Aux glaces polaires/Chapitre III

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 51-74).


Au fort Résolution, attendant le signal du départ.

CHAPITRE III


L’HIVER

Caractère de l’apostolat dans l’Athabaska-Mackenzie. — Linceul de neige et de nuit. — Une âme par 250 kilomètres carrés. — Le fort et la mission. — Traîneaux et chiens. — Les chemins du Nord. — Bordillons, crevasses, poudrerie. — En détresse sur le Grand Lac des Esclaves. — Carrosse épiscopal. — Les raquettes. — La soif. — Le Père Laity.


Les missionnaires sont les soldats des postes avancés, dans l’Église militante. Mais combien diffèrent leurs champs de bataille, des sables de l’équateur aux neiges du pôle, des anthropophages océaniques aux Peaux-Rouges arctiques !

L’effort soutenu par les missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie ne peut se comparer. Ce n’est pas dans la lutte corps à corps avec le paganisme qu’ils eurent à s’épuiser : le paganisme des Dénés s’avoua vaincu d’avance. Ce n’est pas contre la persécution violente : ces timides peuplades n’ont point de mandarins sanguinaires. Ce n’est pas contre l’inertie spirituelle des néophytes : la ferveur des convertis confondrait souvent la nôtre. Les âmes à conquérir dans l’Athabaska-Mackenzie n’étaient que des captives, soupirant du fond de leur exil.

La vie des missionnaires s’est usée à les atteindre, par delà deux barrières qui paraissaient d’abord infranchissables : les distances et la pauvreté. Les distances reculées jusqu’aux confins du globe. La pauvreté entretenant une disproportion énorme entre les immensités et les moyens de les parcourir.

Ainsi donc, les longs voyages, les durs ouvrages matériels, qui furent les soucis secondaires des missionnaires de l’Asie orientale sont devenus les travaux apostoliques de première importance dans l’Extrême-Nord de l’Amérique.

Dire par quel courage furent domptés ces obstacles serait raconter presque toute l’histoire de la conquête des Dénés au royaume de Dieu.

Pendant que le missionnaire des tribus Ceylanaises ne se déplace que pour jeter continuellement ses larges filets, à sa droite et à sa gauche, parmi des masses assemblées, mesurant son labeur par le chiffre des âmes qu’il a sauvées, le missionnaire voyageur du Mackenzie compte les lieues qu’il a parcourues, les jours de disette qu’il a traversés, et dit : « Voilà mon apostolat ! » Au bout de ces tournées douloureuses, il inscrit quelques baptêmes, quelques communions, une mort sanctifiée par sa présence sous la hutte indienne, et son rôle est rempli. À lui la consolation de ressembler à Notre-Seigneur cheminant trois pénibles années, à travers les campagnes de la Palestine, pour ne s’attacher que de rares fidèles. À ses confrères des pays plus fortunés, la satisfaction des apôtres convertissant les foules et les nations.


Devant le missionnaire, forcé de dire adieu aux chemins de fer, dès le seuil de l’Athabaska-Mackenzie, les distances revêtent deux aspects, entraînant des difficultés totalement diverses : l’aspect d’un hiver très long, et l’aspect d’un été très court.

Nous suivrons d’abord l’apôtre-voyageur aux prises avec l’hiver.


L’hiver de l’Athabaska-Mackenzie est le plus froid des hivers continentaux.

On sait que le climat d’un pays ne se règle pas uniquement sur sa longitude et sa latitude, ni même sur l’abondance de son insolation. Le relief et l’élévation du sol, l’humidité, la sécheresse, la température des courants atmosphériques et marins en varient beaucoup les conditions.

Exception faite de la Colombie Britannique, abritée par ses montagnes contre le Nord et caressée par les brises du Pacifique, le climat du Canada est, dans son ensemble, très rigoureux. Il le doit particulièrement aux glaciers polaires, providentiels condensateurs de la surabondante humidité du globe, et aux flottes de banquises qui parcourent l’océan Arctique et la profonde baie d’Hudson. L’océan Arctique et la baie d’Hudson, ces réfrigérants naturels de la zone torride par la conductibilité de la terre, dégagent aussi les aquilons qui balayent librement la surface de l’Amérique septentrionale, sans rencontrer, pour s’y attiédir, les chauds effluves d’un gulf-stream.

Ottawa, la capitale de la Puissance, qui, de par sa latitude, aurait droit au climat de Venise, compte cinq mois d’un hiver sibérien. L’Ouest canadien fut longtemps réputé inabordable à la culture, tant il y gelait, jusqu’au milieu des étés. Le défrichement, l’ameublissement du sol ont modifié le climat de la prairie ; mais les hivers de Winnipeg, — latitude de Paris, — demeurent néanmoins plus rudes que ceux de Pétrograd.

Plus haut, dans les forêts de l’Athabaska-Mackenzie, le printemps et l’automne, déjà abrégés dans la prairie, se réduisent davantage. Au Grand Lac des Esclaves, les saisons intermédiaires ne comptent plus. Au Cercle Polaire, elle sont englobées par l’hiver, qui empiète sur l’été lui-même.

Les missionnaires du Fort Good-Hope ont dressé la table climatologique suivante. Les noms des quatre saisons y sont conservés ; mais les parenthèses apposées expliquent ce qu’on en doit penser :

Printemps : mai (neige fondante), juin (débâcle).
Eté : juillet.
Automne : août (chute des feuilles), septembre (neige).
Hiver : octobre (rivière gelée), novembre, décembre, janvier, février, mars, avril.


Pendant huit et neuf mois, la neige couvre donc l’Athabaska-Mackenzie.

Sur ce linceul s’étend à son tour la longue nuit du solstice, nuit absolue de quarante fois vingt-quatre heures au bord de la section polaire, et plus prolongée à mesure que l’on s’avance vers le pôle même. Bien loin dans le sud du Mackenzie, le soleil de décembre et de janvier ne s’appuie qu’à peine, vers midi, sur l’horizon du Grand Lac des Esclaves, et son regard est aussi glacial que l’haleine de la nuit, dans laquelle il se recouche aussitôt.


