Aux sources de l’histoire manitobaine/04

Imprimerie de la Compagnie de l’Événement (p. 39-50).

IV. — thémis en détresse.


Pendant que les missionnaires pourvoyaient ainsi à la nourriture spirituelle de leurs ouailles, celles-ci avaient naturellement à s’occuper de leurs besoins matériels. On comprend que de vieux coureurs de bois habitués à la vie nomade des postes du nord, où toute espèce de culture autre que celle d’un jardinet autour de la cabane était inconnue, ne se sentaient pas trop d’attrait pour la vie sédentaire inhérente à l’agriculture pratiquée sur une assez grande échelle. Pareille occupation n’avait d’ailleurs guère de raison d’être à cette époque, faute de marché pour écouler les produits de la ferme. On cite même certains Canadiens ou métis qui furent longtemps en possession de quantités de blé dont ils ne savaient que faire.

Au lieu donc de s’attacher à la glèbe, la grande majorité de la population d’origine française de la Rivière-Rouge cultivait simplement quelques légumes, avec un arpent ou deux de céréales auprès de la cabane bâtie généralement sur les bords d’un cours d’eau, et trouvait dans la pêche et la chasse le principal soutien de l’individu et de la famille. Ce manque de stabilité relatif a toujours frappé les étrangers de langue anglaise comme un signe d’infériorité raciale. La plupart d’entre eux se sont complu, par exemple, dans une comparaison entre les métis anglais et les métis français, dans laquelle leur amour-propre national trouvait invariablement son profit. L’une et l’autre des deux sections de la population de l’Assiniboia avait ses qualités distinctives. Si les métis anglais étaient par nature de dispositions plus sédentaires, de caractère plus rassis et probablement aussi plus laborieux, personne ne peut refuser à leurs frères d’origine française une plus forte dose d’amabilité, des manières plus distinguées, une honnêteté tout aussi grande[1], et cette politesse exquise qui est un trait distinctif de la race de leurs pères, en même temps qu’une générosité et un esprit religieux qu’ont appréciés tous ceux qui ont été en rapport avec eux.

Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de doute que la grande majorité de ceux qui suivaient la vocation de Nemrod à la Rivière-Rouge appartenaient à notre race. Les fruits de la chasse étaient pour eux ce qu’étaient les produits de la ferme pour les colons écossais. Par la chasse on doit surtout entendre ici celle qui avait la venaison pour objet principal, la chasse au buffle, en particulier, dont la viande venait périodiquement ravitailler la colonie, qui ne pouvait pas toujours compter sur les récoltes pour s’alimenter. On connaît ces grandes expéditions d’un temps qui ne reviendra plus, et chacun de mes lecteurs a, par exemple, entendu parler de la légendaire charrette de la Rivière-Rouge qui servait à transporter les dépouilles opimes des plaines du Canada central : inutile d’entrer dans ces détails.

Mais, à côté de cette grande chasse pratiquée par l’immense majorité des métis français, il y avait la recherche des animaux à fourrure, dont la dépouille avait bien aussi son prix. Malheureusement le chasseur ou le colon doué d’aptitudes pour le commerce venait ici se heurter aux murs déjà vénérables, mais encore assez solides, du monopole que réclamait la Compagnie de la Baie d’Hudson en vertu de sa charte. Pendant exactement un siècle et demi, ce privilège était demeuré à l’état de lettre morte, faute de concurrence sérieuse d’abord, et ensuite parce que cette concurrence était devenue trop sérieuse et ses auteurs trop puissants. Mais après l’union des deux compagnies rivales en 1821, la corporation qui résulta de l’amalgame insista avec acharnement sur ce qu’elle croyait ses droits imprescriptibles. Non seulement la Compagnie de la Baie d’Hudson ne permettait à personne de faire le commerce des fourrures sur son territoire, mais elle considérait comme lui appartenant de droit (moyennant de légères compensations dont elle se réservait l’évaluation) toute peau d’animal à poil tenace tué dans le pays ; en sorte que l’usage des pelleteries était à peine connu dans la contrée qui les fournissait. Un métis s’avisait-il d’orner son couvre-chef de la queue d’une martre ou d’un morceau de peau de castor ? Les agents de la compagnie ne se faisaient pas faute de l’en déposséder. Un Indien osait-il se couvrir d’une peau de renard ? Il violait le monopole de la riche corporation, et on assure qu’en certains cas des ministres protestants furent priés d’en dissuader leurs ouailles sous peine d’encourir la colère de Dieu.

