Aux glaces polaires/Chapitre V

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 107-128).



CHAPITRE V


LA LUTTE POUR LA VIE


« Le grand obstacle ». — De Mgr  Clut à Mgr  Breynat. — Nul secours du pays, ni des sauvages. — Qu’est-ce que jeûner ? — Le sourire de la charité. — La Propagation de la Foi. — « Le travail de tous ». — Pour « ne pas mourir de faim et de froid ». — Les frères coadjuteurs Oblats. — Pêches d’automne et d’hiver. — Le Travailleur invisible.


« Quels sont les principaux obstacles au progrès de la foi ? »

À cette question, posée par S. E. le Cardinal Préfet de la Propagande, en 1880, dans une enquête générale sur l’état de leurs églises, aux évêques missionnaires, Mgr  Grandin, évêque de Saint-Albert, répondit :

« Le grand obstacle au bien, que nous ne surmonterons jamais suffisamment, c’est la pauvreté. C’est toujours elle qui paralyse notre zèle et nous arrête dans une foule d’œuvres qu’il nous faudrait entreprendre… Un autre grand obstacle, c’est la mauvaise santé des missionnaires. Bien que le pays soit sain, les missionnaires ont tant à souffrir, dans leurs longs voyages surtout, de leur nourriture repoussante et parfois insuffisante, ainsi que de travaux manuels au-dessus de leurs forces, qu’après avoir passé dix ans dans le pays, ils sont, bien que jeunes encore, accablés de douleurs et d’infirmités, et dans l’impossibilité de rendre les services auxquels leur expérience les rendrait propres… »

Le diocèse de Mgr  Grandin se trouvait alors le plus voisin des commodités de la civilisation.


Que répondit à la même question le vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie, dont le territoire ne commençait qu’au nord de Saint-Albert ?

Nous l’ignorons. Mais, à défaut du document qui nous serait si précieux, c’est à foison que l’on citerait les lettres adressées par les missionnaires de l’Extrême-Nord à leurs supérieurs pour les renseigner simplement sur la condition de leurs chrétientés. Nous les laisserons dans l’ombre, peut-être dans l’oubli, d’accord certainement avec le souhait de leurs auteurs, qui mirent plus de prix aux conquêtes qu’ils eurent le bonheur de faire au Royaume de Dieu, et qu’il nous faut raconter, qu’à la somme des souffrances que ces conquêtes leur ont coûté. Bornons-nous, pour les temps passés, au témoignage particulier de Mgr  Clut, l’évêque auxiliaire d’Athabaska-Mackenzie. Il écrit de la mission de la Nativité, sur le lac Athabaska, mission la plus méridionale du vicariat :

« … 11 mars 1874… Les lettres d’Europe et du lac la Biche sont enfin arrivées. On les attendait avec une vive impatience depuis le 20 février, leur époque ordinaire. Partout, on ne parle que de progrès. Ici, dans notre pauvre Nord, nous allons en sens inverse… »


« En somme, les nouvelles étaient bonnes. Il n’y a qu’une chose qui m’a bien contrarié : c’est que je puis conclure que nos missions vont être dépourvues de tout, au moins durant une année, et que, de plus, elles ne recevront peut-être pas un sac de farine entre elles toutes. Déjà, l’année dernière, nous n’avions reçu que bien peu de marchandises et point du tout de farine. Nous étions donc déjà dans une profonde disette, et nous le serons bien plus cette année. La raison en est que nous ne recevons que maintenant les commandes faites lors de la guerre. Nous redoutions alors de manquer de fonds nécessaires, et nous les avions réduites de moitié. L’année 1874 même, nous n’avions rien commandé, de sorte que le peu qui devait nous arriver en 1873 a été réparti en deux ans. C’est ce qui fait comprendre le dénuement dans lequel nous allons nous trouver. Quant à la farine, je crains bien que nous n’en aurons pas même cette année pour faire des hosties. Tout cela m’afflige beaucoup ; non pour moi, mais pour nos pères, nos frères et nos sœurs de Charité. Que c’est dur pour un père comme moi de voir souffrir les siens, et de ne pouvoir leur donner un simple morceau de pain, cet aliment si commun en pays civilisé, pour les soulager !  »


L’année suivante, 1875, Mgr  Clut se trouvait à la mission de la Providence, au nord du Grand Lac des Esclaves, lorsque le courrier d’hiver lui parvint. C’était le Frère Boisramé qui l’apportait du lac Athabaska, où Mgr  Clut l’avait envoyé chercher quelques provisions.

De fait, le bon frère n’apportait rien que les lettres et son extrême fatigue, après quarante jours de marche à la raquette.

Mgr  Clut écrivit alors dans son même cahier intime :

« 21 février. — Les nouvelles d’Athabaska sont bien mauvaises. Il y a disette. Cette disette nous fait grandement craindre

que faute de provisions de bouche pour équiper les barges de la

Compagnie, nous ne soyons encore menacés de ne rien recevoir. Alors, que deviendraient nos pères et nos frères presque tous déjà ruinés de santé ! Dans quel état de privations serions-nous réduits tous ensemble ! Rien pour nous couvrir ; rien pour acheter de la viande ; pas une livre de farine : telles sont les privations dont nous sommes menacés. Que deviendraient nos missions ? Que deviendraient nos orphelins, à la Providence et à Athabaska ? Que deviendraient nos écoles ? Espérons que la Providence viendra encore à notre secours de quelque manière imprévue. Depuis environ sept ans, nous sommes toujours dans la plus grande incertitude et la plus grande anxiété. Pourrons-nous encore tenir l’année prochaine ? N’allons-nous pas manquer de tout ? Ah ! Dieu seul et nous, savons à quelles privations nous avons été réduits ! »


Sur ce cri de détresse poussé au fond du Mackenzie, et comme prolongeant celui de Mgr  Grandin, laissons passer quarante-trois ans.

Nous sommes en 1918.

Le 9 juillet de cette année, les journaux catholiques du Canada publient cette lettre, écrite par Mgr  Breynat, débarquant à Montréal, au retour d’un voyage accompli dans les intérêts de son vicariat apostolique :


En arrivant de Rome, j’apprends qu’un grand malheur, un vrai désastre vient de frapper nos missions du Mackenzie.

