Autour du Chat Noir/Souvenirs

Bernard Grasset (p. 9-102).


SOUVENIRS


Je viens revoir l’asile où ma jeunesse
De la misère a subi les leçons.
Béranger. Chansons.


Le Chat Noir ! Oh ! je n’ai pas la prétention de traiter en quelques pages un sujet aussi vaste, à quoi un gros volume serait nécessaire. Suivant les grandes méthodes historiques, il faudrait remonter aux origines, consacrer un chapitre au club des Hydropathes qui se tenait au Quartier Latin, où se réunissaient le mercredi et le samedi, chaque semaine, plus de cinq cents jeunes gens, artistes, poètes, musiciens. Les Hydropathes, ce nom bizarre, on ignore qui le créa ; on ne le trouve pas dans le dictionnaire. Quelle en est l’étymologie, quelle la signification ? À première vue, il semble bien forgé sous l’influence du mot névropathe, « qui souffre des nerfs ». Par analogie, hydropathe ne signifierait-il pas : qui souffre de l’eau, par conséquent qui n’aime pas boire de l’eau ? Ce sens paraît d’autant plus acceptable que le président des Hydropathes était le bon poète Émile Goudeau, qui parfois montait sur l’estrade et, d’une voix rude, déclamait le rude poème des Polonais :

En ce temps-là, le duc Jean Soulografiesky,
Prince des Polonais et Ruthènes à qui
Sa soif de Danaïde avait donné la gloire,
Descendit longuement de son trône et, sans boire :
Dit aux ivrognes vieux qui formaient son conseil,
« L’heure est enfin sonnée au cadran du soleil,
« L’heure où sur les Gaulois, ces buveurs sans vergogne,
« Devra prédominer l’étendard de Pologne,
« L’étendard rouge et jaune et blanc, drapeau divin,
« Dont la forme est bouteille et dont le fond est vin ! »

Émile Goudeau était Périgourdin : il avait le teint très brun, les cheveux et la barbe fort noirs ; un strabisme accentué lui donnait l’air féroce ; mais c’était un tout à fait brave homme, et il avait beaucoup de talent, un talent original et savoureux comme le vin, les châtaignes, les cèpes et les truffes de son pays. Dans son premier volume de vers, certains poèmes ont grande allure ; d’autres sont charmants comme celui-ci intitulé Promenade :

Le Soleil avec ses rayons tentants
            Cognant aux croisées,
Je suis allé voir le nommé Printemps
            Aux Champs-Élysées ;
Les femmes étaient toutes déguisées
            En robes rosées
Et les amoureux avaient tous vingt ans.

Émile Goudeau avait inventé le modernisme et il cultivait le parisianisme qui est une invention de la province, une façon exagérée d’être Parisien. On l’a noté fréquemment : où le vrai Parisien s’attendrit, le provincial qui veut être bien parisien blague et fait de l’ironie ; où le vrai Parisien se montre gobeur, le provincial qui veut être bien parisien affiche le scepticisme. Mais il ne faut pas s’en attrister, cela n’est pas tragique. Émile Goudeau racontait lui-même qu’un chanteur de province, débutant à Paris sur l’une de nos grandes scènes lyriques, avait garni son maillot d’une façon par trop virile. « Qu’est-cela ? » dit le directeur en frappant de sa badine le rembourrage exagéré. Le ténor expliqua : — « Nous faisons cela à Toulouse pour impressionner les dames. » — « Oh, mon ami… repartit le directeur, trop pour Paris ! trop pour Paris ! » — Mais cela se passait il y a une trentaine d’années ; aujourd’hui il n’y a plus de province, du moins il y en a moins. Revenons : Émile Goudeau avait du génie ; seulement comme celle du duc Soulografiesky, sa soif était de Danaïde ; ceci noya cela. Quoiqu’il en soit, Émile Goudeau présidait avec bonhomie et autorité les réunions des Hydropathes et quand l’assemblée vociférait, hurlait, s’il criait : « — Peuple, tais-toi ! » sa voix cuivrée dominait le tumulte.

Le club des Hydropathes disparut et fut remplacé par les Hirsutes, ainsi dénommés, on l’a deviné, à cause qu’ils se réunissaient dans le sous-sol d’un café, place Saint-Michel, et Émile Goudeau présidait toujours.

Enfin en 1881, un « pinxit » comme eût dit Paul Verlaine, un peintre, Rodolphe Salis, ouvrit à Montmartre, au no 8 du boulevard Rochechouart, à l’enseigne du Chat Noir, un cabaret qui allait devenir fameux. La mode était alors aux cabarets artistiques et le Chat Noir avait un air « vieux Paris » grâce à des vitraux de couleur, grâce à des pots d’étain, des vaisseaux de cuivre, des bancs et des chaises de bois massif, le tout du plus pur style Louis XIII.

