Bernard Grasset (p. 103-134).


« PHRYNÉ »

scènes grecques
représentées au théâtre d’ombres du chat noir
le 14 janvier 1891.


Avec les décors de Henri Rivière
Et la musique de Charles de Sivry




PREMIER TABLEAU

LES IMPRÉCATIONS DE MICHÈS


Une colline couverte de pins, de smilax et de peupliers blancs. Dans le fond, la ville d’Athènes. Les étoiles vont s’éteindre dans le ciel et un murmure, comme d’une mer lointaine, berce ce paysage. Au premier plan, un vieillard appuyé contre le tronc d’un arbre, tient une lyre : c’est Michès.
le récitant

Ce tableau est une reproduction outrageusement fidèle de la ville d’Athènes vers l’an 309 avant Jésus-Christ, sous le gouvernement de Cassandre.

Le personnage que vous voyez à droite, appuyé contre le fût résineux d’un pin maritime, — car c’est un pin maritime, — est le vieux poète Michés. Il a passé la nuit sous les regards froids et clignotants des astres, et

pour se réchauffer, il accorde sa lyre — et dit des vers.


J’ai dormi, — mal d’ailleurs, — sur un lit de roseaux :
La fraîcheur de la nuit a glacé mes vieux os,
Et j’entendais au loin la mer bercer mon rêve
Au rythme lent des flots dolents battant la grève.
… Brrr ! Il fait ce matin quelque fâcheux brouillard
Et je vais m’enrhumer ! (Il éternue)
Et je vais m’enrhumer ! Mauvais pour un vieillard !…
   Aurore, chasse du ciel la dernière étoile.
Que je sèche au soleil ma tunique de toile
Humide de rosée ! — Ah ! Sacré nom de Zeus,
Les temps sont bien changés ! Jadis, j’étais de ceux
Qui dorment sur des peaux de tigres d’Hyrcanie
Dans les riches maisons ; l’abondance bénie
Emplissait mes greniers, et, sur tous les chemins,
Je jetais sans compter l’argent à pleines mains.
J’avais des vins de choix et des beautés de marque,
Des esclaves, des chars ; au Pirée une barque
De plaisance : l’Éros. Les cèdres du Liban
Avaient fourni la coque et les mâts ; sur le banc
Des rameurs, recouvert de pourpre, des rameuses,
Les plus belles parmi les pallaques fameuses,
Calmes, ramaient avec des cadences de vers
Et faisaient lentement glisser la barque vers
Des Cythères ou des Lesbos aux lauriers-roses.
— Je suis pauvre à présent, car les métamorphoses
Ne sont pas l’exclusif apanage des dieux
Dans la profondeur des Olympes radieux,
Et moi, Michès, jadis triomphant et superbe.

Dont le nom est encor cité comme un proverbe,
Si bien que pour dire un citoyen généreux,
On dit c’est un Michés, un Michès sérieux,
J’en suis réduit, hélas ! à demander l’aumône
Pour manger le brouet noir de Lacédémone.
— Et c’est bien fait pour moi ! Je me suis ruiné
Pour la délicieuse et cupide Phryné,
Phryné, la courtisane adorable et terrible
Que les Athéniens surnommèrent le Crible,
À cause qu’entre ses doigts l’or de ses amis
Coule comme à travers les mailles d’un tamis
Où coulerait toujours l’or fluide des sables !
Certes, il fallait des trésors inépuisables
Afin d’alimenter le Crible de Phryné
J’ai voulu satisfaire à son luxe effréné…
Ma fortune à ce jeu fut vite débordée
Et je dus recourir aux hommes de Judée,
Qui m’ont prêté, mais à des taux désordonnés !
Ils ont crocheté mes coffres avec leur nez ;
Ils m’ont vendu de tout, des olives, des dattes,
D’antiques boucliers du temps de Mithridate.
De la pourpre de Tyr et du poisson séché ;
Puis quand les usuriers m’eurent tout arraché,
Sachant que j’en étais à ma dernière mine,
Mes vieux, mes chers amis m’ont fait mauvaise mine,
Et la blonde Phryné tout naturellement
M’a défendu son cœur et sa porte… Charmant !
— Eh bien, malgré cela, je l’aime encor, je l’aime !