Nous nous réjouissions de ce que la construction de la nouvelle voie ferrée des Great Waterways nous avait permis de transporter notre approvisionnement annuel au fort Mac-Murray. Nous avions ainsi évité les 130 kilomètres de rapides de la rivière Athabaska qui, chaque année, engloutissaient ou endommageaient une quantité plus ou moins grande de nos marchandises. Du même coup, nous avions assez économisé pour faire face à la hausse des prix, sans trop avoir à retrancher du peu de confort heureusement introduit dans nos missions, au cours des dernières années. Nos marchandises se trouvaient au pied des rapides, dans un bon hangar : à la débâcle, ce n’eût été qu’un jeu de les expédier à destination.

La débâcle se produisit au mois dernier, mais une digue se forma, à trois milles environ en aval du fort Mac-Murray ; l’eau, ne trouvant aucune issue, envahit les deux rives, couvrit le plateau sur lequel est construite la petite ville, et atteignit huit pieds de haut dans notre hangar qui fut déplacé, malgré sa charge, et faillit être emporté par la glace. Le sauvetage fut pénible et très lent à cause de l’amoncellement de la glace. Ce fut une perte de quinze à dix-huit mille piastres (de soixante-quinze à quatre-vingt-dix mille francs).

Un accident analogue, arrivé, il y a trois ans, sur la rivière la Paix, nous contraignit à avoir recours aux petites réserves que chaque mission, à force d’économies, avait pu mettre de côté[1]. Pour comble, nos pêches de l’automne dernier ont été très malheureuses. Ce n’est pas que le poisson ait fait défaut, mais le froid et le vent nous ont empêché de le rendre à destination. Quatre bateaux furent pris dans les glaces et plus ou moins brisés, à une distance variant de 30 à 50 kilomètres de la mission. Le poisson qu’on put sauver dût être transporté à grands frais sur la glace avec des chiens. D’où des dépenses considérables qu’il nous faut maintenant solder, en même temps que celles encourues pour réparer ou renouveler les bateaux.

Il y eut, évidemment, l’hiver dernier, un surcroît de privations chez nos missionnaires, nos religieuses, etc. Je n’ai pas reçu une seule plainte. « Nous nous sommes tirés d’affaire du mieux que nous avons pu », se contente-t-on de me dire.

Mais comment ferons-nous l’hiver prochain, si nous ne recevons promptement du secours ? Trois cents personnes environ dépendent du vicaire apostolique pour la nourriture, le vêtement et le logement. Les besoins sont actuellement si nombreux partout et les appels à la charité si fréquents que j’ai bien hésité à tendre la main. Mais la faim fait sortir le loup du bois, et elle donne aux plus timides le courage de devenir mendiants.

Trouvera-t-on mauvais que je vienne en toute simplicité exposer notre situation, et soulever un peu le voile qui cache les dévouements de ces vaillants et de ces vaillantes qui font de plus en plus l’admiration de ceux qui les voient à l’œuvre ? Coûte que coûte, je le sais, nos missionnaires tiendront bon, nos religieuses garderont leurs orphelins et leurs vieillards ; chacun « fera comme il pourra », avec ce qu’il aura à sa disposition. On ne regarde pas à une privation de plus dans le Mackenzie. Mais n’y aura-t-il pas quelques lecteurs qui se laisseront toucher et trouveront le moyen, fût-ce au prix d’un nouveau sacrifice, de m’aider à diminuer leurs privations ?… »


Quelques jours après, Mgr Breynat pouvait écrire, tout à l’honneur de la charité canadienne :


Les aumônes reçues dépassent de beaucoup ce que j’avais osé espérer. Nous n’arriverons pas sans doute, loin de là, à couvrir toutes nos pertes. Mais si le courant de la charité publique envers nous continue encore quelque temps avec la même générosité, j’entrevois la possibilité de nous procurer, avant l’hiver, les articles les plus indispensables. Et que pouvons-nous désirer de plus en ces temps difficiles ! Nos missionnaires, qui n’ont pas perdu l’habitude des privations, sauront se contenter de peu. C’est ce qui a fait leur force dans le passé ; c’est ce qui la fera dans l’avenir…


Une conclusion s’échappe de ces témoignages des évêques du Nord. La profonde, l’incurable souffrance du missionnaire ne lui vint jamais de sa propre misère. Il s’y attendait. Ses maîtres du noviciat et du scolasticat l’y avaient préparé. Et même cette ressemblance privilégiée avec le divin Pauvre, entrevue par le rêve généreux de son enfance, n’avait-elle pas été l’aimant séducteur de sa vie sacerdotale et apostolique ? De bonne heure, et avec la sincérité de saint Paul, il a donc pu dire : scio esurire et penuriam pati, je sais souffrir la faim et le dénuement. L’objet de son inquiétude, de ses labeurs, c’est l’établissement de la foi dans les âmes, son maintien, son progrès, en face des obstacles accumulés contre l’œuvre de Dieu par toutes les forces du pays le plus inhospitalier du monde. Ce n’est pas pour sa propre vie qu’il a lutté et qu’il lutte encore, — c’est pour la vie de ses chères missions.


On vient d’entendre le chiffre des pertes, au désastre du fort Mac-Murray : si nous ajoutons la valeur de ce qui ne fut point perdu, nous atteindrons 150.000 francs. Et cette somme doit être trouvée, chaque année, pour le seul vicariat du Mackenzie.[2]

D’où viendront les ressources ?


D’abord, pas du pays lui-même, presque inexploité encore. Ses forêts, son pétrole, sa houille, son goudron, son cuivre, son argent, son or seront mis en valeur un jour… Mais dans combien d’années ?

Point des indigènes non plus. Lorsqu’il « travaille pour le père », l’Indien du Nord entend se faire payer, nourrir et habiller, lui-même, sa femme et ses enfants, tout le temps que dure son ouvrage. Il ignore, d’autre part, le devoir qui incombe à tous les chrétiens de soutenir les ministres de l’Autel.

