Aux sources de l’histoire manitobaine/02

Imprimerie de la Compagnie de l’Événement (p. 13-26).

II. — l’affaire de la grenouillère


Comme nous l’avons vu, ces vastes contrées avaient été découvertes par des Canadiens ; le commerce avec les tribus aborigènes avait été jusque-là exercé par des Canadiens, et enfin, une compagnie canadienne, en groupant sous une direction unique des efforts qui avaient été plus ou moins isolés depuis la mort de La Vérendrye (1749), avait succédé aux pionniers canadiens et croyait avoir hérité de leurs droits.

D’un autre côté, soixante-et-un ans avant l’établissement du premier poste dû au découvreur du Canada central, le fort Saint-Pierre érigé en 1731 au lac la Pluie, des Anglais jouissant d’accointances puissantes, sinon toujours des plus honorables, avaient, à l’instigation de deux aventuriers français, fondé une société de traite connue plus tard sous la raison sociale de Compagnie de la Baie d’Hudson. Cette corporation avait obtenu une charte royale qui lui conférait les pouvoirs les plus étendus. Outre le droit d’administrer la justice et d’exercer presque toutes les fonctions inhérentes à la souveraineté territoriale, cet instrument maintenant plus que séculaire accordait à cette compagnie le monopole du commerce des fourrures dans tout le pays arrosé par les tributaires de la Baie d’Hudson. C’était lui réserver tout le Nord-Ouest canadien, y compris le bassin de la Rivière-Rouge.

Tant que le Canada n’y fut représenté que par de simples particuliers, la vénérable corporation ne s’émut pas outre mesure de la concurrence qu’ils pouvaient lui faire. Du reste, des troubles domestiques autrement graves absorbaient son attention, puisque sa vie même comme corps commercial était en jeu. Elle avait, en effet, à défendre les comptoirs qu’elle avait établis sur la baie qui lui avait donné son nom, contre les agressions des Français et des Canadiens qui ne les lui avaient pas moins enlevés à plusieurs reprises.

Après la cession du Canada à l’Angleterre (1763), elle fut en état de diriger son attention vers l’intérieur. Mais, représentée par des gens de race différente de celle à laquelle appartenaient ceux qui avaient jusque-là joui de la confiance des indigènes, elle n’osa guère s’aventurer chez ces derniers, jusqu’à ce que l’établissement de la Compagnie du Nord-Ouest, d’autant plus agressive qu’elle avait conscience de la sécurité que lui assuraient les relations de ses employés avec les chasseurs du pays, vînt contester sérieusement la validité de son monopole dans les contrées découvertes par les Français. Aux prétentions des Anglais, comme on appelait les membres de la Compagnie de la Baie d’Hudson, les Canadiens répondaient en faisant remarquer que leur charte excluait expressément des territoires auxquels elle s’appliquait toutes les contrées, qui en 1670, date de son obtention, « appartenaient aux sujets d’un autre Prince ou État chrétien. » Or, a cette époque, les vallées de la Rivière-Rouge et de la Saskatchewan étaient, incontestablement soumises à la France, et par conséquent, la compagnie anglaise ne pouvait y exercer son monopole. On la regarda plutôt comme une intruse, après que, pour affirmer ses droits, elle se fût établie aux portes des principaux forts canadiens.

Les démêlés, rixes et disputes, pour ne pas dire voies de fait et meurtres même, qui résultèrent de cette concurrence, pourraient fournir la matière d’un volume de taille respectable. Le lecteur qui n’a pas eu l’occasion d’observer sur les lieux l’incroyable amertume des sentiments que pareille rivalité engendre même de nos jours entre gens de même race, dans des contrées où aucun parti ne peut se prévaloir d’un monopole légal, ne se fera jamais une idée des excès auxquels elle peut donner lieu dans les conditions où se trouvaient les traiteurs au commencement du siècle dernier. À cette rivalité effrénée s’ajoutait alors un sentiment qui, noble en lui-même, peut dégénérer en une source de toutes sortes d’excès quand les contraintes suggérées par l’éducation, les convenances sociales ou la voix de l’opinion publique, n’interviennent point pour en modérer l’ardeur. Je parle du sens national qui, dans les démêlés entre les deux compagnies, s’aggravait encore de l’impertinence des uns et de l’excitabilité des autres.