L’établissement se composait d’une grande salle beaucoup plus longue que large, et au fond, d’un réduit assez sombre où personne ne voulait s’asseoir, si ce n’est un jeune homme qui se préparait à passer les examens d’admission à l’École Centrale, mais d’une façon inusitée et avec un singulier outillage : à côté de ses cahiers d’algèbre et de géométrie analytique, il avait soin de poser une bouteille et une flûte ; quand il était fatigué des équations, il buvait un verre de vin blanc et jouait un air de flûte. Comme Brieux à Anthéor, il était venu là pour être seul. Mais Rodolphe Salis ayant eu l’idée géniale d’appeler le sombre réduit : L’Institut, ce fut à qui s’y viendrait asseoir. Image de la vie ! Charles Torquet, dépossédé de son fief, renonça à l’École Centrale et se jeta, la tête la première, dans la littérature fantaisiste, sous le nom de Raphaël Schoomard.

Cette grande salle que décorait l’admirable Parce Domine d’Adolphe Willette, et l’Institut, ce fut le premier, l’ancien Chat Noir où se retrouvèrent les anciens Hydropathes, les anciens Hirsutes, poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, en un mot des artistes, et l’on ne saurait s’imaginer ce qu’en 1881, dans un cabaret Louis XIII à Montmartre, ce mot artiste pouvait contenir de jeunesse, de gaîté, d’audace, de lyrisme, de fantaisie, de je m’en fichisme, de misère, de certitude dans l’incertitude du lendemain, de théories subversives, de fumisterie, de fumée de gloire, de fumée de tabac, de soif, de barbes et de cheveux. Chaque soir on se réunissait, on récitait des vers, on chantait des chansons ; la renommée de ces fêtes étonnantes se répandit bientôt dans Paris ; bientôt la grosse finance, la politique nantie, la noce dorée vinrent rendre visite à l’insouciante bohème et, le vendredi surtout qui devint le jour chic, on vit au Chat Noir des femmes de l’aristocratie, de la grande bourgeoisie et aussi des horizontales, comme on disait en ces temps verticaux. Ce Chat Noir, je ne l’ai connu que par les récits qu’on m’en a faits depuis. J’étais alors élève de l’École Centrale. Mais si je ne fréquentais pas le Chat Noir cabaret, en revanche, chaque samedi, je lisais avec avidité le Chat Noir journal et, par cet organe, je vivais en esprit avec mes futurs camarades. Je savais par cœur les vers de Jean Richepin, d’Émile Goudeau, d’Edmond Haraucourt, de Maurice Rollinat, d’Albert Samain ; je lisais les contes d’Alphonse Allais et de George Auriol ; j’enviais ces jeunes gens élevés à la rude école de la Fantaisie, tandis que l’École Centrale et, après l’École Centrale, un long stage dans l’Industrie me tenaient éloigné du Chat Noir. Et les années passaient, les années de la jeunesse qui devraient être claires et joyeuses…, qui devraient !

Cependant le Cabaret du boulevard Rochechouart devenait trop petit pour sa clientèle artistique et mondaine et en 1885, le Chat Noir vint s’installer en grande pompe rue Victor Massé.

Tous les journaux du temps ont raconté le fait.

Ils décrivaient le nouvel hôtel : le perron des Suisses (trois ou quatre étroites marches), la salle François-Villon, la salle des Gardes, le grand escalier d’honneur, (où deux personnes ne pouvaient monter de front), la salle du conseil, l’oratoire, (pour qui, grands dieux ?) la salle des fêtes, la loge de M. le Président de la République (c’était alors M. Jules Grévy) et le bahut reliquaire ! Dans le nouvel établissement, les vendredis littéraires furent de plus en plus courus ; on commençait à jouer de petites pièces d’ombres chinoises. Un soir, pendant que le bon chansonnier Jules Jouy chantait les Sergots, Henri Rivière eut l’idée d’illustrer la chanson de son camarade en faisant passer derrière une serviette blanche tendue en façon d’écran lumineux, de petits personnages découpés dans du carton. Ce naïf divertissement fut le point de départ de jeux plus compliqués et l’origine des grandes pièces d’ombres qui devaient assurer la fortune du Chat Noir. Bientôt fut représentée l’Épopée de Caran d’Ache dont le succès fut tel que les représentations, d’hebdomadaires et « vendrediques » qu’elles avaient été jusque là, devinrent quotidiennes.