Est-ce inintelligence sauvage ? Non. Il se trouve en Colombie Britannique trois grandes familles de la même nation dénée, que Mgr Durieu, « ce missionnaire, des missionnaires », est parvenu à instruire de leur devoir, et qui donnent de bonne grâce, aussi généreusement que nos meilleurs fidèles de race blanche. Les Dénés qui fréquentent l’Île à la Crosse, mission voisine de l’Athabaska-Mackenzie, sont pareillement dévoués au soutien de leurs pasteurs.

Les fondateurs des missions de l’Extrême-Nord ne jugèrent pas opportun de prêcher à leurs néophytes la doctrine du support du prêtre.[3]

La manie de mendier, que trouvèrent d’ailleurs les missionnaires parmi les sauvages, ne suffisait-elle pas à les décourager dans l’entreprise de faire appel à leur libéralité ? Certaines tribus triomphent dans ce métier de quêteurs :

« Un Montagnais peut vous demander jusqu’à votre dernière chemise, avait-on dit au Père Taché, lorsqu’il partit pour sa première mission. » « Et, en effet, écrit-il » à peine installé parmi ses Indiens, l’un d’eux m’aborde un jour, et me dit :.

« — Donne-moi une chemise.

« Je m’en excusai sur ma pauvreté. Il insista ; puis, cherchant du doigt le collet de ma chemise :

« — En voici une, dit-il, qui est — presque nette, et tu dois en avoir une pour la remplacer quand elle sera sale. Donne-moi donc celle que tu as sur toi. »


Quelque extravagante que soit la demande du sauvage, si le Père n’y fait droit aussitôt, il peut être assuré de devenir le point de mire de tous les quolibets d’avarice, de mesquinerie, que la riche langue indienne pourra inventer. On raisonnera ainsi sur son refus :

« Le Père avait ce que je voulais. Je lui ai dit : « Donne-moi cela. » Il m’a dit : « Non. Je le garde pour l’hiver, afin de pouvoir vous secourir plus tard. » Donc c’est un ladre, le Père. Ah ! il ne nous ressemble pas, nous qui ne gardons jamais rien pour nous ! »[4]

Sans vouloir fournir de fausses armes aux niveleurs bolchevistes, où cégétistes, il nous faut reconnaître que le trait foncier du caractère de notre Indien, c’est le communisme. L’idée de propriété personnelle se serait-elle jamais développée en sa conscience, sans le contact qu’il a pris avec la civilisation ?

À peine a-t-il touché le prix de ses fourrures — une vraie fortune parfois — qu’il convoque tous ses amis, et que la fête bat son plein. En peu de jours tout est dévoré. Un chasseur a-t-il abattu un ours ou un orignal ? Aussitôt un feu de signal s’élève dans la forêt ; et la tribu, de toutes parts, accourt au festin. Encore si ces pauvres gens réglaient leurs appétits, ou du moins s’ils pensaient au lendemain, lorsque leur faim est assouvie ! Mais non.

De ce communisme sans réserve, de cette intempérance devant la curée, de l’imprévoyance congénitale de la race, et surtout de l’insuffisance d’un gibier disséminé dans les forêts boréales, il résulte que le bien-être et l’apaisement de la faim ne sont que de rares trêves dans la vie de nos Indiens, et que, si parfois il recevait de ses enfants un peu de sa subsistance, le missionnaire du Mackenzie, bon saint Vincent de Paul, le leur rendrait bientôt, ajoutant ce surplus aux aumônes de sa bourse et aux dévouements de sa tendresse.

Cette autre question était posée aux évêques-missionnaires par la Congrégation de la Propagande, en 1880 :

« — Quelles sont les maladies les plus ordinaires ?

« — La maladie la plus commune, répondit encore Mgr Grandin, et je puis dire la plus dangereuse, est assurément la faim. La disette dans mon diocèse est comme la persécution dans l’Église : elle existe toujours en quelque point. Je suis certain qu’il n’est pas un enfant sauvage de sept ans qui n’ait passé plusieurs jours sans manger.[5] Beaucoup, pour ne pas mourir, mangent des aliments gâtés, des racines et des plantes. Le sauvage poussé par la faim mange ses vêtements de cuir, sa tente, etc… Le sauvage infidèle mange sa femme et ses enfants. Ce n’est pas seulement le sauvage qui souffre de la faim ; le missionnaire aussi est exposé à des jeûnes rigoureux, surtout dans les voyages ; lui aussi est obligé d’en venir aux expédients pour sauver son existence. L’hiver dernier encore deux Pères de la partie sud-ouest du diocèse se sont trouvés dans la nécessité de manger du loup empoisonné (on tue les loups avec un poison très actif), du chien et une foule de choses dont on ne croirait pas que l’homme pût se nourrir… »

La famine est donc, en définitive, la noire souveraine de ces immensités perdues. C’est dans sa main spectrale qu’il faudrait placer la plume qui raconte la vie du Nord, pour mettre les descriptions d’accord avec la vérité. C’est elle qui règle la marche des groupes nomades à travers les steppes et les bois. C’est elle qui décime les familles, les tribus, la nation. C’est elle qui extermine des camps entiers, dont on retrouve les cadavres en débris sur le sol, à la fonte des neiges. C’est elle qui nous apprendrait sans doute ce que sont devenus tels commerçants, tels explorateurs, tels serviteurs de ceux-ci, dont les survivants ont raconté qu’ils s’étaient perdus dans la poudrerie, mais dont les Indiens, reconnaissant un jour les restes sanglants, se disent entre eux que les plus faibles furent mangés par les plus forts.

Un mot de notre langue française, dont le sens va s’adoucissant de plus en plus pour nous, se conserve du moins, avec sa rigueur, dans les langues sauvages du Nord : jeûner.

Jeûner, c’est n’avoir plus mangé pendant des jours, pendant des semaines quelquefois.

Lorsque le dernier chasseur est rentré, sans avoir « rien vu », et qu’il n’y a plus d’espoir, les faméliques, dévorés par la fièvre de leurs entrailles et par la combustion du froid, s’acheminent, aidés de deux bâtons, vers le poste de la Compagnie, ou vers la maison du missionnaire. Plusieurs tombent, au milieu du long voyage, et les loups, qui suivent par instinct ces tristes caravanes, en ont vite fait leur proie. Quelques-uns arrivent au fort, ou s’en approchent assez pour faire « avertir les Blancs ».

