Aux glaces polaires/Chapitre VI

Noviciat des Oblats de Marie Immaculée (p. 129-149).


la sainte messe sous la tente

CHAPITRE VI


L’HEURE DE DIEU

1845. — Les pionniers de l’apostolat. — Mgr Provencher. — M. Thibault dans le Nord. — Le rendez-vous du Portage la Loche. — Fondation de la mission de l’Île à la Crosse. — La scène du Portage, décrite par M. Thibault. — Les précurseurs du missionnaire. — Les Métis. — Le Patriarche Beaulieu. — Du Diable à Dieu. — Larmes de M. Thibault. — Les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée.


L’heure de Dieu pour la conversion de la nation Dénée sonna en 1845. Ce fut M. l’abbé Jean-Baptiste Thibault qui répondit à son appel.

La rencontre des représentants de toutes les tribus de l’Extrême-Nord avec le missionnaire eut lieu au Portage la Loche. Elle dura six semaines.

M. Thibault était l’un des douze prêtres séculiers qui furent les pionniers de l’apostolat dans le Nord-Ouest, et qui eurent pour champ d’évangélisation un territoire dix fois plus grand que la France[1].

Ces douze apôtres, recrutés dans l’Église de Québec, de 1818 à 1844, par Mgr Provencher, premier évêque de Saint-Boniface, méritent d’être inscrits à la tête de tous les vaillants qui doivent passer sous nos yeux, avec nos pages : Sévère Dumoulin, Destroismaisons, Harper, Boucher, Poiré, Demers, Belcourt, Thibault, Mayrand, Darveau, Laflèche, Bourassa[2].

En 1891, le Canada célébrait le cinquantième anniversaire de l’arrivée des Oblats de Marie Immaculée dans le Nouveau-Monde. Mgr Taché, parlant au milieu des solennités tenues à Montréal, s’écria :

« Les Oblats ont beaucoup travaillé dans les pays qui se nomment aujourd’hui Manitoba, Saskatchewan, Alberta, Colombie, etc. ; mais ils n’y sont pas seuls. Ils n’y ont même pas été les premiers. Tous, nous y avons été devancés par d’admirables ouvriers évangéliques, membres du clergé séculier, qui ont porté bien haut et bien loin la bannière sacrée du salut dans ces contrées, alors qu’elles étaient du plus difficile accès et des plus inhospitalières. Ces nobles pionniers de la foi ont été nos devanciers, nos modèles ; et, je suis heureux de le dire, ils continuent d’être nos compagnons ; ils sont nos amis et nos collaborateurs. »


Mgr Provencher, le premier de ces pionniers de l’Ouest, avait abordé à la Rivière-Rouge, dans la localité devenue Saint-Boniface et Winnipeg, le 16 juillet 1818. Il arrivait, simple prêtre, envoyé par Mgr Plessis, évêque de Québec, unique diocèse du Canada. M. Dumoulin était son compagnon.

Mgr Plessis répondait à la demande, instamment formulée, d’un Lord protestant, chef de la colonie de la Rivière-Rouge : Sir Thomas Douglas, comte de Selkirk.

Le noble Lord, écossais de patrie, avait acheté le plus grand nombre des actions de la Compagnie de la Baie d’Hudson, avec l’intention de se faire octroyer par la Compagnie un terrain propice à la fondation d’une colonie pour ses compatriotes. Il obtint 256 kilomètres carrés qu’arrosaient la rivière Assiniboine et la rivière Rouge. En 1812 il installa, au confluent de ces rivières, une vingtaine de familles écossaises, qu’il vit bientôt débordées par les coureurs-des-bois et par les voyageurs engagés des deux Compagnies de fourrures, presque tous d’origine française.

Vinrent les querelles suscitées par la Compagnie du Nord-Ouest, des incendies, des épidémies, la famine.

La colonie allait sombrer dans le découragement, lorsque Lord Selkirk, comprenant que la religion catholique seule pouvait la sauver, demanda des missionnaires à l’évêque de Québec. Il fit son premier appel en 1816. Il le réitéra l’année suivante avec plus d’instances. En 1818, Mgr Plessis lui donnait M. Provencher.

Le changement souhaité s’accomplit bientôt.

« Toutes les familles, réconciliées et rassurées par la religion, reprirent le travail avec ardeur. Le pays qui jusqu’alors n’avait offert que le spectacle de la division, de la haine et de la vengeance, voyait tout à coup l’union régner entre ses habitants, sans distinction de croyances ni de races. »


Nous ne pouvons que vénérer au passage Mgr Provencher, ce grand missionnaire, grand par tous les côtés : par la stature[3], par la dignité, par la piété, par la charité, par l’énergie, par la constance, par le succès final. Disons seulement, pour ne nommer que l’une de ses vertus, qu’il embrassa d’amour la pauvreté, fondatrice de toutes les œuvres de Dieu :



R. P. Dandurand
Obligé de travailler son champ pour vivre, il portait des soutanes usées et rapiécées, d’étoffe grossière, dont il eut été difficile de dire la couleur. Son carrosse épiscopal était une grosse charrette à laquelle il attelait un bœuf. Plus tard, il remplaça le bœuf par un cheval. Pour siège, dans cette voiture, il prenait une chaise qu’il liait solidement avec une corde, et il cheminait ainsi à travers la prairie, allant d’une mission à l’autre. Pour chaussures, il avait de gros sabots en bois. Il aimait mieux vivre dans cette pauvreté et se priver d’une foule de choses que de retrancher un sou à ses chères missions. Un jour qu’on l’exhortait à changer sa charrette pour une voiture plus douce, tant il était vieux et fatigué, il répondit :

« Je me suis toujours fait une règle de ne rien dépenser pour mon bien-être personnel ; ce n’est pas à la veille de descendre dans la tombe que je veux renoncer à cette résolution dont j’attends tant de consolation à l’heure dernière. »[4].