Sous son pied dédaigneux j’ai courbé mon front blême,
Et j’ai cru que j’allais en perdre la raison.
Je couchais en travers du seuil de sa maison ;
Quand je l’apercevais ma peau devenait moite ;
Rien qu’à baiser les plis de sa tunique droite,
Pâle je me sentais près de m’évanouir,
Et l’ingrate passait sans me voir, ni m’ouïr !
— Mais aujourd’hui, Phryné doit être enfin punie
Pour mes jours de soufrance et mes nuits d’insomnie,
Et coupable d’avoir, d’un langage odieux,
Raillé la majesté susceptible des dieux,
Devant le tribunal sacré des Héliastes
Elle va comparaître, et par ces hommes chastes
Se verra condamnée à l’exil ou la mort.

Cependant qu’il parle le décor s’éclaire graduellement :
l’Aurore aux doigts de rose vient d’entr’ouvrir les portes de l’Orient.

— Mais déjà le soleil sur la ville qui dort
Se lève lentement, et ses rayons obliques
Glissent des temples blancs sur les places publiques.
Salut à toi Soleil ! ce jour me doit venger !
— Et maintenant, Phryné, je vais te voir juger.


Or, ceci se passait vers l’an 300 avant Jésus-Christ afin que, vingt et un siècles plus tard, le tableau de Monsieur Gerôme fût accompli.

Mais revenons de quelques pas en arrière.


DEUXIÈME TABLEAU

LE CHAT NOIR À ATHÈNES


Une salle où sur des lits bas, devant des tables basses chargées d’amphores et de coupes, sont couchés enlacés, pudiquement cependant, des hommes et des femmes. Au fond on aperçoit le petit théâtre des Ombres Athéniennes.
le récitant

Il n’y avait autrefois à Athènes, rue des Trépieds, dans le quartier de l’Acropole, un cabaret fameux nommé Αίλουϱος μελας le Chat Noir.

Le patron, un nommé Lissas, était un Scythe aux poils roux. C’était un homme d’une grande audace et d’un langage abondant. Il avait réuni autour de lui un certain nombre de peintres, de poètes, de musiciens et de rhétèurs, qui faisaient volontiers profession de mépriser l'Académie, de mépriser éperdument l’Académie, et la Censure et les discours des Péripatéticiens par-dessus le marché. Dans une phrase demeurée célèbre, Lissas avait coutume de dire que, mieux que l’Hélicon ou le Parnasse, l’Acropole était la montagne sacrée et la mamelle granitique et formidable où devaient venir s’abreuver les générations éprises d’idéal. Personne du reste n’avait jamais rien compris à cette phrase.

Quoi qu’il en soit, on donnait dans ce cabaret des sortes de petits spectacles, et c’était la mode pour les courtisanes en vogue d’y venir avec leurs amants. On y voyait même parfois des matrones paisibles. C’est à une de ces représentations que nous assistons aujourd’hui.

Bien que rien ne l’indique, et c’est précisément pour cela que nous le disons, la femme que vous voyez à droite, couchée sur un lit de repos, n’est autre que la courtisane Phryné.

Le cabaretier Lissas, d’une voix enrouée mais puissante, annonce que la parole est à son bon camarade le poète Ésope, ainsi surnommé à cause de sa bosse, pour dire une fable inédite.

Le bon poète Ésope dit sa fable :

le philosophe galant


Le doux philosophe Aristippe,
Se trouvant un jour chez Laïs,
À ses côtés était assis
Et l’entretenait du principe

Grave de l’immortalité
De l’âme et de l’éternité
Des Dieux. Mais la pauvre hétaïre
Que ce long discours ennuyait,
À grandes mâchoires bâillait
Et finit même par lui dire :
— « Tu n’es guère amusant, mon cher !
« Tu te crois sans doute au Pœcile.
« Devant l’auditoire docile
« De tes disciples. Imbécile,
« Laisse donc l’âme et prends la chair.
« Car c’est ainsi qu’on plaît aux femmes ! »
— Le Philosophe, plein de flammes,
Alors glissa ses doigts tremblant
Sous la blanche tunique et prit les deux seins blancs.