Il serait oiseux de nier que les torts aient été des deux côtés. L’historien consciencieux en est même réduit à se demander si, pesés dans la balance d’un juge impartial, les méfaits à l’actif de la Compagnie du Nord-Ouest n’excédaient point ceux de ses compétiteurs. Son personnel nombreux, hardi, et se ressentant naturellement du sang sauvage, qui coulait dans les veines de la jeune génération et intensifiait encore l’ardeur toute gauloise qu’elle avait reçue comme héritage paternel, ne reculait devant aucune audace. Naturellement paisible et jovial quand il était laissé à lui-même, le métis français épousait avec passion la cause de ses maîtres, et se laissait pousser par eux à des écarts regrettables. En definitive, la responsabilité en revenait aux Écossais et autres bourgeois qui en étaient les instigateurs ; mais les Canadiens et leurs enfants par des sauvagesses n’en assumaient pas moins tout l’odieux devant leurs contemporains.

Une circonstance qui devait avoir les conséquences les plus graves pour l’avenir du pays n’allait pas tarder à fournir à la classe dirigeante l’occasion de mettre à profit le dévouement aveugle des métis français et de leurs pères.



Pendant que les deux compagnies se faisaient une guerre sourde et peu loyale, également nuisible aux intérêts des deux partis, dans la lointaine Écosse, un homme aux larges vues, un philanthrope qui ne se contentait pas de théories, avait été ému de pitié à la vue des misères de ses compatriotes attachés au sol ingrat du pays natal. Ayant conçu la généreuse idée de leur venir en aide, en même temps que de se créer un petit fief dans les plaines du Nouveau-Monde, ses regards s’étaient arrêtés sur les vallées de la Rivière-Rouge et de l’Assiniboine, où il avait acheté une immense étendue de terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson pour y établir ses colons. J’ai nommé le noble lord Selkirk, fondateur de ce qu’on appela la colonie d’Assiniboia. En même temps, pour consolider son œuvre et la protéger contre l’éventualité de toute malveillance d’ordre local, il avait réussi à se procurer lui-même et à faire acquérir par ses amis une quantité d’actions dans la compagnie, suffisante pour lui assurer une part prépondérante dans la direction de ses affaires.

Cette mesure, suggérée entièrement par des considérations de prudence, lui attira pourtant l’inimitié de la Compagnie du Nord-Ouest, qui dès lors ne voulut voir dans les colons que des émissaires de ses ennemis[1]. Aussi, quand ils arrivèrent aux « Fourches », comme on disait alors[2], furent-ils reçus par une troupe de métis déguisés en sauvages, qui leur donnèrent clairement à entendre qu’ils n’avaient guère de bonne volonté à attendre d’eux. En sorte que les pauvres étrangers qui, pour la plupart, ne comprenaient que le gaélique, furent obligés de se rendre à Pembina en compagnie de leurs futurs persécuteurs, qui perdirent pourtant leur arrogance au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de la résidence de leurs maîtres, preuve évidente que leur hostilité n’était que de commande.

C’était à l’automne de 1812. La bande d’Écossais pouvait compter 70 personnes, sous la conduite d’un catholique, le capitaine Miles Macdonell. Le second parti ne se composait que de 15 à 20 âmes, des Irlandais cette fois, qui arrivèrent juste un an après. Une troisième caravane atteignit la Rivière-Rouge le 22 juin 1814. Elle comprenait 93 Écossais.

Dès l’origine, Miles Macdonell avait été nommé gouverneur de l’Assiniboia, en sorte que le premier représentant de l’autorité civile sur le territoire qui est aujourd’hui le Manitoba fut un de nos coreligionnaires, comme l’avaient été le découvreur du pays et le premier ministre d’un culte qui l’ait jamais parcouru. Ces faits sont à enregistrer.

Quant à la Compagnie du Nord-Ouest, elle avait juré une guerre à mort à l’établissement d’une colonie dont l’influence sur la vie des indigènes ne pouvait que lui être nuisible. Elle la lui fit sans le moindre scrupule.

