Aux glaces polaires/Chapitre IV

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 75-106).


Au portage du Grand Rapide

CHAPITRE IV



L’ÉTÉ




Le soleil de minuit. — Activité de la nature. — Les maringouins. — Activité du missionnaire préparant l’hiver. — Le fleuve Athabaska-Mackenzie. — Les rapides de l’Athabaska. — Comment on les évita d’abord, par le Portage la Loche. — Comment on les attaqua enfin. — Mgr Taché et le Lac la Biche. — Mgr Faraud et les Sœurs Grises dans les rapides, en 1867. — Les vingt ans de Mgr Faraud au Lac la Biche. — La Prairie et les bohémiens de l’apostolat. — La grande poussée, sous Mgr Grouard et Mgr Breynat. — Les barges d’Athabaska-Landing. — La plus dure épreuve. — Les vitres du Père Séguin.


Enlin, après neuf mois de mort, le suaire de neige se dissout sur l’immensité de l’Extrême-Nord, et la vie circule tout à coup dans les fleuves, les lacs, les forêts et les plaines.

Le soleil, suspendu par le solstice, ne se couche plus sur le champ arctique. Au bord du Cercle Polaire, il flotte sans déclin dans le ciel, et la fête du soleil de minuit console de leur quarantaine de ténèbres les reclus de l’hiver. En deçà, sur l’espace qui reste de l’Athabaska-Mackenzie, il disparaît si peu qu’au Grand Lac des Esclaves son crépuscule et son aurore confondus chamarrent le firmament de couleurs en fusion, si vivantes, chatoyantes et nuancées, que, fixées sur la toile dans la réalité de leurs teintes, elles paraîtraient invraisemblables au spectateur de Londres ou de Paris.


Mais, de même que l’apparition du soleil est le signal de la résurrection et du mouvement dans les régions boréales, ainsi son premier coucher sera le signal du retour à l’immobilité.

Comme avertie de son court moment de grâce, la nature hâte son travail. L’on voit, pour ainsi dire, monter la végétation, les feuilles s’étaler en quelques jours, les fleurs sauvages pousser leurs fruits ; et, en moins de trois mois, se planter et se récolter grains et légumes destinés à mûrir[1]. De concert avec la végétation, gibiers de poil et de plume se hâtent de naître et de grandir. Deux armées aux rangs pressés vont envahir, chaque été, les mousses attiédies et sans ombrage des bords de l’océan Glacial : les rennes par troupeaux ; les oies, les cygnes et les canards par volées innombrables. Les rennes y élèvent leurs faons ; les oiseaux aquatiques y font éclore leurs œufs. Cela fini, les rennes se remettent en marche vers le Sud ; les oiseaux reforment leurs triangles, les anciens coupant l’air devant les nouveaux, et regagnent ensemble, à plein ciel, dans un tourbillon de cris, les doux climats de la Californie, de la Louisiane et du Mexique. En même temps, des milliers d’oisillons, accourus de l’Amérique du Sud pour chanter dans tous les bois du Nord, repartent, sautillants, avec leurs couvées nouvelles.


Ce rapide été de soleil, de fleurs et d’oiseaux serait si beau qu’il ferait peut-être oublier la longue saison triste, s’il n’était écrit que le Nord n’accordera que des plaisirs payés de sang.

Le fléau de l’été polaire est une engeance pullulant au delà de toute imagination. Elle commence aux premiers rayons de mai, avant même que les glaces soient fondues, pour ne finir qu’au lendemain des dernières chaleurs[2]. Ces insectes, communément appelés maringouins dans les deux Amériques, sans doute par une sorte d’onomatopée, prise à la lancinante musique de leurs ailes, sont les moustiques des pays chauds, les cousins. S’acharnant sur tout être vivant, ils se jettent avec une fureur de prédilection sur les Blancs, les nouveaux venus surtout, dont le sang paraît à leur voracité plus succulent que le sang indien :

« Je ne connais pas, écrit un missionnaire, de plus grand supplice que d’être assailli par ces myriades d’ennemis insaisissables : la faiblesse même, prise en particulier ; la puissance la plus tyrannique et la plus irrésistible, prise en masse ; multitude de chanteurs et de suceurs, qui vous suivent ou qui se remplacent ; mais qui sont toujours et partout assez nombreux pour obscurcir le ciel, vous envelopper, vous harceler, vous exaspérer, vous couvrir la face, les mains, toutes les parties du corps accessibles à leur dard, vous siffler aux oreilles, vous entrer dans le nez, vous piquer la peau et se gorger de votre sang. »


« — Les maringouins qui nous avaient ménagés dans la rivière Athabaska, au début de notre voyage, dit Mgr Grouard, s’étaient, je crois, donné rendez-vous dans le bois, et n’avaient différé de nous attaquer que pour nous faire une guerre plus acharnée. Ni trêve, ni merci ! Tel était le mot d’ordre. Il n’y avait qu’une chose à faire. C’était de se précipiter tête baissée au milieu de nos ennemis, de faire une trouée dans leurs rangs et d’atteindre, par une marche accélérée, les bords de la rivière la Paix, où nous pourrions respirer à l’aise. Notre plan réussit fort bien, quoi qu’il en coûtât du sang versé de part et d’autre… »

Sans parler des guêpes et des taons qui ne font pas défaut, présentons une autre espèce de piqueurs, qui défie les moustiquaires aux mailles les plus fines, les brûlots :

« Bestioles invisibles, dit le Père Lécuyer, missionnaire à l’embouchure du Mackenzie, bestioles créées pour l’expiation de nos péchés, qui pénètrent partout, passent à travers les couvertures et les habits, et dont la piqûre brûle (d’où leur nom vulgaire) comme un tison ardent. D’où vient tout ce petit monde ? Je ne le sais guère ; car s’ils attendaient qu’on aille les chercher… mais cela surgit comme par enchantement du feuillage, du recoin des rochers, et, en un clin d’œil, ils se rangent en bataillons et s’apprêtent à vous dévorer… »


Au milieu de cette animation de la nature amie et ennemie, le missionnaire aussi déploie son activité.

Son traîneau remisé et ses chiens relâchés, il se hâte de préparer l’hiver suivant.

Comme l’hiver a été le temps des voyages apostoliques, ainsi l’été sera le temps des voyages d’affaires : voyages du personnel, prêtres et religieuses ; voyages du matériel des missions que l’on ne peut se procurer que dans les pays civilisés.


Un fleuve est l’unique voie pour pénétrer, durant l’été, dans l’Athabaska-Mackenzie.

Ce fleuve est grand, magnifique et périlleux.

Il ne mesure pas moins de 4.000 kilomètres, à le suivre depuis sa source principale, qui est le mont Brown, dans les montagnes Rocheuses, jusqu’à son embouchure, qui est la baie Mackenzie, dans l’océan Glacial.

Il reçoit, chemin faisant, plus de cent rivières, dont les plus célèbres dans l’histoire des missions sont, sur la gauche, la rivière la Paix, la rivière au Sel, la rivière au Foin, la rivière des Liards grossie elle-même de la rivière Nelson, la petite rivière Rouge Arctique, la rivière Peel, ou Plumée ; et, sur la droite, la rivière la Biche, la rivière des Maisons, la rivière de l’Ours.

Il draine en outre le trop plein de lacs nombreux, parmi lesquels : le Petit Lac des Esclaves, le lac la Biche, le lac Athabaska, le Grand Lac des Esclaves, le lac la Martre, le Grand Lac de l’Ours[3].

La dernière évaluation de son bassin se porte à 2.600.000 kilomètres carrés.

N’est-il pas à déplorer que l’on ait donné à ce colossal déversoir des eaux arctiques des noms divers, qui paraissent fragmenter l’unité de son parcours ? Du mont Brown, sa source, au lac Athabaska, on l’appelle rivière Athabaska ; du lac Athabaska au confluent de la rivière la Paix, la rivière des Rochers ; de là au Grand Lac des Esclaves, la rivière des Esclaves ; du Grand Lac des Esclaves à la mer polaire, le fleuve Mackenzie. C’est bien cependant la même grande artère, si pleine et si puissante qu’elle traverse, sans s’y confondre, le lac Athabaska et le Grand Lac des Esclaves.

Elle mériterait au moins le titre d’Athabaska-Mackenzie.

Nous suivrons l’usage ; mais nous nous souviendrons qu’à l’appel de chaque nom divers ce sera toujours le même grand et incomparable fleuve qui répondra.