Moralité : La main aux dames.

Cris dans la coulisse : (Une autre ! Une autre !)

Les spectateurs en demandent « une autre » et le poète Esope s’exécute de bonne grâce, d’autant plus qu’au fond il est enchanté.

Cependant, comme il faut varier les genres, il va nous dire cette fois une chanson, intitulée : Le voyage du jeune Anacharsis en Grèce. d’après un prêtre du temps nommé Barthélémios.

Peut-être devonsnous voir dans cette chanson l’aïeule de nos chansons de café-concert, et ce que M. Paul Bourget appellerait la Gourderie ancestrale.


Près de la porte Triasienne
Je me promenais l’autre soir,
Quand je vois une Milésienne
À l’air provocant, à l’œil noir ;
Une gracieuse chlamyde
Moulait son buste plein d’appas ;
Comm’ je ne suis pas timide,
Je m’élançai sur ses pas.
— En passant ru’ du Pirée,
J’ l’appelle adorée ;
Près de la porte Adrien
Ell’ ne répond rien.
En gravissant l’Acropole,
Je lui touch’ l’épaule ;
Enfin près du Parthénon,
Je lui d’mand’ son nom.

« Je m’appell’ Glycèr’, me dit-elle,
« Glycère, mais n’appuyez pas.
« Je suis un’ vestale fidèle,
« Mon cher, et je n’ te connais pas ;
« Mais à travers toute la Grèce
« Je voyag’ pour mon agrément.
— « Les voyag’s form’nt la jeunesse,
« Formons-nous parallèl’ment. »
— En traversant l’Étolie,
Je la trouv’ jolie ;
Près des rives du Cocyte,

Sa beauté m’excite ;
Sur les pentes du Parnasse,
Soudain je l’embrasse ;
Dans l’île de Ténédos
Ell’ tomb’ sur le dos.

« C’est une chose capitale, .
« Dit-ell’, que tu viens d’ me ravir.
« Je 'Je ne puis plus être vestale,
« Par l’hymen il faut nous unir. »
Nous revînmes donc vers Athènes,
Mais, par Bacchos, en revenant,
J’la trouvai, chose certaine,
Beaucoup moins bonn’ qu’en allant
— Car sous les murs de Mycènes
Ell’ me fait un’ scène ;
En débarquant dans Ithaque
Ell’ m’envoie un’ claque ;
Au passag’ des Thermopyles
On se flanqu’ des piles ;
Bref quand nous fûm’s à Phalère,
J’ai lâché Glycère !


Tout à coup l’ombre se fait dans la salle. Les esclaves ont emporté les lampes d’argile brûlant sur les trépieds d’airain ; et le cabaretier Lissas, d’une voix enrouée mais puissante, annonce en ces termes : Citoyens, Chevaliers, Archontes ; j’ai la joie de vous annoncer que nous allons avoir l’honneur de représenter devant vos tyrannies électorales les Amours symboliques de Jupiter et de Léda.


Et sur le petit théâtre des Ombres athéniennes, la salle étant plongée en
des nuits épaisses, se déroulent les scènes qu’explique le cabaretier Lissas.

Les rives de l’Eurotas, d’après le tableau de notre bon camarade le peintre Zeuxis.

La troublante Léda, femme du roi Tyndare, se promène silencieuse sur les bords du fleuve. C’est le printemps, elle a du vague à l’âme, ce qui se traduit chez elle comme chez la plupart des personnes de son sexe d’ailleurs par le besoin urgent de tromper son malheureux mari. Mais dédaigneuse de l’amour des humains, elle rêve de l’amour des Immortels ; elle attend l’Amant-Dieu.

