Autour du Chat Noir/Ailleurs

Bernard Grasset (p. 135-192).


Au Maître Paul Verlaine

« AILLEURS »

REVUE SYMBOLIQUE EN 20 TABLEAUX


Représentée pour la première fois au Théâtre d’ombres
du Chat Noir le 11 novembre 1891.
Avec les décors de Henri Rivière
Et la musique de Charles de Sivry

PREMIER TABLEAU

L’INSTITUT


Le tableau représente la Seine en face de l’Institut. — Le dôme du monument, avec les toits des maisons avoisinantes, se découpe sur un ciel dont le fond bleu est semé de nuages en archipel, qui, floconneux, passent devant une lune blafarde et ronde. — L’eau qui les reflète clapote contre la masse noire d’un ponton, bordant au premier plan une berge solitaire. — L’orchestre invisible joue une musique vague et sans couleur. — Les douze coups de minuit tintent à une horloge voisine.
le récitant

Minuit sonne. C’est aux bords de la Seine, en face de l’Institut, une brumeuse nuit de novembre. Au loin. là-bas, sur le pont dans le fond, un groupe d’étudiants passe. Ces jeunes gens reviennent d’un banquet où M. Lavisse leur a dit qu’ils étaient l’espoir de la France… Pour le moment, l’espoir de la France, complètement ivre, chante des refrains gaillards.


(Petit chœur d’étudiants dans la coulisse. — La musique se précise et accompagne les voix.)


Serrons la vis et serrons-la souvent,
Et envoyons fair’ foutr’ ceux qui n’ sont pas contents (bis).


(Les voix se perdent dans le lointain.)
le récitant

Ceci n’est rien encore. Il fait très froid, la bise siffle. Le bruit de quelques désespérés se jetant négligemment à l’eau n’est pas pour troubler les rêves égoïstes des bourgeois, qui dorment quiets sous leurs chaudes courtepointes.


(On entend des floucs lointains, comme de corps tombant dans la Seine.)

Ceci n’est rien encore. Épaisse la nuit, profond le silence, et désert le quai Malaquais… Voltaire lui-même n’est plus sur son socle.


(À ce moment on voit apparaître Voltaire)

Commençant d’avoir l’onglée à ses pieds de bronze, il est descendu sur la berge et, de long en large, pour se réchauffer, se promène.

Et cependant qu’il se promène, des pensées, dirai-je sataniques, traversent sans doute son cerveau, car de temps en temps son hideux sourire éclaire seul cette scène lugubre.

(Éclairs.)

Heureusement, car c’est à la lueur d’un de ces éclairs qu’il aperçoit un homme contre lequel il allait se cogner.

Discrètement interrogé par Voltaire, cet homme répond qu’il est poète, qu’il s’appelle Terminus, et qu’à la suite d’une interview commise sur lui par M. Jules Huret, on a dirigé contre lui une représentation à son bénéfice qui l’a complètement mis sur la paille et que son intention formelle est de se jeter à l’eau. Il dit :


Hélas ! je suis las de la vie !
L’avenir me semble bien froid,
Et ma peur s’accroît de l’effroi
De la route déjà suivie.

Néant, doux Paradis perdu,
Quand donc viendras-tu nous reprendre,
Et, pour avoir vécu, nous rendre
Tout le repos qui nous est dû ?

Ah ! cyclique métempsycose,
Banalité du Déjà-fait,

Toujours l’invariable effet
Qui suit l’invariable cause.

Redire ce qu’a dit chacun,
Ressusciter les choses mortes,
Pour entendre à toutes les portes
L’éternel : « Il y a quelqu’un ! »

S’accouder à toutes les tables
Devant des flacons trépassés ;
Trouver tous les isthmes percés
Par de vieux messieurs respectables.

Ou bien aimer telles beautés ;
Mais les brunes combien féroces !
Et les blondes aussi, très rosses,
Des deux côtés, des qualités.

Puis nous autres pinceurs de lyres
Nou ne venons qu’après l’amant
Qui casque, et nous sommes vraiment
Ramasseurs de bouts de sourires.

Alors c’est vexant de nous voir,
Chanteurs des femmes imprégnées
D’iris, tomber aux araignées
Du soir, sur le trottoir, espoir !


Ou rêver d’affaires troublantes.
De châteaux en des pays bleus
Et de tourbillons merveilleux
D’astres dansant des valses lentes.

Et puis retomber stupéfait
Et soi-même dansant livide
Une danse du ventre vide
Devant l’implacable buffet.

J’ai marché toute la journée
Comme le héros de… Ah voilà.
C’est l’aphasie… oui, j’en suis là !
Mais c’est ma dernière tournée.

Ma foi, je ne regrette rien ;
Je ne sais si c’est une idée,
La ville m’a paru vidée ;
D’abord il fait un froid de chien

Et c’est une sale atmosphère
Les boulevards ne sont pas gais ;
J’ai fait les ponts, j’ai fait les quais,
Je n’ai plus que la Seine à faire.


Et il s’y précipite. Et par une suggestion immédiate et bien invraisemblable, nous le reconnaissons, Voltaire s’y précipite à son tour.


DEUXIÈME TABLEAU

LE CAP DES MAGES


Dans une atmosphère verte, des rochers dégringolent tourmentés vers la mer.
le récitant

Arrivés dans les profondeurs de la Seine, Voltaire et Terminus ont rencontré un souverain qu’ils ont enfilé comme une perle. Comment cela se fait-il ? On ne le sait pas ; on ne le saura jamais.

Quoi qu’il en soit, ils font à partir de ce moment-là, à travers des pays fantastiques, un voyage extraordinaire, et ce serait vraiment du Jules Verne, si ce n’était du Shakespeare, et du meilleur : du « Old Shakespeare ».