Sa magnificence lui vient d’abord de son immensité elle-même. La largeur moyenne de l’Athabaska atteint le kilomètre ; celle du Mackenzie n’est presque jamais en deçà d’un kilomètre et demi. L’Athabaska s’évase souvent de deux à quatre kilomètres, et le Mackenzie de quatre à sept plus souvent encore. Le Mackenzie sort du Grand Lac des Esclaves par une porte royale de 35 kilomètres environ ; il en reprendra plus de 20 à la tête de son delta, et plus de 80 à son embouchure.

La variété escorte l’immensité de l’Athabaska et du Mackenzie.

Souvent escarpées depuis sa source jusqu’au fort Mac-Murray, les rives de l’Athabaska s’aplanissent ensuite jusqu’au lac dont elle emprunte le nom et qui lui sert de chenal. La rivière des Rochers, sortant du lac Athabaska, et la rivière des Esclaves, sa suivante, coulent dans une plaine continue. Les rives du Mackenzie, unies depuis le Grand Lac des Esclaves, s’encaissent, en aval du fort Simpson, dans les hauts contreforts des montagnes Rocheuses, venues à la rencontre du grand fleuve. Montagnes et fleuve vont jouer, dès lors, jusqu’à l’océan, à se côtoyer, se contourner, se traverser, à la condition que l’ampleur du fleuve soit toujours respectée.


Sur le bord du Mackenzie


Une fois, cependant, les masses granitiques se resserrent subitement, comme pour arrêter le fleuve ; mais celui-ci, se précipitant avec une force redoublée, maintient l’obstacle en deux remparts parallèles, amas fantastique de tours et donjons aux créneaux béants. Au sortir de cet effort, le Mackenzie évolue en un vaste cirque de relai, qu’il s’est creusé devant Good-Hope. Vue de la mission, cette scène est l’une des plus grandioses de l’Univers. Plus loin, dans la zone polaire, le fleuve se place résolument vis-à-vis du Nord ; et, entre deux haies lointaines de montagnes et de glaciers aux cimes resplendissantes, il descend une avenue très large et très droite de 70 lieues.

Sur tout le parcours de l’Athabaska-Mackenzie, jusqu’à cette extrémité de la région arctique où rien n’échappe plus à la mort, les forêts vierges succèdent aux forêts vierges. Le silence de ces forêts n’est brisé que par le fracas des torrents roulant, de loin en loin, dans les gorges sauvages ; et l’on ne voit sur les plages que les orignaux et les ours qui viennent s’abreuver au fleuve.

Au dégel des hautes neiges, les rivières la Paix et des Liards se chargent, au point d’en être pontées, d’une flotte d’arbres de toutes formes, avec leurs racines et leurs ramures, arrachés aux flancs des montagnes Rocheuses. La rivière des Esclaves recueille ce providentiel tribut de la rivière la Paix, et le Mackenzie celui de la rivière des Liards, pour les distribuer à toutes les grèves de leur domaine, jusqu’à l’océan Glacial. Ce bois de grève sera le combustible abondant du prochain hiver pour les déshérités de l’Extrême-Nord. En même temps, les eaux du Mackenzie devenues limoneuses, comme les fleuves de la Haute-Asie, forment des îles nouvelles, grugent les anciennes, rongent les rivages, comblent les chenaux, allongent les abords des lacs et transforment les paysages de leur défilé. La rapidité de cette drague à accomplir ses ouvrages provient de la vitesse que partagent tous les cours d’eau, envoyés aux océans par les montagnes Rocheuses.

Tel est le fleuve Athabaska-Mackenzie, appelé par les sauvages, ses riverains : le Naotcha, la rivière géante, ou la rivière aux bords géants.


Hélas ! ce fleuve géant, que le voyageur trouve plus beau, chaque nouvelle fois qu’il en descend les flots, a englouti dans ses profondeurs quatre de nos missionnaires. Cinq autres furent noyés dans ses affluents.

Les deux dernières victimes, les Pères Brémond et Brohan, chavirèrent ensemble, aux rapides du fort Smith, dans la rivière des Esclaves.

Ces morts, si cruelles pour nos missions, ne sont cependant qu’un faible tribut payé aux traîtrises des rivières et des fleuves. Presque tous les missionnaires eussent sombré dans les rapides du Nord, au cours de tant de voyages, faits et refaits, sur leurs embarcations fragiles, si la main de Dieu ne les eût, quelque jour, comme miraculeusement sauvés ; et chacun d’eux apporterait ici ses preuves, bien à lui, de ces interventions d’en-haut, survenues à l’instant où il se croyait perdu.

Nous venons d’écrire le mot redoutable, qui revient si souvent dans les récits des missionnaires : les rapides.

C’est autour des rapides que l’on peut grouper toutes les difficultés de la question vitale de l’Extrême-Nord, la question des transports.


Dans les Rapides

À éviter les plus dangereux rapides d’abord, à les braver ensuite, compagnies de fourrures et missionnaires ont dépensé leurs énergies et leurs ressources.


Le Canada, ce grand corps continental veiné de cours d’eau, n’en laisse peut-être pas circuler un seul, jusqu’à sa fin, sans le hacher d’obstacles. Des cataractes de Niagara, mères du Saint-Laurent, aux Chutes du Sang du fleuve Coppermine, au bord de l’océan Arctique, le système fluvial canadien court de rapides en rapides. La carte orographique septentrionale explique d’elle-même à l’œil la provenance et la multitude des barrages rocailleux, causes des rapides[4].

On demeure stupéfait devant les blocs arrachés à la masse de ces barrages et projetés en aval par la force des courants contrariés. La brèche ainsi ouverte, les eaux s’y précipitent avec une impétuosité proportionnée à leur propre volume, à l’étroitesse de l’engorgement et à la déclivité d’une pente qui va s’accusant sans cesse de la tête du banc de pierre à la reprise du lit normal, lequel se creuse plus vite que ne peut s’user l’obstacle. Lorsque cette pente, toujours désordonnée et violente, descend en soubresauts, c’est le rapide. Si elle tombe de rochers en rochers, elle devient la cascade. Les cataractes s’écrasent à pic dans les gouffres.

Les cataractes et la plupart des cascades demeurent inaccessibles à l’homme. Les rapides se laissent franchir, ou non, selon la hauteur des crues, la qualité des esquifs et l’habileté des pilotes. Mais citerait-on vingt rapides, parmi les milliers du Canada, qui n’aient jamais broyé quelque barque contre leurs récifs, ou saisi dans leur remou tournoyant quelque infortuné ?

Merveilleuse exception, le fleuve Mackenzie proprement dit n’est entravé, dans les 2.000 kilomètres de son cours, que par trois ou quatre rapides, qu’il suffit de connaître pour les aborder impunément : l’un dans la plaine, les autres parmi les montagnes. Un vapeur peut remonter ce fleuve, de son delta à sa source, qui n’est autre que le Grand Lac des Esclaves, traverser ce lac, s’engager dans la rivière des Esclaves, et suivre celle-ci, sans arrêt, jusqu’au fort Smith, soixantième degré de latitude et limite sud du vicariat du Mackenzie[5].

Au fort Smith, sur 35 kilomètres continus de la rivière des Esclaves, se dresse la barrière invincible, des rapides et des cascades qui furent le tombeau des Pères Brémond et Brohan[6]. On s’aventura d’abord sur quelques extrémités de la rive droite de ces rapides, mais au prix de grands dangers, de plusieurs naufrages et de trois longs portages sur des côtes horribles. Puis, un portage définitif de 25 kilomètres, et permettant d’éviter complètement toute la chaîne des rapides, fut pratiqué dans la forêt qui longe la rive gauche[7].

De la tête des rapides du fort Smith au lac Athabaska, en remontant la rivière des Esclaves et la rivière des Rochers, l’on ne rencontre que deux rapides peu redoutables.

Du lac Athabaska au fort Mac-Murray, belle et tranquille navigation.


C’est ici, sur le fort Mac-Murray, situé au confluent de la rivière Athabaska, qui arrive du Sud, et de la petite rivière Eau-Claire, qui arrive de l’Est, que nous prions le lecteur de fixer sa particulière attention, s’il veut bien s’intéresser à notre problème des transports ; problème qui absorba la vie de Mgr Faraud, premier vicaire apostolique de l’Athabaska-Mackenzie ; qui fit blanchir son successeur, Mgr Grouard ; et qui demeura, jusqu’à ces dernières années, le tourment de Mgr Breynat, vicaire apostolique du Mackenzie.