De son pauvre palais de Saint-Boniface, la flamme apostolique du pieux évêque rayonna jusqu’aux confins de son diocèse. Elle embrasait d’une ardeur suppliante les appels qu’il faisait au dévouement des prêtres de Québec.

Mais il avait soin de marquer toujours qu’il ne voulait que « des hommes de choix », des « sujets d’espérance », des « planteurs de la foi ».


M. Thibault fut l’un de ces « sujets d’espérance, planteurs de la foi », envoyés par Québec au Nord-Ouest.

Il arriva, jeune sous-diacre, en 1833.

Il devait consacrer aux missions trente-neuf ans de sa vie sacerdotale.


En 1842, rompu au métier apostolique chez les Sauteux et chez les Cris de la prairie, il se propose lui-même à Mgr Provencher qui demande un missionnaire pour commencer l’évangélisation des sauvages des bois du Nord.

Il part à cheval, de Saint-Boniface, le 20 avril. Le 19 juin, il est au Fort des Prairies (Edmonton), à 375 lieues de Saint-Bonifaee :


J’ai passé le reste de l’été, écrit-il de là, parmi des nations bien méchantes, qui pourraient bien quelque jour me lever la chevelure. Je n’ai qu’un homme pour m’accompagner et me guider dans mes courses. Que Dieu soit béni ! S’il me juge digne de plaider sa cause, il me conservera.


En juillet, il se trouve à 64 kilomètres, à l’ouest d’Edmonton, au bord d’un lac, appelé le lac du Diable par les Cris qui le fréquentaient. Substituant à ce nom celui de la Patronne du Canada, il y établit la première mission du Nord, encore subsistante, la mission du lac Sainte-Anne.


Du lac Sainte-Anne, il pousse immédiatement jusqu’aux montagnes Rocheuses, où l’attend un autre camp de Cris.


En 1844, il visite un groupe détaché de la tribu Montagnaise dénée, et cantonné au lac Eroid, à 270 kilomètres à l’est du lac Sainte-Anne.

Ce premier contact avec les Dénés le remplit de courage, et il regagne le lac Sainte-Anne, décidé à entreprendre, l’année suivante, le grand voyage au Portage la Loche. En attendant, il envoie à la nation dénée un message, la conviant, en plus grand nombre possible, à ce rendez-vous.


La nouvelle d’un accident déplorable devait lui apprendre bientôt à quel danger venaient d’échapper les bons Indiens qu’il lui tardait de donner à Dieu.

Un ministre wesleyen, M. Evans, « homme d’un zèle digne de servir une meilleure cause », avait, en 1842, et sur l’invitation de la Compagnie de la Baie d’Hudson, visité rapidement les postes du district, sans plus faire que de donner « quelques bons conseils » aux Indiens rencontrés. Son terrain ainsi reconnu, il avait lancé une lettre aux « chefs et guerriers » du lac Athabaska et de l’Île à la Crosse, leur promettant qu’il viendrait les instruire, l’automne 1844. Beaucoup se rendirent à l’invitation. Mais le prédicant ne parut pas. Parti en canot léger, à la date voulue, avec son interprète, Thomas Assell, montagnais lui-même et fort estimé de ses compatriotes, il n’était plus qu’à trois jours de l’Île à la Crosse, lorsque, au détour d’une rivière, il aperçut des canards et voulut les tirer. Comme il levait son fusil, le coup partit, frappant dans le dos l’infortuné Assell. M. Evans, craignant la rancune des sauvages, enterra le corps et rebroussa chemin.

M. Thibault apprenait, en même temps, que les Montagnais, émus de ce malheur, soupiraient davantage après le ministre de la vérité. Il se prépara donc avec une ardeur plus grande à la rencontre du Portage la Loche.


Nous n’avons pas oublié ce qu’était, à cette époque, le célèbre Portage la Loche, « seuil de l’Extrême-Nord », « point culminant de la séparation des eaux hudsoniennes et Arctiques ».

Sur ce plateau, tout le commerce du bassin de l’Athabaska-Mackenzie devait passer. C’était le terminus des caravanes. Celles de la baie d’Hudson, de Montréal, de Winnipeg y déposaient leurs marchandises, et revenaient sur leurs pas, avec les fourrures de l’Extrême-Nord. Celles de l’Extrême-Nord, allégées de leurs fourrures, prenaient les marchandises, et s’en retournaient les distribuer, sur la rivière la Paix, jusqu’aux montagnes Rocheuses, et sur le fleuve Mackenzie jusqu’à l’océan Glacial.

Chaque fort-de-traite de l’Athabaska-Mackenzie envoyait au Portage la Loche deux barges, chargées des retours des pelleteries de l’année. Ce long voyage — deux mois, depuis Good-Hope — demandait un gros équipage pour faire la touée des barques, contre le courant, toujours rapide, du fleuve Mackenzie, de la rivière des Esclaves, de la rivière des Rochers, de la rivière Athabaska et de la rivière Eau Claire enfin, laquelle aboutissait au Portage la Loche.


Chez eux, dans les bois.

Pendant plus d’un mois, le Portage devenait une Babel fourmillante de toutes les races et de toutes les tribus. Il y avait des Cris, des Sauteux, des Maskegons ; tous de la nation Algonquine, et venant de l’est ou du sud. Il y avait des Loucheux, des Peaux-de-Lièvres, des Esclaves, des Flancs-de-Chiens, des Couteaux-Jaunes, des Castors, des Montagnais, des Mangeurs de Caribous : tous de la nation Dénée et venant du nord. Parmi ces Peaux-Rouges, allaient et venaient quelques commerçants affairés.


En cette année de grâce 1845, la foule du Nord était plus nombreuse que jamais, car ayant appris que « l’homme de la prière », « la robe noire », « le priant Français », le prêtre de la vraie religion, cette fois, serait là, plusieurs sauvages du lac Athabaska et du Grand Lac des Esclaves avaient formé une flottille spéciale de canots d’écorce. Tous ces Indiens, engagés de la Compagnie ou gens libres, avaient poussé barges et pirogues, avec un entrain inconnu, vers le rendez-vous marqué.

