :
— Laisse-moi. C’est ta mère qui t’envoie sans doute. Je n’ai plus même le droit de pleurer.
— Ma mère est folle, dit-il. Je lui ai dit son fait et je suis parti à ta recherche, pauvre petite.
Je ne répondais pas. Il reprit :
— Si je te gêne, je m’en irai. J’aurais voulu te consoler pourtant, car tu me sembles bien malheureuse.
— Ah ! murmurai-je, j’ai tant de chagrin.
Il vint s’asseoir près de moi et, doucement, prit mes mains dans les siennes. Il est bien peu d’hommes qui puissent voir sans émotion les larmes d’une femme, quand cette femme pleure devant eux pour la première fois. Maxime fixait sur moi des yeux attendris, dont le dur onyx semblait se fondre en un fluide d’or, sous les cils sombres. Et, à demi-voix, il répétait :
— Pauvre petite ! pauvre petite !
Mon cœur éclata. L’heure, le lieu, ma douleur, tout disposait mon âme aux confidences. Dans l’ombre rayée de rayons obliques où se rafraîchissaient mes yeux, assise avec Maxime dans les menthes sauvages et les véroniques du bois, je racontai l’histoire courte, et banale, et toujours lamentable, du premier amour déçu. Maxime m’encourageait par une pression de main, par un mot affectueux, et comme je m’excusais, confuse :
— Pourquoi rougir ? dit-il en se penchant vers moi. Est-ce que je ne suis pas ton frère ? Est-ce qu’à notre ancienne fraternité ne doit pas s’ajouter le sentiment plus délicat d’une amitié d’élection ? Va, ma chère Marianne, parle-moi de tout ce qui t’intéresse, de tout ce qui t’afflige, de ton ennemie, madame Laforest, de ce don Juan de Rambert. Je t’aime bien et pourtant je ne suis pas prodigue de ma tendresse. Je suis — et cela t’effraye — peu facile à l’émotion, sceptique, détaché de bien des cultes de tout genre. Mais crois-moi, j’ai été malheureux, humilié, déçu. Je comprends tout et j’excuse tout, et puis j’ai besoin d’être aimé un peu.
— Ah ! Maxime, m’écriai-je, je suis prête à t’aimer tendrement, fraternellement, avec reconnaissance.
— Donne-moi ta joue, dit-il avec un sourire, je veux effacer le soufflet.
Il m’embrassa doucement sans trop appuyer ses lèvres ; puis me prenant par la taille, il me releva :
— Allons, viens. Je vais préparer ton retour. Et ne pleure plus, belle Ariane.
Côte à côte, nous redescendîmes le sentier. Au coin de la rue des Plombelles, j’arrêtai Maxime.
— Non, je ne puis rentrer avec toi. Ta mère est si injuste ! Elle m’accuserait de chercher à te séduire. Prends les devants. Retourne seul.
Il me regarda d’un air indéfinissable.
— Quand donc pourrons-nous causer librement ? dit-il. Ma mère ne sort presque jamais et il vaut mieux, en effet, pour beaucoup de raisons, qu’elle ne soupçonne pas des intentions que nous n’avons ni l’un ni l’autre.
Je fis un geste d’ignorance. Il reprit :
— Écoute, j’irai me promener, tous les matins, dans le pré des saules. Si tu désires me parler, tu m’y trouveras. Souviens-toi que je suis ton ami, petite Marianne.
Il me serra la main et s’éloigna. Sa haute silhouette disparut au bas de la côte. Pensive, je le regardais s’éloigner avec la secrète, l’indécise sensation que j’avais remporté une victoire.