Il n’est que juste d’ajouter que le nouveau gouverneur, trop peu au courant de la position des bourgeois du Nord-Ouest dans un pays dont les mœurs ressemblaient si peu à celles de l’Écosse, manqua de tact et prit même certaines mesures qui étaient assez exaspérantes pour être considérées comme une déclaration de guerre. Dans un pays nouveau et complètement isolé du monde civilisé, ses colons avaient souffert de la faim, et comme d’autres étaient attendus, il lança, le 8 janvier 1814, une proclamation prohibant l’exportation de la viande de buffle et autres provisions, accaparant pour les siens, moyennant paiement à qui de droit, le surplus de ce qui était nécessaire aux différents forts de traite et aux voyageurs. On a blâmé cet acte d’autorité. Franchement, étant donné les circonstances, je ne vois pas en quoi il était répréhensible. Il fit saisir par la force ce qu’on ne voulait point lui livrer de bon gré, et la légalité de cette mesure dépend naturellement de celle de sa proclamation. Mais on dit qu’il fit plus. Il paraîtrait qu’il donna des ordres pour ce qu’on pourrait appeler la saisie des postes de la compagnie rivale, qui, aurait-il déclaré, n’avait pas droit d’existence sur les terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson, ce en quoi il est difficile de croire qu’il ait eu raison.

C’était en outre fournir d’excellentes armes à ses adversaires. Ils furent prompts à les ramasser. Il n’est guère de moyens qui leur parussent trop bas pour enrayer le mouvement de colonisation et décourager les immigrants. On leur tint constamment présent à l’esprit le spectre des sauvages prêts à fondre sur eux ; on séduisit les principaux colons par de belles paroles et en faisant luire l’or à leurs yeux. Pendant l’absence momentanée du gouverneur, on fit enlever neuf pièces de canon appartenant à Lord Selkirk et qu’on gardait au fort Douglas, érigé à peu près un mille plus bas que les « Fourches », pour protéger les fermiers échelonnés le long de la Rivière-Rouge.

On fit plus. Le gouverneur lui-même fut arrêté et envoyé prisonnier au Canada. Puis le fort Douglas fut attaqué, 25 juin 1815[3], par des métis soudoyés par la compagnie canadienne, et quatre personnes y furent blessées, dont une mourut le lendemain. Enfin, les colons à bout de patience et craignant pour leur vie finirent par consentir à se laisser déporter les uns au Canada, les autres en Écosse. Après quoi leurs demeures furent incendiées, et il ne resta plus rien de l’œuvre philanthropique de lord Selkirk.

M. l’abbé G. Dugas a admirablement fait ressortir l’odieux du rôle joué par la Compagnie du Nord-Ouest dans cette triste année 1815.

C’est dans l’adversité que se révèlent les vrais amis. Aussi sommes-nous heureux de pouvoir rattacher à cette époque un acte de dévouement d’un Canadien qui rachète en quelque sorte les défaillances de certains de ses compatriotes dans ces temps critiques. Je veux parler du grand voyage que fit Jean-Baptiste Lagimodière[4], comme porteur de dépêches apprenant à lord Selkirk débarqué en Amérique le sort de sa chère colonie. C’était une course de 1,800 milles en pays ennemi, à pied et au cœur de l’hiver. Son objectif était Montréal qu’il atteignit sain et sauf, mais il fut pris à son retour par des sauvages au service du fort William. Comme le noble lord lui demandait ce qu’il désirait en retour de son dévouement, le messager répondit : « Une chose seulement, c’est qu’on nous envoie des prêtres le plus tôt possible. » Pourrait-on exiger un gage plus explicite de communauté d’origine avec la fille aînée de l’Église que cette noble déclaration de l’humble trappeur canadien ?



Cependant un homme énergique et peu gêné par les scrupules — peut-être parce qu’il avait vu du service dans la Compagnie du Nord-Ouest — Colin Robertson, avait réussi à faire revenir le contingent de fermiers qui s’étaient embarqués pour le lac Winnipeg, à destination de l’Écosse[5]. Un renfort fraîchement arrivé sous la conduite d’un gentleman, nommé Robert Semple, avec lequel nous ferons bientôt plus ample connaissance, fit monter à deux cents le nombre total des colons de la Rivière-Rouge. Les récoltes furent bonnes et, encouragés par l’activité de Robertson qu’on savait capable de déjouer les intrigues de l’opposition, les pauvres fermiers pouvaient sentir renaître dans leurs cœurs l’espérance de jours meilleurs.