De quarante à cinquante missionnaires se partagent cette neige et ces nuits, avec les neuf ou dix mille indigènes.

Répartie également sur la superficie de l’Athabaska-Mackenzie, cette population donnerait la moyenne d’une âme par 250 kilomètres carrés.


Les centres de ralliement reconnus par la géographie et par le précaire service postal sont les forts-de-traite. Ces forts, stations de ravitaillement et comptoirs d’échanges pour les fourrures, établis par les commerçants, n’ont encore vu s’ajouter à leurs édifices que les seules habitations des missionnaires. Une douzaine de cabanes, qu’occupent les sauvages attachés au service du commis ou de la mission, complètent les localités pompeusement appelées : Fort Résolution, Fort Smith, Fort Simpson, Fort Good-Hope, etc…[1]

Établis sur les bords des rivières et des lacs, qui les rendent accessibles durant l’été, les Forts participent, l’hiver, au nivellement général du pays par les neiges et les glaces.


L’établissement qu’il possède, près du fort-de-traite, est le pied à terre du missionnaire, et le poste à demeure de son saint ministère, surtout s’il s’y trouve un orphelinat ou un hôpital.

Deux fois l’an, à la débâcle, qui marque l’époque de la vente des fourrures, et à Noël, qui est la grande fête des Indiens, il voit venir à lui une partie de ses ouailles. Rarement un sauvage chrétien paraîtra dans les environs de la « mission », sans se confesser, recevoir « le pain de Celui qui a fait la terre », et se munir, pour lui-même et pour les siens, de chapelets, de médailles, de scapulaires. Ces deux rencontres annuelles apportent au prêtre, avec la fatigue d’un travail intense, une joie qu’il n’échangerait pas pour la couronne des rois. Il a revu ses enfants. Il a entendu le récit détaillé de leur vie. Il les a instruits, encouragés, réconfortés. Sa bénédiction les accompagnera jusqu’à l’autre printemps, ou l’autre Noël.

Mais tout le bercail n’était point là ! Bien loin du fort et de la mission, au fond des bois, dans les parages des orignaux ou des rennes, il reste ceux qui n’ont pu venir : les vieillards, les femmes chargées d’enfants, les infirmes. Autant d’affamés de la parole et de la nourriture du bon Dieu qui attendent le missionnaire.

Or, les visites aux camps lointains ne sont guère praticables qu’à la faveur de l’hiver.

Pour nous former l’idée de ces voyages dans les immensités des hivers arctiques, laissons notre esprit retourner à l’époque de la « Gaule chevelue », que n’avaient pas encore défrichée les moines. Refaisons un tout de la Hollande, de la Belgique, de la France, de l’Espagne, de l’Italie, de la Suisse. Supprimons les cités, les bourgades, les routes départementales et vicinales, qui sont l’orgueil de nos belles nations. Supposons-les inexplorées, entièrement sauvages, depuis la Méditerranée jusqu’à la mer du Nord, et ne formant de leurs rivières, de leurs lacs, de leurs terres et de leurs bois qu’un bloc de glace et de neige, tenu compact par un froid constant de vingt à cinquante degrés centigrades. Tel est le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. Plaçons maintenant quelques masures à l’endroit occupé par Bruxelles ; quelques autres, les voisines, à Cambrai ; autant à Paris, à Lyon, à Marseille, à Bordeaux, à Madrid. De l’un à l’autre de ces baraquements, ni relai, ni hôtellerie, nul être vivant sur qui l’on puisse compter. Tels sont nos forts-de-traite avec nos missions et les distances qui les séparent.

Tel est le champ de course des missionnaires du Nord.

L’ensemble des missions forment le vicariat. Les trois ou quatre groupes de familles indiennes, qui poursuivent le gibier sauvage dans le rayon indéfini de chaque mission, forment la paroisse.

L’hiver se passe, pour le vicaire apostolique, à visiter les missions de son vicariat ; et, pour le missionnaire curé, à visiter les hameaux errants de sa paroisse.


Un voyage sans encombre d’une mission à l’autre, pour l’aller seulement, serait de quatre à six jours. Mais les intempéries et les accidents multiplient souvent ces longueurs.

Pendant les trois ans qu’il mit à faire la première tournée apostolique de l’Athabaska-Mackenzie, Mgr Grandin ne put dépasser le Cercle Polaire. Il ne pénétra même pas dans le district de la rivière la Paix. Mgr Clut, dont la longue vie épiscopale se consuma à parcourir le vicariat, comptait quatre années par visite pastorale ; et encore était-il forcé, chaque fois, d’omettre quelques missions.

Les moyens de voyage, les seuls, sont le traîneau et les raquettes.

Le traîneau est tiré par des chiens.

À l’est des montagnes Rocheuses, les chevaux n’ont pas dépassé le soixantième degré de latitude. Outre l’impossibilité de les entretenir actuellement dans les régions plus septentrionales, ils y seraient inutiles, faute de routes.

Les uniques coursiers du Nord sont donc fournis par la race canine. Race mêlée, indéfinissable, à dominante de loup, chez les Dénés ; race plus pure, mais plus louve encore, chez les Esquimaux.

Mgr Grouard décrit l’attelage :

« Se figure-t-on ce que sont nos traîneaux ? On pourrait croire qu’ils ressemblent à ces véhicules montés sur de légers patins dont l’usage est commun dans les villes et les campagnes des pays civilisés, où l’hiver et la neige durent assez longtemps pour nécessiter leur emploi. Cependant la différence entre ces traîneaux et les nôtres est considérable.

« Prenez trois planchettes de bouleau larges de trois pouces et demi et longues de dix pieds ; joignez-les ensemble par des barres transversales attachées solidement avec de minces cordes de peau appelées babiches ; relevez-les, à la tête, en forme de volute, que vous maintenez en place à l’aide de bons liens (on donne à cette volute le nom de chaperon).