À ce rendez-vous, l’homme de la prière, M. Thibault, arriva le premier.


Parti du lac Sainte-Anne, au lendemain des fêtes de Pâques 1845, il s’arrêta à l’Île à la Crosse, à 180 lieues du lac Sainte-Anne « après beaucoup de fatigues, et jeûnant depuis quatre jours », nous apprend M. Laflèche.

Quant à M. Thibault, que « son humilité a toujours empêché de faire connaître ses travaux et ses privations dans ses lointaines missions », dit encore M. Laflèche, il se contente de mettre dans le journal de son itinéraire ces quelques mots :


Île à la Crosse, 24 mai 1845. Il y a quinze jours que je suis arrivé ici, sur un petit canot, avec un seul compagnon… Je suis à l’ouvrage, le jour et la nuit. Sans cesse je suis entouré de quatre-vingts familles montagnaises, dont je ne saurais satisfaire la faim et la soif de la justice de Dieu. La miséricorde divine paraît ici avec éclat. Le jour et la nuit, je suis employé aux saints exercices de la mission, et mes bons sauvages, dévorés d’une sainte avidité de connaître Dieu et les moyens de le servir, semblent se reprocher les instants du repos et du sommeil. « Hâtons-nous, disent-ils, car nous allons peut-être mourir bientôt, et nous n’aurions pas le bonheur de voir Dieu. » Je leur fais espérer qu’ils auront, l’an prochain, des missionnaires qui apprendront facilement leur langue, et qui les instruiront avec plus de facilité et plus de fruit que je ne puis le faire.


Ainsi fut fondée la mission de l’Île à la Crosse, chère aux souvenirs de tant de missionnaires.

L’Île à la Croisse émerge d’un beau et vaste lac. Son nom, qu’elle a communiqué au lac même, lui vient de ce qu’elle fut l’arène recherchée des sauvages pour le jeu de la crosse : sorte de longue et forte raquette, dont le volant n’est pas le morceau de liège empenné que se renvoient les jeunes filles européennes, mais une halle dure, bourrée de sable, et lancée par des hommes, vers un but déterminé, à l’encontre des efforts violents d’un camp adverse.

Située à 60 lieues, au sud du Portage la Loche, l’Île à la Crosse était sur le passage des barges, du sud et de l’est, qui faisaient route vers le Portage. M. Thibault ne pouvait donc attendre, en plus favorable position, le moment d’exécuter son projet apostolique.

Dès qu’il lui fut possible, il quitta ses néophytes de l’Île à la Crosse et s’embarqua pour le Portage la Loche.


Il y passa les mois de juin et juillet 1845.

En attendant l’arrivée les brigades de l’Extrême-Nord, il s’y occupa des Montagnais de la région :


Tous ceux que j’ai vus de cette tribu, écrit-il à Mgr Provencher, savent prier Dieu plus ou moins bien, et connaissent les principales vérités de la religion. Ils ont un respect infini pour le missionnaire, qu’ils regardent comme Jésus-Christ lui-même.

Ils me disent que toutes les tribus, d’ici au Pôle nord, soupirent après la connaissance du Dieu vivant…


Enfin les « barges du Pôle » arrivèrent, et le missionnaire écrivit encore à son évêque :


J’ai vu, au Portage-la Loche, quelques sauvages de la rivière Mackenzie, Peaux-de-Lièvres, Loucheux, Esclaves, Plats-Côtés-de-Chiens, Castors, etc., dont les heureuses dispositions m’ont singulièrement touché. « Nous désirons, comme les Montagnais, me disent-ils, apprendre les nouvelles que tu viens apporter dans ces pays. Nous faisons pitié, car nous ne connaissons pas Dieu ; mais nous désirons le connaître, et nous voudrions aussi, quand nous mourrons, aller dans le beau pays où Dieu place les bons vivants. Viens nous voir ! Fais nous charité ! » Ma réponse affirmative les remplit de joie…


Cette connaissance de nos prières, trouvée par M. Thibault chez les Montagnais, ce respect surnaturel professé pour le missionnaire, ces aspirations de tous les sauvages connus jusqu’aux régions polaires, vers la religion du Dieu vivant, doivent être attribués, en grande part, à l’influence religieuse exercée par les Canadiens français catholiques.

Nous savons quel fut le rôle des coureurs-des-bois, comme explorateurs, et quel lot leur revient de la gloire que se sont décernée les découvreurs nommés par l’histoire. Mais nous n’avons rien dit encore de leur mérite principal, celui d’avoir préparé les conquêtes de l’Évangile, parmi les nations sauvages.

Un petit nombre des voyageurs des Pays d’en Haut furent, il est vrai, des semeurs d’impiété ; et Mgr Taché déplora qu’ils eussent rendu très difficile la conversion de certains groupes qu’ils avaient corrompus, chez les Sauteux surtout. Mais le grand nombre, presque tous, respectèrent les lois de Dieu. Si plusieurs se laissèrent aller à des faiblesses, qui, d’ailleurs, nous scandaliseraient plus qu’elles ne scandalisèrent les Indiens eux-mêmes, ils ne furent jamais irréligieux. Ils s’étaient détachés de ces rivages de France, qu’embaumait encore la foi du pêcheur normand, breton, vendéen, au temps,


Où tous nos monuments et toutes nos croyances
Portaient le blanc manteau de leur virginité.