Robertson crut pouvoir recourir aux moyens illégaux de ses adversaires. Le 17 mars 1816 il fit arrêter Duncan Cameron, commandant du fort Gibraltar situé dans l’angle septentrional formé par la jonction des deux cours d’eau, homme sans scrupules qui avait jusqu’alors été l’âme et l’inspirateur de toutes les intrigues contre la colonie et ses protecteurs, les gens de la Compagnie de la Baie d’Hudson. De plus, il s’empara de son fort qui, par sa position, était la clef du pays, et recouvra les canons et les effets que ses rivaux s’étaient appropriés.

Sur ces entrefaites, Miles Macdonell, le gouverneur d’Assiniboia, contre lequel on n’avait rien pu prouver à Montréal, était revenu à la Rivière-Rouge et, tout en restant chargé des affaires de la colonie[6], il devait maintenant céder le pas à M. Semple, nommé gouverneur-en-chef pour le département du nord de la compagnie. Tout paraissait aller pour le mieux. La confiance renaissait dans les esprits ; et pourtant un orage grondait dans le lointain qui n’allait pas tarder à éclater sur la tête de ceux-là mêmes qui s’en croyaient le moins menacés.

La Compagnie du Nord-Ouest, jusqu’alors reine et maîtresse dans ces parages, était souverainement humiliée de la perte de son fort, que Semple avait démantelé et rasé après le départ de Robertson, chargé de conduire Cameron qu’on faisait passer en Angleterre. On lui avait en outre pris le fort Pembina et fait ses habitants prisonniers ; le courrier qui portait sa correspondance avait été intercepté et ses lettres confisquées, et, ce qui était pour le moins aussi grave aux yeux de son personnel de la classe inférieure, les mesures de précaution prises par Macdonell avaient causé une insuffisance de vivres dont ses voyageurs avaient eu le plus à souffrir. Quoi d’étonnant après cela si les cœurs étaient aigris et les esprits montés au point d’être capables de tous les excès ? Il n’est que juste de tenir compte de ces circonstances si l’on veut juger sainement leurs conséquences[7].

Robertson avait même tenté de s’emparer du fort canadien de Qu’Appelle ; mais il avait dû reculer devant la défense énergique de son commandant, Alex. Macdonell. Cette tentative acheva de convaincre les Canadiens que leur position comme commerçants dans le pays était sérieusement en danger, et qu’il fallait à tout prix reprendre, ou plutôt reconstruire, le fort Gibraltar, par la privation duquel leurs communications avec leurs quartiers généraux sur le lac Supérieur n’étaient rien moins que sûres.

Un appel fut donc fait aux différents postes de traite, et l’on rassembla dans ce but tout ce qu’on put trouver de Canadiens et de métis disponibles. Alexander Ross nous assure que les rangs de la troupe ainsi improvisée se montaient à « plus de 300 hommes armés, tous à cheval et métis pour la plupart[8]. » De fait, les traiteurs libres et les trappeurs canadiens qui formaient alors une classe à part, sentant l’orage approcher, avaient pris la direction des prairies plutôt que d’avoir à tremper leurs mains dans le sang, preuve incontestable que ceux de leurs compatriotes qui le firent obéirent simplement aux ordres de leurs maîtres. Aussi le chiffre de Ross me paraît-il non seulement exagéré, mais absolument impossible (à moins d’aller très loin), puisqu’on n’en était encore qu’à la première génération métisse. L’abbé Dugas, qui a eu accès à des sources d’information inconnues aux historiens anglais, évalue à 125 les forces totales des belligérants, comme on pourrait les appeler.

Quarante d’entre eux interceptèrent, le 12 mai 1816, un convoi de vivres composé de cinq bateaux sous les ordres d’un Canadien, Pierre-Chrysologue Pambrun[9]. Celui-ci fut fait prisonnier et longtemps gardé à vue, tandis que ses 22 serviteurs étaient libérés peu après leur arrestation. Alexander Macdonell, le principal meneur du parti du Nord-Ouest, quitta le fort Qu’Appelle vers la fin de mai, s’empara en route du fort Brandon, puis se rendit au Portage-la-Prairie, où il arriva avec son « armée » le 15 juin. Le 18, il envoya 70 cavaliers, dont six étaient de purs sauvages[10], pour attaquer le fort Douglas à la Rivière-Rouge, et détruire définitivement la colonie de lord Selkirk.