En ce moment, ils voyagent tout petits au sommet de montagnes gigantesques et abruptes : c’est le Cap des Mages, endroit redoutable à ceux qui ne sont pas initiés ; mais heureusement Terminus connaît la doctrine ésotérique, et les deux voyageurs peuvent aller sans être trop inquiétés. De temps en temps pourtant, des êtres, ou plutôt des principes invisibles bien connus sous le nom de larves, chuchotent sur leur passage :

voix dans la coulisse
(Orchestre : Ballet des sylphes, de la Damnation de Faust.)

Dors-tu content, Voltaire ? Dors-tu content, Voltaire ?

le récitant

Voltaire est vexé ; mais Terminus lui explique que ce sont sans doute des larves du Chat-Noir, larves qui, comme on le sait, ne respectent rien, et que le meilleur parti est encore d’en rire. Voltaire rit.

(Pendant tout ce tableau, l’orchestre a joué une musique assez infernale : le rire de Voltaire est signifié par une suite d’accords aigus et précipités)

TROISIÈME TABLEAU

LA BAIE CONSTANTIN


Les bords d’une mer tranquille ; des arbres élancés et touffus ; un ciel bleu dans lequel courent des nuages qui, dentelés par la lune, prennent des formes étranges.
le récitant

Au sortir des montagnes abruptes, Voltaire et Terminus arrivent sur les rivages d’une mer calme où tout est reposé, frais, serein et poétique. À peine leur pied a-t-il foulé ce sol béni qu’ils se sentent soudain devenir meilleurs : c’est la baie Constantin.

Le paysage porte à la rêverie. Appuyés contre le tronc lisse d’un platane, ils contemplent le ciel, et le spectacle du ciel, de la lune et des nuages inspire au poète Terminus de douces réflexions. Loin de les cacher, il les met immédiatement en vers et en musique, ce qui constitue une romance :

Il chante :


Quand les doux parfums du soir
Comme d’un sombre encensoir
Montent de la terre brune,
Nous regardons en rêvant
Les nuages que le vent
Fait passer devant la lune.

Sous la pâleur des rayons,
Dans le ciel bleu nous voyons,
Selon d’étranges optiques,
Des temples et des donjons,
Des îles parmi les joncs
Et des vaisseaux fantastiques.

Ce sont des guerriers géants.
Des sphinx, des monstres béants.
Ou bien des femmes lascives
Qui tordent leurs membres nus,
Des chèvres aux fronts cornus
Et des madones pensives.

Les poètes vont rêvant,
Les nuages vont crevant,
Les averses lunatiques

Nous percent de part en part,
Et c’est bien fait pour nous, car
Nous ne sommes pas pratiques.


(Cependant qu’il chante, des nuages courent dans le ciel figurant les formes qu’il dit : au dernier couplet, les nuages se résolvent en pluie.)


QUATRIÈME TABLEAU

LA BANLIEUE


Un terrain nu, désolé. Des écriteaux, une palissade couverte d’affiches. Pas une maison… Au loin, vers un ciel triste, montent des fumées d’usines.
le récitant

Et ils vont toujours : une borne sur laquelle sont inscrits ces mots : « Ailleurs, 6 kilomètres », les avertit qu’ils approchent du but, en même temps que de nombreux écriteaux qui tous défendent quelque chose, leur enseignent qu’ils vont entrer dans un État libre : « Défense d’afficher, Défense de fumer, Chasse louée, Chasse réservée, Rue barrée, Prenez garde à la Peinture, Ne passez pas la tête, ni les bras, ni les jambes, ne passez rien ! » Il y a aussi un octroi et un poste de police comme il convient.

Quelques réclames commencent à sévir : c’est ainsi que sur la palissade de gauche on peut lire :

« Au Rat mort »
Grand magasin de nouveautés
Ouverture de la Saison d’Hiver

Tout est frais et joli comme le titre : Au Rat mort.
ou bien encore :

Ne voyagez jamais sans Môssieu Yves Guyot !


ou bien encore :

Maladies secrètes
Grâce à la liqueur de Maria Petrowna, doctoresse
Plus de virus ! ! !

(Sur cette patriotique assonance, l’orchestre joue complaisamment l’hymne russe. Dans la coulisse, des voix exaspérées crient : « Assez ! Assez ! » L’orchestre, intimidé, se tait.)



CINQUIÈME TABLEAU

ADOLPHE OU LE JEUNE HOMME TRISTE


Un étang dans lequel pleure un saule. L’étang reflète également un tertre aride sur lequel est assis un jeune homme d’un aspect mil huit cent trentesque avec, sur le front, une longue mèche rebelle et flexible. L’orchestre joue quelque chose comme une marche funèbre de Chopinhauer et, sur les dernières mesures, on voit entrer Voltaire et Terminus.
le récitant

Enfin ils arrivent… Ils sont arrivés… et le premier personnage qu’ils rencontrent est Adolphe ou le Jeune homme triste.

Assis sur un roc solitaire, Adolphe continue de faire Ailleurs ce qu’il a fait Ici-bas, c’est-à-dire rien. Il a lu Schopenhauer, il a lu Renan, il a lu Nietzsche, il a tout lu, il a trop lu, et après toutes ces lectures, il a ressenti le malaise décrit à la page 129, selon la forte expression de Maurice Barrès, et il s’est tracé une ligne de conduite qui peut se formuler ainsi :

« Il faut exacerber notre sens critique afin de nous inciter à ne produire point. »

Et il ne produit pas. Assis sur un roc solitaire, dans une attitude méditative et dolente, il a les yeux constamment fixés sur un étang dont la stagnante désolation lui renvoie toutes les images renversées et décolorées, en telle façon qu’il voit l’univers à l’envers.

C’est l’étang de midi à quatorze heures.

Voltaire le contemple avec tristesse à son tour et commisération, et, comme jadis Virgile au Dante, Terminus lui raconte l’histoire de ce lamentable personnage.

Il dit :


Il était laid et maigrelet.
Ayant sucé le maigre lait
D’une nourrice pessimiste,
Et c’était un nourrisson triste.

Au lycée il suivit des cours
Et fut aussi fort en discours
Lutin que subtil helléniste ;
Mais c’était un élève triste.