Il arrive. Il arrive. Jupiter se présente sous la figure d’un serpent. Mais Léda n’est pas un personnage de la Bible. C’est une personne extrêmement dégoûtée. Elle ne se laisse pas séduire par l’astuce visqueuse du vil reptile. Elle n’écoute pas ses propos tentateurs et ses mensonges hypocrites.

Le serpent, elle s’en moque !

Jupiter essaye alors de l’intimidation. Il se métamorphose en taureau. Mais Léda n’est pas Pasiphaë. Ce n’est pas une de ces personnes beaucoup trop larges d’idées qui écrivent à leur amant : « Chéri magnifique ! » Léda ne tuera pas le taureau.

Elle s’en fiche !

Jupiter essaye alors de la corruption. Il se métamorphose en pluie d’or. Mais ce procédé qui lui a réussi avec Danaë ne prend pas avec Léda. Léda n’est pas une femme vénale. Cette pluie d’or ne saurait la mouiller. Elle sait pour l’avoir entendu dire que l’or n’est qu’une chimère, et par conséquent, elle s’en fout !

Jupiter a recours à la poésie. Il se métamorphose en cygne, c’est-à-dire le calme dans la beauté ; et Léda séduite par la blancheur et par la grâce insigne du cygne lui fait signe d’approcher. Il approche, il se confond avec elle et s’apprête à goûter dans les bras de l’aimée les célestes joies.

« Vas-y, Léda, plume-le ! »

Qui a poussé ce cri blasphémateur ? C’est Phryné dont vous avez évidemment reconnu la voix d’or.

La séance se termine au milieu d’un tumulte indescriptible.



TROISIÈME TABLEAU

KHENAYOS


Une salle dans la maison de Khenayos. Le vieux juge est assis : son aspect est vénérable.
le récitant

Cependant, le temps a marché, oh ! combien vite ! Phryné a été dénoncée par une rivale, et c’est après-demain qu’elle va comparaître devant le tribunal sacré des Héliastes pour être jugée.

Entre temps, elle n’a pas perdu son temps Elle a employé tous les jours précédents à rendre visite à ses juges afin de solliciter leur indulgence, et elle termine sa tournée par le Président des Héliastes, le sévère Khenayos, qui nous est représenté ici dans son cabinet de travail.

Mais sa femme légitime, Khrobyle, matrone pleine de prudence, ayant été avertie de la visite de la célèbre courtisane, a pris soin la nuit précédente de mettre son époux dans l’impossibilité de nuire ; et, pour l’empêcher d’être fléchi, elle l’a fléchi elle-même, ce qui est encore le meilleur moyen d’être sûre que la besogne sera bien faite. Toutefois, avant que Phryné n’arrive, elle croit utile de lui faire quelques dernières recommandations.

— « Si Phryné se présente devant toi et insiste pour te corrompre, ne réponds rien, tu serais perdu. Montre-lui seulement la porte d’un geste noble et définitif. Comme cela, mon chéri. Tu es un beau petit homme. » Et elle se retire complètement rassurée.

Exit Khrobyle ; arrivent des marchands de Judée.

De riches marchands étrangers dont nous ne préciserons pas la nationalité viennent demander à l’Héliaste des places pour le procès. Mais l’Héliaste leur fait comprendre, d’un geste noble et définitif, que la séance aura lieu à huis-clos, et les marchands étrangers s’en vont mécontents. Le mécontentement se lit parfaitement sur leurs visages.

Sortant les marchands de Judée. Entrée d’Athéniens gigolos.

Les neveux de l’Héliaste viennent pour taper leur oncle d’un talent ou deux. Mais leur oncle, par ce geste, toujours le même d’ailleurs, leur fait comprendre qu’ils peuvent se taper eux-mêmes. Les neveux croient l’oncle complètement gâteux et ces charmants garçons, prévoyant une attaque d’apoplexie prochaine, qu’au besoin ils sauront provoquer, et par conséquent un héritage monstrueux, s’en vont en chantant la chanson à la mode :

Un’ p’tit’ coup’ de ciguë
C’est bien peu d’ chose

Les voix se perdent dans le lointain.