À ces cadavres qui se traînent, convient littéralement la parole de Job, que nous redisons à l’office de la Commémoraison des morts : Pelli meæ, consumptis carnibus, adhæsit os meum, et derelicta sunt tantummodo labia circa dentes meos ! Les yeux dilatés et sans regard dans leur grand cercle noir, les dents sèches et longues dans leurs gencives exsangues, les lèvres collées sur leurs mâchoires, la peau mâte, terne, plissée jusqu’aux ongles, ils viennent tomber aux pieds du missionnaire, n’ayant même plus la force d’exprimer une plainte, une prière…


L’infécondité d’un sol éternellement glacé, l’extrême isolement des régions arctiques, la misère presque permanente des sauvages : voilà donc le vrai cadre de vie et d’action où notre sympathie doit voir cinquante missionnaires, autant de religieuses enseignantes ou hospitalières, et des centaines de vieillards, d’orphelins et de malades, les yeux levés au ciel vers le Dieu des pauvres, les bras tendus, par delà leurs neiges et leurs glaces, vers les pays plus doux, vers la charité, capable de donner un peu de son or et beaucoup de son cœur.

Eh bien ! le Dieu des pauvres et des orphelins a entendu cette prière. La charité, « vierge pure et féconde », n’a jamais cessé de sourire, depuis soixante-quinze ans, sur ce désert de la désolation.

Voici, en tête de la bienfaisance, l’œuvre éminemment catholique de la Propagation de la Foi. On sait quelle patrie fut son berceau et quelle même nation l’alimente toujours, plus abondamment que toute autre, quels que soient ses malheurs, et quelles que soient les persécutions qu’y déchaînent les légions du mal contre ceux qui donnent à la « propagation de la foi catholique » le meilleur de leur argent, de leurs travaux et de leur sang.

Sans le secours de la Propagation de la Foi de Paris et de Lyon, les missions du Nord-Ouest américain, les missions de l’Extrême-Nord en particulier, n’eussent jamais été. Les missionnaires, venus plus tard avec le développement de ces contrées, eussent trouvé tous les Indiens gagnés au protestantisme ou définitivement enracinés dans le paganisme. Mgr Taché, premier archevêque de Saint-Boniface, récapitulant les événements de sa carrière apostolique, s’en exprimait ainsi :

« Pour se faire une idée juste de la position des nôtres, il faut se souvenir que la plupart de nos missions ont été commencées dans des forêts presque inaccessibles et au milieu de sauvages pauvres, grossiers et alors païens. Les allocations de l’œuvre admirable de la Propagation de la Foi, aidées plus tard de celles de la Sainte-Enfance, ont été nos seules ressources pendant de longues années. »


La Sainte-Enfance continue à aider la Propagation de la Foi par des contributions considérables. Beaucoup d’orphelins lui doivent leur salut.


L’Œuvre Apostolique se dévoua également. L’année 1873- 1874, elle préserva même de la disette tout le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Elle soutient et développe encore son précieux concours.


Est-il besoin d’ajouter qu’à la lecture des rapports publiés sur nos missions glaciales, d’autres âmes généreuses se sont attendries ; et que, de tous les points du monde, des aumônes sont parvenues aux évêques missionnaires, obole de la veuve le plus souvent, et si agréable à Dieu, don matériellement plus large quelquefois du riche : toutes offrandes qui se présentent sous la parure exquise de la reconnaissance surnaturelle, pour l’honneur d’avoir pu servir le bon Dieu dans ses pauvres. Une des dernières lettres disait :

« Merci, Monseigneur d’avoir bien voulu accepter ma modeste contribution pour vos chers pauvres. »


Sur ces uniques secours, secours assurés de la Propagafion de la Foi et de la Sainte-Enfance, secours instables de la charité privée, les missions du Nord, avec leurs deux orphelinats-hôpitaux, vécurent jusqu’en 1899.

À cette date, le gouvernement canadien offrit aux sauvages de l’Athabaska, et, l’année suivante, aux tribus voisines du Mackenzie, une sorte de traité, aux clauses duquel les Indiens abandonnaient certains droits sur leur terrain. Des compensations que proposait le gouvernement, la principale était une allocation en faveur des écoles, allocation déterminée pour un nombre d’enfants fixé d’avance.

Ce fut le signal de la grande marche.

Couvents, orphelinats, hôpitaux, pensionnats, écoles rurales se multiplièrent. Le Mackenzie compte aujourd’hui six de ces établissements, confiés aux Sœurs Grises ; et l’Athabaska huit, confiés aux Sœurs de la Providence.[6]

Mais aussi, comme il en a été depuis la fondation de l’Église par Notre-Seigneur, le zèle des apôtres de l’Extrême-Nord a devancé démesurément leurs moyens d’action ; et voilà comment il se trouve que le problème de la subsistance des œuvres, loin de se résoudre, s’est compliqué, et que jamais les missionnaires ne se sont vus chargés de tant de soucis.

Mgr Grouard, ne parlant que de son vicariat d’Athabaska, écrivait, en 1905 :

Le nombre des enfants dans nos écoles est de 312, y compris les 18 de l’école du Père Josse. Le gouvernement donne des subsides pour 100 enfants sauvages. C’est la même somme accordée aux écoles du Manitoba et du Nord-Ouest, sans tenir compte de l’énorme différence des situations, et, par conséquent, elle est de beaucoup insuffisante. Cependant nous sommes heureux d’obtenir ce secours, sans lequel on n’aurait même pas songé à fonder les trois nouveaux couvents. La Propagation de la Foi, la Sainte-Enfance, quelques revenus et le travail de tous permettent de soutenir ces œuvres.


Le travail de tous.

Ces simples mots de l’humble prélat, sur lesquels glisserait si rapidement la lecture, entr’ouvrent, sous nos

yeux, la mine profonde qui recèle le capital foncier des institutions apostoliques de l’Extrême-Nord.

Le travail de tous, c’est-à-dire le travail de l’évêque lui-même, le travail du simple prêtre, le travail de la Sœur Grise, le travail de la Sœur de la Providence, et surtout le travail du frère convers Oblat de Marie Immaculée.