Mac-Murray marque la fin d’une série de rapides qui commencent 130 kilomètres en amont, et dévalent dans un encaissement de rives, où la nature semble avoir voulu précipiter toutes ses sauvages beautés. Ce sont les rapides de la rivière Athabaska, ou simplement les rapides ; si bien que, dans les récits du Nord, dire « les rapides », sans plus, c’est évoquer ceux-là, comme si les autres n’étaient que négligeables, et qu’il n’y eût à compter qu’avec ces terreurs de l’Athabaska pour atteindre le Nord.

Le premier de ces rapides de l’Athabaska, que ses mugissements annoncent de loin aux voyageurs qui descendent la rivière, est appelé le Grand Rapide. Mgr Faraud en fit cette description, en 1867, quelques jours après y avoir échappé à la mort :

« En cet endroit, la rivière Athabaska est au moins aussi large que le Rhône, et roule un volume d’eau aussi considérable. De chaque côté, s’élèvent des pierres molasses qui surplombent et semblent menacer la tête du voyageur. Leur hauteur doit être en moyenne de trente à quarante mètres. Au-dessus du rapide, elles sont encore plus hautes. Ces énormes blocs, minés par le temps et rompus par les glaces, ont formé au milieu de la rivière une masse compacte recouverte d’alluvion et de sable, où poussent de grands sapins. Cette île, en interceptant le cours de la rivière, a forcé l’eau à s’ouvrir violemment un passage de chaque côté. Le courant étant déjà très fort, au-dessus de l’île, l’eau vient se briser sur les blocs qui lui servent de contreforts, puis retombe en mugissant, et forme des cascades qui se succèdent jusqu’au bas de l’île où les deux bras de la rivière se réunissent, présentant à leur confluent des houles de deux à trois mètres de haut. Les eaux s’entrechoquant et se brisant contre les rochers font un bruit sourd et strident, plus fort que cent coups de canon de gros calibre partant à la fois. »


Inconnus autrement que par les rapports des sauvages, les rapides avaient pris dans l’estime des commerçants des proportions formidables, et personne ne songea de longtemps qu’il fût possible de les aborder.

Il fallait donc atteindre le fort Mac-Murray autrement que par la rivière Athabaska elle-même.

Deux voies indirectes y pouvaient aboutir : la voie de l’Est, venant de la baie d’Hudson ; la voie du Sud, venant de Montréal et passant par la Rivière-Rouge (aujourd’hui villes contiguës de Saint-Boniface et Winnipeg).

C’est au fameux Portage la Loche, porte de l’Extrême-Nord, que ces deux voies se rencontraient et se confondaient.

Le Portage la Loche, situé à 100 kilomètres à l’est de Mac-Murray, est un long plateau, étendu de l’est à l’ouest et mesurant 19 kilomètres de largeur, qui marque la ligne de partage des eaux (hauteur des terres) entre la baie d’Hudson et l’océan Glacial. Il touche, au nord, à la rivière Eau Claire, affluent de l’Athabaska, tributaire par conséquent de l’océan Glacial ; et, au sud, au lac la Loche, tributaire de la baie d’Hudson.


La voie de la baie d’Hudson au Portage la Loche, qui ne fut suivie que par deux ou trois missionnaires, fut celle de la Compagnie des Aventuriers (Compagnie de la Baie d’Hudson). La Compagnie venait directement d’Angleterre à York Factory (Port Nelson), et remontait le fleuve Churchill, puis d’autres rivières et lacs, jusqu’au Portage la Loche.

La voie de Montréal comprenait deux étapes : la première, de Montréal à la Rivière-Rouge (Saint-Boniface) : la seconde, de la Rivière-Rouge au Portage la Loche.

L’étape Montréal-la Rivière-Rouge, que Champlain ouvrit en 1615 par la rivière Ottawa, le lac Nipissing, le lac Supérieur, et que La Vérandrye continua, en 1731, par la rivière Kaministiquia, le lac des Bois et le lac Winnipeg, fut sillonnée par les canots d’écorce de la Compagnie du Nord-Ouest d’abord, et conjointement ensuite par ceux de sa rivale, la Compagnie de la Baie d’Hudson, jusqu’en 1868.

Le canot d’écorce, embarcation souple, légère, manœuvrée à la pagaie (aviron), eut longtemps les préférences des voyageurs indiens et blancs, à cause de son avantage de n’exiger qu’une eau peu profonde et de se laisser facilement porter dans les portages. La structure en est de toute simplicité. Des écorces de bouleau, cousues ensemble à l’aide de racines ténues de sapin (watap), se plaquent sur une mince carcasse de lattes de sapin ployées en demi-cerceaux et fixées dans les mortaises de deux verges longitudinales (les maîtres) qui se rejoignent en proue et en poupe. Une application de gomme de sapin bouche les fissures et couvre les coutures. Si l’écorce se déchire, une pièce d’étoffe ou d’écorce, sommairement gommée, répare l’avarie. Ces pirogues ont pour défauts d’être très frêles, instables et versantes. Elles demandent de continuelles vigilances. Beaucoup disparurent, avec leurs rameurs, dans les eaux démontées des lacs et des rapides.

C’est en ces canots d’écorce que les premiers missionnaires, Jésuites au dix-huitième siècle, Séculiers et Oblats de Marie Immaculée au dix-neuvième, ainsi que les premières Sœurs Grises de l’Ouest, du Nord-Ouest et de l’Extrême-Nord, arrivèrent de Montréal à la Rivière-Rouge : voyage qui ne durait guère moins de deux mois.

En 1868, le chemin de fer alla de Montréal à Saint-Paul-Minnéapolis (États-Unis), qui fut le terminus, pour le Nord, jusqu’en 1880.

En 1880, le chemin de fer Pacifique Canadien atteignit Winnipeg.


À la Rivière-Rouge (Saint-Boniface-Winnipeg) s’ouvrait, droit sur le Nord, la seconde étape vers le Portage la Loche. C’était une longue route par rivières, lacs et portages, que nous nous contenterons de rappeler par ces lignes du Père Petitot, écrites en 1875 :

« Au fort Garry (ancien nom de Winnipeg), on dit adieu à notre brillante civilisation. Plus de chemins de fer, plus de bateaux à vapeur. On s’installe comme l’on peut dans une barque de 30 pieds de quille, lourde, massive, ventrue, parce qu’elle doit résister à plus d’un choc, lutter contre plus d’un rapide ; et là, exposé au soleil, au vent ou à la pluie, assis parmi les ballots de marchandises, le voyageur remonte lentement et au prix des efforts souvent désespérés d’un vaillant équipage, les cours d’eau entrecoupés de cataractes ou de lacs qui vont le conduire au grand Portage La Loche. Entre le lac Winnipeg et le plateau culminant, on ne compte pas moins de 36 portages. Qu’on juge par là des difficultés et des lenteurs d’un tel voyage. Aussi, en partant de Saint-Boniface à la fin de mai, on ne peut arriver au lac Athabaska qu’au mois d’août…[8]. »


Ces interminables détours contre le courant des eaux jusqu’au Portage la Loche furent les seuls à conduire dans l’Extrême-Nord, pendant 23 ans, nos missionnaires et leurs approvisionnements.

Et tout ce qui passait par là, hommes et choses, relevait du bon plaisir des directeurs de la Compagnie des fourrures, sans appel comme sans merci. La Compagnie réglait la date et le mode des départs, le nombre des passagers, la quantité des objets à transporter, les frais à couvrir. Elle déclarait n’assumer aucune responsabilité, au sujet des accidents de corps ou de biens, et rejeter d’avance toute plainte concernant les articles détériorés ou perdus. Il ne restait aux missionnaires que la ressource des humbles prières et des silencieuses patiences.

Une seule des douze barges annuelles de la Compagnie était affectée au service de toutes les missions : deux tiers de sa capacité pour les trois ou quatre ministres protestants et leur famille, le reste pour les missionnaires catholiques, leurs frères coadjuteurs
Sur un affluent du Mackenzie
et les Sœurs Grises.

Comment faire tenir, en ce « tiers de barge », le nécessaire d’une année d’apostolat, si l’on considère que l’argent n’a point de cours en ces pays, et que l’on achète le gibier et le travail de l’Indien, non pas avec des piastres dont il n’aurait que faire, mais avec l’équivalent en espèces : thé, tabac, poudre, plomb, linge, outils, etc… ! Décompte fait des besoins de toutes les missions, quel accommodement pouvait-il rester, en ce coin de barge, pour les denrées d’échange ? À plus forte raison, comment, avec si peu, espérer développer les œuvres, bâtir des orphelinats, des hôpitaux, des églises ?