« À fleur du sol, de chaque côté, sont les tires, deux anneaux de cuir où l’on accroche les traits des chiens. Ces derniers ont des harnais proportionnés à leur taille, un collier rond, juste assez grand pour y laisser passer leur tête, et qui vient s’appuyer sur leurs épaules. Deux longues et fortes bandes de cuir partent de ce collier et vont se joindre au harnais suivant : ce sont les traits qui s’appliquent sur les flancs des chiens. De courtes dossières, en peau souple, les maintiennent à cette hauteur. C’est cette partie du harnais qui se prête le plus à l’ornementation. Aussi presque toujours on y voit des tapis brodés, chargés de grelots. Les colliers reçoivent quelquefois de petites sonnettes et des pompons enrubannés. Bref, on apporte autant de soin à orner nos pauvres chiens qu’on le fait ailleurs pour les chevaux.

« L’attelage ne se met pas de front, mais de file, sur une ligne assez longue. Le conducteur n’a pas besoin de rênes, qui, d’ailleurs, empêtreraient horriblement ses petits coursiers. On leur apprend à obéir à la parole : hu et dia pour aller à droite et à gauche, ho pour l’arrêt, marche pour le départ ou pour exciter les paresseux.[2] Souvent, pourtant, il faut jouer du fouet, car il est difficile que des chiens soient toujours aussi dociles et aussi courageux que l’exigent leurs maîtres.

« Voilà donc comment se compose un attelage dans ce pays. Vous placez vos chiens dans leur harnais, à la queue l’un de l’autre, et vous attachez les derniers traits aux tires du traîneau. Celui-ci repose à plat sur la neige, et glisse sur toute sa surface. On y met des charges plus ou moins pesantes, retenues par des enveloppes de peau ou de toile, que de fortes lanières de cuir enlacent de nombreux replis.

« Le poids ordinaire du chargement est de 400 livres pour quatre chiens ; seulement l’état des chemins doit être pris en considération… »

Ces derniers mots : l’état des chemins doit être pris en considération en rappellent plus long qu’on n’en pourra jamais écrire à ceux qui eurent à se risquer eux-mêmes, avec leurs traîneaux et leurs chiens, dans l’inconnu des chemins, gardés par l’hiver arctique !…


Les meilleurs chemins du Nord sont les sentiers étroits et tortueux, tracés par les sauvages, ou par les rennes, à travers les bois. Ils mesurent la largeur du traîneau ; ou plutôt c’est le traîneau qui s’accommode à leur largeur. La course ira bien sur les sentiers fréquemment battus. Mais, loin des forts-de-traite, où ne circulent que de rares chasseurs, la neige a vite fait de tout remblayer, « et, écrit Mgr Charlebois, vicaire apostolique du Keewatin, comme on ne trouve plus aucun indice extérieur, il faut marcher en sondant la neige, de manière à découvrir, au fond, l’endroit durci par le passage des traîneaux. C’est une tâche difficile et qui demande beaucoup d’habileté. »

Le voyageur doit souvent créer lui-même son sentier, en abattant les arbres, en trouant les taillis, en coupant les troncs couchés sur son passage.

Les endroits les plus redoutés des hommes et des chiens sont les rivières congelées, parce qu’elles se hérissent de glaçons aigus, fixés dans un pêle-mêle horrible. Ce sont, en langage coureur-des-bois, les bordillons ou bourguignons.


Dans les bordillons du fleuve Mackenzie

Lorsque la glace se fixe définitivement sur l’eau, explique Mgr Grandin, elle ne le fait que par gradation, en commençant par le nord, et en remontant le courant. Dès que la glace est prise, le courant n’est pas aussi libre, l’eau monte au-dessus de la surface coagulée, accumule les glaçons qu’elle entraînait, et forme ainsi souvent de véritables montagnes. On ne saurait se faire une idée de ces créations fantastiques sans les avoir vues… Quelles souffrances, grand Dieu ! de se traîner au milieu de ces bancs de neige durcie, de ces grandes dunes de glace qui bordent les côtes ; de se frayer un chemin parmi ces affreux bourguignons, amas de glaçons entre-choqués, qui présentent aux pieds du voyageur leurs arêtes vives et acérées comme des lames de sabre !


En certains espaces de la rivière, la glace paraît lisse, invitante pour l’attelage. Qu’il prenne garde de s’y lancer inconsidérément, car la mince couche, usée par l’eau rapide, n’attend peut-être pour céder que la pression d’un pas ! Plusieurs ont coulé corps et bagages, dans ces pièges de la mort, et n’ont dû leur salut qu’à la vitesse de leurs chiens à rejoindre, à la nage, la glace ferme et à y haler le traîneau auquel leurs bras s’étaient cramponnés.

Le premier décembre 1890, cet accident faillit être fatal au Père Dupire et au Frère Lecreff, deux missionnaires du fort Résolution, Grand Lac des Esclaves, qui faisaient route vers le lac Athabaska, où les mandait Mgr Clut. Ils remontaient la grande rivière des Esclaves, le Père Dupire assis depuis quelques instants sur le paquetage, le Frère Lecreff courant à l’arrière, les mains enlacées à la corde que l’on attache au traîneau pour le gouverner. Deux attelages indiens qui les précédaient venaient de franchir, sans accroc, une glace douteuse, en face de l’endroit dit la Pointe Gravois. Nos missionnaires s’y engagèrent donc sans défiance. La glace s’effondra. Le Père Dupire, très vif par naturel, sauta en avant et toucha d’un pied le bord solide. Se fixant à genoux, il se pencha aussitôt sur l’abîme bouillonnant pour saisir, par la tête, le premier chien. Il était temps, car l’animal n’en pouvait déjà plus et se laissait emporter par le courant, sous la glace. Les sauvages, revenus sur leurs pas, aidèrent le père au sauvetage. Les chiens sortirent d’abord, puis le traîneau, et enfin le Frère Lecreff, qui, heureusement, avait retenu sa corde, au fond du fleuve. Il y avait plus de 40 degrés de froid. En quelques minutes, le Frère se trouva comme changé en un glaçon.