Travail d’économie d’abord.


Il alla si loin que les religieuses se confectionnèrent quelquefois des robes grises avec des sacs de toile d’emballage hors d’usage, tandis que les missionnaires se taillaient leurs vêtements dans la peau des animaux sauvages. Pas un meuble indispensable de nos jours encore, dans ces résidences ensevelies sous les neiges. Durant les longues soirées de l’hiver, une seule petite lampe s’allume et se pose sur le milieu de la table « de famille ». À l’heure prescrite par la règle pour le silence et le recueillement, elle voit la communauté entière lui former couronne, chacun lui tournant le dos, afin de lui prendre quelques rayons pour son livre d’étude ou de prières.


Travail d’activité incessante, dans les rudes ouvrages.

Mgr Grouard les racontait de la sorte, 36 ans après l’érection du vicariat apostolique d’Athabaska-Mackenzie, au chapitre général de 1898.[7]

« Les travaux de tous genres s’imposent aux Pères comme aux Frères. Instruire nos sauvages, et pour cela étudier leurs langues ; faire des livres qu’il nous faut imprimer et relier ; confesser ; visiter les malades à des distances parfois considérables, soit en hiver, soit en été ; faire l’école là où la chose est possible : voilà, comme partout ailleurs, la besogne des missionnaires du Nord. Mais ils sont obligés aussi de se livrer à une foule d’autres travaux pour se procurer leur maigre subsistance, ou pour se mettre à l’abri du froid.

« En conséquence, ils aident les Frères à la pêche, aux bâtisses, au bûchage, etc., et au jardinage, là où le sol peut se cultiver avec quelque chance de succès.

« C’est dire que les soucis de l’existence matérielle, la lutte pour la vie prennent une très grande part dans nos occupations. Et qu’on veuille bien remarquer qu’il ne s’agit pas seulement de se procurer quelque bien-être ou de vivre plus ou moins confortablement, cela ne vaudrait pas la peine d’en parler ; mais qu’il s’agit réellement de ne pas mourir de faim et de froid.

« Personne n’est donc dispensé du travail, s’il veut vivre dans nos missions. Nous ne pouvons pas y manger notre pain à la sueur de notre front ; mais il faut suer pourtant pour nous procurer soit une patate, soit un poisson, soit un morceau de viande sauvage.

« Cependant, dans les missions où nous avons des établissements de religieuses avec écoles et orphelinats, les difficultés de l’approvisionnement sont beaucoup plus grandes que là où un Père réside seul avec un Frère. C’est pourquoi nous avons besoin d’y entretenir un personnel plus nombreux, surtout un fort contingent de frères convers, sans lesquels ces œuvres seraient impossibles. »

Nous n’insisterons pas ici sur ces dévoués auxiliaires du prêtre missionnaire, les frères convers. Quelques pages seraient trop peu pour faire connaître leur mérite. Nous leur consacrerons un livre[8]. Indiquons seulement, dans un bref aperçu, en quoi ils justifient les paroles de confiance de leurs évêques.

Les ressources, énumérées plus haut, ont permis l’établissement des missions, il est vrai ; elles ont pourvu aux voyages de chaque année ; elles fournissent les vêtements et l’outillage nécessaire ; elles assurent l’acquisition et le transport des articles d’échange qui doivent payer les services des engagés ; elles procurent même une réserve de farine et de conserves alimentaires dont vivraient, durant quelques jours, les missionnaires et leurs pauvres. Mais point davantage. La réelle bienfaisance de la charité, mère de ces ressources, aura été de rendre possible, et de moins en moins pénible, le travail assidu des mains nourricières, le travail de tous.

Or, ce travail ne peut être confié aux Indiens, trop souvent paresseux et exigeants, si ce n’est au second plan, sous une direction vigilante. Le prêtre, d’autre part, ne saurait, sans sacrifier l’essentiel de son saint ministère, assumer les soins de cette direction et de cette surveillance. À plus forte raison, ne pourrait-il accomplir le principal de l’ouvrage, dont l’Indien est incapable.

Ici paraît le frère convers.

Fidèle à la vocation sublime que Dieu lui a donnée, il arrive avec sa bonne volonté, avec ses bras, avec son esprit d’apostolat. Religieux et missionnaire comme le prêtre, il ne lui manque que l’instruction achevée et le caractère sacerdotal.

À lui la tâche et l’honneur de loger et de nourrir les serviteurs de Dieu.

Son chantier est immense comme le vicariat auquel il appartient. Il aura à cultiver le maigre jardin, à arracher à la forêt les bois de construction et de chauffage, à amasser le foin nécessaire à quelques animaux que l’on élève dans les missions les moins glaciales, à aller chercher les dépouilles des fauves tués par les chasseurs sauvages, à entretenir les équipages des traîneaux, etc.

Mais le grand travail du frère convers sera la pêche.


Le poisson constitue, en effet, le fond de l’alimentation du Nord. S’il était constamment assuré, les habitants de ces tristes régions s’estimeraient tout à fait heureux. C’est que le poisson du versant de l’océan Glacial Arctique est délicieux. Il est si gras qu’il se cuit dans sa propre graisse, et qu’il n’est besoin d’autres condiments pour le rendre succulent. Il est si varié qu’une espèce semble avoir été accommodée pour chaque goût par la Providence : ce sont principalement le brochet, la carpe, la truite, l’inconnu (saumon blanc), le hareng, le poisson-blanc, le poisson-bleu.


Une truite du Grand Lac de l’Ours
Ces poissons fourmillent dans les eaux septentrionales ; mais en des endroits qu’ils préfèrent, et qu’il s’agit de trouver. Tous migrateurs, ils vont des lacs aux rivières et des rivières à la mer, par espèces, par saisons, en des passes gigantesques.

C’est à la passe d’automne qu’il faut les prendre, rapidement, juste au temps voulu pour qu’ils se conservent gelés, et en grande quantité.

Vingt-cinq mille poissons ne sont pas trop pour nourrir, un hiver durant, cent cinquante bouches : pères, frères, religieuses, vieillards, enfants et chiens — qu’on nous pardonne ce rapprochement, la seule différence entre les personnes et les chiens, au point de vue que nous traitons, étant que ceux-ci avalent leur ration du jour toute crue et en une fois, et que les hommes la mangent cuite, s’il se peut, et en trois fois.

