Aux sources de l’histoire manitobaine/03

Imprimerie de la Compagnie de l’Événement (p. 27-38).

III. — Pro Deo


Le 16 juillet 1818 fut un jour mémorable pour la colonie d’Assiniboia. Sur la rive gauche de la Rivière-Rouge et tout près du fort Douglas, une foule inquiète de Canadiens et de métis français, auxquels se mêlaient des Irlandais et quelques Écossais, entre autres le nouveau gouverneur, Alexander Macdonell[1], allaient et venaient, paraissant dans l’attente de quelque grand événement. Dès le matin, un courrier avait parcouru à cheval leurs fermes et visité leurs humbles demeures, et maintenant tous les regards convergeaient du côté du coude que fait la rivière pour former la pointe Douglas, comme si de là devait venir le salut. Tout à coup un cri se fait entendre :

Les voilà !

— Les voilà ! répètent une multitude de voix en deux ou trois idiomes.

Et pendant que la troupe de colons et de chasseurs se préci­pite sur le rivage, plusieurs canots doublent lentement le cap et peu après abordent aux pieds de la foule accourue pour souhaiter la bienvenue aux deux principaux étrangers qu’ils portent.

Ceux-ci, jeunes encore, et doués d’une haute stature et d’une superbe prestance, gravissent la berge, souriants et heureux bien qu’à plus de six cents lieues de leur patrie, et serrent chaleureuse­ment la main aux enfants de la prairie qui soupirent depuis si long­temps après leur arrivée. Les Canadiens et autres blancs, émus jusqu’aux larmes, voyaient dans ces deux messagers du Prince de la paix, la fin des malheurs qui avaient fondu sur leur pays d’adoption et comme un reflet de la patrie absente, tandis que les métis, tout yeux et tout oreilles, étaient ravis de contempLer enfin ces hommes de Dieu, dont leurs pères leur avaient tant parlé.

Messieurs Joseph-Norbert Provencher et Sévère Dumoulin, prêtres du diocèse de Québec, prenaient possession du coin de la vigne du bon maître que l’obéissance leur avait assigné, et dans lequel le premier allait se dépenser jusqu’à la mort. Les bonnes dispositions des uns allaient dès lors produire des fruits de salut, et l’ignorance des autres allait être dissipée par le double flambeau de l’instruction religieuse et de l’enseignement des sciences profanes.

Parmi les figures qui apparaissent dans l’histoire de la Rivière-Rouge, il en est une qui est vraiment digne d’occuper la première place, et qui cependant a été à peine signalée jusqu’ici. On a cité une ou deux fois le nom de Mgr Provencher, mais on a fait semblant d’ignorer son œuvre, tandis qu’en réalité c’est lui qui a été le véritable civilisateur du pays, et le soutien de la colonie naissante de lord Selkirk. Deux fois déjà cette colonie avait été détruite, et elle ne paraissait pas devoir se relever, quand arrivèrent les missionnaires catholiques, MM. Provencher et Dumoulin. Avec eux on vit renaître la confiance ; la paix se rétablit, et les colons se remirent à l’œuvre avec courage[2].

Je souscris volontiers à ce jugement de M. l’abbé Dugas, l’historien de l’élément français au Manitoba, sur le premier missionnaire permanent de la Rivière-Rouge. Ajoutons que ce fut grâce à la généreuse intervention de lord Selkirk que ces deux pionniers furent envoyés, preuve qu’il y avait alors des catholiques, pour la plupart Canadiens ou enfants de Canadiens, en grand nombre dans le pays, malgré le silence à ce sujet d’Alexander Ross dans son histoire de la Rivière-Rouge, laquelle n’est en réalité que l’histoire de la colonie écossaise dans cette vallée.

Les rangs canadiens se grossissaient en outre d’une quarantaine d’hommes, dont quelques-uns avaient leurs familles avec eux, qui accompagnaient les deux jeunes missionnaires à leur arrivée au pays. Ceux-ci avaient eux-mêmes aidé John McLeod à les recruter dans les environs de Montréal et de Trois-Rivières. C’était là un précieux renfort pour la population de sang français, qui, malgré le silence de Ross, était déjà assez considérable dans l’Assiniboia, bien que les catholiques y fussent représentés surtout par les métis.