Sur les grands lacs, au miroir constamment poli par les vents, il n’existe pas plus de chemins que sur l’océan mobile ; et il y faut souvent retenir le traîneau qui glisserait plus vite que les chiens ne pourraient courir. Les randonnées sur ces vifs champs de glace seraient presque un plaisir, n’étaient trois menaces, tenant sans cesse le voyageur sur le qui-vive : la crevasse, le bordillon des lacs et la poudrerie.


La crevasse peut se produire à tout instant sous les pieds du coureur.

Si elle est causée par l’expansion des gaz dégagés sous la carapace solide, elle s’annonce par des détonations qui semblent partir d’une artillerie, tirant dans les profondeurs du lac. Les chiens alors se couchent effarés, ventre plat. Ils ne bougeraient plus, si le conducteur ne « jouait du fouet ».

La crevasse est ordinairement le simple effet de la dilatation de la glace par le froid plus intense : elle s’ouvre avec un craquement subit. Le seul parti est de rebrousser chemin devant elle, ou bien de la côtoyer, des heures, jusqu’à quelque détroit qui se laissera franchir. Le péril grave entre tous est celui d’une crevasse insoupçonnée qui commence seulement à se fermer par la congélation de l’eau qui l’a remplie. L’équipage qui s’y laisserait choir serait perdu.


Cela dit, représentons-nous l’un des grands lacs du Nord, dont l’étendue égale celle d’une Belgique. Les crevasses qui avaient répondu aux premiers besoins de la dilatation se sont comblées et ressoudées. Mais le thermomètre descend toujours. Le voici à 50 degrés sous zéro. Le volume d’une telle superficie de glace, épaisse de deux à trois mètres, ne trouve plus d’issue vers le granit des rivages déjà tout envahis. Que va-t-il se passer ? Sous la pression persistante du froid, les molécules se tassent de plus en plus dans la masse frémissante. À la fin, la partie médiane, qui reçoit la somme des poussées s’exerçant des rives opposées, commence à se surélever, et un bourrelet se forme sur la plaine de glace. Au Grand Lac des Esclaves, ce bubon, dont les lèvres lézardées montent, s’ouvrant vers le ciel comme un col de cratère, atteint plusieurs mètres de hauteur. Sur la mer Glaciale, il devient la montagne de glace, l’iceberg. Les voyageurs des Pays d’en Haut lui ont gardé le nom de bordillon, bien qu’il se forme tout autrement que sur les fleuves.

Ce bordillon, qui barre tout le lac, ne peut se contourner. Le traîneau cherche alors, longtemps parfois, un col accessible, le long de ces « éminences en zig-zags et en dents de scie », où s’enchevêtrent « les dos d’âne et les précipices ». Il est rare que l’on puisse avoir raison de ces impasses, sans abattre maints glaçons à coups de hache, et sans glisser dans quelqu’une des mares profondes qu’ils emprisonnent.


L’épreuve des épreuves dans ce voyage d’hiver sur les grands lacs n’est cependant pas la crevasse, ni le bordillon : c’est la poudrerie.

La poudrerie ! Jamais mot moins reconnu dans ce sens par le dictionnaire français n’eut signification plus expressive, plus descriptive, que celui-là. Il a été trouvé du premier coup par les coureurs-des-bois, et il s’est incrusté aussitôt dans la langue du Nord.

La poudrerie, c’est le simoun du sahara de neige. Plus elle s’avance vers le pôle, moins elle est fréquente ; mais plus elle est violente et tenace.


Le P. Bousso escaladant un dos d’âne

Elle se lève tout à coup, souffle en bourrasques ininterrompues, ressaisit toute la neige tombée sur le sol et la relance en furie de cyclone dans l’espace. Aucun abri, excepté la profondeur des bois et l’iglou de l’Esquimau, ne peut défier ce poudroiement. Le voyageur, surpris sur le lac, se voit enveloppé d’une nuit blanche : tout rivage, tout point de repère s’évanouit devant lui. L’illusion qu’il tourne sur lui-même achève sa désorientation. Et il tourne, en effet, croyant suivre la ligne droite, parce qu’il va contre le tourbillon rageur. S’il n’avait pour compagnon un Indien, ou quelque guide éprouvé, il lui resterait peu d’espoir d’échapper à la mort, car la poudrerie ne se déchaîne d’ordinaire que pour des journées entières.

Que l’on juge d’une poudrerie véritable, par cette description d’une simple tempête de neige en flocons, que nous fait Mgr Grouard. Il est sur une baie du lac Poisson Blanc, le 20 janvier 1895, en route pour le lac Wabaska (vicariat d’Athabaska), où il va fonder une mission. Ses compagnons sont le Père Dupé qui doit « battre la neige devant les chiens », le Frère Lecreff qui tient en laisse la carriole épiscopale, et Félix, un jeune sauvage, qui mène le traîneau aux provisions :

… Mais voilà que les flocons de neige tombent plus pressés, le vent redouble de force, de violentes rafales soulèvent d’épais tourbillons qui nous enveloppent de toutes parts.

Le Frère Jean-Marie (Lecreff) s’aperçoit que le Père Dupé dévie de la ligne droite, et il court pour l’y ramener. Ses chiens le suivent toujours ; mais le traîneau, que la main du Frère maintenait en équilibre dans les endroits inégaux du chemin, n’étant plus soutenu, verse sur un banc de neige, et me voilà à pied sans plus de cérémonie. Relever le traîneau et le remettre en marche, c’est l’affaire d’une seconde. Je pourrais m’y réinstaller, et, avec un peu d’attention, éviter de nouveaux accidents ; mais j’ai honte de voir mes compagnons exposés seuls aux horreurs de la tempête, car c’est une vraie tempête qui s’est abattue sur nous, et je les rejoins. Je m’imagine que je les aiderai à reprendre la bonne direction ; mais je suis bientôt, comme eux, fouetté par le vent et aveuglé par la neige. J’essaye d’ouvrir les yeux. Aussitôt des flocons précipités, poussés par l’ouragan comme les projectiles par une mitrailleuse, me forcent de les fermer et me criblent le visage. J’essuie mes paupières, et déjà les cils sont collés entre eux par de durs glaçons. Il faut faire volte-face et tourner le dos au vent, afin de me débarrasser le mieux possible de ces écailles d’un nouveau genre ; mais c’est pour les voir se reformer presque immédiatement. Nous en sommes là tous les trois, et ne savons guère où donner de la tête. Félix nous rejoint enfin.