Certains Canadiens et métis français semblaient pourtant moins redouter la vengeance divine à cette occasion que les verrous de la Compagnie, et ne craignaient pas de se livrer furtivement à un commerce qu’ils savaient lucratif. Un nommé Régis Larence[2] était de cette catégorie. Mal lui en prit. Ayant été accusé de violation du monopole, les agents de la Compagnie pénétrèrent de force dans sa maison et s’emparèrent des pelleteries qu’elle contenait. Plusieurs autres furent traités de la sorte, et l’un d’eux qui habitait les bords du lac Manitoba fut même fait prisonnier, conduit ignominieusement à la factorerie de New-York et menacé de déportation en Angleterre. On alla jusqu’à fouiller les malles de M. l’abbé Belcourt pour s’assurer si elles ne contenaient point de fourrures.



On conçoit que pareilles exigences, jointes à d’autres mesures vexatoires relativement au commerce avec les États-Unis et au transport des denrées coloniales, ne passèrent pas sans protestation. La population anglaise fut sous ce rapport tout aussi chaude que les métis français, et dès 1847, six représentants de la première, dont un M. Alexandre-K. Isbister était le porte-voix, firent parvenir leurs réclamations jusqu’aux pieds du trône, en même temps que les derniers y envoyaient une pétition « couchée dans de très excellents termes » comme le remarque le Dr Bryce, et signée de  977 noms — ce qui, soit dit en passant, témoigne assez de l’efficacité des écoles catholiques de ce temps-là.

Une autre circonstance que je me permettrai de relever, c’est la loyauté indiscutable des métis, ou plutôt de leurs guides spirituels, puisque ce fut M. Belcourt qui rédigea ce document. « Nous sommes près de la ligue territoriale », disent les pétitionnaires ; « nous pourrions nous ranger sur le territoire voisin ; nous y sommes invités, mais nous admirons la sagesse de la Constitution britannique, et nous en désirons les privilèges. »

Cette pièce, ainsi que la pétition d’Isbister, eurent pour résultat immédiat une investigation officielle dont ls avantages pratiques furent à peu près limités à la publication par le Gouvernement impérial en 1840 d’une foule de documents pour et contre la Compagnie, où nombre d’exagérations et d’inexactitudes condoient autant de négations et d’habiles plaidoyers.

Mais le branle était donné : l’agitation allait bientôt porter des fruits sur les lieux mêmes où elle s’était d’abord produite. C’étaient nos compatriotes qui allaient décider une question à propos de laquelle les bureaucrates de Londres et du fort Garry s’étaient contentés d’ergoter sans arriver à une conclusion. Quelques mots d’abord sur le personnage dont les métis se servirent pour atteindre leur but.

Dans le livre bleu gouvernemental où se trouvent consignées toutes les pièces afférentes à cette grande controverse, paraissent après le texte de la pétition française les noms de cinq métis, « membres d’un comité élu par le peuple » pour testifier de la spontanéité et de l’authenticité des signatures apposées à la dite pétition. L’un de ces cinq noms se lit « J.-Louis Rielle, » dans lequel mes lecteurs reconnaîtront facilement le père du célèbre tribun de 1869-70.

Les Riels descendent d’une famille française dans laquelle le besoin d’agir et de se remuer paraît héréditaire. Si elle avait droit à un blason, celui-ci ne pourrait avoir d’exergue plus approprié que le fameux dicton Vita in motu. Pour une raison ou pour une autre, le père du Riel qui fait souche au Canada, Jean-Baptiste de son nom de baptême, se lassa du sol français et alla tenter fortune à l’étranger. Dans ce but il passa en Irlande, où il épousa Louise Lafontaine, de la paroisse Saint-Pierre, diocèse de Limerick. Cette circonstance valut à quelques-uns de ses descendants le sobriquet de « L’Irlande. » Un autre surnom, Sansouci, qui passa également à sa postérité, est à lui seul toute une description de son tempérament.