La pêche d’automne requiert une patiente préparation, un agrès considérable, de longs et dangereux voyages. Peu de missions ont leur bassin de pêche dans leur voisinage. Ainsi les bassins du fort Providence sont à 64 kilomètres, ceux du fort Simpson à plus de 240 kilomètres. Entre la mission et le vivier d’occasion, il y a toujours des lacs houleux à traverser ou des rivières rapides à remonter.

Il est bien rare que ces entreprises finissent au souhait de tous.

Si la migration du poisson s’accomplit au temps calculé, si les vents ne paralysent pas les barques, si les vagues de fond n’emportent pas les filets tendus, si les glaces ne viennent pas briser la cargaison, ou l’immobiliser loin de la mission, si la capture rendue à bon port n’est point gâtée par quelque chaleur tardive, l’hiver verra la sécurité joyeuse s’asseoir, à côté de la reconnaissance envers Dieu, à la table du missionnaire, des religieuses, des malades et des orphelins. Mais que l’une de ces conditions vienne à faillir, c’en est fini. Il faudra, selon le cas, établir aussitôt le régime rationné ; se résoudre à manger une chair plus que… faisandée, que refuseraient nos chiens d’Europe ; ou encore passer les mois de l’hiver au dur travail de la pêche sous la glace.

Relisons ce fragment d’une lettre adressée à une bienfaitrice de France, après la pêche de l’automne 1898, par le Père Lecorre, supérieur de la mission de la Providence, sur le fleuve Mackenzie. Tout y est contenu :


… Je ne sais ce que l’année qui va s’ouvrir nous réserve à nous dans cette mission. Mais la fin de celle-ci m’apporte bien des soucis. C’est vite fait, à Bordeaux, de trouver, moyennant quelques sous, le morceau de pain qui défraiera le repas du jour. Mais ici il faudrait faire quelque cent lieues avant de nous le procurer. Notre ressource principale est dans l’eau du lac et des grands fleuves qui s’en épanchent ; et, l’automne, nous mettons nos filets de pêche dans les bassins propices afin de prendre, dans quelques semaines, assez de poissons pour passer l’hiver. Généralement la glace ne vient interrompre cette pêche que vers la fin d’octobre. Mais cette année, dès la fin de septembre, elle est venue nous jouer le plus vilain tour du monde. Une violente bourrasque du Nord, accompagnée de tourbillons de neige, l’a apportée au galop, la brisant, la reformant à mesure, et finissant par emporter, à la merci des vagues furieuses et des glaçons, la plus grande partie de nos filets. Que faire ? Outre la perte énorme de ces engins de pêche, nous n’avions pas encore le tiers du poisson qu’il nous faut. Nous nous disions, pour nous encourager, que ce froid prématuré ne persisterait pas et que l’été indien, comme on dit ici, reviendrait nous permettre d’utiliser ce qui nous reste encore de filets. Hélas ! vain espoir ! le fleuve a continué de charrier des glaces ; la neige s’est accumulée au lieu de fondre ; et nous voilà réduits à pêcher, presque tout l’hiver, sous la glace.

La pêche sous la glace : cela est bien vite dit, et, en France, on ne conçoit guère ce qu’il y a de fatigues et de souffrances, sous ces quatre petits mots : pêcher sous la glace.

D’abord, il faut aller bien loin ; car le poisson, en hiver, se réfugie dans les profondeurs des grands lacs ; et la moindre distance d’ici, pour l’atteindre, est au moins deux jours de marche. Voilà donc deux de nos bons Frères obligés d’aller séjourner durant quatre à cinq mois loin de nous, sous une tente de peau. S’ils avaient encore du bois à discrétion pour résister, par un bon feu, à des températures de 35 à 40o de froid ! Mais non ; ils vont se rendre dans une île bien dépourvue sous ce rapport. Puis quel travail, et même, peut-on dire, souvent quel martyre, de se tenir, le jour entier, par des froids pareils, sur une plaine de glace immense et à découvert, exposés à des vents glacés et à des poudreries de neige aveuglantes ; de creuser des bassins dans une glace de quatre, cinq et six pieds d’épaisseur, bassins qu’il faudra refaire le lendemain, car le froid de la nuit se chargera bien de les refermer ; d’avoir des heures et des heures, les mains nues dans l’eau et la glace, tandis que les pieds restent immobiles dans la neige ; ce qui occasionne parfois des douleurs intolérables ! Et puis, ce poisson que l’on prend au prix de tant d’épreuves, il faut bien le rendre ici. Encore deux frères et deux traîneaux à chiens continuellement en route à cet effet ; quatre jours de marche à la raquette. Ce ne sont pas des voyages d’agrément dans ces rigueurs de la saison. Les hommes endurent de grandes fatigues, et les chiens encore plus : qu’ils gagnent bien la triste pitance qu’on leur réserve pour chaque soir en voyage ! Encore, Dieu soit loué si la pêche réussit dans ces conditions ! Mais parfois le poisson manque dans ces rudes hivers. Et alors !… Comprenez-vous cet alors de souci pour le pauvre père de famille ? N’avoir rien pour calmer la terrible faim des siens ! Heureusement, nous avons affaire à la divine Providence, et nous pouvons toujours avoir recours à la prière, à celle surtout de nos chers petits enfants. Notre bon Père du ciel ne nous délaissera pas…


Oui, la prière, prière des petits enfants, prière des sœurs de la Charité, prière du missionnaire, voilà le refuge suprême de la confiance courageuse et le dernier secret du triomphe de nos missions polaires, dans la lutte pour leur subsistance.

Elles furent spécialement confiées, ces prières, à saint Joseph, père nourricier du divin Ouvrier et des pauvres. C’est lui que le vicaire apostolique du Mackenzie a nommé son Procureur en Chef. C’est en son honneur que sont chantées les messes d’actions de grâces pour tous les bienfaits.