Cette petite troupe devait, paraît-il, effectuer sa jonction en aval de ce fort avec une centaine d’hommes armés et munis de deux pièces de canon[11]. Le rendez-vous avait été fixé au 15 juin : mais le parti de l’est n’arriva que le 20, tandis que les Canadiens, métis et sauvages qui venaient d’opérer sur l’Assiniboine, firent leur apparition à quelque distance du fort Douglas, le soir du 10.



Pour s’assurer le concours des émissaires du fort William, les cavaliers de la Compagnie du Nord-Ouest, conduits par un métis influent du nom de Cuthbert Grant, avaient reçu ordre de passer à distance du fort Douglas, afin d’éviter d’attirer l’attention de ses gardiens. Mais des lacs et des marécages les empêchèrent de passer aussi loin qu’ils l’eussent voulu. En sorte que, vers cinq heures du soir, la sentinelle du fort signala la présence de la troupe qui paraissait se diriger vers les fermes des colons.

Le gouverneur, R. Semple, monta alors au corps de garde muni d’une longue-vue, à l’aide de laquelle il s’assura que les cavaliers étaient tous armés et semblaient animés d’intentions hostiles. En conséquence, il partit avec une vingtaine d’hommes armés, auxquels quelques autres s’adjoignirent en chemin, pour aller les ren­contrer dans la plaine.

Ils avaient peut-être fait un demi-mille quand ils furent accostés par des colons qui, alarmés du danger qui les menaçait, allaient chercher un refuge dans l’enceinte du fort. S’apercevant alors que l’ennemi était plus nombreux qu’il ne l’avait cru d’abord, le gouverneur envoya un nommé Bourke chercher une pièce de canon au poste et requérir les services d’autant d’hommes que Miles Macdonell pourrait lui en donner.

Après quelque temps d’attente, comme Bourke ne revenait point, Semple se dirigea avec sa suite vers la bande de métis qui, la figure horriblement peinte, et déguisés en guerriers sauvages, avaient déjà capturé trois fermiers.

Aussitôt que les gens du Nord-Ouest aperçurent les représentants de la compagnie anglaise, ils s’élancèrent à leur rencontre en disposant leurs rangs en forme de croissant, de manière à les prendre entre deux feux. Alors un Canadien nommé Boucher, commis au service de la Compagnie du Nord-Ouest, s’approcha à cheval du gouverneur en faisant signe de la main qu’il voulait parler.

— « Que voulez-vous ? demanda-t-il à Semple.

— Que voulez-vous vous-même ? riposta celui-ci.

— Nous voulons notre fort, fit Boucher.

— Eh bien ! allez à votre fort, répondit le gouverneur. »

Sur quoi le Canadien fit observer avec une imprécation :

— « Vieux coquin, vous l’avez détruit. »

Les deux parlementaires se trouvaient alors près l’un de l’autre. Semple était un gentleman, habitué à être traité avec respect et déférence. S’entendant appeler « coquin » il saisit la bride du cheval de Boucher en disant :

— « Misérable, osez-vous me parler ainsi ? »

Là-dessus Boucher sauta à terre, un coup de feu partit on ne sait d’où, et un M. Holt, commis de la Compagnie de la Baie d’Hudson, tomba mortellement blessé. Boucher se retira vers les siens, et aussitôt une balle atteignit le gouverneur. Se sentant blessé, celui-ci proclama un sauve-qui-peut général. Mais ses suivants ne purent s’empêcher de l’entourer pour s’assurer de la gravité de sa blessure.

Ce fut la ruine de son parti. Ainsi groupés, ses hommes devinrent un excellent point de mire pour leurs agresseurs qui ne manquèrent pas d’en profiter. En un clin d’œil ils furent criblés de volées de balles. Ils tombaient par petits groupes, généralement blessés à mort, et ne se relevaient que pour recevoir le coup de grâce. En sorte qu’en peu de temps presque toute la bande de Semple avait mordu la poussière. De fait, vingt et un furent tués sur vingt-huit, plus un blessé.