Au milieu de leurs égarements, ils s’étaient souvenus du catéchisme de leur enfance. Ils ne blasphémaient pas. Ils baptisaient leurs enfants mourants. Ils priaient sur le corps de leurs défunts. Ils savaient redire à ceux qui les sollicitaient à l’injustice le vieux dicton : « Je suis pauvre, mais, Dieu merci, j’ai de l’honneur ! » Et, lorsqu’au feu du bivouac, les chefs sauvages leur racontaient les chasses d’antan et les danses des ancêtres ; eux, les fils de la France et de Québec, racontaient, en retour, les histoires qu’ils avaient apprises de leurs pères, et parlaient du vieux curé qu’ils n’avaient qu’entrevu, mais dont le souvenir avait laissé au fond de leur âme comme un rayon de Dieu :

« — Oui, ils viendront un jour à vous, les hommes de ce Dieu, disaient-ils. Vous les reconnaîtrez à leur robe noire. Vous ne pourrez vous y tromper, car ils n’auront pas de femme. N’écoutez pas les priants mariés. Mais le prêtre, l’homme de la prière véritable, suivez-le. Il vous conduira au bonheur, dans la terre du Grand Esprit. »

Ainsi firent-ils naître le désir de la foi. Leur prédication fut comme une imprégnation inconsciente, mais profonde, une germination lente, mais vivace, que la main du missionnaire n’eut qu’à bénir pour la faire éclore[5].

Cependant le pont de passage par excellence, jeté par les voyageurs des Pays d’en Haut, entre les sauvages païens et le missionnaire catholique, fut une race moyenne, issue de la blanche et de la rouge : la race métisse.

Mgr Taché comptait, en 1869, dans le Nord-Ouest, les mélanges de quatorze nations civilisées et de vingt-deux tribus indigènes.


Famille de métis au fort Providence.
Les quatre générations

Tous les enfants de ces alliances sont désignés par le nom de Métis (half-breed). La classification populaire les répartit en métis anglais et en métis français, les premiers ordinairement protestants et les autres catholiques.

Les Métis français — ou Bois-Brûlés — furent les plus nombreux, les plus distingués, les plus beaux. Mgr Taché, qui aima particulièrement cette intéressante famille de son vaste bercail, disait :


Les Métis sont une race de beaux hommes, grands, forts, bien faits. Quoique, en général, ils aient le teint basané, cependant un très grand nombre sont bien blancs et ne portent aucune trace de provenance sauvage. Les Métis sont d’intrépides et infatigables voyageurs. Ils étonnent par leur force et leur agilité dans les voyages d’hiver. Ils courent habituellement, et paraissent rarement en éprouver même de la fatigue. Les voyages d’été, en barge surtout, exigent un redoublement de vigueur qui ne leur fait point défaut.

Habitués à la chasse du bœuf sauvage (bison, buffalo), les Métis (de la prairie) forment la cavalerie la plus adroite qu’il y ait au monde. Les chevaux dressés à cette chasse sont d’une vigueur et d’une ardeur étonnante ; mais l’habileté des hommes surpasse tout ce que l’on peut s’imaginer. Les rênes d’une main et le fouet de l’autre, ils tirent sept coups de fusil (à bourre) par minute, pendant que le cheval est à la vive course. Il en est même un qui, dans un pari, a chargé cinq coups à balle pendant que son cheval faisait un arpent, bride abattue. Plusieurs n’ont tiré le cinquième coup que quelques pas après avoir dépassé la borne. Puis, il ne tirent pas au hasard, car chaque coup abat un buffalo. Souvent, pour s’amuser en galopant ainsi, ils logent une balle dans les flancs d’un pauvre oiseau qui passe au-dessus de leur tête. Ce qu’il y a de plus étonnant encore, c’est qu’ils reconnaissent toujours, ou presque toujours, les animaux qu’ils ont tirés ; et pourtant il y a jusqu’à trois cents chasseurs qui poursuivent en même temps la même bande de vaches. De temps en temps, ils mettent deux ou trois grains de plomb avec leur balle, pour reconnaître plus facilement leur proie. Un bon chasseur tue jusqu’à cent vaches pendant une chasse.

Les Métis semblent posséder naturellement une faculté propre aux sauvages et que les autres peuples n’acquièrent presque jamais : c’est la facilité de se guider à travers les forêts et les prairies, sans aucune autre donnée qu’une connaissance d’ensemble, qui est insuffisante à tout autre, et dont ils ne savent pas toujours se rendre compte à eux-mêmes…

On peut ajouter qu’ils sont intelligents. Ceux qui ont eu l’occasion de s’instruire ont montré en général des talents distingués ; et, dans les différents rangs de la société, on en a vu remplir avec honneur les emplois qui leur étaient confiés. Ils apprennent les langues avec une facilité étonnante…

C’est dans les voyages que l’on a lieu d’admirer leur dextérité, sans laquelle on ne pourrait pas se tirer des mauvais pas que nous rencontrons en franchissant nos vastes solitudes. Bien des officiers du génie, ou même de génie, pourraient prendre ici des leçons utiles…

Les Métis sont sensibles, hospitaliers, généreux jusqu’à la prodigalité. Une heureuse disposition encore c’est leur patience dans les épreuves. Là où d’autres s’emportent, jurent et blasphèment. eux rient, s’amusent et prennent le contretemps de la meilleure grâce du monde…

Le défaut le plus saillant des Métis est, ce me semble, la facilité de se laisser aller à l’entraînement du plaisir. D’une nature vive, ardente, enjouée, il leur faut des satisfactions, et, si une jouissance se présente, tout est sacrifié pour se la procurer. De là, une perte considérable de temps, un oubli trop facile, quelquefois, des devoirs importants, une légèreté et une inconstance de caractère qui sembleraient l’indice naturel de vices plus grands que ceux qui existent véritablement…


Les métis, dont parle Mgr Taché, étaient plus de 15.000, il y a cinquante ans. Aujourd’hui, leurs descendants sont lamentablement clairsemés, parmi les populations blanches du grand Ouest canadien. Mais leur mission d’intermédiaire entre le prêtre de la religion rédemptrice et les Indiens fut bien remplie.