Et jamais saint Joseph ne trompa la prière de ses enfants du Nord. Il se fit leur providence. Il apporta sans cesse le nécessaire, et souvent un peu de superflu. Il lui arriva de se cacher, comme pour laisser mieux voir que tout était humainement perdu ; mais il reparut toujours, à l’heure critique, ne reculant même pas devant le miracle, s’il fallait le miracle…

N’est-ce pas un miracle permanent déjà que de tous nos missionnaires, de nos religieuses et de nos orphelins, nul ne soit mort de faim, en ces trois quarts de siècle ? Qu’il soit donc béni, le grand Travailleur invisible de nos missions glaciales !


L’une des dernières interventions merveilleuses du saint Pourvoyeur, que nous ayons apprise, sauva d’une famine imminente l’orphelinat Saint-Joseph, au fort Résolution, sur le Grand Lac des Esclaves. Elle date du mois de mars 1917.

La pêche de l’automne avait été insuffisante, et la chasse à l’orignal, sur laquelle on compte toujours un peu pour « combler les vides », avait fait entièrement défaut, tout l’hiver.

Aux caribous (rennes), il ne fallait pas songer. Leurs troupeaux ne fréquentaient plus, depuis des années, ces parages du Grand Lac. De plus, c’était l’époque de leur retour à la mer Glaciale. Des sauvages arrivés de l’est du lac, à 500 kilomètres du fort, avaient dit que les bois favoris des rennes pour leur hivernement étaient désertés.

La pêche sous la glace n’avait jamais été si misérable. Les frères Kérautret et Meyer, qui étaient allés se loger sur un îlot lointain, avaient pris quatre truites en dix jours, avec leurs 70 hameçons tendus ensemble, sur un long espace, dans l’eau profonde. La visite de ces hameçons avait même failli être fatale au Frère Meyer. S’avançant, un matin, dans la brume qu’écrase toujours un froid de plus de 40 degrés centigrades, il n’aperçut pas une large crevasse qui s’était formée pendant la nuit et il y tomba. Il ne dut son salut qu’au long manche d’un outil, destiné à creuser des bassins, qui se posa en travers sur la glace, et auquel il se trouva suspendu par les mains.

Cependant les réserves achevaient de s’épuiser. Cent orphelins, dix sœurs et autant de pères et frères ressentaient les premiers tiraillements de la faim.

Un soir, le Père Duport, supérieur de la mission, n’en pouvant plus d’inquiétude, alla au réfectoire, où il trouva les enfants attablés autour de petits morceaux rôtis des derniers poissons. Prenant l’air mécontent, il dit :

— Mes enfants, si nous sommes dans la misère ce n’est pas la faute de nos Frères : ils ont tout essayé ; ni de vos bonnes Sœurs : elles ont tout sacrifié pour vous. C’est votre faute, à vous !


Rennes (caribous)

Plusieurs crurent qu’on leur reprochait de trop manger et se mirent à sangloter.

— Ce n’est pas cela, reprit le Père supérieur. Si je suis fâché, très fâché, c’est que vous ne priez pas saint Joseph avec assez de ferveur. Voilà, ce que je veux dire.

Sur cette explication, tous les petits se lèvent et promettent de prier « de toutes leurs forces ».

La Sœur supérieure, mise en demeure de fixer le nombre des caribous, répond qu’il en faut cent, pas un de moins.

— Eh bien, mes enfants, à genoux !

Une nouvelle neuvaine commence, séance tenante, pour sommer saint Joseph de procurer les cent caribous.

Le surlendemain, c’était la fin des vivres.

Le Pèrè Duport fit venir les deux chasseurs engagés de la mission :

— Attelez tout de suite vos chiens, et partez. Les sauvages haussèrent les épaules :

— Mais tu sais bien comme nous, Père, qu’il n’y a rien, plus rien. C’est impossible.

— Partez, vous dis-je. Allez nous tuer cent caribous, pas un de moins. Saint Joseph nous les doit, puisqu’il nous les faut et que nous les lui demandons. Il vous les enverra.

Tout à fait certains qu’ils allaient à un échec, mais payés pour cela, les deux hommes partirent. Ils n’avaient pas marché deux jours, courte distance pour nos pays, qu’une armée innombrable de rennes débouchait sur le lac, devant eux, et venant de l’est, contre toutes les lois suivies, de mémoire d’Indien, par ces animaux nomades.

Abasourdis de voir si subitement, et en ces lieux, plus de caribous qu’ils n’en avaient jamais rencontrés à la fois, les chasseurs se ressaisissent, se mettent en position, et procèdent à l’exécution de la bande, qui détale sur le flanc. Un renne tombait, et deux parfois, à chaque balle de leur puissante carabine. Le troupeau dispersé, les Indiens s’en furent compter les morts.

Il y en avait cent trois.

C’était au moment même où les Sœurs et leurs orphelins, réunis à la chapelle pour la neuvaine, suppliaient saint Joseph, « dans une prière à fendre l’âme », de donner vite les cent caribous, pas un de moins.


Le Père Duport, qui nous rendit compte lui-même de ce « haut fait » du cher saint du Mackenzie, finissait par cet avis, auquel c’est notre bonheur de nous conformer toujours :

« Si vous avez quelquefois un petit mot à adresser à vos auditeurs sur la puissance et la bonté de saint Joseph, n’oubliez pas de nous citer en exemple, car je suis persuadé, et ce n’est pas d’aujourd’hui, que c’est lui qui nous soutient et nous fournit largement tout ce qui est nécessaire à notre subsistance, dans ce vaste désert glacé. Nous l’avons prié souvent dans nos différentes entreprises ; et, à sa gloire, je dois dire que nous avons toujours été exaucés. »

  1. Sa Grandeur fait ici allusion à une inondation survenue aux Chutes du Vermillon. Comme le chemin de fer promis d’Edmonton à Mac-Murray tardait à atteindre son terminus, et que, comptant sur ce nouveau moyen, on n’avait plus préparé le voyage ordinaire par Athabaska-Landing et les rapides, il fallut, aux printemps de 1916 et 1917, diriger les effets du Mackenzie sur un chemin deux fois plus long, mais moins coûteux encore que celui des rapides de l’Athabaska : le chemin de la rivière la Paix. Le chemin de fer Edmonton-Dunnegan-and-B. C., ligne de la rivière la Paix, venait de toucher celle-ci à Peace River, lieu de sa jonction avec son affluent principal, la rivière Boucane (Smoky river). La navigation commençait à Peace River, en descendant la rivière la Paix elle-même jusqu’à la rencontre du fleuve Athabaska-Mackenzie. Seulement, à mi-chemin, se trouvent les Chutes du Vermillon, où il faut faire portage. C’est au pied de ce portage que l’inondation, dont parle Mgr  Breynat, compromit la moitié de nos marchandises.
  2. La source capitale de telles dépenses fut toujours la difficulté des transports. Ainsi, en 1876, époque moyenne du premier demi-siècle de nos missions du Nord, Mgr Faraud estimait à 25 piastres (125 francs) le seul transport d’un colis de 100 livres d’Angleterre au lac la Biche, c’est-à-dire environ les trois quarts de la valeur réelle de l’objet.