Or, pour cet auteur à vues étroites, ces métis n’étaient que des sauvages, et par conséquent ne comptaient point comme population. Ainsi, parlant de ceux qui conduisirent à Pembina les premiers émigrés d’Écosse, il écrit : « Tout considéré, les Indiens s’acquittèrent fidèlement de leurs obligations, et montrèrent beaucoup d’indulgence pour ceux qui les suivaient, lesquels acquirent une plus grande connaissance de leur caractère au fur et à mesure qu’ils avançaient. C’était une troupe d’hommes libres, métis et quelques rares sauvages »[3]. Or la plupart des « hommes libres » étaient alors des Canadiens en retraite, des anciens employés de la Compagnie du Nord-Ouest. Les prenait-il aussi pour des sauvages ?

Cet historien ne dit pas un mot des Canadiens avant de mentionner l’arrivée de « deux prêtres catholiques (qu’il a grand’peur de nommer) venant du Canada avec plusieurs familles françaises »[4] ; en sorte que le lecteur qui n’a pas d’autre source d’information doit naturellement supposer que c’étaient là les premiers représentants de notre race à la Rivière-Rouge, d’autant plus qu’à la page 20 du même volume il a bien soin de nous apprendre que les émigrés de lord Selkirk étaient « les premiers résidents (settlers) de la seule colonie qu’on eut jamais tenté d’établir dans ces parages inhospitaliers ». C’était sans nul doute le premier effort systématique en vue de fonder un établissement pour la culture des terres ; mais les Écossais n’y furent pas les premiers représentants de la race blanche à s’y fixer. Autrement, qu’étaient ces « hommes libres » dont Ross parle lui-même, et comment se fait-il qu’en 1815 « les Français étaient établis de l’autre côté (est) de la rivière, en amont du fort (Douglas) et aussi de ce côté (ouest), aussi loin que le fort Douglas et là où se trouve maintenant le pont du chemin de fer »[5] ? John Poison qui communiqua ce renseignement au Dr Bryce était un des Écossais qui arrivèrent en 1815. Quand il parle des Français et de la location de leurs résidences, il n’a pas en vue les métis, puisque peu après il assigne à ceux-ci un autre site pour leur « campement »[6].

Enfin, dans la requête que les « habitants de la Rivière-Rouge » adressèrent en 1817 à Mgr Plessis, évêque de Québec, ils déclarent qu’il y a « une population chrétienne établie dans ce pays » ; qu’elle est « composée en partie de Canadiens » qui ont été autrefois au service des traiteurs, et que « depuis leur résidence ici » ils ont été sans secours religieux, etc., ce qui donne bien à entendre qu’ils y étaient depuis déjà quelque temps. En effet, le fort Gibraltar avait été fondé en 1807, et, comme tous les postes de la Compagnie du Nord-Ouest, il n’avait que des Canadiens-Français pour engagés, voyageurs, canotiers, interprètes, etc.

Mais la colonie canadienne demeura sans grande cohésion et même sans nom jusqu’en 1817, alors que des Allemands du régiment des Mourons envoyés par lord Selkirk pour reprendre son bien et rétablir la paix se fixèrent sur la petite rivière la Seine, que les colons de langue anglaise appelèrent longtemps pour cette raison German Creek. En l’honneur du patron de leur pays natal, ils donnèrent, à leur petite colonie le nom de Saint-Boniface.

C’est là, « vis-à-vis les forts du Nord-Ouest et de la baie d’Hudson, éloignés l’un de l’autre de huit à dix arpents, et à une quinzaine d’arpents du fort Douglas »[7], que M. Provencher bâtit sa première église. En prenant possession du terrain que lord Selkirk lui avait donné pour des fins religieuses[8], il consacra la fondation de Saint-Boniface, la plus ancienne paroisse du Manitoba et des provinces de l’ouest, le premier centre qui se soit perpétué jusqu’à nos jours sous sa forme originelle. Un livre anglais publié dès 1820 indique dans un plan tracé par le fameux cartographe Arrowsmith le site de Saint-Boniface, avec l’emplacement de l’église et autres bâtisses qu’y avait élevées M. Provencher[9].