Les survivants de Saint-Boniface, groupés en l’Association de l’Union nationale métisse, l’ont rappelé dans une adresse, lue par leur président, le digne M. Guillaume Charette, à S. G. Mgr Béliveau, le 25 juillet 1918, en la célébration du centenaire de l’arrivée de Mgr Provencher, à la Rivière-Rouge :


Fondés au sein de la barbarie, les premiers foyers des Bois-Brûlés (métis français) nourrissaient pourtant une tradition, celle de la patrie légendaire de leurs pères. Exilés pour la plupart sans retour, ils ne manquaient jamais d’évoquer, dans leurs courses et sous le wigwam familial, la pensée du toit paternel, de parler du pays lointain et mystérieux, et de nourrir l’espoir que leurs enfants prieraient un jour le Dieu qu’eux-mêmes avaient appris à invoquer dans leur enfance… Ils avaient conservé l’héritage des enseignements reçus sur les genoux de leurs mères, là-bas, sur les bords enchanteurs du majestueux Saint-Laurent, berceau de la Nouvelle-France… Fidèles à la mission reçue sur la terre laurentienne, ces avant-coureurs apostoliques ont, à leur insu, préparé les voies de la Providence, et les prêtres vont trouver en eux, ainsi qu’en leurs enfants, les Métis, des guides sûrs et fidèles au milieu des dangers de toutes sortes et au sein des tribus souvent hostiles, qui se partagent les déserts de l’Ouest… De descendance française et catholiques, nous devenions les auxiliaires attitrés des missionnaires, avec la charge et l’honneur de perpétuer ici la mission de nos pères canadiens…


Canadiens et métis furent bien, en effet, les auxiliaires du missionnaire, après avoir été ses précurseurs, dans l’établissement de l’Évangile. Ils furent ses guides dans les mystères de la prairie et de la forêt. Ils furent ses maîtres dans les langues sauvages. Ils furent parfois les sauveurs de sa vie. À chaque pas, depuis l’origine jusqu’à nos jours, l’histoire des missions du Nord-Ouest, du Nord et de l’Extrême-Nord retrouve leurs traces vives dans les chemins de la foi comme dans les chemins de neige.


Si M. Thibault alla vers les tribus lointaines du Nord, ce fut à la demande d’une délégation française envoyée, en 1840, à Saint-Boniface, par les Indiens du versant est des montagnes Rocheuses, et conduite par un Piché. De Saint-Boniface à Edmonton, il eut pour guide et serviteur un Laframboise ; et, d’Edmonton aux montagnes Rocheuses, un Gabriel Dumont. En 1844, lorsqu’il se trouvait chez les Montagnais du lac Froid, il fut amené à visiter le lac la Biche. Comment ? Il va nous le dire :


Un vieux Canadien, Joseph Cardinal, natif de Saint-Laurent, près de Montréal, vint me prier de me rendre au lac la Biche, où sa famille était réunie pour m’attendre. Que ne peut le souvenir de l’enfance ! Précieuse impression puisée sur le sein maternel, et gravée en caractères ineffaçables au cœur de l’homme ! Ce bon vieillard, écrasé sous le poids de ses quatre-vingt-huit années, me guida à travers les bois et mille embarras difficiles à franchir, jusqu’au lac la Biche, à dix journées de marche à pied. J’y rencontrai une quinzaine de familles qui me reçurent avec une reconnaissance infinie. Tous se confessèrent plusieurs fois et furent assidus aux exercices de la mission qui durèrent quinze jours.


Au grand rendez-vous du Portage la Loche, M. Thibault trouva un métis de la nation dénée, qui, après sa conversion, gagna la reconnaissance de tous les missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie.

C’était un vieillard à barbe longue — frappante exception chez les métis — et toute blanche depuis longtemps. On le connut sous les noms de vieux Beaulieu, patriarche Beaulieu, patriarche de la rivière au Sel[6].

Les prouesses de ce Beaulieu charpenteraient un roman de réalité, aux contrastes extrêmes, et qui s’intitulerait admirablement, lui aussi, Du Diable à Dieu.

Il ne sut jamais son âge. Mais il dut dépasser le siècle, car il ne mourut qu’en 1872, et il se souvenait d’événements bien antérieurs à l’arrivée de Sir Alexander Mackenzie, que son père, François Beaulieu, avait conduit aux bouches du Mackenzie, en 1789, et à l’océan Pacifique, en 1793.

Sa mère, une Montagnaise, l’éleva dans le paganisme.

La force colossale dont il était doué fut mise à prix par les compagnies rivales, qui lui offraient la présidence de leur escouade de boulets (bully), espèce d’hommes-bœufs, policiers aux poings de fer, bretteurs d’attaque et défense dans les assauts qu’on livrait aux fourrures des sauvages.

Beaulieu était le boulet de la Compagnie du Nord-Ouest (les Français), sur le Grand Lac des Esclaves, en face du poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson (les Anglais), lorsque son bourgeois fut trouvé noyé dans la baie qui séparait les deux établissements. On crut à un assassinat, inspiré par la jalousie commerciale, et Beaulieu fut député pour la vengeance. Le soir venu, il part en canot d’écorce, seul, avec son fusil à pierre, et aborde sous la fenêtre de la cabane. À travers le parchemin, il remarque le bourgeois, entouré des engagés, et fumant paisiblement sa pipe, les pieds au feu de l’âtre. D’un coup d’épaule, il fait voler la porte ; et, l’instant d’après, le bourgeois tombe foudroyé. Beaulieu se met aussitôt à recharger son fusil ; mais tous les bras se jettent sur lui. Garrotté, il défie encore ces hommes et les insulte.

— Tais-toi, lui dit alors le commis, subalterne de celui qui était étendu là, dans sa mare de sang. Dis-nous quel salaire il te faut, et sois notre bully ! Nous te voulons ! Ne retourne pas avec ces chiens du Nord-Ouest. Allons, vite ! Fais ton prix, et nous te délions !