Le fils de Jean-Baptiste Riel, l’Irlandais d’occasion, portait le même nom que son père. Renchérissant encore sur les exploits de celui-ci, il quitta la verte Érin pour les neiges du Canada, où il épousa, le 21 janvier 1704, Louise Cottu, de l’île Dupas. Son fils aîné était Jacques Riel, dit L’Irlande, qui, né en 1706, s’unit, à l’âge de 21 ans, avec Élisabeth de Gaune. De cette union naissait six ans plus tard (173.,) un fils qui prit le nom de son grand-père, et se maria le 25 janvier 1755 avec Charlotte Sylvestre, de Lavaltrie. Le Jean-Baptiste de la quatrième génération eut pour fils un enfant du même nom qui naquit à Lavaltrie, le 3 septembre 1757, et épousa Marie Collin en 1780. Leur fils, Jean-Baptiste IV (sixième génération), se ressentant du besoin de se remuer propre à la famille, passa de Berthier-en-haut au Nord-Ouest canadien, où il s’unit à une métisse franco-montagnaise de l’Île-à-la-Crosse.

De cette union naquit, le 7 juin 1817, Louis Riel, celui-là même dont nous allons présentement rapporter un des hauts faits. À l’âge de cinq ans, ses parents l’amenèrent à Berthier, où les cérémonies de son baptême furent suppléées au mois de septembre 1822. L’enfant grandit au Canada, et finit par apprendre le métier de cardeur. En 1838, alors qu’il atteignait sa vingt-et-unième année, il s’engagea pour trois ans au service de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et repartit pour l’ouest.

Après avoir servi au fort du lac la Pluie, il retourna au Canada et entra comme novice chez les RR. PP. Oblats, où il resta près de deux ans. Puis, désireux de revoir les grandes prairies de l’ouest, il repassa à la Rivière-Rouge, où il se trouvait depuis quelque temps quand la force des événements, ses qualités naturelles, non moins que la considération que lui assuraient auprès des métis ses grands voyages et son long séjour au pays des blancs, le portèrent insensiblement à la tête de ses compatriotes de l’Assiniboia. Une arrestation, qui n’était que la suite d’une série de pareilles mesures, ne tarda pas à mettre en relief ses qualités de meneur et de tribun du peuple.



Au mois de mars 1849, un métis français nommé Guillaume Sayer, fils d’un ancien bourgeois de la Compagnie, ayant acheté des marchandises dans le but de les revendre pour des pelleteries au lac Manitoba, fut arrêté malgré une résistance énergique, roué de coups et jeté en prison. Puis, quelque temps après, il fut élargi sous caution, quitte à subir son procès aux premières assises. Trois autres métis, Laronde, Goulet et McGillis — ce dernier évidemment le même que Cuthbert McGillis qui avait précédemment été membre du « Comité élu par le peuple » conjointement avec Riel — avaient pareillement été arrêtés pour cause de trafic illégal et condamnés à subir leur procès en même temps que Sayer.

La nouvelle de cette quadruple arrestation et des mauvais traitements infligés à Sayer exaspéra la population, et Riel crut qu’il était temps d’en finir avec ce que tout le monde regardait comme autant d’actes arbitraires, qui ne pouvaient que nuire au développement de la colonie et faire tort aux intérêts des « hommes libres ». Dans l’automne de 1843 il avait épousé Julie de Lagimodière ; il forma donc un comité composé de son beau-frère Benjamin de Lagimodière, d’Urbain Delorme, Pascal Breland et François Bruneau, en vue d’aviser de concert avec eux aux moyens d’obtenir l’acquittement de Sayer et l’abolition du monopole de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ces hommes promirent de suivre en tout ses ordres et de le seconder dans les mesures préparatoires, qui consistaient surtout dans l’envoi de courriers chargés d’assembler autant d’hommes armés que possible le jour du procès.