Cette église, commencée en septembre 1818, fut affectée au culte le premier novembre de la même année. C’est assez dire que ce n’était pas un monument et que le nom de chapelle lui convenait tout aussi bien. Ce jour-là trois personnes de sang français y firent leur première communion, et peu après un soldat du régiment des Mourons nommé Rodger s’y maria avec une Lagimodière.

La plaie des mariages mixtes semble avoir été le mal contre lequel les missionnaires durent d’abord lutter. Étant donné l’ignorance de leurs nouvelles ouailles et par ailleurs lea rangs tout à fait restreints de la société d’alors, leurs efforts pour empêcher ces unions ne furent pas toujours couronnés de succès. Les soldats allemands étaient catholiques pour la plupart ; mais leurs préjugés nationaux les empêchant de se marier dans les rangs des métis, qui du reste n’étaient que suffisants pour leurs propres besoins, il arrivait parfois qu’ils se cherchaient des conjoints parmi les Écossais protestants de la colonie ou les Suisses non catholiques qui arrivèrent peu de temps après.

Le Rév. M. West, premier prédicant de la Rivière-Rouge, qui y arriva le 14 octobre 1820[10], a laissé de ses trois ans de séjour dans l’Assiniboia un journal qui touche plusieurs fois à ce sujet épineux, et où le pieux ministre se montre fort scandalisé du refus des missionnaires catholiques de sanctionner pareilles unions. Il cite même le cas d’un Canadien qu’il maria à une Suisse protestante. Mais on a tout lieu de croire que pareilles défaillances disparurent au fur et à mesure que l’instruction religieuse des colons se fut perfectionnée.

Le ministre protestant eut même à enregistrer la conversion au catholicisme d’une femme qu’il avait baptisée et mariée. Il s’en consola quelque peu en écrivant que la profession de foi catholique qu’elle fit était purement nominale. Et pourtant il paraît au fond si mortifié qu’il ne peut s’empêcher de remarquer dans son journal : « Ces circonstances prouvent que le papisme tel qu’il existe aujourd’hui, du moins dans cette partie du monde, n’est pas différent de ce qu’il était du temps de la réforme[11]. » D’aucuns seront tentés d’ajouter qu’il ne changera pas jusqu’à la consommation des siècles.

Les missionnaires eurent à lutter contre le prosélytisme de ce Monsieur, qui n’était rien moins que ritualiste et convertissait le monde à coups de bibles qu’il distribuait à droite et à gauche. Il jugeait ce procédé infiniment supérieur à celui des prêtres catholiques, « dont le système, dit-il, n’aura jamais aucune efficacité sur les mœurs du peuple »[12]. Il déplore la petitesse de vues qui les porte à faire consister le christianisme dans une série de statuts ecclésiastiques dont un des résultats est une multiplication indue des fêtes d’obligation. Il s’épouvante ensuite à la pensée qu’on traite « l’hostie à l’égal de Dieu lui-même », et frémit de l’adoration (sic) qu’on rend à la Vierge ? Le pauvre homme en était encore là ! Quoi d’étonnant alors s’il termine en s’écriant : « Je remercie Dieu de ce que je suis un de ceux qui “protestent” contre pareille idolâtrie ! »

Malgré son opinion sur le peu d’efficacité que pouvait avoir la prédication des missionnaires canadiens sur les mœurs de leurs ouailles, un de ses confrères en protestantisme qui n’est pourtant pas dévoré de zèle pour la cause catholique, le Dr G. Bryce, déclarait soixante ans plus tard que « si les métis avaient certainement grand besoin de l’influence de la religion et de l’éducation » quand leurs prêtres arrivèrent dans le pays, « de patients efforts les ont bien améliorés » depuis[13].



Ce fut précisément de ces deux armes que M. Provencher se servit pour élever le niveau moral et intellectuel de la population métisse. L’église et l’école ont toujours été en honneur parmi les catholiques de la Rivière-Rouge. Leurs premiers prêtres ne furent pas plus tôt rendus à destination qu’ils ouvrirent une école dans chacune des deux stations qu’ils eurent à desservir, et leurs élèves firent tant de progrès que, dès l’année suivante (1819), la plupart d’entre eux savaient lire. Au mois de janvier de la même année, c’est-à-dire quatre mois seulement après son arrivée à Pembina où il était stationné, M. Dumoulin comptait déjà une soixantaine d’enfants à son école, tandis que son supérieur resté à St-Boniface commençait à enseigner le latin à deux élèves.