Pour mieux passer ses examens,
Il se refusait aux hymens
Que conseille l’hygiéniste ;
C’était un étudiant triste ;

Faisant de l’amour un solo,
Il s’amusait comme Charlot ;
C’était un de nos bons solistes,
Mais toujours triste, ah ! combien triste !

Il fut reçu docteur en droit
N’ayant jamais, à ce qu’on croit,
Connu la fleur ni la fleuriste,
Et je ne sais rien de plus triste.

Et quand il voulut un beau jour
Mordre à la pomme de l’amour,
Il tomba sur une modiste,
Qui le trouva tellement triste

Qu’elle le trompa sur-le-champ
Avec un professeur de chant
Qui possédait le genre artiste :
Alors il fut beaucoup plus triste.

La politique le hanta,
Le boulangisme le tenta,

Puis il se fit opportuniste ;
Mais il était toujours très triste.

Comme il ne s’y trouvait pas bien,
Sa devise fut : « Tout ou Rien. »
Il devint donc toutouriéniste ;
Mais il était toujours très triste.

Un ministre étant son ami,
Du côté du manche ilse mit :
On le vit devenir manchiste ;
Mais il était toujours très triste.

Le ministre ayant fait un bond,
Alors il se dit : « À quoi bon ? »
Mais pour être un aquaboniste
Hélas ! il n’en fut pas moins triste.

Et quelque chose qu’il tentât
Dans l’Art, dans l’Amour, dans l’État,
Il était quelque chose en iste
De triste, triste, triste, triste.

Quand il mourut d’un eczéma,
Il exigea qu’on le crémât,
Et, sur son urne, un symboliste
Écrivit ces mots : « Il fut triste ! »

Ainsi parle Terminus, et Voltaire, comme un simple compère de Revue, exige de connaître les causes de la tristesse d’Adolphe, et Terminus, qui en est un autre (de compère de Revue), lui dit de prendre patience et qu’il va être satisfait.


SIXIÈME TABLEAU

LES STATUES


L’orchestre joue terriblement la Marseillaise, et voilà que sur un fond tricolore, nous voulons dire bleu, blanc et rouge, se dressent des statues telles qu’il s’en est dressé, ah combien ! au milieu des squares dans ces dernières années.
le récitant

Terminus dit : Adolphe est triste, parce qu’il a été mal conçu et dans des conditions d’esthétique blâmables. Sa mère, avant qu’il vînt au monde, s’est promenée au milieu d’un peuple de statues répugnantes.

Ce ne furent pas, comme jadis dans Athènes, des dieux, des déesses, des Apollons, des Vénus, des joueurs de flûte ou des discoboles, mais de vilains petits bonshommes grands hommes et surtout des politiciens et encore des politiciens et toujours des politiciens. Car Adolphe venait dans un temps où l’esprit de République et de Démocratie a fait au bonnet de coton les honneurs du marbre, et devant ce peuple de grotesques, tu comprendras aisément dans quelle enveloppe défectueuse et débile devaient se développer plus tard son esprit et son âme.

Et sous le regard méprisant des poètes, les grands hommes rentrent sous terre.


(Les statues s’enfoncent lentement dans le sol : le
ciel se colore d’une teinte uniformément rouge…
À l’orchestre, la Marseillaise s’éteint peu à peu.)



SEPTIÈME TABLEAU

L’OSEILLE


Sur le sol où tout à l’heure se dressaient les horribles statues, s’élèvent maintenant quelques plants d’oseille qui ont l’air bien malheureux.
le récitant

Terminus dit encore : Adolphe est triste, parce que, mal commencé, il a été mal continué. Son éducation fut déplorable et obligatoire, et de même que nous foulons en marchant les plantes qui couvrent le sol, de même, à chaque pas qu’il faisait dans la vie, il foulait aux pieds les mauvaises herbes de la Bêtise, de la Routine et de la Rengaine. Et sais-tu précisément quelle est cette plante que nous écrasons en ce moment ?

— Mais, observe timidement Voltaire, on dirait de l’oseille !

— Ô mon ami, c’en est !

Et voilà qu’un air bien connu se fait entendre :

(Un violon solo, plaintif et lamentable, joue l’air : « Je suis l’oseille. »)

Et à l’appel de son nom, une femme également bien connue apparaît.

(En effet, comme la Fée du champ, sort de terre une femme court vêtue avec, sur la tête, un extravagant chapeau, en un mot habillée comme les chanteuses de café-concert dénommées grandes gommeuses. Elle dit :)


Je suis l’Oseille, femme éternellement verte ;
Je n’ai jamais trouvé d’autre carrière ouverte
Sinon d’être l’Oseille, et de tout temps, depuis
Que ce pénible monde est monde, je la suis.
Or c’est mon strugle for life, être ou ne pas être…
Quoi ? L’Oseille. Aussitôt qu’on me voit apparaître,
Au parterre, au balcon, partout, du haut en bas,
Avec le sourd frisson précédant les combats,
On dit : Voilà l’Oseille ! Et quand on me conseille
De chanter moins faux, je souris : Je suis l’Oseille !
Que voulez-vous qu’on trouve à répondre à cela ?
La vie est courte… je suis l’Oseille… voilà !
Entre les maillots noirs, blancs, gris, mauve, groseille,
Mon maillot vert paraît toujours : je suis l’Oseille,
Et, sans me désirer, le spectateur m’attend,
Ou plutôt s’attend à moi. Toujours en chantant,
J’ai l’air fatalement idiot ; … je zézaye,

Mais l’on peut bien compter sur moi : je suis l’Oseille !
Je suis forte malgré mes airs exténués…

(Voix goguenarde dans la coulisse.)

Ah ! vous êtes l’Oseille ? eh bien ! continuez.

(Exit l’Oseille, tandis que le violon pleure toujours son leit-motive.)


Et elle continue ! Et Voltaire se lance sur ses traces, car elle a beau être la dernière des dindes, elle a des jambes joyeuses et des cuisses recommandables : de là sa force.

— Que fais-tu là ? lui demande son compagnon étonné et scandalisé un peu.