Sortent les Athéniens gigolos.


Enfin Phryné se présente. Elle a franchi le seuil de l’Héliaste dans une toilette extrêmement soignée. Elle a des dessous très troublants ; elle sort de chez l’onduleur. Elle essaye sur le vieil homme la séduction de sa voix d’or et elle dit :


Pardonne-moi, si je pénètre
Indiscrètement sous ton toit.
C’est vraiment très gentil chez toi :
Tout y respire le bien-être.

J’ai vu dans la salle à côté
De bien remarquables peintures,
Et des vases et des tentures
D’une merveilleuse beauté.

Tu veux savoir ce qui m’amène ?
Dans un instant, tu le sauras.
Toi qui bientôt me jugera,
Sois indulgent et sois amène !

Geste de l’Héliaste.

Oh ! je n’ai pas le fol espoir
De fléchir ton cœur impeccable,
Car je te sais juge implacable.
Esclave austère, du Devoir ;

Dans une fatale journée.
J’ai commis le crime odieux
De railler les amours des dieux,
Et je dois être condamnée :

Mais à celle qui va mourir
Tu dois une pitié suprême :
Apprends aujourd’hui que je t’aime.

Geste de l’Héliaste.

Ah ! longtemps, j’ai dû contenir

Cette passion insensée…
Comment vint-elle ? Je ne sais :
C’était bien avant mon procès ;
J’étais triste, désabusée…


Au Céramique, certain soir,
Tu passas devant moi, superbe ;
Je devins plus verte que l’herbe
Mais tu ne daignas pas me voir.

Ah ! la passion douloureuse !
J’espérais bien que le hasard
Ferait un jour que ton regard
Tombât sur la pauvre amoureuse…

J’espérais désespérément ;
Et puis tu blâmes l’adultère,
Aussi mon cœur a dû le taire
Ce fol amour, ô mon amant !

Que te dirai-je encore ? Songe
Que c’est Phryné qui vient t’offrir
Elle-même avant de mourir
Un amour qui n’est pas mensonge.

— C’est la première fois d’ailleurs —
À présent que la mort est proche,
À ta tunique je m’accroche :
Si je fus pire, sois meilleur !

Ce n’est plus cette ardeur cachée
En mon âme et dont s’offensait
Ma pudeur, Khanayos ; mais c’est
Vénus à sa proie attachée

Tout entière.

Elle s’approche de l’Héliaste.

Tout entière. Oh ! dans tes cheveux,
Laisse glisser ma main câline :
Ah ! va, je serai bien féline !
Khenayos, tu veux, dis… tu veux ?

Et peut-être allait-elle réussir, car la chair est faible et la femme est roublarde, lorsque soudain paraît Khrobyle, la légitime !

Phryné n’à plus qu’à s’enfuir.

C’est ce qu’elle fait, remportant une chlamyde.


QUATRIÈME TABLEAU

LE CÉRAMIQUE


Une promenade publique. Un petit temple.
le récitant

Nous sommes au Céramique, qui était, comme on le sait, les Acacias d’Athènes. C’est là que la belle jeunesse de la ville, l’Intrépide Vide-Amphore et la Vieille-Gourde, dont nous avons fait le Vieux-Carafon, car rien n’est nouveau sous le soleil, se donnaient rendez-vous pour se rencontrer avec les courtisanes en vogue.

Cependant le temps a marché, oh ! combien vite ! Et nous sommes à la veille même du jour où Phryné doit être jugée. Bien qu’elle ait l’esprit troublé de noirs soucis, en bonne habituée du Céramique, elle a tenu à se montrer aux Athéniens une dernière fois sur leur promenade élégante ; elle y vient en litière, entourée d’un groupe d’adorateurs.