Eh bien ! même ce si peu, le temps vint où la Compagnie dut refuser de le transporter. Son monopole ayant expiré en 1859, elle voyait s’élever le prix des fourrures, sous la pression commencée des concurrences. Il lui fallut donc augmenter le volume de ses propres effets. Ne voulant pas, d’autre part, multiplier ses barges, elle dut se débarrasser du service étranger. L’automne 1868, le gouverneur Mac

Tavish écrivit à Mgr Faraud :
« La Compagnie ne peut plus se charger du transport des pièces de vos missions. Prenez donc les arrangements convenables pour assurer vos transports vous-mêmes. »


Ce coup était de force à tuer les missions arctiques, incapables, dans leur pauvreté, de pourvoir elles-mêmes au voyage du Portage la Loche.


Mais un homme au clair regard avait prévu la catastrophe ; et, de longue main, par l’une des entreprises les plus hardies, les plus osées, dont l’histoire du Nord ait été le témoin, son énergie en avait préparé le remède. C’était Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface. À ce titre, comme à plusieurs autres que nous dirons, il mérite d’être proclamé le sauveur des missions du Nord. Mgr Faraud, qui se laissa entraîner dans le plan de Mgr Taché, bien plus par sa confiance en son métropolitain que par sa conviction personnelle, qualifiait ce plan, par la suite, de « génial » ; et ses lettres sont encore aux archives de Saint-Boniface, pour attester que ce fut à l’exécution de ce plan que la foi catholique dût d’avoir subsisté dans son vicariat d’Athabaska-Mackenzie, et de s’être étendue aux confins de la terre.


Comme il s’agissait d’atteindre le fort Mac-Murray, d’où les convois n’avaient plus qu’à se laisser descendre sur des eaux faciles ; et où, par conséquent, la Compagnie consentirait toujours à reprendre les transports des missions, Mgr Taché avait tout simplement songé à prendre la route directe des rapides de l’Athabaska.

Pour se mettre à la portée de ces rapides, il était nécessaire de créer un entrepôt distinct de celui de Saint-Boniface, celui-ci étant par trop éloigné de l’Athabaska-Mackenzie. À ce nouvel entrepôt, les pièces destinées à l’Extrême-Nord se rendraient d’avance, et ainsi pourrait-on tenir la cargaison prête à être lancée, au moment propice, sur les rapides, vers Mac-Murray.

Le choix de Mgr Taché tomba sur le lac la Biche, situé à l’intersection du 55e degré de latitude avec le 113e de longitude, méridien de Greenwich.

Le double avantage du lac la Biche était qu’on le rejoignait, de Saint-Boniface, par la prairie, en deux mois de marche seulement, et qu’il conduisait directement à la rivière Athahaska, dont il est le tributaire, au moyen de sa propre décharge, la petite rivière la Biche.

Mgr Taché conçut ce projet, en 1855, alors qu’il était l’unique évêque du Nord-Ouest, et qu’il n’était pas encore question des vicariats de Saint-Albert et de l’Athabaska-Mackenzie.

Il travailla immédiatement à le mettre en œuvre, en envoyant, à la place du Père Rémas, qui végétait depuis deux ans au lac la Biche, deux hommes parfaitement doués pour mener à bien l’entreprise : les Pères Tissot et Maisonneuve.

L’année suivante, 1856, Mgr Taché lui-même arrivait sur l’emplacement à peine défriché de la future mission Notre-Dame des Victoires du lac la Biche ; et, résolu à dénouer en personne le mystère des rapides, il s’engagea, en canot d’écorce, dans l’exploration de cet itinéraire redouté, où son expérience allait entraîner tant de convois : la traversée du lac la Biche, la descente de la petite rivière la Biche, et le saut des rapides de l’Athabaska.

Il a laissé quelques phrases sur son audacieux essai :

« Cette partie du fleuve géant était décrite comme pleine de dangers et d’une navigation presque impossible. L’évêque de Saint-Boniface, devant se rendre au lac Athabaska, choisit cette route inconnue et réputée si dangereuse. Il eut le plaisir de constater qu’il y avait beaucoup d’exagération dans tous ces récits effrayants, et que cette rivière ressemble à tant d’autres sur lesquelles on navigue tous les jours. Après sept jours et deux nuits d’une marche heureuse, il arrivait à 2 heures du matin, pour donner le Benedicamus Domino aux missionnaires du lac Athabaska. C’était le 2 juillet, joli jour pour une visite ! Les Pères Grollier et Grandin, et le Frère Alexis, réveillés en sursaut à la voix de leur évêque, versèrent des larmes de joie, en voyant leur supérieur plus tôt qu’ils ne l’attendaient, et échappé heureusement aux dangers prétendus, mais supposés réels, de cette navigation. »


Mgr Taché parlait donc des plus grands « dangers » du Nord avec l’indifférence que mettent nos poilus à raconter leurs batailles. Il s’y était habitué. Puis, c’était un modeste. Enfin, il écrivait en 1865, date où il importait de ne pas décourager ses missionnaires.

Pendant onze ans, de 1856 à 1867, les rapides furent rendus à leur solitude et aux ébats des Peaux-Rouges, tandis que la mission de Notre-Dame des Victoires se développait dans le sens de son importance à venir.


En 1867, la première caravane blanche des rapides s’organisa. Elle comptait Mgr Faraud, devenu vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie depuis quatre ans, et cinq Sœurs de la Charité, dites Sœurs Grises de Montréal, qui allaient fonder leur premier établissement arctique, au fort Providence, sur le fleuve Mackenzie. Cette odyssée d’aventures et de bravoure, aussi gaiement et simplement racontée par les religieuses elles-mêmes qu’elle avait été accomplie, fut publiée cinquante ans plus tard, pour la première fois, au cours d’un livre qui tâche de résumer les travaux des Sœurs Grises dans l’Extrême-Nord, et que S. G. Mgr Breynat, vicaire apostolique du Mackenzie, a dédié, en « hommage jubilaire », à celles qui travaillèrent avec nous dans la diffusion de l’Évangile[9].

Le lendemain de Noël 1869, après avoir veillé à l’installation des Sœurs Grises, au fort Providence, et pourvu aux premiers besoins de leur orphelinat-hôpital, Mgr Faraud « chaussa les raquettes » et s’achemina de nouveau vers le lac la Biche.

Il y arriva, en février 1870, et n’eut que le temps d’aviser aussitôt à l’expédition des colis que Mgr Taché, prévenu de la décision de la Compagnie, avait dirigé, dès 1869, de Saint-Boniface sur le lac la Biche.


Mgr Faraud demeura vingt ans au poste du lac la Biche. Ce fut le champ principal de sa vie d’évêque.

Vingt ans de calculs, de soucis, de correspondances, de travaux manuels exigés par l’arrivée, la mise en ordre et l’envoi des pièces, malgré les continuelles souffrances d’un organisme ruiné par la fatigue et les privations. Vingt ans de labeur qui suffirent à établir son vicariat sur des bases qui le supportent encore aujourd’hui, tout déboublé qu’il soit en Athabaska et en Mackenzie.

Il eut pour l’assister, pendant ces vingt ans, des auxiliaires de tout dévouement, parmi lesquels les Pères Maisonneuve, Tissot, Grouard, Collignon, Leduc, Henri Grandin.

La première expédition, faite du lac la Biche pour Mac-Murray, consistait en une barge, contenant 80 pièces de 100 livres chacune. C’était peu ; mais c’était beaucoup plus déjà que n’en avait jamais permis la route du Portage la Loche.

Bientôt le convoi se doubla, et les missions purent se doubler aussi. Les deux barges étaient frétées régulièrement, à la débâcle de mai, et partaient, poussées par 17 rameurs, sur les premières eaux.

Plusieurs fois elles échouèrent dans les rapides. Elles s’y brisèrent. L’une ou l’autre y laissa, en tout ou en partie, son précieux chargement. Il y eut des retards, des déceptions. Il arriva à des guides sans pitié d’y abandonner les voyageurs. Plusieurs y furent blessés. D’aucuns y furent réduits aux extrémités de la misère. Mgr Faraud lui-même faillit y mourir de faim. Mais, comme si la bénédiction de Mgr Taché eût lié les maléfices de ces rapides de l’Atbabaska, nul missionnaire n’y périt, pas plus durant les vingt ans de Mgr Faraud, que durant les vingt-huit qui suivirent, sous Mgr Grouard et sous Mgr Breynat, tandis que maints commerçants, explorateurs et touristes y trouvèrent la mort.