Mais Voltaire répond, en chantant :

Je suis l’Oseille ! Je suis l’Osei-eil-le.


HUITIÈME TABLEAU

LA FORÊT HEUREUSE


Une forêt : sous les arbres circulent les poètes ayant vécu depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. La forêt est verdoyante et ensoleillée ; le soleil filtre à travers les feuilles des arbres et les allées sont ocellées.
le récitant

Et après un court entretien avec l’Oseille, entretien qui, nous l’espérons, n’aura pas de suites fâcheuses, Voltaire et Terminus continuent de rechercher les causes de la tristesse d’Adolphe.

Terminus dit encore, car il parle tout le temps et il n’est pas fatigué :

Arrivé vers sa quinzième année, à l’âge de toute croyance et de toute illusion, Adolphe a voulu connaître la poésie, et il a fréquenté chez les poètes, ce qui n’est pas la même chose : au lieu de rencontrer des phalanges, il a trouvé des Écoles, et la Vanité et la Réclame à la place de l’Art et de l’Enthousiasme, et cela n’était pas pour le consoler.

Et pour appuyer son dire, Terminus invite Voltaire à assister au concours des poètes qui va avoir lieu tout à l’heure dans la forêt.

Et il lui montre d’un côté les bons poètes, revêtus de longues robes, la tête ceinte de lauriers. Ils ont une attitude grave et enjouée tout à la fois : leur conscience est calme.

Et Terminus les nomme tous en passant, et des meilleurs : c’est Homère, Virgile, Dante, Vigny, Musset, le père Hugo, et aussi Mmes  Deshoulières et Desbordes-Valmore.

De l’autre côté, au contraire, sont les mauvais poètes, beaucoup plus nombreux, et tous revêtus, pour leur plus grande punition, de vêtements ridicules et modernes, et surtout du manteau à pèlerine passionnée, fort à la mode cet hiver.

Terminus n’en nomme aucun, parce que c’est un confrère plein de tact et de délicatesse… et de prudence.

Or le concours va commencer ; le sujet est le suivant :

« Vers faits à l’occasion de la fête d’une dame ! »

Et du premier groupe, du groupe des bons poètes (faut-il le dire ?), l’un d’eux se détache, accorde sa lyre, et dit :

LA GERBE


Pour la fête de Celle en qui sont tout ensemble
La sœur et l’amie et l’amant aux longs baisers,
Ce matin, j’ai dit aux fleuristes : Composez
Une gerbe de fleurs rares qui lui ressemble.
Comme, tout en étant la bacchante aux seins nus,
Son âme a des pudeurs jalousement gardées,
Vous mettrez à côté des grands lis ingénus
             Les impudiques orchidées.

Pour la fête de Celle en qui tout est parfum,
Les fleuristes ont fait avec soin une gerbe ;
J’ai voulu qu’elle fût délicate et superbe,
Moi-même en ai choisi les parfums un par un.
Pour rappeler l’odeur fraîche de son haleine
Et les chaudes senteurs de ses attraits cachés,
J’ai fait mettre à côté de la frêle verveine
             D’insolents œillets panachés.

Pour les tous de sa peau blanche de brune rousse,
Nous avons pris des Roses d’un blanc aveuglant,
Pour ses lèvres des Roses d’un rouge sanglant,
Et pour la teinte rose ineffablement douce
Dont l’aurore sourit aux pointes des seins blancs,
Nous avons pris les plus roses des Roses roses
Et des Lilas lilas pour les cercles troublants
             Cernant ses paupières mi-closes.


Mais ce que je n’ai pu trouver chez les marchands
Ce sont les désirs fous, les espoirs bleus, les rêves,
Les ivresses sans fin, les extases sans trêves
Où me plongent tes yeux berceurs comme des chants.
Et prenant les liens si doux dont tu me lies,
En gerbe j’ai lié pour ton culte vainqueur
Ces fleurs d’amour avec recueillement cueillies
              Au jardin fervent de mon cœur.


Ainsi il chante, et les oiseaux l’accompagnent dans les arbres ; des fleurs s’entr’ouvrent comme pour mieux entendre ; des serpents sont charmés et se balancent au rythme des vers.

Cependant, les mauvais poètes ricanent.

(Rires ironiques, sardoniques et sarcastiques en la coulisse.)

On leur jette la lyre ; ils la ramassent comme un gant, et l’un d’eux, du second groupe, appartenant à l’école romane ou symboliste, on ne sait pas au juste, d’ailleurs ça ne fait rien, c’est la même chose, l’un d’eux se détache, accorde sa lyre et dit :

Pour sa Fête


Holà ! Ho ! Puisque c’est la fête de la Mièvre que tant j’aime,
              Préparez donc les gemmes,
              Et l’ambre coscoté,
              Et aussi le bonnet tuyauté,

Et encor (pourquoi pas ?) les petits pots d’au chocolat crème.
Vers les pays moirés où marcessent les ibis,
     Viens-nous-en-tu chercher des alibis ?
Ô Chère dont les yeux où je lis plaisants chapitres
             Sont si grands, ah ! si grands,
             Et d’un vert tant flagrant,
Que l’on dirait, plutôt, de petites huîtres !


NEUVIÈME TABLEAU

LA FORÊT LAMENTABLE


Éclairs, tonnerres : un coup de vent violent dépouille de leurs feuilles les arbres, qui, maintenant, noirs et spectraux, tordent leurs bras vers un ciel sinistre d’orage. Les Poètes sont dispersés et percés sous la pluie qui tombe avec violence.
le récitant explique ainsi ces phénomènes :

Mais à peine a-t-il parlé que les oiseaux se sont tus ; les fleurs qui tout à l’heure s’étaient entr’ouvertes se referment en claquant leurs pétales avec indignation, croyant qu’on se moque d’elles, et elles ont raison ; les serpents sifflent ; un vent de désolation souffle sur la forêt ; les feuilles sont brutalement arrachées, et tout à coup la pluie se met à tomber abondamment, afin que cette parole populaire soit accomplie :

Il chante, donc il pleut !