De son côté, la Compagnie, comprenant la gravité de la crise, voulut déjouer les projets de ses opposants en fixant l’audition de cette cause au jour de l’Ascension, qu’elle savait être chômé par les métis français, tous catholiques. Elle croyait par là se débarrasser des importuns et juger les prévenus à huis clos ou à peu près.

Elle comptait sans Riel. Celui-ci alla trouver Mgr Provencher et lui demande une messe pour huit heures, afin que ses compatriotes pussent satisfaire au précepte de l’Église et en même temps assister aux séances de la cour. Le prélat se prêta sans difficulté à cet arrangement. La plupart des métis firent la sainte communion et, quelque temps avant l’heure du procès, Riel, qui était un véritable orateur, leur fit voir dans des paroles de feu l’énormité du système suivi jusqu’alors, et leur recommanda l’union et la docilité aux ordres qu’il pourrait leur donner.

Puis la petite troupe qui, paraît-il, comptait plus de 300{lié}}fusils dans ses rangs, sans compter nombre d’armes de facture plus primitive, alla traverser la rivière à la pointe Douglas et se rendit en bon ordre au fort Garry. On avait bien essayé de retenir les métis dans la voie où ils s’engageaient par la perspective d’un appel à un corps de militaires stationné dans le pays, qui s’étaient vantés de les balayer des environs du fort s’ils osaient y paraître. Mais cette manœuvre n’avait servi qu’à resserrer les rangs des protestataires et à décupler leur courage.

Vers onze heures du matin, le gouverneur de la colonie, le juge Adam Thom et les autres magistrats firent leur entrée au tribunal. Ce Thom était au service de la principale partie en litige, la Compagnie, qui le payait et l’hébergeait. Comment espérer de sa part assez de désintéressement, et d’impartialité pour assurer le respect de ses décisions[3] ? Il s’était en outre rendu particulièrement odieux aux métis par une série de lettres qu’il avait publiées contre les Canadiens-Français avant son arrivée à la Rivière-Rouge. Il ne comprenait pas leur langue, et n’avait jamais consenti à nommer un interprète français quand un jury mixte était nécessaire. Pour ces différentes causes, et, malgré ses qualités incontestables comme jurisconsulte et littérateur, ses jugements ne pouvaient commander l’assentiment tacite auxquels les arrêts de la justice ont droit dans toute société bien ordonnée.

Dans cette célèbre journée du 17 mai 1849, la cause de Sayer fut la première appelée en cour. Sommé de paraître devant le tribunal, l’inculpé qui était sous la protection d’un groupe d’hommes armés ne bougea point. Comme l’emploi de la force eût précipité une catastrophe, les magistrats s’occupèrent alors de différentes choses étrangères au cas du prévenu, et à une heure de l’après-midi, celui-ci fut de nouveau sommé de comparaître, mais en vain. Fort embarrassés, les membres du tribunal crurent de bonne politique d’user de conciliation. On proposa donc aux amis de Sayer de le faire accompagner d’une députation pour l’aider à plaider sa cause, proposition qui fut acceptée sur-le-champ.

Onze métis commandés par Riel escortèrent le prévenu en cour, pendant que la masse des manifestants restaient dehors. Riel déclara alors que la population réclamait l’acquittement du prisonnier, et ajouta qu’il accordait au tribunal une heure pour prendre une décision, après quoi les métis se feraient eux-mêmes justice si justice n’était pas faite auparavant.

Ce laps de temps écoulé, Riel réclama d’une voix forte l’acquittement de l’inculpé, et comme on lui faisait remarquer que le procès n’était pas fini : « Il n’a pas de raison d’être, cria le tribun. L’arrestation de Sayer est injuste dès le commencement, et je déclare qu’à partir de ce moment Sayer est libre. »

Des applaudissements frénétiques, qui se répercutèrent bientôt parmi la foule stationnée aux alentours du fort, suivirent cette déclaration hardie. Puis Riel ajouta que, à partir de ce jour, les métis prétendaient traiter comme bon leur semblerait. Et tous les métis de crier à l’envi :

« Le commerce est libre ! Vive la liberté ! »



Ce fut là, apparemment, un fort accroc à la robe de Thémis. Mais ne pourrait-on pas dire qu’elle se revêtait à la Rivière-Rouge d’atours qui la rendaient méconnaissable ?