Tout en veillant à la marche ordinaire des affaires, Mgr Faraud tenta, dès 1870, la réalisation d’un projet, consistant à tailler en plein bois, du lac la Biche à Mac-Murray, un chemin continu et direct de voitures, qui brûlerait l’étape des rapides. Il y travailla à plusieurs reprises, mais en pure perte, car les moyens d’action trahirent sa volonté ; et les 120 kilomètres apprêtés durent être abandonnés, sans avoir jamais servi.

Non découragé par cet échec, il tourna ses efforts contre la petite rivière la Biche, qu’il fallait descendre pour parvenir à la rivière Athabaska, et dont les propres rapides, quoique moins périlleux que ceux de l’Athabaska, ne laissaient pas d’être très incommodes par leurs crues capricieuses, leurs eaux souvent trop basses et les retards qui s’ensuivaient. Il envoya le Père Collignon et quelques ouvriers pratiquer dans la forêt une « trouée de 80 kilomètres de long sur 4 mètres de large ». Ce chemin fut en usage de 1878 à 1889.

« Voulez-vous avoir une idée du premier voyage effectué sur cette nouvelle voie ? dit Mgr Grouard, qui conduisit les premières voitures. Le sol, que n’a encore pressé aucune roue, se défonce bientôt, et les mille souches des arbres abattus relèvent leurs têtes contre lesquelles, bon gré mal gré, conducteurs, bœufs et véhicules vont se heurter à chaque pas. Puis, se présente une lisière de terrain bas et marécageux. Le premier bœuf y laisse une profonde empreinte, le second enfonce jusqu’aux genoux, le troisième jusqu’au poitrail, et les charrettes à l’avenant. Le quatrième bœuf en aurait par-dessus les cornes, si l’on ne prenait la précaution de joncher le sol de branches et de fascines, à l’aide desquelles le passage peut s’effectuer. Or, cette succession de souches et de fondrières est presque ininterrompue. Aussi, mainte voiture se disloque ou se renverse, ou même reste hors de combat. Mais, peu nous importe, puisque nous arrivons enfin sur les bords de la rivière Athabaska, et que nos missionnaires recevront encore leurs approvisionnements. »


Nous avons dit que le lac la Biche communiquait avec la Rivière-Rouge (Saint-Boniface) par la prairie. Point directement toutefois. Il y avait encore, au sud du lac, plus de 160 kilomètres boisés à ouvrir. Le Père Maisonneuve, durant les années de « préparation », défricha ce chemin, qu’il poursuivit jusqu’au fort Pitt, situé à 225 kilomètres au sud-est du lac la Biche, sur la branche nord de la rivière Saskatchewan et sur la grande route de la prairie.


La prairie, que de souvenirs évoque ce mot !

La prairie ne connaissait jadis que la voie tortueuse et très dure à la touée de la Saskatchewan[10]. Les barques de la Compagnie la remontaient, chaque printemps, pour alimenter les forts-de-traite du Nord-Ouest.

Le premier blanc, qui eut la hardiesse de s’engager à travers la prairie elle-même, fut le Père Albert Lacombe. C’est en 1860 qu’il partit du lac Sainte-Anne, à 64 kilomètres à l’ouest d’Edmonton, pour cette exploration. Il pointa sa marche sur Saint-Boniface. Rien ne le déconcerta dans cette « traversée » de 1.500 kilomètres :
Le R. P. Lacombe
ni les accidents de terrain qui coupaient en tous sens la grande plaine sauvage, ni les bandes de Cris, d’Assiniboines et de Sauteux qui la terrorisaient.

C’est sur ce chemin du large, découvert et jalonné par le Père Lacombe ; c’est à sa suite et à la faveur de son prestige sur les brigands indiens — détails singulièrement oubliés par nombre d’auteurs qui se targuent d’exactitude et de justice — que toutes les caravanes du Nord, commerçantes, exploratrices et apostoliques, passèrent pendant trente ans.

Le voyage « par la prairie », relativement facile aux années favorables, devenait extrêmement pénible aux saisons pluvieuses, et deux mois n’y suffisaient plus alors :

« Le trajet de Saint-Boniface au lac la Biche, raconte, en 1880, Mgr Clut, auxiliaire de Mgr Faraud, nous prit soixante-quinze jours. Nos animaux, ne pouvant s’arracher des bourbiers, des marais et des fondrières presque continuels, les missionnaires étaient obligés de marcher dans l’eau glacée et de patauger dans la boue pour leur venir en aide. »


« Vers le milieu du voyage, une épreuve nouvelle nous attendait. Nous vîmes apparaître des essaims nombreux de maringouins, moustiques et brûlots. L’air en était tout rempli. Aussi mes pauvres missionnaires eurent-ils bientôt les mains, le visage et le cou tout enflés de piqûres. Si, par avance, je ne leur eusse procuré des moustiquaires, ils n’auraient pu résister. Cependant, malgré les insectes, malgré la fatigue, malgré l’intempérie de la saison, tous étaient gais[11]. »


Les bœufs, « au pas tranquille et lent », furent d’abord les seuls animaux de trait de la prairie. Attelés, chacun à sa charrette, ils ne remorquaient pas plus vite les brigades de l’Ouest canadien que leurs aïeux, par quatre attelés, ne promenaient dans Paris le monarque fainéant…

Les chevaux, essayés ensuite, perdaient à s’enfoncer dans les bourbiers, à casser leurs timons, ce qu’ils regagnaient quelquefois en vitesse. Dételés, il leur arrivait de « reprendre la venelle », et des journées se passaient à les retrouver.

Les charrettes sans ressorts, les charrettes criardes, les légendaires charrettes de la Rivière-Rouge, se fabriquaient toutes en bois, même les essieux. C’était afin d’être réparées à l’aide de n’importe quel morceau d’occasion que taillait la hache, afin aussi de devenir barques plus légères, lorsqu’on les démonterait pour les lancer à travers les cours d’eau.

La patience était la première vertu de la prairie, et la joviale promptitude à se jeter dans les « mauvais pas », avec bœufs et véhicules, la seconde.

Il n’est soutanes noires ou violettes, il n’est robe grise de ce quart de siècle qui n’eurent à prendre et à reprendre leur bain de boue, du pied au genou toujours, du genou à l’épaule souvent, au-dessus quelquefois, selon les fondrières, et, un peu, selon le savoir-faire… En 1883, à la fin d’une traversée de la prairie, à laquelle avait pris part le R. P. Soullier, assistant du supérieur général des Oblats de Marie Immaculée, et visiteur des missions d’Amérique, Mgr Grandin faisait au supérieur général le compte-rendu de l’expédition, lui disant, non sans une légère malice professionnelle :

« Le pauvre Père Visiteur, malgré toutes nos précautions pour lui rendre le voyage moins pénible, a cependant eu beaucoup à souffrir. Lui aussi a dû plusieurs fois pousser à la roue et suer, pour faire avancer sa voiture embourbée. Il vous racontera de vive voix sans doute ses mille aventures. Elles vous seront alors plus agréables qu’elles ne l’ont été pour lui. Bien des fois je l’ai entendu dire, dans nos campements : « Oh ! si nos Pères de Paris pouvaient nous voir ici !… » Le R. P. Soullier est certainement plus habile à conduire les hommes que les chevaux et les bœufs… »


Ainsi cheminèrent longtemps les bohémiens de l’apostolat, tantôt cahin-caha sur leur roulotte, tantôt à petits pas, tout à côté, bravant le soleil et les orages, chassant le gibier des savanes, s’arrêtant pour les trois Angelus et les repas en plein air, boucanant les maringouins autour des lits d’herbage, étendus sous les étoiles. N’y eut-il pas, mêlée à leurs fatigues, un peu de poésie pastorale, à jamais évanouie ? Nous le croirions, nous, les derniers venus, qui naissions à peine, lorsque ces patriarcales processions allaient finir ; et qui, voyageant aujourd’hui dans la même prairie sans bornes, avec les vétérans d’alors, les voyons regarder mélancoliquement, par la vitre tremblante du wagon, le grand sahara de verdure, qui s’évade en deux jours à nos yeux, et qu’ils traversaient jadis en deux mois de misère et de liberté.