« Il n’y a qu’à marcher, dit-il, pour nous empêcher de geler ; dirigeons-nous toujours sur le vent ; nous finirons par atteindre la côte. »

Se diriger sur le vent n’était pas chose facile, comme on le comprendra par ce que je viens de dire ; mais encore on ne savait plus au juste de quel côté il soufflait. Les tourbillons de neige se soulevaient et semblaient se poursuivre vers les quatre points cardinaux à la fois. La rafale continuait à nous cingler sans merci et à nous aveugler de plus belle.

Qu’allons-nous devenir, si la tempête dure ? Nous nous recommandons à Dieu, à la Vierge, aux saints Anges, et, le corps penché en avant, un bras placé au-dessus des yeux pour nous permettre de les ouvrir, nous continuons de lutter contre les éléments déchaînés. Dire où nous allons, personne ne le sait ; mais nous marchons toujours.

Après plusieurs heures de course au milieu de cette furieuse tourmente, il nous sembla que sa violence diminuait ; puis nous crûmes voir une masse d’ombre flotter au sein des tourbillons de neige. Ne serait-ce pas la terre ?… Oui, c’est elle ! Deo gratias !

Où sommes-nous ? Félix regarde la côte à droite, à gauche, aussi loin que sa vue peut porter, et déclare ne pas s’y reconnaître. Nous examinerons cela tout à l’heure. En attendant, chauffons-nous, dégelons-nous et réconfortons-nous un peu. Nous en avons besoin. Nous n’avons pas la chance des enfants de la fournaise à Babylone, lesquels passèrent par le feu sans en ressentir les ardeurs. Nous avons subi les rigueurs des éléments tout à fait opposés, et nous n’en avons pas moins le visage couvert de brûlures. Pas un nez indemne, pas une joue intacte. Félix surtout, qui n’a pas de barbe, a littéralement la face en compote. Heureusement, ces morsures du froid ne sont pas profondes, l’épiderme seul en est affecté, et l’on en sera quitte pour faire peau neuve.


Dans un bourrelet du Grand Lac des Esclaves.

Comme Mgr Grouard n’avait, lors de cette aventure, que des lacs de dimensions moyennes à rencontrer, il s’était contenté de son équipage. Mais les missionnaires qui doivent braver les grandes étendues du lac Athabaska et du Grand Lac des Esclaves ne partent jamais seuls.

Même en caravanes, ils peuvent être jetés en d’extrêmes périls. Ce fut le cas de Mgr Grandin, la nuit du 14 au 15 décembre 1863, sur le Grand Lac des Esclaves.

Maladif, affaibli encore par la longue marche fournie depuis le fort Providence, il allait, avec son petit compagnon. Jean-Baptiste Pépin, le dernier d’un cortège formé par le courrier de la Compagnie, quelques sauvages et lui-même. La mission Saint Joseph, du Fort Résolution, terme du voyage, était en vue, « à un tiers de lieue », lorsque la poudrerie isola le traîneau de l’évêque.

« Tout à coup, raconte-t-il, s’éleva un vent très violent lequel, soulevant la neige qui était sur le lac, et la mêlant à celle qui tombait en abondance, nous empêcha de rien distinguer, et nous perdîmes bientôt la trace du courrier. Le vent seul pouvait encore nous servir de guide. Nous nous dirigions, nous semblait-il, vers la mission ; mais rien n’est variable comme le vent ; il avait changé de direction. Nous avons marché encore plusieurs heures avant la nuit complète, criant et écoutant si on répondait à nos cris. La tempête seule se faisait entendre. Dans l’espoir que nos chiens nous conduiraient vers un lieu sûr, nous les abandonnons à eux-mêmes, mais le lac se déploie toujours devant

nos pas, sans aucun horizon. Si nous eussions été au milieu des glaçons (bordillons), nous aurions pu nous en faire un abri pour passer la nuit et ne pas nous geler, mais nous étions sur la glace vive. Le vent balayait la neige à mesure qu’elle tombait. Il nous était impossible de nous en servir pour nous protéger. Comprenant que plus nous avancions, plus nous nous exposions, nous essayâmes de camper sur la glace. Je détachai notre traîneau avec toute la diligence possible. C’est, dans cette circonstance, une opération très dangereuse ; car pour défaire tous ces nœuds et toutes ces cordes, il fallait enlever nos mitaines. Chacun à notre tour, nous travaillions à cette œuvre, plus longue qu’on ne le supposerait ; et pendant que l’un travaillait, l’autre se battait les flancs pour se réchauffer. Nous cherchâmes à nous protéger contre le froid au moyen de nos chiens, de notre traîneau, de nos raquettes et de nos couvertures. Assis sur la glace, le dos appuyé sur le traîneau, mon petit garçon assis sur moi et appuyé contre moi, tous deux enveloppés dans nos couvertures, que le vent soulevait malgré toutes nos précautions, nous nous préparâmes à la mort, le pauvre enfant en se confessant, et moi en faisant des actes de contrition et de soumission à la volonté du bon Dieu. Bientôt nous sentons que le froid nous gagne, nous nous relevons, gardons sur nous chacun une couverture, attachons les autres en grande hâte sur le traîneau et nous marchons de nouveau, comme pour fuir la mort dont nous sommes poursuivis. Notre dîner avait été bien mince, car nous étions au terme de notre voyage et au bout de nos provisions, et cependant je ne sentais nullement le besoin de manger. Je ne sentais même plus mon mal de pied. Nous marchons ainsi longtemps, en nous arrêtant quand nous n’avions pas trop froid ; mais mon petit garçon commençait à s’endormir malgré lui et malgré moi. Je compris que le moyen de lui sauver la vie était d’essayer de camper encore. Je trouvai heureusement une épaisse couche de neige. J’y fis un trou avec mes raquettes, j’y étendis mes couvertures et j’y couchai mon cher compagnon. Puis, je plaçai les chiens sur le coin, et je recouvris le tout de neige. Quand toutes mes opérations furent finies, je m’introduisis comme je pus auprès du petit garçon ; mais il aurait fallu une troisième personne pour me couvrir à mon tour. Quelques précautions que je prisse, le vent pénétrait toujours jusqu’à nous. Cependant, m’étant très fatigué pour faire notre lit, j’éprouvai d’abord une forte chaleur qui fit fondre la neige que j’avais dans mes habits. Le vent gela bientôt le tout, de sorte que je ne savais plus où mettre mes mains pour leur éviter de se geler. Mon compagnon était dans le même état. Tout couchés que nous étions, nous passâmes la nuit à nous remuer, à nous frotter, à souffler pour nous réchauffer. Enfin, une dernière fois, n’en pouvant plus, je sors de dessous mes couvertures pour prendre mes ébats plus à l’aise. Je crus alors apercevoir la terre. Vite, je fais lever mon petit garçon, nous plions bagage et nous nous dirigeons vers l’endroit où nous espérons pouvoir faire du feu. Je sens qu’un de mes talons se gèle. Mon compagnon éprouve la même chose dans ses deux pieds. Nous ne pouvons plus chausser nos raquettes. Après une marche assez longue, nous arrivons à terre.