Il est vrai que les historiens anglais donnent de cette affaire une version assez différente, bien que le résultat pratique, l’abolition du monopole de la traite des fourrures, soit concédé par tous comme sa conséquence logique. D’après Ross et ceux qui l’ont suivi, Sayer, tout en admettant qu’il avait fait le commerce qu’on lui reprochait, aurait été acquitté sous prétexte qu’il avait simplement usé d’une permission que lui aurait donnée un cer­tain M. Harriott. Mais il est probable que la différence de langue fut une cause de malentendu qui fit négliger à l’historien écossais la déclaration de Riel, de même que les amis de celui-ci se pré­occupèrent assez peu des subtilités légales auxquelles on fut bien aise d’avoir recours pour se tirer d’affaire.

Quoi qu’il en soit, deux choses sont certaines : à partir du 17 mai 1849 on n’entendit plus parler du monopole de la traite, et le fameux Thom dut peu après aller chercher dans l’est un climat plus favorable à sa santé et à l’exhibition de ses sentiments francophobes. J’ajouterai que ces deux dernières circonstances sont tout à fait à l’honneur de la Compagnie, qui eût pu dans la suite employer la force pour imposer ses prétentions, et garder à son service celui qui avait la réputation d’être l’instigateur secret de la plupart des mesures de rigueur qu’elle prenait. Son désistement équivalait à une admission tacite que son monopole avait fait son temps.

Au fond, son gouvernement était plutôt débonnaire et paternel quand elle n’était point en cause elle-même.

On remarquera que l’intervention de la population française dans l’affaire de Sayer était basée sur les besoins du bien public, bien qu’elle fût nuisible aux intérêts d’une riche corporation. Malgré son caractère quelque peu révolutionnaire, l’action de Riel ne favorisait d’aucune manière le vice ou tout ce qui eût pu porter atteinte à la sécurité de la société. Si elle lésait les droits de la justice humaine, elle le faisait dans le but de rétablir l’équilibre social violé par des privilèges d’un autre âge et parce que ces privilèges, désormais inutiles aux bénéficiaires, étaient contraires au droit à la vie inhérent au gouverné aussi bien qu’au gouvernant.

Bien différente fut l’ingérence illégale de la population anglaise dans un cas qui, pendant un certain temps, passionna l’opinion dans la colonie tout entière. Au commencement de 1861, la paroisse anglicane de Headingley était desservie par un M. Griffith-Owen Corbett qui était appelé à une triste célébrité. Ce révérend paraissait tout feu et flamme quand il s’agissait de défendre les droits et privilèges des catholiques. Par exemple, le greffier du Conseil de l’Assiniboia ayant eu le malheur de gratifier Mgr Taché dans un rapport officiel du titre de Seigneur évêque de Saint-Boniface, il s’était attiré l’ire du prédicant, qui soutint dans plusieurs lettres publiées dans le journal local que ce titre de Lord Bishop était non seulement déplacé, mais illégal. Un prêtre releva le gant, et malgré que son éducation ne fût pas celle d’un académicien, Louis Riel, qu’on appelait déjà « le meunier de la Seine », d’un moulin qu’il avait sur ce cours d’eau, voulut se mettre de la partie et appuyer les dires du missionnaire catholique.

M. Corbett ne s’émut probablement pas outre mesure de ses périodes plus ou moins correctes. Il ne paraissait pas homme à se troubler pour si peu. Ce même printemps, la petite fille d’un de ses paroissiens qui vivait loin du temple étant venue à mourir, ses parents firent, comme il était d’usage alors, les préparatifs des funérailles pour le second jour après son décès, puis en notifièrent le ministre, lui annonçant le moment de leur arrivée avec le corps. Pour toute réponse celui-ci leur écrivit qu’ils eussent à attendre à plus tard, vu qu’il ne pourrait faire l’enterrement comme ils le désiraient, parce qu’il avait été invité à dîner ce jour-là chez un de ses paroissiens. Pourtant, ayant appris qu’ils allaient porter plainte à son évêque, il finit par faire passer ses occupations gastronomiques après les devoirs de son état.