Dès 1882, tout en continuant à conduire les voyageurs par la prairie, les charrettes cédèrent le matériel à des bateaux à vapeur que la Compagnie mettait en opération sur la Saskatchewan. Ce fut une période de désarroi ; et le vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie regretta un tel progrès. Ces steamers fonctionnaient au plus mal et débarquaient leurs chargements, à l’aveugle, on ne savait sur quels rivages.

Cependant les épreuves de Mgr Faraud vinrent à leur terme.

En 1889, vingtième année de son établissement au lac la Biche, il expédia les deux barges accoutumées ; il remit la mission de Notre-Dame des Victoires au diocèse de Saint-Albert, qui l’avait fraternellement prêtée ; et descendit à Saint-Boniface, où l’attendait l’heure de la récompense.

Le lac la Biche était donc abandonné par l’Athabaska-Mackenzie. Qu’était-il advenu ?


Rassurés par l’exemple des missionnaires, de nombreux petits commerçants avaient fait leur apparition sur les rapides. Arrivés les premiers au fort Mac-Murray, avec leurs articles de traite, ils avaient le premier choix dans les fourrures des sauvages. La Compagnie de la Baie d’Hudson comprit alors que son obstination dans le Portage la Loche lui deviendrait funeste et se décida à suivre, comme les autres, le chemin direct de la rivière Athabaska, par les rapides.

Elle eut d’abord recours aux missionnaires. Mgr Faraud écrivait, en 1884 :

« Nous sommes organisés mieux que personne pour franchir ce difficile passage. La Compagnie elle-même n’a réussi depuis trois ans à transporter ses bagages qu’à l’aide de nos guides, de nos hommes et de nos barges. »


Mais, en 1887, résolue à écraser toutes les concurrences* elle envoya dans l’Extrême-Nord, par les barges de la mission encore, les pièces d’un vapeur.

En même temps, elle ouvrait un chemin de 160 kilomètres, entre le coude le plus au sud de la rivière Athabaska, endroit dénommé Athabaska-Landing, et Edmonton, ville la plus septentrionale de la prairie, et dont le chemin de fer se rapprochait chaque jour.

Le chemin du fort Pitt au lac la Biche et celui du lac la Biche à la rivière Athabaska tombaient, du même coup, en désuétude.

C’est alors que la Compagnie offrit à Mgr Faraud de reprendre complètement ses transports et leur distribution dans tout le Nord, y compris le passage des rapides.

Mgr Faraud accepta d’autant plus volontiers que les guides formés par lui, mais sollicités par des offres rivales, lui devenaient de plus en plus onéreux, infidèles même ; et que, d’autre part, ses infirmités, avec l’insuffisance de son personnel, lui causaient des inquiétudes sans cesse croissantes.

Il n’eut pas la douleur de savoir que sa bonne foi allait être trompée, car il mourut l’année suivante, 1890, et ce fut Mgr Grouard qui reçut, avec l’honneur de sa succession, le fardeau aggravé de ses charges[12].


La Compagnie, voyant tomber Mgr Faraud, crut-elle tenir de nouveau à ses pieds les missions du Nord ? Sous de futiles prétextes, elle avertit Mgr Grouard qu’au lieu du dollar (5 fr. 15) convenu pour le transport d’une pièce, d’un fort à l’autre, il aurait à en payer deux.

Se soumettre à pareille exaction, c’était en peu d’années saigner à blanc l’œuvre vitale. Mgr Grouard rompit en visière, et déclara qu’il se passerait de la Compagnie.

On était en 1891. Il se hâta de « sortir du Mackenzie », où ses bulles venaient de l’atteindre ; se fit bâtir un hangar, à lui, à Athabaska-Landing, par les Pères Husson et Collignon ; reçut, en passant à Saint-Boniface, la consécration épiscopale ; et, la besace du mendiant sur l’épaule, continua sa course à travers le Canada, les États-Unis et l’Europe, pour quêter de la charité chrétienne le salut de ses missions.

Il réussit.

En 1892, une scierie à vapeur, fruit de ces aumônes, s’installait au lac Athabaska et débitait les planches destinées à devenir la coque du steamer Saint-Joseph.

Le Saint-Joseph pouvait desservir le lac Athabaska, la rivière la Paix jusqu’aux chutes du Vermillon, et la rivière Athabaska du fort Mac-Murray au fort Smith.

Au fort Smith rugissaient les infranchissables rapides : mais par delà ces rapides s’ouvrait la navigation de 2.500 kilomètres, jusqu’à l’océan Glacial, comme nous l’avons dit.

Il fallait donc un deuxième steamer.

Mgr Grouard reprit la besace ; et, en 1915, le fier petit Saint-Alphonse fit son « Voyage de noces » du fort Smith aux bouches du Mackenzie[13].


La division du vicariat d’Athabaska-Mackenzie s’étant opérée en 1901, l’œuvre de progrès fut poursuivie dans l’Athabaska par Mgr Grouard, et dans le Mackenzie par Mgr Breynat.

Les deux vicaires, comme par une apostolique émulation, fondèrent de nouveaux postes, de nouveaux couvents, et mirent au service de ces développements des ressources nouvelles. Tandis que Mgr Grouard donnait à la rivière la Paix le Saint-Charles, premier vapeur à paraître en ces légions, Mgr Breynat lançait, sur la rivière des Esclaves, le Grand Lac des Esclaves et le fleuve Mackenzie, le Sainte-Marie, le mieux construit et le plus rapide des steamers qui aient encore parcouru les fleuves et les lacs de l’Extrême-Nord.


Cependant les rapides continuèrent à revoir, chaque printemps, la flotte des missionnaires. Elle partait d’Athabaska-Landing, depuis l’abandon du lac la Biche, se grossissant chaque année pour répondre au « tonnage » des petits vapeurs, qui l’attendaient au fort Mac-Murray et au fort Smith.

Les deux vieilles barges « courtes et ventrues » avaient fait place à des barges longues, larges, plates et rectangulaires, simplement recourbées à l’avant et à l’arrière, munies de rames énormes (des sapins entiers), et fabriquées, à l’embarcadère même, avec de rudes madriers, condamnés eux-mêmes à devenir pièces de bâtisses, au terme du voyage.

La capacité de cette barge était de huit à dix tonnes. Il y en eut deux d’abord, puis trois, puis quatre, et de plus en plus. En 1915, année du dernier convoi d’Athabaska-Landing à Mac-Murray, douze barges sautèrent ensemble les rapides.


Il serait long de raconter les déceptions éprouvées par les missionnaires, depuis 1848 jusqu’à la fin du siècle, à l’arrivée des lents bateaux aux rustres équipages. Si encore ces pièces, coûtant si cher, étaient toujours parvenues, et parvenues intactes ! Mais combien se perdirent en route, ou se mutilèrent, se brisèrent, lancées par des mains brutales, à chacun des portages ! Quelquefois, si c’était des vivres que le ballot contenait, les bateliers s’en régalaient, en riant du missionnaire « qui serait bien attrapé », disaient-ils.


La plus dure épreuve, dans la vie des missionnaires anciens, et, proportion gardée, dans la vie d’aujourd’hui encore, a été l’attente, la longue attente des objets dont ils avaient besoin.

L’est et l’ouest du Canada, admirablement développés maintenant, peuvent fournir le matériel de missions et le confier aux chemins de fer qui vont rejoindre la rivière Athabaska et la rivière la Paix. Mais, à l’époque du lac la Biche, laquelle marquait cependant une avance sur celle du Portage la Loche, époque où les achats se faisaient en Angleterre, parce que le Canada n’y pouvait pourvoir, et que la métropole réduisait considérablement les taux d’importation pour ses colonies, il s’écoulait quelque trois ans, entre la demande faite par le missionnaire et l’arrivée de la chose désirée, fût-elle de première nécessité.

Supposons-nous en 1870. Le missionnaire du fort Simpson ou du fort Norman écrit, par l’unique courrier d’hiver. Sa lettre atteindra le lac la Biche, au printemps 1871. Mgr Faraud la visera et la fera parvenir, pour l’automne, à Saint-Boniface. Mgr Taché, ainsi averti, enverra l’ordre immédiatement en Angleterre, et recevra le colis, au printemps 1872. Il le confiera aux charrettes de la prairie, qui le déposeront au fort Pitt, trop tard, bien entendu, pour l’expédition de la même année. Mgr Faraud ira l’y chercher, l’automne, le gardera durant l’hiver, et le tiendra prêt à prendre les premières eaux de 1873. De sorte que, tout allant au mieux, le missionnaire touchera son article, l’été, ou l’automne 1873. Il avait écrit en 1870.