Le gouverneur lui-même, reconnaissant Grant sous son affreux déguisement, lui demanda poliment :

« N’êtes-vous point M. Grant ? »

Recevant une réponse affirmative, il lui dit que sa blessure n’était point mortelle et qu’il pourrait y survivre s’il était rendu à son fort. Grant ordonna donc à un de ses gens, un Canadien, de l’y emmener. Mais un sauvage qui se trouvait là empêcha cet acte d’humanité en le tirant à bout portant.

Ce fut là, en vérité, une bien triste affaire. L’instinct sauvage occasionna chez quelques-uns des excès très regrettables, vu que plusieurs auraient certainement survécu à leurs blessures s’ils n’avaient été cruellement massacrés au moment où ils demandaient grâce. On cite en particulier le cas d’un capitaine Rogers, qui fut tué de cette manière par un métis écossais du nom de McKay. Pour l’honneur du nom français, aucune des dépositions sous serment qui furent faites plus tard devant les tribunaux du Canada ne met positivement pareil méfait sur le compte de Canadiens ou de métis français[12].

Au contraire, comme un certain John Pritchard se trouvait au plus fort de la mêlée et s’attendait à chaque instant à partager le sort de ses malheureux compagnons, il aperçut un Canadien du nom de Lavigne, qu’on avait enrégimenté de force au fort Brandon.

« Lavigne, s’écria-t-iI alors, vous êtes français, vous êtes un homme, un chrétien. Pour l’amour de Dieu, sauvez, ma vie. Je me rends, je suis votre prisonnier. »

McKay, le fils d’un colonel, intervint encore et voulut reproduire sur lui l’acte de barbarie dont il venait de se rendre coupable. Mais Lavigne l’en empêcha avec beaucoup de peine et en recevant lui-même plus d’un horion. Comme on emmenait le prisonnier du côté de Kildonan, on voulut encore s’en débarrasser d’un coup de fusil ; mais Boucher, le parlementaire dont nous avons déjà parlé, lui sauva la vie. C’est Pritchard lui-même qui fournit ces détails dans sa déposition[13].



Telle fut la fatale rencontre connue parmi les Canadiens sous le nom de « bataille de la grenouillère » et appelée Skirmish of Seven Oaks par les historiens anglais. Le premier nom lui vint d’une espèce de bas-fonds sur les bords duquel Semple et le plus grand nombre de ses compagnons tombèrent. La seconde désignation est sans doute due au fait que sept chênes devaient alors se dresser dans les environs.

Ces arbres n’existent plus, mais la « grenouillère » est encore très reconnaissable. Un de mes premiers soins en arrivant à Winnipeg fut de me rendre à ce lieu historique. Avouerai-je que j’eus toutes les peines du monde non seulement à le trouver, mais à me mettre en rapport avec un habitant de la ville qui en eût entendu parler ? La Société historique du Manitoba y a pourtant érigé un monument commémoratif. C’est une colonne de granit ornée de l’inscription suivante :


SEVEN
OAKS

ERECTED IN 1891
BY THE
MANITOBA HISTORICAL SOCIETY
THROUGH THE GENEROSITY OF THE
COUNTESS OF SELKIRK
ON THE SITE OF SEVEN OAKS
WHERE FELL
GOVERNOR GENERAL ROBERT SEMPLE AND
TWENTY OF HIS OFFICERS AND MEN
JUNE 19, 1816


Malheureusement cette colonne paraît bien négligée et ses alentours sont sans aucun entretien. On dirait que le Winnipegois moderne ne connaît pas l’histoire de sa patrie, ou s’en préoccupe fort peu.

Le lecteur devine les suites immédiates de cette bataille, où presque tous les coups mortels furent du même côté, puisque les métis n’eurent qu’un des leurs de tué et un de blessé. Le fort Douglas passa entre les mains de la Compagnie du Nord-Ouest, et la colonie fut détruite. La conséquence ultime fut que, cinq ans après (26 mars 1821), les deux compagnies se fusionnèrent pour former une nouvelle corporation sous l’ancien nom de Compagnie de la Baie d’Hudson.

En attendant, les métis chantaient victoire, et l’un d’eux, un barde illettré du nom de Pierre Falcon, voulut même laisser à la postérité le souvenir de la mémorable journée au moyen d’une « chanson de vérité ». Je ne céderai pas à la tentation de reproduire ce document qui, malgré l’extrême crudité du style, n’en est pas moins remarquable comme étant le produit d’un individu moitié sauvage, qui ne savait ni lire ni écrire. Une strophe et demie suffira pour donner une idée du genre de littérature auquel la chanson appartient.