Elle y rencontre la courtisane Mélissa avec qui elle a fait ses études au séminaire de Lesbos et qu’elle n’a pas revue depuis. Mélissa arrive en effet de Corinthe où elle n’a pas fait ses affaires, ayant trouvé les Corinthiens aussi secs que leurs raisins, et elle est venue à Athènes pour faire fortune.

Un dialogue des courtisanes s’engage entre les deux amies. Leurs adorateurs s’éloignent par discrétion, car ce sont des jeunes gens parfaitement élevés qui savent que l’on ne doit pas rester là lorsque les dames causent entre elles.

— Je te trouve l’air très embêté, ô Phryné ! Pourtant les amants ne doivent pas te manquer, car tu es renommée dans toute la Grèce pour ta grande beauté ; et plus d’un riche marchand étranger doit rechercher la faveur de partager ta couche.

— Comme on voit bien que tu arrives de Corinthe, ô Mélissa ! Ne sais-tu pas, barbare provinciale, que je vais être jugée tout à l’heure ?

— Vraiment, ma chère ?

— Comme je te le dis, ma chère !

— As-tu donc commis quelque crime ?

— Oui, si c’en est un de conseiller à Léda de plumer Jupiter.

— Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas tes paroles, ô Phryné.

— Tu vas les comprendre, ô Mélissa !… C’était au Chat Noir. On représentait les Amours de Jupiter et de Léda, et j’ai conseillé à la femme de Tyndare de plumer le divin volatile.

— Ah ! voilà qui est fort athénien, en effet, mais irrévérencieux à vrai dire.

— À tel point, ô Mélissa, que je vais sans doute payer cher cette petite plaisanterie, et passer, comme j’avais celui de te le dire tout à l’heure, devant les juges de mon pays.

— T’es-tu munie au moins d’un bon avocat ?

— Je t’avoue que je n’y ai guère songé, car j’ai peu de confiance dans l’influence de ces hommes bavards et astucieux.

— En ce cas, c’est Minerve elle-même qui m’envoie vers toi ; car un seul homme, un seul, peut te tirer de ce mauvais pas. J’ai nommé l’avocat Hyppéride. C’est un garçon plein de talent et qui vient justement de plaider à Corinthe plusieurs procès sensationnels qu’il a tous gagnés d’ailleurs.

— Mais ne crains-tu pas, ô Mélissa, que cet homme de talent me sachant riche, ne me demande beaucoup de talents ?

— Ne crains rien de ce genre, ô Phryné. Hyppéride est avant tout amateur de la beauté, et le plus grand trésor que tu puisses lui offrir, c’est toi-même. N’as-tu pas remarqué, à ce propos, que nous autres courtisanes, nous sommes comme ces paysans qui ne donneraient pas une obole aux mendiants, mais qui leur laissent prendre sur leurs oliviers toutes les olives qu’ils veulent. Nous payons en nature ; ça nous coûte moins cher et nous ne nous en apercevons même pas. Mais pour en revenir à Hyppéride, je l’ai aperçu tout à l’heure qui rôdait et comme par hasard dans un bosquet voisin du Céramique. Descends de ta litière et courons le rejoindre.

Et dans un endroit écarté du Céramique, sur un temple dédié à la déesse Cérès, avec une épingle d’or arrachée à sa fauve chevelure, Phryné écrit cette déclaration, en grec naturellement : Phyyné aime Hippéride. — Cependant au loin passent des troupeaux de biches familières. Hyppéride, dissimulé derrière le tronc noueux d’un smilax, guette la courtisane ; et lorsqu’elle s’est éloignée, il sort de sa cachette et va lire la déclaration écrite sur les murs du temple, et l’ayant lue, ému et très troublé, il s’élance à sa poursuite.