Nous avons eu beaucoup de peine à trouver du bois et plus encore à allumer notre feu. Nous aperçûmes alors deux traîneaux. Nous crions de toutes nos forces. C’étaient le père et l’oncle de mon compagnon à notre recherche. Nous campions sur l’île où se trouve la mission, et nous n’en étions qu’à un quart d’heure de distance… »


En arrivant à la mission, Mgr Grandin trouva les Pères Gascon et Petitot, tout en larmes, offrant le saint sacrifice pour le repos de son âme.

Ils avaient passé la nuit à tirer des coups de fusil, à fouiller les abords du lac en agitant des tisons enflammés ; et rien n’avait répondu. Mgr Grandin aurait dû se geler jusqu’au cœur, disent les Indiens du pays.

Mais la Providence garde le missionnaire.

L’humble traîneau sauvage fut, au début des missions, un luxe exceptionnel.

Les missionnaires s’estimaient heureux de trouver, sur le traîneau du commis de la Compagnie, une petite place pour leur couverture de nuit et pour le strict nécessaire de leur chapelle. Mgr Taché, Mgr Faraud, Mgr Clut, Mgr Grouard, le P. Gascon allèrent ainsi de nombreuses années. Ils « couraient devant les chiens », en échange du service qu’on leur rendait. À défaut de ce secours, il leur arriva de marcher de longues journées, le dos ployé sous le poids de leur bagage.

Lorsque les moyens permirent d’acheter et d’entretenir un attelage, le voyageur lui-même n’en fut guère soulagé. Il continua à courir sur la neige, les épaules libres seulement.

Que l’on fasse, en effet, le calcul de ce qu’il faut de poisson pour nourrir quatre chiens pendant une semaine, et plus, à raison de cinq à six livres, par tête et par jour. Ajoutons à ce « poisson des chiens » les vivres du maître, sa chapelle portative, sa hache, son fusil, sa misérable literie : voilà notre chargement complet. D’autre part, si un bras solide ne tient continuellement le traîneau, par l’arrière, dans les dédales des bois, des glaçons, des bancs de neige, il se disloque bientôt, se lacère, se met en pièces ; et la cargaison se disperse. De plus, les chiens ne marcheront ordinairement qu’à la suite d’un homme qu’ils verront courir devant eux. Sur la neige quelque peu épaisse, cette corvée d’éclaireur est absolument nécessaire. C’est ce que l’on appelle : battre la neige devant les chiens.

Tout voyageur qui voudrait « se faire traîner » aurait à doubler cet effectif, et son convoi supposerait deux traîneaux, l’un pour ses vivres et son bagage, l’autre pour sa personne, huit chiens, trois hommes, dont deux pour gouverner les traîneaux et le troisième pour battre la neige devant les chiens.

Comme le temps n’est pas encore venu pour le missionnaire du Mackenzie d’affronter les dépenses qu’entraîneraient de pareils équipages, il se contente du traîneau aux provisions. S’il a le bonheur de posséder la compagnie d’un frère coadjuteur, il lui propose l’une des fonctions guide ou gouvernail, et s’acquitte de l’autre.

Il convient pourtant de dire que, depuis quelques-années, grâce à de longues économies, et grâce au système organisé de leurs privations, les missionnaires se sont donné du moins la jouissance de fournir à leurs évêques un attelage-omnibus, qui se décore du nom de carriole. La spécialité de ce traîneau épiscopal est d’avoir la peau d’orignal, qui forme ses parois, plus soigneusement tendue, et même enjolivée d’un filet de peinture. L’évêque y est empaqueté ficelé dans ses couvertures, à la façon des momies antiques. Lorsque ses reins sont moulus par les secousses des cahots, et ses oreilles trop étourdies des rauques frottements de la caisse contre les rugosités de la glace, il se lève et prend la place du coureur « guide ou gouvernail », en lui offrant la sienne. Dans ce tobogan à la chevauchée bondissante,
Le R. P. Riou sur le point de chausser les raquettes de course.
désordonnée, butant sans cesse contre les détours de la forêt, heurtant les arbres, raclant le frimas des branches abaissées, l’auguste voyageur garde la sécurité de se dire que s’il roule dans la neige, — et il roulera, malgré toutes les vigilances, — il ne tombera jamais d’assez haut pour se briser les membres.

Soit que le missionnaire « conduise » son traîneau, soit qu’il « batte la neige devant ses chiens », soit qu’il entreprenne une course solitaire, il ne peut avancer qu’à la condition de « chausser les raquettes ».