DIXIÈME TABLEAU

L’ARC-EN-CIEL


Une plaine sur laquelle l’arc-en-ciel est jeté comme un pont.
le récitant

Il ne chante plus… il ne pleut plus. L’arc-en-ciel apparaît, et Voltaire et Terminus qui s’étaient abrités pendant l’orage, en bons poètes qu’il sont, sous le tegmine d’un fagi touffu sortent de leur retraite et s’apprêtent à reprendre leur course vagabonde.

(On entend tinter une cloche.)

Mais une heure sonne lointaine. Alors Terminus s’arrête et dit à Voltaire : « Ô mon Frère ! c’est l’heure sainte de l’Absinthe… Prions. »

(Ils restent immobiles et prient.)


RIDEAU


Fin de la première partie.

DEUXIÈME PARTIE

ONZIÈME TABLEAU

LA CLAIRIÈRE


Entre les hauts arbres d’une clairière de rêve, Voltaire et Terminus apparaissent d'abord tout petits, puis disparaissent et reviennent plus grands et plus grands encore à mesure qu’ils se rapprochent des premiers plans. Une musique très douce qui n’est pas une marche, mais une berceuse presque, accompagne leur marche, qui est un immatériel glissement.
le récitant

Ils cheminent silencieux.


DOUZIÈME TABLEAU

L’ÉROS VANNÉ


Un temple païen : un bois de cyprès sous un ciel gris perle et mauve, crépusculaire. Du temple sort un jeune homme voûté : des ailerons lamentables sont attachés à ses épaules : c’est Éros.
le récitant

Et ils continuent de rechercher les causes de la tristesse d’Adolphe.

Ils arrivent au Cycle de l’Amour.

Et dans un paysage atténué, sous un ciel de demi-teintes, ils aperçoivent un temple ruineux entouré de noirs cyprès.

L’Amour vient lui-même à la rencontre des nobles visiteurs s’appuyant sur son arc comme sur une béquille et, pâle ah combien ! et défait, ah tant !! et las ah que !!! Et Voltaire l’apostrophant :

— Est-ce bien toi, Éros, le fils de Mars et de Vénus ? Mais lui de répondre :


Je ne suis pas ce Dieu vainqueur
Né sous le ciel bleu de la Grèce
Qui s’en allait perçant les cœurs
Avec ses flèches d’allégresse ;

Le fils d’Arès le guerrier fort
Et d’Aphrodite aux beaux scandales
Ou de Zéphyre aux cheveux d’or
Et d’Iris aux pures sandales :

Je suis le fruit d’un rendez-vous
Pris dans une arrière-boutique
Par un bookmaker aux poils roux
Avec un trottin chlorotique,

Et vieux malgré mes vingt années,
Usé, blasé, car je suis né
Sur un lit de roses fanées
Et je suis un Éros vanné.

Je ne suis pas le Dieu qui jette
Les amants au bord des fossés
Et dont la rapide sagette
Couche les couples enlacés ;


Le Dieu des albes hyménées
Et des symboliques flambeaux
Qui fait les vierges étonnées
Par les époux jeunes et beaux ;

Le Dieu qui sème et qui féconde
Et qui garde vigilamment
La vieille loi qui donne au monde
L’éternel rajeunissement.

Non, ma mission est moins haute,
Car je fournis aux débauchés
Les mineures de tables d’hôte
Et les petits garçons bouchers.

Elles ne sont pas prolifiques
Mes unions évidemment :
Je préside aux amours sapphiques
Des femmes qui n’ont pas d’amant.

Je ne règne pas : je divise,
Et pour toute pollution
Cherchant l’ombre, j’ai pour devise :
Stérilité, discrétion.

Je suis blond : mes yeux d’émeraudes
Hypnotisent les névrosés.

J’apprends la science des fraudes
Aux maîtresses des épuisés ;

J’ai la souplesse des couleuvres,
Je sais le pouvoir des parfums,
Et par de secrètes manœuvres
Ressusciter les sens défunts.

Et j’ai le martinet qui cingle
Pour les gagas, triste troupeau,
Et le supplice de l’épingle
Cruelle qui porte à la peau.

Je suis le Dieu des morphinées
En quête de frissons nouveaux,
Je suis le Dieu des raffinées
Dont je détraque les cerveaux.

Très vieux malgré mes vingt années,
Usé, blasé, car je suis né
Sur un lit de roses fanées
Et je suis un Éros vanné !



TREIZIÈME TABLEAU

LES LESBIENNES


Un champ d’orchidées qui lentement ondulent, tandis qu’au-dessus des fleurs passent, enlacées comme les amants de Dante, dans un ciel changeant vert, bleu et rose, des femmes voluptueuses et nues.
le récitant

Adolphe a voulu aimer ; il a voulu aimer, Adolphe ; mais il n’a pas trouvé de femmes, sentimentalement, du moins… ou si peu. Et dans le Cycle de l’amour, les poètes rencontrent les Lesbiennes.

Ils arrivent dans un champ d’orchidées bizarres, inquiétantes, qui dressent vers le ciel leurs étamines exagérées.

Et au-dessus des hautes fleurs que le vent de leur vol fait onduler comme des vagues, passent, vont, viennent, tourbillonnent, valsent, virent, voltent, enlacées pour éternellement les femmes qui se livrent entre elles à de blâmables tribadouillages, comme dirait M. Bergerat, s’il était Alsacien.

Or elles passent enlacées dans le ciel vieux rose, les amantes de Jadis et celles de Déjà, et c’est Mlle  de Maupin et la Fille aux yeux d’or.

Et aussi Petite-Secousse et Bougie-Rose.

Et encore Jo et Zo et Lo…, et Ro et Fo et No, pourquoi pas ?

Terminus nomme au passage quelques créatures de ce temps :

Duchesse d’A…, marquise de B…, comtesse de C…, baronne de D…, car il y a des grandes dames ; il y a même des têtes couronnées, ces amours étant réputées rares, littéraires et aristocratiques.