En présence de ces faits indéniables comment expliquer ces remarques de l’évêque anglican de Montréal en 1844 :


C’est l’Église épiscopale d’Angleterre qui a été la première et a donné l’impulsion aux autres dans tout ce qui a été fait de tant soit peu d’importance en vue d’implanter et de répandre le christianisme sous n’importe quelle forme dans ce pays-là. C’est l’Église épiscopale d’Angleterre… qui a obtenu un succès remarquable en propageant des bénédictions dans le peuple un moyen de ses écoles et missions[14].


Le presbytérien Ross s’indigne à bon droit de cette déclaration, et remarque qu’elle est doublement fausse, puisque les prêtres catholiques ont précédé les ministres anglicans à la Rivière-Rouge, et qu’un catéchiste écossais baptisa les enfants et présida les prières des colons huit ans avant l’arrivée du premier prédicant venu d’Angleterre[15]. Mais si le ministère de M. Sutherland auquel Ross fait allusion peut être mis en ligne de compte, j’ajouterai qu’il a lui-même été devancé par les Canadiens du fort Gibraltar qui priaient et baptisaient depuis 1807. Quant aux écoles, c’est un fait hors de tout conteste que les catholiques furent encore les premiers à en établir, puisque celle de M. West ne datait que de la fin d’octobre 1820.

Le premier évêque catholique de la Rivière-Rouge fut toujours d’un zèle à toute épreuve pour l’enseignement du catéchisme et la multiplication des écoles dans la mesure de ses faibles ressources pécuniaires. Dès 1819 il manifestait à Mgr Plessis, son supérieur ecclésiastique, le désir d’avoir des Sœurs pour l’instruction des petites Canadiennes et métisses. En 1823 ses deux collégiens avaient déjà vu toute leur grammaire latine. Comme ils furent les premiers élèves de l’institution qui est devenue le florissant collège de Saint-Boniface, leurs noms méritent de passer à la postérité. L’un était métis et s’appelait Chénier ; l’autre était un Canadien du nom de Sénécal.

L’année suivante (1824), le fondateur de la mission de la Rivière-Rouge demande des livres de classe latins. Il mentionne le De Viris, Cornelius Nepos, Cicéron, Salluste, et Quinte-Curce, plus quatre dictionnaires latins-français et quatre français-latins, sans compter « des livres élémentaires et tous les objets pour les écoles[16]. »

Le passage suivant de sa vie par M. l’abbé G. Dugas, en dira long sur son zèle pour l’instruction.


Un trait remarquable de la vie de ce digne évêque missionnaire, ce fut son assiduité à faire le catéchisme tous les jours jusqu’à sa mort. Son zèle pour instruire les enfants ne se bornait pas aux heures de classe de l’école ; il profitait de toutes les occasions pour leur enseigner la religion. Lorsqu’il sortait pour aller visiter quelques familles, s’il rencontrait un enfant sur sa route, il s’arrêtait, l’appelait à lui, et commençait à l’interroger sur son catéchisme, ou à lui faire réciter sa prière. L’enfant était-il ignorant des réponses élémentaires, il l’avertissait de se rendre à l’évêché le lendemain, pour assister au catéchisme. Le nombre de ceux qui venaient y assister était-il petit, il n’y mettait pas moins d’importance. Il arrivait parfois qu’il n’avait pour auditeur qu’un enfant ou un vieillard ; pourtant le bon évêque expliquait sa leçon avec autant de zèle que s’il eut eu cent auditeurs[17].


Il fit plus. Pour attacher au sol ses Paroissiens plus ou moins nomades, leur faire prendre des habitudes de sage prévoyance et leur montrer les avantages de la civilisation en temps de disette, il se procura un troupeau de bœufs qu’il acheta à vil prix de colons découragés qui quittèrent le pays après l’inondation de 1826. Il donna lui-même des leçons d’agriculture à ses gens, payant de sa personne et conduisant la charrue même après sa consécration épiscopale, travail que, du reste, firent aussi M. Dumoulin et d’autres de ses missionnaires.