Le moindre retard de la lettre, ou du colis, pouvait ajouter une quatrième année, et quelque malentendu une cinquième.

Certains de ces ballots, spécialement recommandés, restèrent en détresse, dans la prairie, ou sur une grève inconnue de la forêt sauvage, jusqu’à six ans. Heureux si, retrouvés enfin, ils n’étaient pas bonnement saisis, adjugés au premier venu, ou vendus comme bonum derelictum.


Pour la première fois, notait Mgr Faraud, en novembre 1877, pour la première fois, le bagage de toutes les missions est en bon ordre ici (au lac la Biche, à mi-chemin de sa destination).


Un exemple de ces lenteurs et de ces déceptions, qui nous laissera deviner ce qu’il en devait être lorsqu’il s’agissait de choses indispensables, comme outils de travail, vin du saint sacrifice, etc…, nous a été rapporté, les derniers’ jours de sa vie, par le vénéré Père Ducot, à qui nous avions demandé de vouloir bien nous écrire ses « souvenirs ». Nous résumons ses pages. L’exemple pourrait s’intituler : les vitres du Père Séguin.

Le pieux et doux Père Séguin fut le premier compagnon du Père Grollier, fondateur de la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance, au fort Good-Hope, sous le Cercle Polaire. Le Père Grollier mourut bientôt, et le Père Séguin demeura le chef de la mission, seul le plus souvent avec le bon Frère Kearney, parmi ses Indiens Peaux-de-Lièvres, pendant 41 ans. En 1901, comme il était presque aveugle, Mgr Grouard le fit conduire en France, son pays natal, qu’il n’avait jamais revu, dans l’espoir que les spécialistes lui rendraient un peu de lumière. Mais ce fut en vain. Le malade, tué par la « nostalgie de ses missions », mourut l’année suivante.

Cette cécité, graduellement venue, avait pour cause lointaine et principale la triste condition des moyens d’éclairage, en ces contrées de nuits si longues : la lampe à l’huile de poisson pour l’intérieur, et surtout le parchemin des misérables fenêtres pour les heures du jour.

Toutes nos missions du Nord ne connurent d’abord que ces carreaux de parchemin. C’étaient des morceaux de peaux de renne ou d’orignal, grossièrement raclés, et laissant passer à travers leur spongieuse épaisseur fort peu de clarté et beaucoup de froid. Peu à peu, des carreaux en vitres de petites dimensions les remplacèrent.

La maisonnette et l’église de Good-Hope ne connurent, durant dix-sept ans, que les parchemins.

Ce fut cependant la cinquième année de ce régime que le Père Séguin demanda qu’on lui achetât des vitres. Mais trois ans se passèrent, et rien n’arriva : ou la lettre, ou l’envoi s’étaient donc égarés. Il renouvela sa démarche, et attendit encore trois ans. Cette fois point de délai : la caisse fut débarquée, solidement clouée et en bon état apparent. On l’ouvrit, pour y trouver toutes les vitres « en miettes ». Pas un fragment de verre ne pouvait servir. L’année suivante, le père n’osa plus écrire, attendu que le coût des vitres cassées avait fait un trop grand vide dans son allocation, et qu’il avait des articles plus importants à demander. Heureusement, Mgr Clut vint à passer, en route pour l’Alaska ; et, touché de la misère du missionnaire, il lui promit qu’il lui apporterait, à son retour, des vitres qu’il comptait obtenir d’un brave Canadien-Français, M. Mercier, commis du fort Youkon. Mgr Clut repassa par Good-Hope, le printemps suivant, avec la nouvelle que les vitres, données en effet par M. Mercier, avaient été emportées très loin dans les montagnes Rocheuses, mais qu’un matin, au lever précipité du campement, on les avait oubliées ; et que l’on n’avait remarqué leur absence que l’après-midi, après avoir sauté un grand nombre de rapides qu’il était impossible de remonter. Mgr Clut voulut réparer cette déconvenue en envoyant un ordre pressant au lac la Biche. Il gagna une année, car, deux ans après, Mgr Faraud remettait les vitres au Père Ducot, qui se rendait à Goop-Hope, avec la prescription très appuyée de ne pas les perdre de vue une seule minute, et de les porter lui-même, de ses propres mains, à tous les lieux de déchargement et de rechargement.

La nuit du 14 septembre 1875, la brigade atterrissait au fort Good-Hope.

Les 300 sauvages, éveillés par les coups de fusil de l’équipage, rallument les feux des bivouacs et donnent la fusillade de bon accueil. Le Père Ducot, tout au bonheur de toucher enfin le rivage de son apostolat, bondit à terre et court, au milieu de cette foule qui acclame le « nouveau petit priant », vers la maison du missionnaire.

Malade, le Père Séguin n’avait pu sortir, mais il s’était levé. N’ayant point vu de prêtre depuis plus d’une année, il couvrit de larmes, en l’embrassant, son jeune confrère. Puis, aussitôt :

« — Et les vitres ! Les avez-vous ?

— Mais oui, mon Père ; et j’ai veillé sur elles comme sur un trésor.

— Où sont-elles ? Les avez-vous apportées ici ?

— Oh ! Je les ai laissées dans la barge.

« Pauvre Père Séguin, continue le Père Ducot que nous citons maintenant mot à mot, il en devint blême ! Puis, après quelques instants : « C’est fini ! C’est perdu ! Ils les auront encore cassées, en les jetant sur la grève !… » Il en était désolé. Rien ne put le rassurer. J’étais stupéfait moi-même de sa désolation, presque scandalisé. Pour quelques vitres de cinq sous pièce, me disais-je ! Je ne comprenais rien à sa tristesse, alors. Mais, après quarante années de mécomptes de ce genre mille fois renouvelés, je sais ce que c’est que pareilles déceptions. Elles sont pires que la privation elle-même. Celui qui n’a pas passé par là ne le comprendra jamais… Cette fois, Dieu merci, tout ne fut pas perdu. Le lendemain, de bon matin, la caisse arriva parfaitement intacte. Le Père Séguin en était tout radieux de joie. »

Et le Père Ducot complète sa narration de 1916 par cette note marginale :

« Ceux qui n’ont jamais été obligés d’habiter des maisons n’ayant d’autres fenêtres que des châssis couverts de parchemin, dans un pays froid comme le nôtre, n’ont pas une idée de ce que l’on souffre d’être privé de vitres. Mais les missionnaires du Nord-Ouest, et du Mackenzie en particulier, le savent par expérience. Ils savent apprécier les nombreux avantages de châssis garnis de verre, dans une maison. Elle est mieux éclairée en tons temps, le soleil y pénètre à ses heures, elle est plus chaude en hiver et on y est à l’abri du vent, il faut moins d’huile pour s’y éclairer, moins de bois pour s’y chauffer, il y gèle moins la nuit, et quelquefois pas du tout, on y peut éviter les courants d’air, chose impossible avec des châssis en parchemin. La solitude y est aussi moins triste, le travail plus aisé, la dévotion plus facile, et l’âme plus joyeuse. »


Le bon père, qui excellait, comme on le voit, à énumérer les détails d’une situation, aurait pu ajouter que le missionnaire de l’âge de parchemin trouva plus d’une fois, en rentrant de ses voyages d’hiver, ses fenêtres dévorées par les loups, et sa cabane bourrée de neige par la tempête.



  1. Destinés à mûrir, disons-nous. C’est que, malgré la chaleur continuelle, ils n’en ont pas toujours le temps. Le sol, dont aucun été n’a jamais amolli les profondeurs glacées, refroidit les racines : et il est nécessaire que pendant la courte saison chaude, ni la sécheresse, ni les orages ne viennent retarder une croissance qui ne résisterait pas aux gelées précoces, qui suivent pas à pas le soleil.

    En juillet 1915, au fort Smith, la plus méridionale des missions du Mackenzie, nous avons vu les pommes de terre se geler complètement, en une nuit de moins de trois heures, entre deux journées torrides.

  2. Encore ne meurt-elle pas complètement. Le froid saisit les derniers nés, les pétrifie, comme il le fait des grenouilles et de certains poissons, en attendant que le printemps les rende au mouvement et à la malfaisante fonction de produire les œufs d’une autre génération et de s’acharner encore sur les hommes, jusqu’à l’éclosion générale.

    La moustiquaire est, dans le Nord, aussi bien que dans les pays équatoriaux, un article indispensable du trousseau : moustiquaire de jour, qui enveloppe la tête, et moustiquaire de nuit, qui défend tout le grabat.