Tel était l’homme qui, au commencement de décembre 1862, fut tout à coup accusé d’un double crime dont la victime avait été en service chez lui. L’infortunée avait fait sous serment une attestation qui eut pour résultat de faire écrouer le ministre dans la prison du fort Garry, en attendant les assises de février où sa cause s’instruirait. Nul soupçon ayant jamais pesé sur sa vie passée, non seulement ses amis personnels, mais encore nombre de ses paroissiens et coreligionnaires crurent à un coup monté par le père de la jeune fille, d’autant plus que Corbett protestait hautement de son innocence.

Mus par ces sentiments, un certain nombre d’hommes s’assemblèrent le 6 décembre aux portes de la prison qu’ils forcèrent. Ce que voyant, les deux gouverneurs (celui de la Compagnie et celui de la colonie), se transportèrent sur les lieux et demandèrent une explication aux principaux meneurs, qui déclarèrent vouloir libérer le prisonnier sous caution, afin qu’il pût préparer sa défense pour les assises suivantes. Renvoyés au juge qui avait seul pouvoir d’agir dans le cas, les agitateurs en reçurent d’abord un refus formel, suivi quelque temps après d’une concession dans le sens des demandeurs.

Sur ces entrefaites, l’accusé travaillait fortement l’opinion publique au moyen d’une série de lettres qu’il publiait dans le journal de la colonie. D’un autre côté, afin de savoir à quoi s’en tenir, les autorités de sa propre secte se livraient secrètement à une enquête dont le résultat fut que le prévenu était trouvé coupable des délits dont on l’accusait.

Cette cause célèbre dans les annales de l’Assiniboia s’ouvrit le 19 février 1803. En raison de la gravité des accusations, de la position sociale et de l’habileté connue de l’inculpé, tout le talent légal dont la colonie pouvait disposer fut mis à réquisition tant par la défense que par la poursuite. Le procès ne dura pas moins de neuf jours, pendant lesquels le principal témoin, qui était aussi la victime, comparut en personne ; celle-ci, malgré les efforts de l’avocat de la défense pour l’embrouiller et provoquer des contradictions dans sa déposition, ne se départit jamais de ses premières accusations contre le prisonnier. Ce fut à tel point que le groupe de confrères qui assistaient journellement aux séances fut pleinement confirmé dans son opinion de sa culpabilité.

Le président du jury était un ami personnel du prévenu, et avant le procès il avait chaudement épousé sa cause. Aussi, quand vint pour lui le moment de lire à la cour le verdict auquel ses membres s’étaient unanimement arrêtés, tremblait-il comme une feuille, et voulut-il un moment qu’on lui épargnât cette tâche. Ce verdict était défavorable au prisonnier, qui fut condamné à six mois de détention, sentence qui, dans les circonstances, était excessivement légère[4].

Et pourtant, un mois après[5], une double pétition qui avait réuni un total de 530 signatures, demandait la rémission de la peine du condamné. Comme le magistrat (qui était alors le juge John Black) ne pouvait en conscience accéder à cette requête, une troupe d’hommes pénétrèrent de force dans la prison le 20 avril et en délivrèrent Corbett, qu’ils reconduisirent en triomphe au sein de sa famille à Headingley[6].

Parmi ses libérateurs se trouvait James Stewart, le maître d’école protestant de la paroisse de Saint-James. Pour la part qu’il avait prise à cet acte révolutionnaire et anti-social, on lança contre lui un mandat d’arrêt et il fut incarcéré. Mais le jour même deux métis anglais allèrent réclamer au gouverneur non seulement sa libération immédiate, mais encore une promesse d’amnistie pour tous ses confédérés, ajoutant qu’ils étaient prêts à user de la force, quelles qu’en pussent être les conséquences, si on n’accordait pas volontairement leur demande.