CINQUIÈME TABLEAU

LA CHAMBRE DE PHRYNÉ


Hyppéride et Phryné sont couchés à côté l’un de l’autre sur un grand lit dont le désordre ne laisse aucun doute sur la nature de leurs relations.
le récitant

Cependant le temps a marché, oh ! combien vite et nous sommes au matin même du jour où Phryné doit être jugée. — Selon les conseils de Mélissa, elle a passé la nuit avec son avocat Hyppéride et lui a offert ce que la plus belle fille du monde peut donner à son amant dans des circonstances à peu près analogues. — Toutefois Hyppéride, qui a une idée de derrière la tête, demande à être éclairci sur un point. Et dans une salle à côté, la coryphée des joueuses de flûte d’Ionie, qui n’attend qu’un signal, s’apprête à accompagner leurs amours sur des rythmes spéciaux.

À ce moment précis, la toile tombe.

L’acte n’est pas terminé. Il commence au contraire. La toile tombe par pudeur. C’est une toile de vigne, prescrite par l’administration.

La toile se relève.

Cependant les choses ont repris leur position nommale. Déjà les premières lueurs timides du matin baignent d’une clarté mauve la chambre de Phryné. La courtisane estime qu’il est temps de penser aux choses sérieuses, et de sa Voix d’or elle dit :


— Phoebé, lampe d’argent, au ciel devient plus terne.
Tandis que nous aimons, la clepsydre de Lerne
Sable le temps qui coule à grains d’or et s’enfuit.
Déjà le clair matin chasse la sombre nuit
Or, non avons assez ri, causons : tout à l’heure.
Hyppéride, tu vas sortir de ma demeure
Pour défendre Phryné devant le tribunal.
On te dit orateur et rhéteur sans égal,
Grand enfileur de mots et grand gagneur de causes ;
Et l’on assure enoor que jamais tu ne causes
Sur n’importe quel sujet, ainsi que le font
Les autres avocats, sans le connaître à fond.
Aussi, devant plaider pour moi, tu m’as connue,
Par Vénus, comme la Vérité, toute nue.
Tous les renseignements que tu m’as demandés.
Je te les ai sur l’heure et sans peine accordés.

J’ai mis à t’éclairer de grandes complaisances ;
Tu ne peux arguer de vagues connaissances.
Tu t’es documenté ; devant le tribunal
Ton plaidoyer, mon cher, ne peut être banal ;
Donc, pour troubler l’esprit de nos juges, n’invoque
Pas devant ces vieillards l’argument équivoque
De la suggestion, de la fatalité :
L’École de Milet, d’ailleurs, l’a réfuté.
Ne parle pas non plus de la douleur amère
De mon malheureux père et de ma vieille mère,
Et pour une raison excellente : ils sont morts.
Ne parle pas surtout de mes cuisants remords,
Car je n’en ai pas… Et si ma cause est perdue,
Tant pis, — Phryné ne doit pas être défendue
Bêtement, comme la marchande de poisson
Qui verse à son amant quelconque du poison —


        Mais Hyppéride lui répond :


Ô Phryné, ne crains rien. — Autrefois dans Athènes,
Pour être un orateur éloquent, Démosthènæ
Se promenait au bord de la mer en courroux,
Et là, parmi les vents, en suçant des cailloux,
Jetait aux flots hurleurs une longue harangue.
Or, toi, tu m’as donné pour défier ma langue
Mieux que de vils cailloux, les pointes de tes seins,
Cailloux roses, cailloux fleuris, où par essaims
Seposent les baisers des lèvres butineuses.
Et durant cette nuit, mes caresses glaneuses

Ayant glané le long de ton corps savoureux
Une blonde moisson de souvenirs heureux,
Pour te défendre j’ai, dans leur toute-puissance
Les arguments d’amour et de reconnaissance :
Mon plaidoyer sera la gloire de ton corps.
Ainsi que les piliers harmonieux et forts
Des blancs portiques, tes jambes de chasseresse
En soutiendront l’architecture, ô ma Maîtresse,
Et, pour le rehausser, j’enchâsserai dedans
Les gemmes de tes yeux, les perles de tes dents.
J’aurai pour ordonner le nombre de la phrase
Le rythme de tes seins affolés dans l’extase
Et que le doux repos vient apaiser soudain.
Et, surtout, j’ai cueilli dans ton secret jardin,
Mieux que dans les traités d’éloquence publique
La fleur qui fait fleurir les fleurs de rhétorique.
— Mais je crois qu’il est temps de nous dire au revoir.
À tout à l’heure. (Baiser)
À tout à l’heure. Sois calme. (Baiser) J’ai bon espoir !