La raquette, l’ « escarpin du Nord », le « snow-shoc », est une palette de forme ovale, légèrement relevée en avant, et finissant en queue de poisson. Le cadre de bois est garni d’un treillis de fils de peau (babiche). Une lanière de même nature assujettit les orteils au milieu du réseau et va contourner le talon, afin de retenir le pied dans la position voulue. Les orteils sont l’unique point d’attache immédiat. Ils portent, suspendu, tout le poids de l’instrument qu’ils traînent. Leurs articulations, n’étant enveloppées que de la nippe — pièce de grosse laine — et du mocassin, gardent leur souplesse. L’écart des jambes, l’effort du pied et le balancement rythmé du corps se règlent sur les dimensions des raquettes, qui varient selon la profondeur et la mollesse de la neige sur laquelle elles sont destinées à maintenir le marcheur. Les plus grandes mesurent à peu près deux mètres de long sur un demi-mètre de large.


Les raquettes de chasse pour les neiges très profondes qui s’accumulent dans les bois.

C’est un long et sanglant noviciat que celui de la raquette. Mgr Grandin, qui en voulut toujours à ses « longues jambes » de lui avoir attiré la dignité épiscopale, s’exerçait depuis huit ans à la raquette, lorsqu’il écrivit, dans le compte-rendu de sa visite à l’Athabaska-Mackenzie.

« … Dès la deuxième journée de marche, j’avais les pieds couverts d’ampoules. À la fin de la troisième, ils étaient littéralement comme si on en eut enveloppé les extrémités, dessus et dessous, avec des mouches. Des douleurs rhumatismales vinrent se joindre à tout cela. Et, quand le matin, ou même après quelques instants de repos, il fallait se remettre en route, c’était pour moi des souffrances inouïes, que je ne pouvais dissimuler. Un bâton m’aurait rendu bien service, si nous eussions marché sur la terre ferme ; mais sur la glace il aurait fallu une troisième raquette à mon bâton… Mon unique soulagement était, une fois arrivé au campement, de me déchausser et me laver les pieds avec de la neige. Il me semblait toujours que je les avais dans le feu. »


À ces meurtrissures, que toute autre chaussure pourrait causer, il faut ajouter un mal spécial, inhérent à la manière dont les membres jouent sur la raquette, mal auquel bien peu de profès du métier ont échappé, et que tous s’accordent à déclarer extrêmement douloureux : le mal de raquette. Le mal de raquette, indépendant des autres lésions, peut saisir sa victime, l’habitué comme le débutant. l’Indien comme le Blanc, à tout moment du voyage. On le compare à la souffrance que causeraient des tenailles disloquant les hanches, ou serrant les tendons du jarret et les tordant par saccades, souffrance qui arrache des gémissements, et qui coucherait sur place l’infortuné, si le mot d’ordre du désert de glace, comme celui du désert de sable, n’était : « ou marcher, ou mourir. »

La température souhaitée, pour la raquette, est de 25 à 35 degrés centigrades au-dessous de zéro[3].

L’air sec, pénétrant, fait alors « pomper » les poumons à leur puissance ; la densité de l’atmosphère force la réaction intérieure et active la circulation ; le mouvement devient un besoin ; et le coureur, vêtu de sa légère peau velue de jeune renne, lancé au pas gymnastique, peut aller, des jours et des semaines, sans désemparer plus que ne le demandent les sommaires repas et le court sommeil, à la « belle étoile ». Rompu au métier, exempt des ampoules et du mal de raquette, il peut dévorer, sans fatigue excessive, des espaces qui déconcerteraient les coureurs sportifs des pays tempérés.

Mais le souhait du missionnaire est souvent déçu. Le froid descend parfois sous 40 degrés, à 50, à 60. Les tempéraments plus faibles ne sauraient fournir la réaction suffisante à une telle rigueur ; et leur salut n’est plus que de courir, courir toujours, en se défendant contre le sommeil, agréable dit-on, qui gagne insensiblement sa victime pour la tuer.

Si, par contre, le thermomètre remonte plus qu’il n’est désiré, à quinze ou dix degrés sous zéro par exemple, la combustion naturelle dépasse l’intensité du froid. La sueur coule, pour se glacer sur le corps. La neige fondue par la chaleur du pied se transforme, entre le mocassin et la raquette, en aiguilles de glace. Ampoules et plaies saignantes en sont la suite.

Au dégel, le réseau des babiches s’humecte et se relâche ; les raquettes tout imbibées s’appesantissent et deviennent le supplice du galérien.


Il est, enfin, dans l’exercice de la raquette, un tourment auquel on ne s’attendrait guère, à moins d’y réfléchir, et qui dépasse peut-être tous les autres : la soif. Il manquait ce trait au missionnaire du Nord glacé, pour achever sa ressemblance avec le Missionnaire des Gentils, sous le ciel ardent de l’Asie… in nuditate, fame, siti : dans le dénuement, la faim, la soif.

« Si vous écrivez sur notre pays, nous disait un bon frère, vieux routier des lacs du Nord, qui battit des milliers et des milliers de lieues à la raquette, mettez que la pire des tortures, c’est la soif ; mais la soif de Tantale, qui voudrait se jeter, à chaque pas, sur la neige alléchante, et qui ne le peut pas, parce que manger la neige, dans une course échauffante, c’est fatal, nous le savons ; la soif s’avive davantage, les forces tombent à l’instant, les entrailles se bouleversent. Vous êtes fini ! »

Un autre, le Père Laity, la veille de sa mort, qui arriva le 23 décembre 1915, à la mission Saint Joseph, sur le Grand Lac des Esclaves, achevait de nous raconter les souvenirs de ses quarante-sept ans d’apostolat, dans l’Athabaska-Mackenzie :