Beaulieu accepta le marché et ne quitta plus la Compagnie de la Baie d’Hudson. On ne fit plus prestement aucun empereur romain.

Sa qualité de métis, son intelligence, sa force et sa brutalité lui avaient valu d’être pris pour chef par les sauvages de la région. Tout tremblait devant lui. De temps à autre, afin d’entretenir la terreur de son prestige, il surgissait dans un camp indien ; d’un coup de son coutelas, il fendait la paroi d’une loge afin d’y entrer debout ; et, en quelques secondes, il lardait l’assemblée, figée d’épouvante. Il en voulait particulièrement aux Plats-Côtés-de-Chiens, parce qu’ils avaient tué son frère.

— Tiens, regarde, disait un de ces Indiens au missionnaire du fort Rae, en se penchant sur l’anfractuosité profonde d’un rocher, regarde, là, au fond, la forme de ce crâne et de ces épaules, sous la mousse. C’est mon père. Beaulieu l’emmena à la chasse. Arrivé ici, il l’attacha à cet arbre que tu vois. La semaine suivante, il repassa. Mon père était mort, et Beaulieu jeta son corps là, dans le grand trou.

Don Juan du désert, il eut jusqu’à sept femmes en même temps, et jamais moins de trois. Les Dénés étaient polygames, chacun s’adjugeant autant d’épouses qu’il en pouvait nourrir.


De Dieu, de la religion, Beaulieu ne savait rien. Il ne se rappelait que vaguement ce que lui avait dit son père ; et ces notions restaient confondues, en son esprit, avec les superstitions païennes, sans éveiller sa conscience. Un printemps, arriva au fort Résolution, pour être placé sous ses ordres, un jeune Canadien français, de Montréal, nommé Dubreuil, homme doux, charitable, obéissant, toujours respectueux de ses maîtres. Cela frappa Beaulieu. Il l’observa. Surpris de le voir s’agenouiller, matin et soir, auprès de sa couchette, intrigué du grand signe de croix qui commençait et finissait cette cérémonie, il voulut s’informer. Dubreuil lui dit qu’il priait le bon Dieu et la sainte Vierge Marie.

— Mais est-ce que moi aussi, je pourrais connaître Dieu et la sainte Vierge, et les aimer, et les prier, demanda-t-il ?

Dubreuil put commencer à instruire sur-le-champ son fougueux catéchumène, et il vit bientôt se débattre sous les étreintes du paganisme et de sa nature demi-sauvage une âme droite, avide de la vérité.

Sur ces entrefaites, on apprit que M. Thibault se disposait à venir au Portage la Loche.

— C’est lui qui est le prêtre, l’homme de la prière, dit Dubreuil. Va le rencontrer. Il te dira ce qu’il faut faire pour servir le bon Dieu et pour sauver ton âme.

Beaulieu équipa le plus long et le plus large de ses canots d’écorce, le remplit de ses femmes et de ses enfants, et partit pour le Portage la Loche, emmenant à sa suite tous les Indiens qu’il avait trouvés en état de faire le voyage.

La conversion de Beaulieu fut complète. Le reste de sa vie fut consacré à une pénitence et à un apostolat ininterrompus. Il se constitua le protecteur, le serviteur, et souvent le pourvoyeur des missionnaires du lac Athabaska et du Grand Lac des Esclaves. La rivière au Sel, sa résidence depuis son baptême, se trouvait à mi-chemin de ces lacs. De chez lui, il allait au-devant du Père. Rien n’était trop beau, ni trop riche pour le missionnaire devenu son hôte. Il lui gardait un logement, une chambre-chapelle. Il se faisait sacristain, répétiteur et commentateur des sermons. Le P. Gascon apprit de lui le montagnais, et Mgr Grandin alla se perfectionner dans cette langue, à la rivière au Sel. Beaulieu vénérait spécialement Mgr Grandin, et Mgr Grandin vénérait Beaulieu. Le prélat lui bénit, en 1861, une grande croix, sur un cap de la grève. À cette croix, Beaulieu fit son pèlerinage quotidien, jusqu’à sa mort. Par les froids les plus rigoureux, on l’y voyait agenouillé, tête nue, récitant son chapelet pour les morts de la tribu, pour sa famille, pour tous ceux surtout auxquels il avait fait du mal. Il pleurait tous les jours sur ses fautes passées. Mgr Faraud disait qu’il avait reçu, avec sa conversion, le don des larmes, qui fut le privilège de plusieurs saints.

— Ah ! que n’ai-je connu plus tôt le bon Dieu, répétait-il ! Comme je l’aurais aimé ! Pardon, mon Dieu, pour mes péchés !

Une des pratiques de son expiation fut la charité envers les pauvres. Il recueillait les orphelins, pour en faire de bons chrétiens et de bons chasseurs. Une centaine de ces petits lui durent leur salut, avant l’arrivée des Sœurs Grises.

Sur ses derniers jours, il se fit transporter dans les lieux témoins de ses anciens désordres, afin de faire apologie, comme il disait, pour ses scandales.


Un des fils du patriarche Beaulieu, Pierre, qui vit encore au Grand Lac des Esclaves, nous a raconté la scène du Portage la Loche, à laquelle il se souvenait d’avoir assisté avec son père, en 1845. Dans une grande tente en branchages, construite par les Montagnais, M. Thibault avait prêché, chaque jour, matin, midi et soir. Instruits de leurs devoirs, les Indiens avaient renvoyé leurs femmes illégitimes, tout en leur promettant de les nourrir, si elles ne se mariaient pas. Tous sollicitèrent le baptême ; mais M. Thibault ne le donna qu’aux enfants et aux adultes les mieux préparés. Puis, il promit aux Montagnais qu’il reviendrait à eux, l’année suivante.