SIXIÈME TABLEAU

LE JUGEMENT


Ce décor est une reproduction fidèle du célèbre tableau de Gérome (de l’Institut). Voir au musée du Luxembourg ; à cette exception près que Phryné n’est pas encore dévêtue.
le récitant

Cependant le temps a marché, oh ! combien vite ! Et dans la salle du tribunal, sur les gradins de marbre, les Héliastes impassibles sont rangés dans l’ordre même où, vingt et un siècles plus tard, devait les disposer M. Gérôme dans une reconstitution admirable.

Après un réquisitoire du président Khenayos, réquisitoire dont le but manifeste et atteint d’ailleurs est de protéger la religion, la morale, les mœurs et la famille, l’avocat Hyppéride s’avance pour défendre sa blonde cliente qui s’est présentée devant ses juges, voilée d’une sombre draperie.

Il prononce un plaidoyer magnifique qui ne nous a malheureusement pas été conservé. Il ne nous en est resté que le superbe mouvement oratoire par lequel Hyppéride, tout vibrant encore des souvenirs de la nuit précédente, dévoile Phryné dans la chaste splendeur de sa blanche nudité en prononçant ces simples paroles :

Le tribunal appréciera !


SEPTIÈME TABLEAU


Une colline couverte de pins, de smilax et de peupliers bIancs. — Dans le fond, la ville d’Athènes. Les étoiles vont s’allumer dans le ciel et un murmure comme d’une mer lointaine berce ce paysage. — Au premier plan, un vieilard appuyé contre le tronc d’un arbre tient une lyre : c’est Michès..
le récitant

Or le tribunal a apprécié. Ces bons vieux se sont rendu compte et Phryné a été acquittée.

Car en ces temps de joie et de sérénité artistiques, il suffisait à une femme d’être belle pour se faire pardonner bien des petites choses.

Cela n’a pas changé depuis, d’ailleurs ! Et c’est tant mieux, car il importe pour l’équilibre instable de ce monde que le vice soit parfois récompensé et la vertu punie : c’est là l’exquis du genre et la joie de l’amateur. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Or le soir du même jour, trompé dans son attente sans doute cruelle, car on ne doit jamais désirer se venger même avec une fleur d’une femme qu’on a beaucoup aimée, le vieux poète Michès monte sur une des collines qui dominent la ville. Déjà le crépuscule aux doigts d’hyacinthe a fermé les portes de l’Occident, cependant qu’à l’Orient se lève la lune claire.

Et le vieux poète Michès, pour se consoler, et peut-être aussi pour s’endormir, accorde sa lyre et dit des vers :


— Soleil, dans le baiser de ta dernière flamme
Voici que s’est éteint le doux chant des oiseaux !
Je vais me recoucher sur mon lit de roseaux.
… Ce plaidoyer, en somme, est la forte réclame
Pour la blonde Phryné — Les juges excités
Ne se seront pas un seul instant embêtés,
Et mieux que du discours éloquent et très beau,
Ils ont été charmés de ce petit morceau.
À tout considérer, il serait désirable
Que dans les avenirs cet exemple admirable
Fût en tous points suivi par d’autres avocats.
Ça ne manquerait pas d’allure, en certains cas.
Et l’humaine justice amoureuse des formes
Son compte y trouverait. — Des citoyens énormes
De bon sens auraient tout à l’heure prétendu
Que les vieux dieux s’en vont et que tout est perdu
Parce qu’on n’a pas condamné la courtisane…

Pour moi, j’aime assez cet acquittement profane !
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— Hélas ! Éros nous mène, et rien ne prouve rien,
Et je trouve cela bien plus Athénien !



RIDEAU