Il est vrai de dire qu’il y a aussi des demoiselles du Moulin-Rouge et des piqueuses de bottines ; mais peu importe, elles n’y regardent pas de si près.

Or, en des couples innombrables, elles passent, enlacées, vertigineuses, et le vent de leur tourbillon fait onduler comme des vagues les hautes orchidées.


QUATORZIÈME TABLEAU

LA FÂCHEUSE ANDROGYNE


Une galerie bordée de statues, parmi lesquelles la Sappho de Pradier, la Vénus de Milo, la Diane de Falguière et aussi une Cléopâtre.
le récitant

Et toujours dans le cycle de l’Amour, ayant tourné leur pied à gauche, Terminus et Voltaire arrivent sous une galerie bordée de statues.

C’est Sappho, c’est Vénus, c’est Diane, c’est Cléopâtre, c’est d’autres encore qu’on ne voit pas.

Ils se croient dans un musée et s’apprêtent à regarder, sans toucher, lorsqu’ils voient venir une femme suivie d’un long lévrier.

— N’est-ce pas Jenny Levrière ? demande spirituellement Voltaire.

— Non, lui dit son compagnon : c’est la fâcheuse Androgyne.

Et en efet c’est bien la fâcheuse Androgyne, avec son petit chapeau, son petit col, sa cravate anglaise, sa chemise d’homme, sa jaquette tailleur et sa robe fourreau forme parapluie. Elle arrive en fredonnant d’un air dégagé son refrain favori, un refrain du bon vieux temps que chantaient nos pères :

(Air de la Périchole)


Les femmes, les femmes, il n’y a qu’ ça
Tant que le monde existera,
Tant que la terre tournera,
Les femmes il n’y aura qu’ ça.

À présent la fâcheuse Androgyne joue la difficulté. Elle est lasse des maîtresses en chair et en os auxquelles elle ne trouvait sans doute pas assez de consistance, et nouvelle Pygmalionne, mais Pygmalionne pauvre, elle essaye d’animer les marbres.

Elle s’approche de Vénus et lui fait une troublante déclaration. Mais, au moment qu’elle se croit exaucée et que, selon les conseils de M. Legouvé le père, elle va tomber aux pieds de ce sexe auquel elle doit sa mère, c’est Hercule qui lui répond et qui lui dit :


Ô monstre malfaisant, retiens en ta mémoire,
Pour en tirer profit, cette petite histoire :
Je n’avais pas encor, je crois bien, dix-huit ans,
Et je n’étais qu’un jeune arbre dans son printemps.

Quand je fus mandé chez le vieux roi de Thespies,
Dont l’âge grand faisait les forces assoupies,
Afin d’aller combattre un terrible lion
Qui dévorait tous les troupeaux d’Amphitryon.
Or ce puissant monarque avait cinquante filles,
Cinquante, tu m’entends, et ma foi fort gentilles
Et comme je dormais chez mon hôte, une nuit,
Elles vinrent me trouver dans mon lit, sans bruit,
Toutes à tour de rôle, amoureuses et nues,
Et moi je les ai, l’une après l’autre, connues.


Oh ! oh ! fait Voltaire.

La fâcheuse Androgyne recule épouvantée ; mais elle ne se tient pas pour battue ; elle n’en est pas à un échec près.

Elle passe rapidement devant la Diane dont la reproduction est interdite, et elle adresse à Cléopâtre une troublante déclaration, la même, car elle n’en a qu’une, son cerveau étant peu compliqué ; mais au moment où elle va s’agenouiller devant la reine d’Égypte, le taureau qui posséda Pasiphaé se dresse debout devant elle, les cornes en l’air.

Cette fois la fâcheuse Androgyne s’avoue vaincue ; elle se sauve éperdue.

Voltaire et Terminus sont très contents.

C’est la revanche de la Nature.

Ils perçoivent le moment où ils pourront devenir pères ; ils trouvent que ce n’est pas dommage.




QUINZIÈME TABLEAU

LA MESSE NOIRE


Les ruines d’un temple. Sous les arcades sombres s'agite un peuple de Sataniques, en un sabbat étrange : de grands feux brûlent devant lesquels on rôtit des petits enfants ; des démons grimacent derrière les piliers. Musique étrange… Fifres, timbales. L'orchestre déchaîné sort de ses gongs.
le récitant

Et toujours dans le cycle de l'amour, ayant tourné leur pied à droite cette fois pour changer, Voltaire et Terminus arrivent sous les arceaux d’un temple délabré et sinistre.

Là s'agitent, se cherchent, se poursuivent, se faisant des cours brutales, des femmes échevelées et des hommes ivres : ce sont les Sataniques, possédés par un effrayant démon de luxure.

Ils se plaisent, comme feu Dolmancé, dont vous avez tous lu l’histoire, du moins j’aime à le croire, à joindre le sacrilège à la volupté… C’est très vilain.

Tous ces gens-là se nourrissent exclusivement d’hosties trempées dans le sang des amants incestueux ou adultères tout au moins… On n’a pas idée de ça.

Assis sur une grosse pierre en guise d’autel, le chanoine Docre, horrible, grimaçant, préside à des scènes orgiaques qui ont pour but de parodier les cérémonies de la Sainte Messe, d’où le nom de Messe noire donné à ces sortes d’exercices.

Tout à coup une jeune fille, presque vierge encore, frappe sur un gong.


(Coup de gong.)

C’est le signal : les horreurs vont commencer.


(Soudain, le tableau s’obscurcit et devient impénétrable.)

— Mais je ne vois rien ! fait observer timidement Voltaire.

— Naturellement, lui répond judicieusement Terminus, puisque c’est la Messe noire.

— En ce cas, dit Voltaire avec quelque regret, ce n’était vraiment pas la peine de nous mettre ainsi l’eau à la bouche, en quelque sorte.