Voulant pareillement amener les sauvages à se créer des ressources plus certaines que celles de la chasse, il leur fit venir des pioches et des charrues, et leur donna des bœufs pour labourer, en même temps qu’il demandait au Canada toutes sortes de semences et même des arbres fruitiers pour en essayer la culture. C’est à lui qu’on doit l’importation du premier poêle de la colonie, et l’établissement, en 1888, d’une école industrielle pour enseigner le tissage des étoffes aux jeunes filles du pays. Et pourtant, à l’exception du Dr Bryce, les historiens anglais ne disent mot du rôle qu’il joua dans la civilisation des indigènes et l’amélioration, même au point de vue temporel, de la condition des métis et autres.

Je ne parle pas des trois églises qu’il éleva successivement à Saint-Boniface, et dont la dernière, qui était la plus belle bâtisse de la colonie, un édifice dont les « tours jumelles » et les cloches argentines ont été immortalisées par le poète américain Whittier, fut malheureusement brûlée en 1860[18].

Mais si son mérite n’a pas été reconnu par les Anglais qui sont venus après lui, il ne resta pas inaperçu de ses contemporains. Quand, en 1835, un gouvernement régulier fut organisé, il fut nommé le premier membre du Conseil d’Assiniboia après le gou­verneur[19], et la lettre de condoléances que celui-ci écrivit à sa mort dit assez à quel point il appréciait les éminents services que l’évêque avait rendus au pays.



La vie des missionnaires à la Rivière-Rouge était des plus pénibles. Indépendamment du manque de confort matériel qu’entraî­naient inévitablement la distance où l’on se trouvait de tout centre de population et la difficulté de communiquer avec le monde civilisé, l’isolement forcé, la séparation presque permanente de tout confrère devenaient pour la plupart un fardeau impossible à porter longtemps. Aussi, est-il à remarquer que, jusqu’à ce que la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée eût adopté ces missions pénibles, le recrutement du clergé était une des princi­pales préoccupations de Mgr Provencher. Un nouveau collabora­teur n’arrivait pas plus tôt qu’un autre retournait au Canada. En sorte que, dix ans après la fondation de la mission, le prélat n’avait encore qu’un prêtre avec lui, lequel devait bientôt le quit­ter, comme deux autres l’avaient déjà fait.

Cette circonstance n’en rend que plus méritoire la conduite de ceux qui eurent le courage d’y fournir une longue carrière. Deux d’entre eux ont certainement droit à une mention spéciale.

Le premier est l’abbé Georges-Antoine Belcourt, qui passa 17 ans à la colonie d’Assiniboia, et fut le premier missionnaire catholique qui s’intéressât d’une manière pratique au bien-être spirituel et temporel des indigènes. Né à la Baie-du-Febvre, le 23 avril 1803, il fit ses études au collège de Nicolet et fut ordonné prêtre le 19 mars 1827. Lors de la seconde visite de Mgr Provencher au Canada (1831), il était curé de Sainte-Martine. Les prédications et entretiens privés de l’apôtre de la Rivière-Rouge le portèrent alors à se consacrer au ministère pénible pour lequel celui-ci cherchait des hommes de bonne volonté. Il partit avec lui après avoir passé quelques mois au lac des Deux-Montagnes pour s’initier aux secrets des langues indiennes par l’intermédiaire de l’algonquin.


Arrivé à la Rivière-Rouge, il se mit à l’étude de la langue sauteuse, dont il acquit à la longue une telle connaissance qu’il en composa une grammaire et un dictionnaire. En 1834, il fonda la mission de la baie Saint-Paul, sur l’Assiniboine, pour le bénéfice des Sauteux, qu’il essaya, sans trop de succès, à grouper autour d’une église. D’après A. Ross, M. Belcourt était un homme actif, plein d’intelligence et d’initiative[20]. L’auteur écossais ajoute qu’il « comprenait la langue sauteuse mieux que les sauvages eux-mêmes »[21], voulant sans doute donner à entendre qu’il se rendait de sa morphologie un compte plus raisonné que les indigènes.

Dans l’automne de 1834, il se trouvait à Saint-Boniface quand Thomas Simpson, qui devait plus tard se faire un nom comme explorateur arctique non moins que par sa fin tragique sur les prairies américaines, fendit la tête d’un métis qui réclamait impérieusement ses gages. Indignés de ce traitement et hors d’eux-mêmes à la vue du sang qui coulait, ses compatriotes voulaient faire payer cher l’outrage que le jeune commis avait fait à leur nation. Comme ni le gouverneur ni ses lieutenants ne réussissaient à calmer les esprits, ils durent avoir recours aux bons offices de M. Belcourt en allant eux-mêmes le prier de venir prévenir un malheur[22].