J’avons cerné la bande de grenadiers.
Ils sont immobiles ; ils sont démontés.
J’avons agi comme des gens d’honneur ;
Nous envoyâmes un ambassadeur :
Gouverneur, voulez-vous arrêter un p’tit moment ?
Nous voulons vous parler.

Le gouverneur, qui est enragé.
Il dit à ses soldats : « Tirez ! »
Le premier coup l’Anglais le tire ;
L’ambassadeur a presque manqué d’être tué[14].


Ce « presque manqué » est superbe. Quant à la question du premier coup, comme d’ordinaire en pareil cas, chaque côté en rejette la faute sur l’autre.



Et maintenant, que penser de cette malheureuse rencontre ? Sur quelle tête en faire peser la responsabilité ? Comme nous l’avons vu, les torts étaient certainement réciproques, bien que led sentiments de pitié que suggère son issue si fatale à l’un des deux partis nous portent instinctivement à en accuser l’autre. Pourtant, sans la politique agressive et les représailles exercées par Colin Robertson et Semple lui-même, qui rasa le fort Gibraltar malgré l’avis du premier, il est probable que cette lugubre journée serait encore à enregistrer par l’histoire. D’un autre côté, on ne peut s’empêcher de remarquer que le gouverneur-en-chef agit en cette occasion avec une coupable légèreté et une inexplicable

présomption. Fraîchement arrivé au pays, Semple n’en connaissait point les mœurs, et son ignorance sous ce rapport est sa meilleure excuse. Les armes de ses compagnons étaient en mauvais état, usées et dans plusieurs cas absolument hors de service. Ensuite, c’était pour le moins imprudent à lui de s’avancer ainsi contre un ennemi dont il n’avait pas fait reconnaître le nombre. Mais ce qui, en définitive, précipita le conflit, ce fut l’action du gouverneur qui, piqué de l’épithète insultante qu’on lui appliquait, ne put s’empêcher de saisir la bride du cheval du parlementaire. Un déposant anglais dit qu’il porta alors la main au fusil de Boucher.

Enfin, je me permettrai de rejeter une bonne part de la responsabilité de ces tristes événements sur lord Gordon Drummond, gouverneur du Canada, qui, circonvenu par les autorités de la Compagnie du Nord-Ouest, déclara à lord Selkirk qu’il n’avait absolument rien à craindre pour sa colonie, et refusa obstinément le secours d’une force armée que lord Bathurst, secrétaire d’État en Angleterre, l’avait autorisé à prêter au noble fondateur.

Quant à celui-ci, il ne doit y avoir qu’une voix pour publier son admirable désintéressement. Il fut un promoteur zélé de la civilisation, un bienfaiteur insigne de l’humanité au Canada central, un homme qui ne comptait ni avec les difficultés ni avec les dépenses, une fois qu’il avait entrepris une bonne œuvre. La religion catholique, en particulier, lui doit une éternelle reconnaissance pour l’appui moral et pratique qu’il lui prêta sur les plaines de la Rivière-Rouge.

Quand la ville de Winnipeg lui élèvera-t-elle, à côté de celle de La Vérendrye, la statue qu’il a si amplement méritée ?