SEIZIÈME TABLEAU

LES ORIGINES D’UNE FORTUNE


La scène s’éclaire peu à peu, et le décor représente les rives du Nil… Le fleuve coule lentement entre les rives basses plantées de hauts palmiers. Une théorie d’esclaves vient puiser de l’eau au fleuve et s’éloigne en chantant.
le récitant

Adolphe n’a pas pu aimer… Il n’a pas pu aimer, Adolphe, et ne pouvant vivre de la vie idéale et sentimentale, il a voulu vivre de la vie pratique : il a donc essayé de faire des affaires, qui sont, comme on le sait, l’argent des autres.

Malheureusement, c’est lui qui était les autres.

Il a toujours été roulé par des gens d’une autre esthétique que la sienne ; il s’est cogné à la Banque cosmopolite, qui rafle les épargnes, sème le deuil et les désastres et, refusant ou décrétant les emprunts, règle la destinée des peuples.

Alors Voltaire demande à Terminus quelle fut l’origine de cette fortune toujours croissante et si néfaste.

Et Terminus évoque un passage de l’histoire de l’antique Égypte, aux temps où les Israélites étaient en captivité. Il dit :


C’était des jours de deuil et des temps ténébreux :
Alors les rois d’Égypte opprimaient les Hébreux.

Les faisant travailler aux briques, à l’argile.
Pour bâtir des palais à leur gloire fragile.

Mais ils multipliaient quand même, ces Hébreux,
Si bien que prenant peur de les voir trop nombreux.

Le Pharaon manda qu’en toutes leurs familles
On tuât les garçons, ne gardant que les filles.

Et que cet ordre fût à la lettre suivi.
Or une femme de la tribu de Lévi

Mit au monde un enfant beau comme la lumière.
Et voulant sauver ses jours menacés, la mère

Le cacha quelque temps, puis au bout de trois mois
Enduisit un panier de bitume et de poix,


S’en fut aux bords du Nil, et, pâle sous l’épreuve,
Confia son enfant à la bonté du fleuve.

La corbeille, suivant le vert courant des eaux,
Un matin s’arrêta parmi de longs roseaux.

L’enfant dormait, tandis qu’au long des rives calmes
Des palmiers lui versaient la langueur de leurs palmes.

Or, la fille du Pharaon, ce matin-là,
Afin de se baigner au fleuve s’en alla.

Elle aperçut l’enfant blond qui dormait encore
Et qui lui souriait de sa bouche d’aurore.

Elle dit : « C’est là sans doute un fils des Hébreux ;
« Mon père a fait des lois bien cruelles pour eux ;

« Mais contre cet enfant moi je n’ai point de haine :
« Doit-on laisser périr la créature humaine ? »

Et comme elle était juste, elle n’hésita pas,
Et maternellement prit l’enfant dans ses bras.

Or la fille du roi s’éloignait de la rive :
Un batelier chantait une chanson plaintive,

Et semblant à regret laisser son doux fardeau,
La corbeille attendait parmi les grands lis d’eau.


(À mesure que le récitant explique la légende de Moïse, sur le tableau se passent les choses qu’il dit, on voit la corbeille descendant le fleuve, puis la fille du Roi, escortée de ses suivantes, emportant Moïse dans ses bras ; enfin la corbeille vide au milieu des herbes.)

Mais voilà que de petits Hébreux qui faisaient des ricochets dans le Nil, acooururent lorsque la fille du Roi fut partie, et, apercevant la corbeille, ils se la disputèrent avec des cris étranges et barbares ; et c’étaient les premiers agents de change qui gueulaient autour de la corbeille.


DIX-SEPTIÈME TABLEAU

LA BOURSE


Le décor représente les ruines de la Bourse. Toutes les maisons autour sont rasées… Seule une vespasienne demeure.
le récitant

Mais les temps sont proches :

La Banque cosmopolite a enfin fait faillite, et Terminus montre à Voltaire la Bourse incendiée et détruite. À présent les gros banquiers sont complètement ruinés, et chaque nuit, dans le silence et les ténèbres, ils reviennent sur les débris de leur temple pour songer aux moyens de réédifier leur fortune.


____(Et l’on voit arriver deux hommes en chapeau de haute forme, le col de leur paletot relevé ; ils semblent se concerter, et chantent :)

Air de l’Amant de la Tour Eiffel.

Depuis que notre Palais est détruit,
Le veau d'or ayant fait la culbute.
Nous venons ici rêver chaque nuit
Aux moyens de reprendre le lutte.
                     Mais le veau d'or dort,
                            Il n’est pas mort,
              On peut le réveiller encor :
Car c'est dans ce monument-là
Que l’on gagne son pain azym’la la !
   (Ils se mettent à danser en refaisant vis-à-vis.)

              Il faudrait lancer
           Quelque timbale heureuse,
              Pas aventureuse
           Ni par trop véreuse :
       Soudain nous verrions pousser
           Sur cette malheureuse
           Des tas de boursiers,
                     De remisiers,
                     De coulissiers,
                     Des agents larrons.
                     Des courtiers marrons,
                     Et nous les barons
                         De Saaron.
   (Ils s'arrêtent.)

       Il faudrait trouver le moyen
       De vendre ce qui ne coûte rien

Ah ! si l’on utilisait la chaleur solaire,
              La force des marées et du vent ;
Si l’on revendait les coups de pieds au derrière
                     À cinquante pour cent !

(Ils se remettent à danser.)

       Ce qu’il faut avant tout pour le gogo,
       C’est quelque entreprise extraordinaire
                            Dans le Congo,
                 Dont il voudra tout de go
              Devenir principal actionnaire ;
                     Une affaire heureuse,
                     Pas aventureuse
                     Ni par trop véreuse.
       Alors à nous le krach, le bon krach ! ! !
       Et Monsieur Gogo sera dans le lac.

(La danse devient du délire, et même du chahut, lorsque le Christ auréolé et primitif surgit soudain entre les danseurs, qui demeurent stupides. Orgue dans la coulisse jouant l’Adeste fideles.)

Mais voilà que soudain, et pour les ramener à des conceptions plus charitables, le Christ apparaît lumineux entre les sombres financiers ; Terminus dit :

Le Christ entre les deux Barons.