Son ministère de paix ne fut pas exercé en vain. Mais dans la suite sa grande sympathie pour les Canadiens et les métis l’ayant porté à rédiger une pétition, contre les exactions de la Compagnie de la Baie d’Hudson et du gouvernement qu’elle entretenait sur les bords de la Rivière-Rouge, il encourut l’ire du gouverneur, qui exigea son départ de la colonie sous peine de faire peser son courroux sur tout le clergé catholique du pays. En conséquence, nous le trouvons, le 21 décembre de l’année suivante, à Québec, d’où il écrit à M. A.-K. Isbister, l’âme du mouvement de protestation, une magnifique lettre de justification, qui fut imprimée avec les documents officiels de 1849.

De cette lettre je relève la phrase suivante que je traduis de l’anglais. Parlant du gouverneur, sir George Simpson, il remarque :

Si son cœur eut été aussi généreux que celui de la généralité des hommes, il se serait souvenu du jour où il vint, escorté des principaux citoyens du pays, me chercher sous mon humble toit pour apaiser les troubles de ce temps-là et lui faciliter les mesures qu’il croyait nécessaires à sa propre sécurité[23].

Sir George dut se montrer implacable, puisque, au lieu de retourner à la Rivière-Rouge comme il le désirait, M. Belcourt alla en 1849 établir la mission de Pembina, sur le territoire américain, où il resta dix ans.

M. Belcourt était un homme d’études qui publia plusieurs ouvrages sur la langue des Sauteux. C’est d’abord un livre de lecture en cet idiome qui parut à Québec en 1839 ; puis une étude sur les Principes de la Langue des Sauvages appelés Sauteux, imprimée la même année et à la même place. En 1889, M. l’abbé Dugas écrivait qu’il avait légué le manuscrit de son dictionnaire à Mgr Taché qui le fit imprimer sous la surveillance du R. P. Lacombe. Mais deux ans plus tard, M. J.-C. Pilling disait dans sa Bibliography of the Algonquian Languages que cet ouvrage n’avait pas encore paru. Peut-être fut-il imprimé pendant la composition de cette volumineuse bibliographie et après la mise en pages de l’article sur M. Belcourt.

Mais je m’aperçois que, pour m’être attardé sur le compte de cet excellent missionnaire, l’espace va me manquer pour rendre justice à la mémoire d’un autre apôtre canadien, qui a encore plus mérité des missions de la Rivière-Rouge et du Nord-Ouest en général. Je veux parler de M. Jean-Baptiste Thibault, un pionnier qui resta 18 ans dans le Canada central, allant et venant pour visiter les aborigènes et fonder des missions parmi eux. Son zèle était sans bornes et son activité rappelle celle du célèbre P. de Smet. Je vais être obligé de me restreindre à quelques dates et à quelques faits de sa vie si pleine de mérites pour lui-même et de bénédictions pour les autres.

Né à Lévis, le 14 décembre 1810, il fit ses études à Québec et se rendit en 1833 à la Rivière-Rouge où il fut ordonné le 8 septembre de la même année. D’abord professeur d’humanités au collège de Mgr Provencher, il administra la mission pendant l’absence que ce prélat fit de 1836 à 1837. Il desservit la Prairie-du-Cheval-Blanc (Saint-François Xavier) de 1838 à 1839 ; visita en 1841 la Baie-aux-Canards, où il fit bâtir une petite église. L’année suivante il pénétra dans l’ouest, jusqu’aux Montagnes Rocheuses, et en 1843, il se dirigea vers le nord pour offrir les secours de la religion aux serviteurs de la Baie d’Hudson et autres. Un an plus tard, nous trouvons à son crédit l’établissement de la mission du lac Sainte-Anne ; puis une course apostolique au lac la Biche et une visite au lac Froid.