  3. Des 77.391.304 acres que couvrent les lacs connus du Canada entier, le seul vicariat du Mackenzie en compte 18.910.080. (V. The Catholic Encyclopedia, Vol. III, p. 227.)
  4. Les montagnes qui enclavent le Nord-Ouest et le Nord marchent, du sud au nord, en deux groupes parallèles : les Laurentides à l’est, les Rocheuses à l’ouest. Les Laurentides, parties de la rive gauche du Saint-Laurent, envahissent en tous sens les provinces de Québec et d’Ontario, se blottissent le long du Manitoba oriental, contre la baie d’Hudson, et vont expirer à la mer Glaciale, en dunes à peine surélevées. Les Rocheuses alignent et emboîtent leurs monts neigeux en une symétrie tellement semblable à celle de nos vertèbres osseuses que les sauvages les ont pittoresquement appelées : l’épine dorsale de la terre. De l’épine dorsale rocheuse, s’échappent des côtes régulières de montagnes, qui escortent, jusqu’à l’océan Pacifique d’une part, et jusqu’au fleuve Athabaska-Mackenzie d’autre part, nombre de rivières issues des glaciers centraux. Les Laurentides, de leur côté, envoient leurs rivières à la baie d’Hudson et à l’océan Atlantique, dans des cortèges montagneux analogues à ceux des Rocheuses. Qu’un éboulis de ces montagnes entrave tout à coup la rivière ; qu’une veine transversale s’oppose à son cours : c’est la lutte du cours d’eau contre l’obstacle, c’est le rapide.

    Mais comment les fleuves des plaines, comme la Saskatchewan, l’Athabaska, la rivière des Esclaves, la rivière de la Paix, qui n’ont eu besoin des montagnes que pour naître, vont-elles se former des rapides aussi fougueux que les rapides des rivières essentiellement montagneuses elles-mêmes ? Précisément par l’intrusion des filons ramifiés, qui vont des Laurentides aux Rocheuses, et des Rocheuses aux Laurentides, pour les relier entre elles. Le fleuve des prairies, ou des bois, habitué au cours tranquille qu’il s’est tracé dans les terres friables, rencontre ces filons pierreux et doit en dompter la résistance.

  5. En tout, 2.500 kilomètres ininterrompus depuis la mer Glaciale. Le jour viendra, sans doute, où des vaisseaux océaniques arriveront au fort Smith, de toutes les mers du monde, par le détroit de Berhing, aussi facilement qu’à Montréal, par le Saint-Laurent, quoique en une plus brève saison. Les dragages dans le delta du Mackenzie, aux abords du Grand Lac des Esclaves, dans certains méandres où s’accumulent les alluvions, et le déblaiement d’un passage dans les rapides ouvriraient aisément cette voie. Jusqu’ici, les vapeurs en usage ont dû prendre une forme qui ne demande qu’un faible tirant d’eau ; et encore vont-ils échouer sur les hauts-fonds. Ces quilles trop plates rendent la traversée des lacs particulièrement dangereuse.
  6. Cette barrière des rapides du fort Smith est tellement invincible que les poissons eux-mêmes ne purent l’escalader. L’on en tient la preuve dans ce fait que l’on ne trouva jamais, en amont de ces rapides, un seul spécimen d’une espèce répandue dans toutes les rivières et dans les lacs du Nord communiquant avec la mer Glaciale, et que l’on pêche, en abondance parfois, au pied même du dernier rapide du fort Smith. Le nom scientifique de ce poisson est le saumon du Mackenzie (Mackenzii salmo). Son nom vulgaire, seul usité, est l’inconnu. L’inconnu est de belle taille et fort apprécié des gens du Nord. Il tire sur la forme du saumon de la Colombie, mais sa chair est blanche.
  7. Un portage est un chemin de terre destiné à faire passer un convoi d’une eau navigable dans une autre, soit que ces eaux, en réalité, ne communiquent pas entre elles, soit qu’elles offrent des conditions trop accidentées ou une profondeur insuffisante à la flottaison. Tout est débarqué sur le rivage et porté à dos par l’équipage. Les embarcations sont portées ou traînées, selon leur poids.

    Les portages exécutés au fort des chaleurs, dans les cailloux et les marécages, à travers broussailles et moustiques, sont les impasses appréhendées par les voyageurs d’aujourd’hui autant que par les découvreurs du siècle passé. Ils n’ont point progressé dans le Nord, excepté quelques-uns, plus longs et plus fréquentés, comme ceux du fort Smith, du Vermillon, de la Loche, qui ont fini par recourir aux bœufs ou aux chevaux.

  8. « Voici, continue le Père Petitot, l’énumération des lacs et des rivières que l’on suit durant cet itinéraire qui, à lui seul, peut déjà être considéré comme un très long voyage : rivière Rouge, lac Winnipeg, rivière Saskatchewan, lacs Travers, Bourbon et Vaseux, rivière du Pas, lacs Cumberland et des Épinettes, rivière Maline, lac Castor, rivière la Pente, lacs des Îles, Héron, Pélican et des Bois, Portage du Fort-de-Traite, rivière des Anglais (Churchill), lacs de l’Huile, d’Ours, Souris, Serpent, du Genou, Primeau et de l’Île-à-la-Crosse. Après avoir traversé ce dernier bassin d’un bout à l’autre, nous pénétrons, par un canal naturel d’eau stagnante, improprement appelé rivière Creuse, sur les lacs Clair et du Bœuf, d’où nous gagnons le lac la Loche, par la rivière du même nom. C’est à l’extrémité de ce dernier lac que s’élève le coteau du Portage la Loche… Sur le versant septentrional du portage, nous nous trouvons dans le district d’Athabaska, après avoir parcouru 2,125 kilomètres, depuis Winnipeg. »
  9. V. Les Sœurs Grises dans l’Extrême-Nord du Canada, chap. v. Librairie Beauchemin, Montréal, et Œuvre apostolique de Marie Immaculée, Lyon, quai Gailleton, 39.
  10. La Saskatchewan est la grande artère de la prairie. Elle en recueille toutes les rivières pour les conduire au lac Winnipeg, lequel s’épanche dans le fleuve Nelson, qui se jette dans la baie d’Hudson. La Saskatchewan n’unit ses deux branches qu’à l’est de Prince-Albert. La branche nord a sa source au mont Brown, à côté de celle de l’Athabaska ; et la branche sud dans les montagnes Rocheuses aussi, mais presque sur la ligne des États-Unis. La Saskatchewan, très sinueuse toujours, coule de l’Ouest à l’Est.
  11. Un des traits qui « égayèrent » ce voyage de 1880 dans la prairie eut pour acteur principal, dit-on, S. G. Mgr Joussard, coadjuteur actuel, avec future succession, de Mgr Grouard, vicaire apostolique d’Athabaska. Tout jeune missionnaire, plein d’une ardeur qui ne s’éteindra qu’avec sa vie, le Père Joussard avait caracolé, autour de la brigade, sur un branco, cheval demi-sauvage de l’Ouest. Le soir, il s’endormit, lassé, à sa place de la couche commune, occupée par une dizaine de missionnaires. Mais la chevauchée, faut-il penser, continua dans son rêve. Tout à coup, il croit sentir sous sa main une crinière. Il la saisit, en criant :

    — Hue donc !

    Un « Aïe ! » formidable réveilla la prairie :

    C’était la barbe de S. G. Mgr Clut, son voisin, qu’il avait empoignée.

  12. Mgr Grouard parlait ainsi de cette part de son héritage : « Mgr Faraud a décrit dans des pages éloquentes publiées par les Missions Catholiques, en 1888, ses préoccupations incessantes, ses anxiétés toujours renaissantes, ses angoisses au sujet de l’approvisionnement de nos missions dans ces ingrates contrées. Il trouva, dans son cœur généreux, dans son esprit fertile en ressources, les moyens de créer et de faire vivre des œuvres humainement parlant impossibles, vu les conditions exceptionnellement désavantageuses des lieux, des distances et du climat. La question des transports, qui absorbent la plus grande partie de nos recettes, planait sur ses pensées comme un nuage sombre et menaçant. Investi de l’héritage de Mgr Faraud, j’ai maintenant l’âme en proie aux soucis et aux anxiétés qui ont si longtemps rongé la sienne. »
  13. Le nom de Saint-Alphonse lui fut donné par reconnaissance envers les Pères Rédemptoristes qui avaient généreusement avancé la moitié de la somme que coûterait le bateau. La Propagation de la Foi pourvut au reste.