Reparti, en effet, du lac Sainte-Anne, le 4 mars 1846, pour le Portage la Loche, et, il l’espérait même, pour le Grand. Lac des Esclaves, il trouva sa route jalonnée d’infortunes. Il « marcha plus de deux mois pour faire un trajet de douze journées ».

Il ne put dépasser l’Île à la Crosse, où l’attendait le désastre de la calomnie. Une langue satanique avait dit à ses néophytes :

Vous êtes bêtes, vous, Montagnais, d’écouter M. Thibault, qui cherche à vous baptiser pour avoir une grosse pièce d’argent à chaque personne qu’il baptise. La prière n’est pas faite pour vous qui êtes noirs, mais pour ceux que Dieu a faits avec de la terre blanche. Vous allez tous faire pitié : les maladies vont vous prendre ; vous allez mourir… M. Thibault se rit de vous et se vante de vous avoir dupés. Ne l’écoutez plus. Du reste, M. Thibault a été assassiné par les Pieds-Noirs…


« Ces noirceurs volent de bouche en bouche, écrit M. Thibault, et ce pauvre peuple frappé de stupeur est dans un état de trouble et d’anxiété que je ne puis dissiper, parce que mon arrivée tardive les a fait se disperser… « Ainsi je me trouve dans l’obligation pénible d’abandonner le projet que j’avais formé de me rendre jusqu’au premier fort de la rivière Mackenzie. Je n’ai point de guide, ni d’interprète. Avec mes chevaux rendus, qui refusent d’avancer, je n’arriverais pas au rendez-vous fixé pour rencontrer les sauvages, et je me verrais, comme ici, à chaque poste intermédiaire, dans une solitude qui dévore le cœur du missionnaire. »


M. Thibault retourna donc, « pleurant dans son cœur », au lac Sainte-Anne. Son humilité lui cachait que ses larmes jetaient sur le champ de son apostolat la rosée qui lui manquait encore, et qu’ainsi s’achevait son rôle de planteur de la foi dans l’Extrême-Nord.

Il avait semé en 1845, arrosé en 1846. Aussitôt Dieu donna la croissance.

Cette année même 1846, en effet, l’Église catholique prit possession définitive de la nation dénée, par M. l’abbé Laflèche et le Père Taché, qui arrivèrent de Saint-Boniface à l’Île à la Crosse, deux mois après le départ attristé de M. Thibault.

M. Laflèche fut le dernier des prêtres séculiers, et le Père Taché le premier des Oblats de Marie Immaculée qui eurent l’honneur d’aller porter si loin la parole de Dieu.


Certes, ils ont valeureusement combattu, les prêtres séculiers missionnaires. Mais ils étaient trop peu — douze en 26 ans — ; et l’assurance du renfort ne pouvait leur être donnée. Il manquait à leur phalange les secours et les soldats de réserve que les congrégations organisées peuvent promettre. C’est pourquoi Mgr Provencher désira des religieux. Il chargea de cette cause Mgr Bourget, évêque de Montréal. Tous deux cherchaient des Jésuites. Ils trouvèrent des Oblats.

Les Missionnaires Oblats de Marie Immaculée arrivèrent à Montréal en 1841, et à Saint-Boniface en 1845.


Il ne nous convient pas d’apprécier l’œuvre générale de nos confrères dans le territoire qui fut longtemps l’unique diocèse du Nord-Ouest. Mais la voix la plus autorisée, celle de Mgr Béliveau, archevêque actuel de Saint-Boniface, a daigné le faire, au cours de sa lettre pastorale, annonçant les fêtes du centenaire de Mgr Provencher (1818-1918). Nous en remercions Sa Grandeur, et nous nous permettons de retenir, pour nous encourager à plus de vertus, ses réconfortantes paroles :

« En ce centenaire de la fondation de l’Église de Saint-Boniface, il nous incombe d’envoyer un message de religieuse gratitude au siège épiscopal de Québec qui nous donna le premier évêque et aux différents diocèses détachés plus tard de ce centre. C’est de la Province de Québec que vinrent les ouvriers de la première heure ; c’est d’elle que sont accourus la plupart de ceux et de celles qui travaillent encore à l’œuvre de Dieu dans nos pays de l’Ouest.

« À Dieu ne plaise que nous voulions reléguer dans l’ombre les vaillants missionnaires venus de l’ancienne mère patrie. Ici, comme sur toutes les plages du monde, la noble France resta fidèle à son esprit apostolique, et c’est vers cette terre classique du dévouement que le premier évêque de Saint-Boniface tourna les yeux pour assurer, par de nouvelles recrues de missionnaires, la conservation et le progrès de son œuvre…

« En 1845, l’objet de ses désirs était réalisé, et le Rév. Père Aubert, accompagné du Frère Taché, débarquait à Saint-Boniface.

« Le vieil évêque, courbé sous le fardeau des infirmités plus encore que sous celui des ans, put alors entonner son Nunc dimittis. L’avenir de ses missions était assuré.

« Combien il nous est doux, à nous humble successeur du premier évêque de Saint-Boniface, de reconnaître hautement le mérite de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée dans le développement donné à l’œuvre de Mgr Provencher ! Si ce grand évêque fut vraiment le fondateur de notre église, on peut affirmer, sans crainte, et il faut le proclamer en toute justice, que les Oblats ont partagé de la façon la plus glorieuse les honneurs de cette fondation. Sans eux, qui peut dire ce que serait devenue une œuvre si laborieuse, et qui avait coûté au premier évêque de Saint-Boniface tant de sacrifices !