DIX-HUITIÈME TABLEAU

LE MILITARISME



Un champ de bataille.

le récitant

Adolphe, n’ayant pu vivre de la vie pratique, a voulu vivre de la vie méditative et intellectuelle.

Il s’est donc enfermé dans le silence du cabinet pour entreprendre l’œuvre de science, de philosophie, de civilisation.

Mais à chaque instant il était interrompu par des sonneries et des roulements inextinguibles de tambours. C’étaient les sociétés de gymnastique qui passaient sous ses fenêtres, c’étaient les Beni-Bouffe-toujours, c’était le faux patriotisme en casquette de franc-tireur et en guêtres, le patriotisme braillard soigneusement entretenu dans les masses par la chanson de café-concert et que nos amis Auriol et Lebeau ont si bien symbolisé par ces vers désormais immortels :

Buvons le vermouth-grenadine,
Espoir de nos vieux bataillons !

C’étaient aussi de petits marmitons qui se mêlaient de faire du tapage sur la place de l’Opéra, lorsque par hasard on faisait de la bonne musique dans le monument.

Il rêvait de Fraternité universelle ; mais il lisait les journaux et il voyait un immense champ de bataille couvert de morts, de blessés, de chevaux éventrés d'affûts brisés, tandis que dans un ciel de deuil et d’incendie passaient les conquérants ; et derrière eux, applaudissant à leur œuvre sinistre et les y encourageant de toutes ses forces, venait cet être désormais ridiculement épique que l’on appelle :

« Le Marmiton de Lohengrin. »


DIX-NEUVIÈME TABLEAU

LE SOCIALISME


Une multitude d’ouvriers travaillent à une immense construction en fer d’une portée hardie comme une encore plus grande Galerie des machines.
le récitant

Mais les temps sont proches : à présent les peuples ne se battent plus, et dans un Champ-de-Mars de rêve qu'éclaire l’aurore d’une Société nouvelle, Terminus montre à Voltaire des ouvriers bâtissant leur nouveau Palais : la Sociale.

Et tout en travaillant les ouvriers chantent :


Air de la Carmagnole.


Depuis longtemps les malheureux (bis)
Ont assez d' s'égorgert entre eux (bis)

              Nous n’ voulons plus d’ combats
                 Mettons tous l’arme bas,
                 Bâtissons la Sociale !
                     Vive le son,
                     Vive le son,
              Bâtissons la sociale !
                     Vive le son
                     Des mnrteaux !

      Le jour de gloire est arrivé (bis) :
      Le capital il est crevé (bis) :
              Nous n’ somm’s plus des valets ;
                 Nous avons not’ palais !
                 Bâtissons la Sociale !
                     Vive le son,
                     Vive le son,
                 Bâtissons la Sociale !
                     Vive le son
                     Des marteaux !

(Des bruits de marteaux scandent le refrain.)

Or Voltaire contemple ces choses avec satisfaction ; car, comme l’a très bien dit M. Francisque Sarcey, notre oncle à tous, Voltaire n’est pas un imbécile. Il représente ici le si rare sens commun, et il voit dans ces spectacles non une menace, mais une espérance et une consolation. Si bien qu'il dit à Terminus :

— Mais pourquoi ne fait-il pas comme ces gens-là, Adolphe ou le jeune homme triste ? Il ne s'embêterait plus, il n'a qu’à travailler.

Et Terminus, qui est un peu mystique par sa race, se religion, son éducation, et qui possède, heureusement pour lui, ce que nous appellerons l’idéalisme héréditaire, répond :

— Oui, il n’a qu’à travailler ou à croire.


VINGTIÈME TABLEAU

NOTRE-DAME


Le décor représente la cathédrale. Le jour va poindre.
le récitant

Et par des chemins que nous jugeons inutile de vous montrer, Voltaire et Terminus ont revu la lumière. Ils arrivent devant Notre-Dame aux premières lueurs du matin. Voltaire prend congé de son guide, car il faut qu’il soit rentré sur son socle devant que les premiers balayeurs soient allumés. À présent, il a la Foi. Il marche sur les eaux. Terminus aussi a la Foi, et, resté seul, découvert, devant la majesté de la cathédrale, il dit :

Pardonnez-moi, j’ai cru, mon Dieu,
Qu’un vieux poète sans maîtresse,
Sans foi, ni loi, ni feu, ni lieu,
Et l’esprit perclus de détresse,


Quand l’heure du noir désespoir
Dans son cœur lamentable sonne.
Pouvait mourir un vilain soir
Sans en rendre compte à personne.

Mais, dans les Cycles de l'Ailleurs
J'ai vu l’Au-delà salutaire,
Et je pressem des temps meilleurs
Non dans le ciel, mais sur la terre,

Pour ceux de bonne volonté.
Donc, sortant les mains de mes poches.
J’aurai la sainte activité ;
J’irai puisque les temps sont proches,

Raviver la Foi qui se meurt
Et la Charité souveraine,
Et je serai le bon semeur
Qui va semant la bonne graine.

Hélas ! j’ai le triste remords
De ma trop stérile jeunesse ;
Mais, pour que les autres soient forts.
Je leur montrerai ma faiblesse.

Ainsi qu’à Sparte, aux enfants on
Montrait l’ivresse de l’îlote.

Mon âme sort d’une prison :
Je veux être le vieux pilote,

Au milieu des sombres récifs
Guidant le lumineux navire
Où les équipages pensifs,
Aux accords de la sainte lyre,

Rêvent de pays merveilleux,
De forêts et de terres vierges,
Où l’on boira les vins joyeux
Dans les fraternelles auberges.

Je vous le dis en vérité,
Je n’ai plus de pensers funèbres,
Car j’ai vu la grande clarté
Dans les profondeurs des ténèbres ;

Et dans les Cycles de l’Ailleurs
J’ai vu l’Au-delà salutaire,
Et je pressens des temps meilleurs,
Non dans le ciel, mais sur la terre,

Pour ceux de bonne volonté.


RIDEAU