  1. Ross Cox, écrivant peu après les événements que nous allons raconter, donne de cette inimitié une autre raison qui paraît valable, à savoir que ce pays étant la source principale d’où la Compagnie tirait son pemmican, la colonisation était un coup mortel pour l’approvisionnement de ses forts (Adventures on the Columbia Hiver, p. 204. New York, 1832).
  2. C’est-à dire au confluent des rivières Rouge et Assiniboine.
  3. L’abbé Dugas rattache cette attaque à la date du 11 juin, et ajoute que quelques jours après les hostilités recommencèrent (L’Ouest canadien, pp. 29-99). Mais le Dr Bryce a depuis publié le journal de John McLeod, le défenseur principal de ce fort, qui en met la date au 25 juin (History of the H. B. Co., pp. 221 et seq.). Le fort Douglas se trouvait sur la rive gauche de la Rivière-Rouge, non pas la rive droite, comme l’écrit par inadvertance l’abbé Dugas (Monseigneur Provencher, p. 71), un peu en amont de la langue de terre appelée aujourd’hui la Pointe Douglas.
  4. L’abbé Dugas écrit son nom Lajimonière. (L’Ouest canadien, pp. 305-06}}.
  5. Ce Colin Robertson avait tout récemment amené 20 Canadiens de l’est, en sorte que, même en ne parlant que des efforts systématiques de lord Selkirk et de ses agents, il n’est pas correct de dire que la colonie qui en résulta fut exclusivement écossaise. En outre des Écossais qui étaient en majorité, elle contenait des Irlandais et des Canadiens. Elle devait bientôt compter des Allemands, des Suisses et des Italiens dans ses rangs.
  6. Il n’est que juste d’observer ici que d’après Ross (op. cit., p. 410), Miles Macdonell avait été remplacé dans cette charge par Alex. Macdonell dès l’année précédente. Begg dit de son côté que le premier ne rentra à la Rivière-Rouge qu’après l’affaire de la Grenouillère (Hist. of the N. W., I, p. 185). S’il en est ainsi, comment se fait-il que Pritchard, qui fut mêlé à cette rencontre, dise formellement que ce fut à M. Miles Macdonell que Semple envoya demander du secours ?
  7. Il me semble que l’intéressant ouvrage de l’abbé Dugas, L’Ouest canadien, gagnerait en impartialité et partant en valeur historique s’il mettait en relief les méfaits de la Compagnie de la Baie d’Hudson aussi bien que ceux de ses rivaux.
  8. The Red River Settlement, p. 34. Londres,  1866.
  9. L’abbé Dugas écrit ce nom « Pembrun ». Je l’ai toujours vu écrit avec un a dans les manuscrits du temps, et c’est ainsi que les auteurs anglais le donnent.
  10. Ross dit. « environ 65 personnes » (op. cit., p. 34) ; Hargrave « 70 ou 80 cavaliers », (Red River, p. 406), et Begg (Hist. of the N. W, I, p. 182) évalue l’ennemi à « environ 60 métis et sauvages. » Quant aux derniers, l’abbé Dugas nous assure dans L’Ouest canadien, p. 337, que « il n’y avait parmi eux que cinq sauvages » ; mais, à la p. 344 du même ouvrage, il remarque que sur les soixante-dix cavaliers « il n’y avait que six sauvages. » Comme il donne alors les noms de ceux-ci, j’ai adopté le dernier chiffre.
  11. Ces chiffres sont de l’abbé Dugas (L’Ouest canadien, p. 337). Il est vrai de dire que, dans un ouvrage précédent, Monseigneur Provencher, p. 36, le même auteur n’avait parlé que d’une soixantaine d’hommes armés, traînant avec eux un canon.
  12. Un métis du nom de Primcati voulut pourtant tuer Pritchard, parce que, disait-il, celui-ci avait tué son frère. Mais il en fut empêché. Un des témoins du procès qui s’ensuivit, nommé Huerter, accuse aussi un F. Deschamps de cruauté sur le champ de bataille ; mais ses dires ne sont basés que sur le témoignage de la voix publique.
  13. De plus, après l’attaque injustifiable du 25 juin 1815, le défenseur du fort Douglas eut recours aux Canadiens et aux métis français pour en réparer les dégâts et le mettre en état de résistance.
  14. Telle est la version des auteurs anglais, qui copient la transcription de Hargrave. Il convient d’ajouter qu’elle ne fait pas pleine justice au talent poétique de P. Falcon, puisqu’elle omet plusieurs rimes et massacre parfois le rythme. Voici l’équivalent des lignes ci-dessus d’après Joseph Tassé. (Les Canadiens de l’Ouest, vol. II, p. 347) :

    J’avons cerné la bande des Grenadiers ;

    Ils sont immobiles, ils sont démontés.

    J’avons agi comme des gens d’honneur,
    J’avons envoyé un ambassadeur :
    « Le Gouverneur, voulez vous arrêter
    Un petit moment ; nous voulons vous parler ? »

    Le gouverneur qui est enragé
    Il dit à ses soldats : « Tirez ! »
    Le premier coup c’est l’Anglais qui l’a tiré,
    L’ambassadeur ils ont manqué tuer.