« Les Oblats ont été dans toute la force du terme les missionnaires de l’Ouest, et les églises florissantes, nées sous leurs pas, organisées par leurs soins, fécondées par leur dévouement, ne sauraient le reconnaître trop hautement,

« La devise de leur Congrégation est celle du divin Maître : Evangelizare pauperibus misit me. Il m’a envoyé évangéliser les pauvres. Par quelle merveilleuse application elle s’est ici réalisée ! Quoi de plus pauvre à tous les points de vue que ces immenses régions de l’Ouest canadien ! Il fallait des apôtres au cœur de feu pour porter le flambeau de la foi dans les glaces des grands lacs du Nord-Ouest, et jusqu’au pôle nord…[7] »



  1. Quatre Pères Jésuites étaient venus dans ces pays, au XVIIIe siècle. Mais ils n’avaient fait, pour ainsi dire, qu’y apparaître et ils n’avaient guère pu exercer leur ministère au delà des deux forts-de-traite qui leur donnèrent asile. Ces missionnaires, qui se succédèrent, par intervalles, de 1732 à 1751, au fort Saint-Charles (sur le lac des Bois) d’abord, et au fort la Reine (Portage la Prairie) ensuite, furent : le Père Messaiger, le Père Aulneau, qui fut tué par les Sioux à l’Île aux massacres (lac des Bois), le Père Coquart, le Père de la Morinie.

    La cession du Canada à l’Angleterre, la ruine de la Nouvelle-France, la suppression temporaire de la Compagnie de Jésus, arrivant coup sur coup, entraînèrent l’abolition de toutes les missions naissantes. L’Ouest ne revit le prêtre que soixante-sept ans après le départ du dernier Jésuite, avec Mgr Provencher.

  2. Mgr Provencher détacha bientôt (1838) M. Demers des missions de la prairie, pour l’envoyer, avec M. Blanchet, qu’il avait recruté pour cette fin, fonder les missions de la Colombie (tout le territoire situé au nord de la Californie, à l’ouest des montagnes Rocheuses). Annonçant leur départ à l’évêque de Québec, il s’écriait : « Terres de la Colombie, vous allez donc enfin retentir des louanges du saint nom de-Jésus. La Croix va s’élever de rive en rive, sur un espace de mille lieues, que vont parcourir ces deux apôtres pour arriver à leur destination ; et la parole de Celui qui a dit que ce signe adorable attirerait à lui tous les hommes va se vérifier à l’égard des pauvres tribus errantes vers lesquelles ils sont envoyés ! »

    Le 10 octobre 1838, ils célébrèrent le saint sacrifice sur le point le plus élevé des montagnes Rocheuses. Ils arrivèrent à Vancouver, le, 24 novembre, après un voyage de quatre mois et quatorze jours, depuis Saint-Boniface. Mgr Provencher avait vu en eux deux futurs évêques. M. Blanchet fut, en effet, nommé vicaire apostolique de l’Orégon en 1848 ; et M. Demers, évêque de Vancouver (Victoria), en 1847.

  3. Grégoire xvi, surpris de l’air majestueux et bon, non moins que de la taille élevée de Mgr Provencher, disait à son entourage : « Je n’ai jamais vu un si bel évêque »

    Le R. P. Dandurand, O. M. I. (premier oblat Canadien français, aujourd’hui, 1920, dans sa cent deuxième année) laissait, l’autre jour, échapper le même cri d’admiration spontanée : « C’était un bel évêque, mesurant six pieds et quatre pouces, sans souliers. » Il ajoutait que cette mesure avait été prise en sa présence, à l’évêché de Montréal, en 1836. Les Cloches de Saint-Boniface, 1er septembre 1918.

  4. Les Cloches de Saint-Boniface, 15 août 1918.
  5. La conversion de certaines nations, comme les Pieds-Noirs de la prairie, les Kwakwilth de la Colombie anglaise, les Esquimaux de l’océan Glacial, bien qu’entreprise depuis longtemps, n’est encore que peu ou point entamée. Or, ces nations ne furent point pénétrées par les voyageurs canadiens français.

    En affirmant que l’emprise de la vraie religion sur les peuples païens de l’Amérique du Nord fut proportionnée à l’heureuse médiation des « précurseurs du missionnaire », il est entendu que nous ne confondons pas la grâce de Dieu, cause première et seule efficace du salut des âmes, avec l’instrument humain dont il lui plaît de se servir

    Constatation faite aussi par les missionnaires : les sauvages vinrent à la Foi dans la mesure où ils étaient pauvres, travailleurs, et surtout observateurs de la loi naturelle. De tous les Indiens, les Dénés furent les plus pauvres, les plus sujets à la souffrance, les plus moraux ; et, par suite, ils furent les plus aisément préparés par les Canadiens voyageurs, et convertis par les missionnaires.

  6. La rivière au Sel, où Beaulieu eut la charge d’un fort-de-traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson, est un affluent de rive gauche de la rivière des Esclaves. Elle descend des collines Buffalo, et s’alimente de ruisseaux, salins comme elle-même. À quelque cinquante kilomètres plus haut que son embouchure, on trouve des plaines toutes nues, au milieu des bois touffus, et couvertes de sel en couches blanches, assez profondes parfois. L’eau qui a déposé ces couches sort directement, par de nombreuses sources, de collines de sel gemme, et donne à l’analyse 26 0/0 de sel pur.

    D’autres rivières au Sel se jettent dans le Mackenzie, du côté du fort Norman. Ce don de Dieu à ces pauvres régions est une richesse qui ne manquera jamais, par conséquent, à la table du missionnaire.

  7. La lettre pastorale de S. G. Mgr Béliveau récapitule ainsi l’état actuel de l’ancien vicariat apostolique du Nord-Ouest :

    « Cette modeste mission de la Rivière-Rouge, fondée en 1818, s’est développée au point de se subdiviser, non seulement en diocèses, mais en provinces ecclésiastiques : la province de l’Orégon, qui est passée depuis aux États-Unis, la province de Vancouver, la province d’Edmonton, la province de Régina, la province de Winnipeg, enfin la province de Saint-Boniface. Nous trouvons dans ces territoires une population catholique qui se chiffre à plus de 300,000 fidèles. Nous y comptons 13 évêques, 338 religieux de différents ordres, 262 prêtres séculiers, et 1,580 religieuses réparties en différentes communautés. »