En 1845, visite du Portage-la-Loche, et l’année suivante, retour de mission au lac la Biche et a l’île à la Crosse. Il ne se reposait qu’en 1852 en s’installant à la Rivière-Rouge, au lieu de retourner à Québec selon son intention première. Mgr Taché lui a décerné le titre d’apôtre de la Saskatchewan, et personne ne dira qu’il ne l’a pas mérité. Il ne quitta définitivement le pays qu’en 1872, après avoir passé un an à Québec quelque temps auparavant.



  1. Catholique comme son prédécesseur.
  2. Monseigneur Provencher, pp. 18 -19.
  3. The Red River Settlement, p. 22.
  4. Ibid., p. 48. Le Dr G. Bryce, n’est pas plus généreux dans son Manitoba, où il se contente de dire que « lord Selkirk causa l’envoi d’un prêtre de Montréal comme chapelain pour ses colons catholiques » (p. 312). Il est plus exact et un peu plus complet dans son Histoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson.
  5. Bryce, Manitoba, p. 161.
  6. Comme preuve que les colons de lord Selkirk avaient été devancés par des blancs précédemment établis à la Rivière-Rouge, il suffirait de faire remarquer que, sur la vingtaine de Canadiens qui comparurent en 1818 devant les tribunaux du Canada par suite de l’affaire de la Grenouillère, la plupart en habitaient la région depuis longtemps. Ainsi, Louis Nolin y était arrivé en 1776, bien qu’il paraisse s’en être absenté pour y retourner avec Colin Robertson en 1815 ; Augustin Cadot s’y trouvait depuis 1780, Toussaint Vandry, depuis 1788, Antoine Lapointe, depuis 1803, Basile Bélanger, depuis 1805 ; Pierre Falcon, père et fils, y étaient depuis 1803, etc. En outre, Benjamin Gervais, le père du premier enfant blanc né à Saint-Paul, Minn., s’y rendit vers 1803, et y resta plusieurs années au service de la Compagnie de la Baie d’Hudson.
  7. Lettre de Mgr Provencher, 20 juillet 1818.
  8. Et qui avait d’abord appartenu à un nommé Louis Jolicœur.
  9. Reports of Trials in the Courts of Canada relative to the Destruction of the Earl of Selkirk’s Settlement on the Red Hiver.
  10. Non pas en 1821, comme le dit le Dr Bryce, dans son Manitoba.
  11. The Substance of a Journal during a Residence at the Red River Colony, p. 70. Londres, 1824
  12. Op. cit., p. 121.
  13. Manitoba, pp. 312-13.
  14. The Journal of the Bishop of Montreal, pp. 156-57, de la seconde édition. Londres, 1849.
  15. The Red River Settlement, p. 278.
  16. Monseigneur Provencher, pp. 132-33.
  17. Ibid., p. 137.
  18. Le 14 décembre 1860 est la date du sinistre. Je ne sais où M. l’abbé Dugas a pris celle de 1861, qu’il donne dans son dernier volume, Histoire de l’Ouest Canadien, p. 144. Montréal, 1906.
  19. À la p. 71 de son dernier livre, M. l’abbé Dugas qualifie d’évêque protestant le Rév. T. Jones, qui vient après Provencher dans la liste des membres du Conseil. M. Jones ne fut jamais évêque protestant. Il succéda à M. West, et le premier évêque protestant de la Rivière-Rouge fut le T. R. M. Anderson, qui fut promu à cette charge en 1849, 14 ans après la formation du Conseil d’Assiniboia. Il me sera peut-être aussi permis de faire remarquer qu’il n’y avait pas de ministre écossais du nom de Blake à la Rivière-Rouge lors de la grande inondation de 1852. M. l’abbé Dugas veut sans doute parler (op. cit., p. 105) de M. John Black, le premier ministre presbytérien du pays, que le Dr Bryce appelle l’apôtre du Manitoba, où il n’arriva pourtant qu’en 1851.
  20. The Red Hiver Settlement, p.  285.
  21. Ibid., p. 286.
  22. Je tiens cette circonstance d’un passage d’une lettre de M. Belcourt lui-même que je cite plus loin, et qui montre que M. Dugas n’exagère certainement pas le rôle que le premier joua alors, quand il écrit que le gouverneur « l’envoya prier de venir à son secours » (Histoire de l’Ouest canadien, p. 68).
  23. Correspondence relative to the Complaints of the Inhabilants of the Red River Settlement, p. 100.