Pour entraver la marche du mouvement d’insubordination, on leva alors un corps de volontaires. Mais avant qu’il eût été en état de faire respecter les arrêts de la justice, un groupe de trente hommes armés libérèrent Stewart ; après quoi ils déchargèrent leurs armes dans l’air comme chant de victoire.

Quand le lecteur apprendra que les gouvernants de l’Assiniboia ne firent rien dans la suite pour venger ce double affront et affirmer leur autorité, il pourra juger lui-même du degré de despotisme qui régnait dans ce petit pays avant 1869-70. Peut-être sera-t-il aussi tenté de faire la comparaison entre la portée de l’intervention des métis français en 1849, et les résultats logiques et inévitables de l’ingérence dans les rouages de la justice d’une partie de la population anglaise en 1863. Cette ingérence, qui ne pouvait qu’inspirer le mépris des tribunaux, devait bientôt porter des fruits. L’affaire du Dr Schultz illégalement délivré de prison en sera une des premières conséquences ; puis, quand les étrangers venus d’Ontario auront par leurs actes et leurs discours, non moins que par les excitations de leur presse, achevé de discréditer l’autorité établie, le pays sera mûr pour les événements de 1869-70.



  1. A. Ross, qui n’a pourtant presque rien de bon à dire de la population française, rapporte lui-même le cas d’un métis très pauvre qui, ayant trouvé pendant qu’il était seul une cassette contenant 580 pièces d’or, plus 450 livres sterling en argent et en billets de banque, fit une journée de voyage pour porter le trésor à celui auquel il appartenait, et le lui remit sans en dérober un sou.
  2. Ce nom est diversement écrit selon les auteurs. Jos. Tassé appelle ce Canadien « Registre Larant », (Les Canadiens de l’Ouest, vol. II, p. 361) ; Gunn dit « Régiste LaRance », et son continuateur Tuttle, « Régis Laurent », tandis que Begg parle d’un « Régiste Larant ». D’un autre côté, tous les Canadiens de ce nom qui traversèrent les montagnes Rocheuses sont dénommés « Larance » dans les MSS contemporains.
  3. Il n’était pourtant pas complètement dénué d’intégrité, puisque, peu après (1860), il donna gain de cause à un officier militaire contre un bourgeois de la Compagnie qu’il condamna à 300 livres d’amende. Mais l’anomalie de sa position devint bien évidente lorsque le gouverneur de la Compagnie, mécontent de ce jugement, prit des mesures pour le faire remplacer comme juge (Manitoba, par Robert-B. Hill, p. 123).
  4. Loin de moi l’intention de jeter la pierre au malheureux. Ces détails n’ont d’autre but que de montrer combien injustifiable fut dans la suite l’action de la populace à son sujet.
  5. Il avait été condamné le dernier jour de février, et les pétitions furent dressées au commencement d’avril. Un auteur canadien qui rapporte l’affaire est donc trop indulgent pour la populace anglaise quand il dit que son élargissement forcé eut lieu « trois mois après la condamnation du coupable » (Hist. de l’Ouest Canadien, p. 151). Il n’y avait guère plus d’un mois et demi qu’il avait été condamné.
  6. Comparez avec ce mépris de la justice, dans un cas de culpabilité patente et sans circonstances atténuantes, la conduite de la population française à l’occasion du procès d’un pauvre malheureux père de famille poussé à une action qui avait eu un résultat imprévu. Un Canadien du nom de Paul Chartrand vivait à la Pointe-aux-Chênes, de la manufacture du sel, lorsqu’un voisin en état d’ivresse le soumit à tant d’indignités que, n’y tenant plus, il lui donna dans le côté un coup de ciseau dont il mourut dans la suite. Chartrand, qui était un fort gaillard, ne nia rien ; mais il soutint que la provocation qui avait précédé son acte irréfléchi avait été au-dessus des forces de la patience humaine. Condamné à neuf mois de prison, il en fut libéré au bout de six, par suite d’une pétition couverte de signatures, et sans que son incinération eût donné lieu à aucune menace ou à aucun acte illégal de la part de ses compatriotes.