« J’ai bien marché à la raquette, disait-il, pour faire, et refaire, les 500 kilomètres qu’il y avait du lac Athabaska au fort Vermillon, sur la rivière de la Paix, sans parler d’innombrables autres courses pour visiter mes sauvages, ou procurer des vivres aux orphelins du couvent des Sœurs Grises. J’ai fait ces voyages, aux temps si durs des commencements, alors que nous n’avions que des habits en cuir d’orignal, qui se recoquillaient, en séchant, après s’être imprégnés de nos sueurs, et nous forçaient à aller demi-courbés. Il m’arriva de courir trente-huit heures sans répit, sous la menace de mourir de faim. Un jour, j’arrivai à Athabaska, exténué, n’ayant pu mordre, à cause de mes dents malades, dans une boulette de pémican (viande sèche, pulvérisée et mêlée de suif) que j’avais pour toutes provisions,
Le R. P. Laity
et que je n’avais pu faire dégeler, ayant perdu mon briquet batte-feu. J’avais une entorse au genou ; ma jambe était toute bleue ; j’étais si mal en point que Mgr Faraud, me voyant tomber sur le plancher de la maison, eut peur et me crut perdu. J’ai connu le mal de raquette, autant que personne, je crois… Mais tout cela je l’ai enduré, je le pouvais, j’étais fort, et de bonne volonté. Ce à quoi je n’ai pu me faire, ç’a été la soif. Oui, la soif. Et pensez que j’étais Breton ! faisait-il, en esquissant l’un de ses derniers sourires. Ah ! que j’ai donc souffert, durant ces heures où l’on ne pouvait s’arrêter pour faire fondre un peu de neige, et où il était impossible de casser une glace trop épaisse ! Que j’ai donc envié le sort des chiens, happant la neige pour se désaltérer ! Mais aussi, il fallait voir lorsqu’un endroit se rencontrait, où l’on savait qu’un courant plus fort amincissait la glace ! Deux coups de hache faisaient jaillir l’eau vive. Je pouvais boire. À la première gorgée, on eut dit qu’une boule de glace prenait la place du cerveau… Il a fallu bien aimer le bon Dieu et les pauvres âmes, allez, je le vois bien maintenant, pour supporter cela ! La soif, la soif dans les courses de l’hiver, ce fut le vrai sacrifice de ma vie de missionnaire, le seul. Les autres ne comptent pas… Puisse le bon Dieu qui va me juger bientôt, l’avoir eu pour agréable ! Je le lui ai offert tant de fois, en union avec le sitio du Calvaire, pour la conversion et pour la persévérance des sauvages, mes chers enfants ! »[4]



  1. En certains départements du Nord, cette expression guerrière signifia vraiment, soit un asile de défense contre les tribus indiennes plus agressives, soit une citadelle armée contre les concurrents dans le commerce. Les fourrures étaient tout alors ; autour d’elles gravi-taient toutes les envies, toutes les querelles. Ainsi peut-on encore voir, à York et à Churchill, les anciennes forteresses, bastionnées à la Vauban, munies du système complet d’obstacles défensifs : glacis, fossés, escarpes, parapet, rempart et affûts d’artillerie. Ces fortifications, élevées à l’aide de matériaux importés d’Angleterre sur ces déserts de la baie d’Hudson, furent le théâtre des luttes que nous savons entre la Compagnie des Aventuriers et la France. D’autres redoutes se construisirent également dans l’intérieur du continent, mais déjà moins imprenables. Au nord, dans notre pacifique territoire d’Athabaska-Mackenzie, le nom seul de fort a pénétré et subsisté. La réalité consiste en l’assemblage de deux ou trois maisonnettes, entourées d’une palissade de faibles pieux fichés en terre, et dont la porte — lorsque porte il y a — demeure ouverte à tout venant.
  2. Il est curieux de constater que tous ceux qui se servent de chiens ne leur parlent que français. Et ces mots sont quelquefois les seuls que les Anglais et les Indiens connaissent de notre langue. Nouvelle trace évidente des coureurs-des-bois français.
  3. Et pour le traîneau aussi bien que pour la raquette. Trop sèche, la neige ne le laisse glisser qu’avec peine ; trop molle, elle adhère à la planche et retarde la marche.
  4. Le Père Laity, Arthur naquit à Lorient, le 5 décembre 1841, d’une famille tellement chrétienne que ce fut son père qui se chargea de faire les démarches, pour son admission au noviciat des missionnaires Oblats de Marie Immaculée. Il laissait, dans le diocèse de Vannes, son frère Léonide, aumônier du lycée de Pontivy et prédicateur renommé.

    Sa vie apostolique se passa aux missions de la Nativité, du Vermillon, dans l’Athabaska ; du Fort Smith, de la Providence, de Résolution, dans le Mackenzie, tour à tour au service des Montagnais, des Castors, des Esclaves et des Couteaux-Jaunes. Haut de stature, fortement charpenté, exercé dès son enfance au canotage sur les « youyous » du port de Lorient, il était fait pour les grandes plaines et les grands lacs. Il usa largement de ces dispositions heureuses.

    Un trait pour montrer son attachement à ses missions : il peint tous les missionnaires que nous connaissons. En 1903, trente-six ans après son départ pour le Mackenzie, le Père Laity eut la permission d’aller revoir sa patrie. Sur ces entrefaites, un chapitre général de la Congrégation des Oblats fut convoqué. Comme le Père Laity se trouvait en France, les missionnaires du Mackenzie le déléguèrent pour les représenter. La règle fait une obligation sévère aux « délégués » de se trouver, le jour convenu, à la salle capitulaire. Mais il fallait que le Père Laity prolongeât encore de quelques mois son séjour au pays natal, pour atteindre cette date. Il eut beau faire : il n’y put tenir. La « nostalgie du Nord » le prit si fortement, qu’il s’en fut plaider sa cause devant le supérieur général et ses assistants, les suppliant, à genoux, de le délier de son mandat, et de le laisser partir. Il gagna son procès, et personne ne représenta le vicariat, à côté du vicaire apostolique, en 1904. Mgr Breynat ayant à répondre à cette question : Vos missionnaires ont-ils vraiment l’estime et l’amour de leur vocation ? n’eut qu’à dire : « Il me semble qu’il suffit de rappeler l’exemple du Père Laity. C’est une réponse vivante à la question posée ; et, en cela, au moins, il a dignement représenté le vicariat. »

    — Le jour où je reçus le coup de grâce, en France, disait le Père Laity, fut celui où, traversant la Savoie, je vis un flanc de montagne couvert de neige. J’aurais voulu arrêter le train pour m’y rouler.

    Il eut le bonheur de mourir saintement, à son poste du Mackenzie. Sa dernière parole fut l’invocation au Sacré-Cœur.