    Du lac la Biche au fort Mac-Murray, l’évêque ne pouvait transporter lui-même chaque pièce de 100 livres qu’aux prix de 20 à 25 francs.

    Au fort Mac-Murray, le tarif de la Compagnie ressaisissait la pièce, à raison d’une piastre (5 francs) de chaque fort-de-traite au suivant : soit 11 piastres de plus pour la mission la plus lointaine. Total : 200 francs de transport par 100 livres.

    Même à l’époque où l’on put acheter la farine à Winnipeg, au prix de 25 francs le sac, elle revenait à 110 francs, au fort Good-Hope. Un seul parti était de mise alors : se passer d’un tel luxe. C’est ce que l’on fit. Il n’y eut pendant près de cinquante ans qu’un peu de pain pour les grandissimes fêtes, ou pour les malades gravement atteints. Et même pas toujours.

    Tous les fonds disponibles servirent à se procurer les instruments indispensables, les habits, les articles de traite, l’ameublement. Plus tard vinrent les machines, scieries mécaniques, chaudières tubulaires, hélices, ferrailles volumineuses et lourdes.

    C’est par là que saignait la bourse du vicariat.</>

  3. On a donné de cette attitude des missionnaires les explications suivantes :

    1. — La Compagnie de la Baie d’Hudson, au temps de son monopole, exigeait qu’on lui remît toutes les fourrures ; et le sauvage n’avait plus rien alors qu’il pût donner pour sa dîme. À l’expiration du monopole, la Compagnie continua sa pression par la menace, à peine tacite, d’abandonner les transports, si la mission acceptait les offrandes de ses paroissiens.

    2. — Un autre système, qui se jugera de lui-même, attachait ces pauvres simples à la Compagnie, au détriment du missionnaire : l’effacement des dettes. Le commis-traiteur vendait sa marchandise à crédit et payait quand même toutes les pelleteries du naïf débiteur, à un taux qu’il était facile de mettre en harmonie avec la créance, quitte à lui déclarer, au bout de quelques années, que ses dettes étaient libéralement effacées du grand livre ». Le brave homme, se croyant l’objet d’une largesse, allait trouver le missionnaire, dont il avait eu soin d’emprunter aussi, le plus possible, et lui tenait ce langage :

    « Quand donc effaceras-tu mes dettes ? La Compagnie le fait bien ! Elle est donc plus généreuse que toi ! » Que pouvait répondre le pauvre Père, tenu de « ménager » en même temps ses modiques ressources et la Compagnie ?

    3. — Un écueil, non moins redoutable, était dressé par le

    protestantisme. Abondamment pourvu par ses sociétés bibliques, le

    ministre était là, sur le terrain du prêtre, imitant nos cérémonies liturgiques et appuyant son enseignement sur de copieuses

    distributions !

    « Si tu pries avec moi, répétait-il à chacun, je te donnerai de la farine, du sucre, du thé, des habits. Viens donc à mon prêche, Tu vois bien que tu n’as rien à attendre du priant français. Sa religion n’est pas la bonne, puisqu’il n’est même pas capable de te venir en aide ! »

    Sur quoi, le missionnaire voyait venir son fidèle :

    « Quand me donneras-tu du thé, des habits, comme le priant anglais ? Ne vois-tu pas que je fais pitié ? »

    Vraiment, n’était-il pas difficile, en pareilles circonstances, de prêcher l’obligation du denier du culte ? Et n’est-ce pas merveille que ces déguenillés, ces grands enfants, pour qui les présents du ministre étaient des trésors, ne soient pas allés à l’erreur séduisante, et qu’ils aient préféré la prière du Français, avec sa pauvreté ?

  4. Il convient de dire que l’éducation des sauvages, de ceux du moins qui habitent les alentours de la mission, commence à se faire. Ils entrevoient leur devoir d’aider le Père. Quelques-uns le font depuis deux ou trois ans. Mais c’est l’histoire du passé que nous écrivons… Une fois rendu dans son camp, le missionnaire sera toujours noblement traité. On l’aidera à consommer ses provisions de voyage, il va de soi ; mais aussi, tout ce qu’il restera de vivres dans la famille sera à la disposition du Père. À lui également la place d’honneur au coin du foyer. Si le Père doit venir voir un malade, on ira le chercher et on l’installera dans le meilleur traîneau. Si le sauvage montre de l’insolence, ce ne sera jamais « chez lui » dans les bois ; mais seulement lorsqu’il viendra au fort, parmi les Blancs…
  5. Les missionnaires, expliquant et recommandant le jeûne eucharistique, la veille d’une communion, ont souvent entendu cette réflexion :

    « Comment veux-tu que je mange ? Il y a deux jours, quatre jours, que je n’ai plus rien à manger ! »

  6. Ces deux congrégations de religieuses, incomparables de dévouement et également dotées de belles vocations, ont été fondées au Canada : les Sœurs Grises en 1737, les Sœurs de la Providence en 1843.
  7. Le chapitre général est une assemblée tenue périodiquement, dans la Congrégation des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée. Le Supérieur Général, ses quatre Assistants, les Vicaires Apostoliques et les Supérieurs Provinciaux du monde entier, ainsi qu’un Père délégué par chaque vicariat ou province, y viennent, dans des réunions intimes, exposer leurs succès, leurs déceptions, leurs espérances et leurs demandes.
  8. Apôtres inconnus.