Ces graves événements, je les apprenais par les feuilles et par la publique rumeur. Je savais qu’il se passait dans cet hôtel de la rue Victor-Massé des choses émouvantes, prodigieuses, inouïes, formidables ; mais la vérité, l’avouerai-je et la croira-t-on ? c’est que je n’osais pas entrer au Chat Noir ; ou plutôt je ne voulais pas y entrer avec le public, avec les bourgeois, mais bien comme poète, de l’autre côté de la barricade ! Je passais quelquefois devant l’établissement, je voyais le Suisse majestueux avec ses mollets magnifiques et sa hallebarde, je voyais un garçon habillé en Académicien et qui servait des bocks et cette dérision me semblait du meilleur goût. J’entendais des chants, des rires, des cris ; mais comme l’Amaury de Sainte-Beuve, dans Volupté, je n’osais pas entrer dans ce lieu de plaisir. Et je lisais mélancoliquement l’inscription tracée en lettres jaunes sur un rectangle de bois peint en noir, placé près de la porte d’entrée :

« Passant, arrête-toi ! Cet édifice, par la volonté du Destin, sous le protectorat de Jules Grévy, Freycinet et Allain Targé étant archontes, Floquet tétrarque et Gragnon chef des archers, fut consacré aux Muses et à la Joie, sous les auspices du Chat Noir. Passant, sois moderne ! »

Ah ! j’étais à bien des lieues de me douter que, par la volonté du Destin et sous le protectorat d’Armand Fallières, je deviendrais un jour à l’Académie le confrère de M. de Freycinet ! de l’archonte Freycinet. Pour le moment, je me demandais anxieusement si j’étais moderne.

Et comment le savoir ? Alors je n’entrais pas.

Pourtant, à la suite d’une période d’exercices de vingt-huit jours que j’avais accomplie comme brigadier au 17me régiment d’artillerie à La Fère (Aisne), période pendant laquelle j’avais connu un servant loustic placé sous mes ordres et qui, dans le civil, était chimiste et habitué du Chat Noir, par ce servant serviable et qui s’appelait Gabriel Bonnet, je fus présenté au poète Albert Tinchant.

Albert Tinchant avait été élève de Jules Lemaître au lycée du Havre où il avait obtenu un deuxième prix d’honneur au Concours général, dans la classe de philosophie. Venu à Paris, il avait osé, lui, entrer au Chat Noir, était devenu secrétaire de la rédaction du journal et, en outre, tenait le piano, car il était aussi bon musicien. Doué d’une peu commune mémoire historique, il connaissait par cœur toutes les performances des chevaux de courses bien qu’il n’allât jamais aux courses.

Durant l’année 1889, il ne mit pas une seule fois les pieds à la plus brillante des Expositions Universelles ; tout cela lui constituait une gentille personnalité. Je fus donc présenté à Albert Tinchant ; je lui offris un premier bock, et après quelques entrevues de ce genre, de bock en bock, j’eus un sonnet imprimé dans le journal, un sonnet grec, antique, païen (passant, sois moderne !). M. de Chateaubriand, dans les Mémoires d’Outre-Tombe, confesse que jeune homme, à force d’intrigues et de soucis, il arriva à la gloire d’insérer dans l’Almanach des Muses une idylle dont l’apparition le pensa tuer d’espérance et de crainte. L’apparition de mon sonnet ne produisit pas en moi un bouleversement comparable : il était imprimé sur la dernière page du journal, avant une réclame pour des bretelles ; l’orthographe de mon nom n’était même pas respectée. Bref, je ne fus pas aussi content que je l’avais espéré.

Alors, obscurément, toujours dans l’industrie, je continuais de faire des vers ; je persévérais dans la mauvaise voie et j’en fus bien récompensé.

Deux ans après l’aventure du sonnet, j’étais revenu au Chat Noir, escorté cette fois par de jeunes ingénieurs, hardis alpinistes qui avaient exploré Montmartre et qui me présentèrent à Rodolphe Salis et à Alphonse Allais devenu, par suite de la démission d’Émile Goudeau, rédacteur en chef du journal. Je ne déplus pas à Alphonse Allais et nous devînmes bientôt amis. C’était un long garçon blond, bien bâti, distingué, avec une figure longue et colorée, des mains longues dont il prenait grand soin. « Il a l’air d’un contremaître anglais », disait de lui Mlle Jeanne Avril qui dansait en ce temps-là sous le nom de Mélinite. Fils d’un pharmacien d’Honfleur, il était venu à Paris pour faire ses études de pharmacien ; mais il avait été surtout Hydropathe, Hirsute et Incohérent ; depuis quatre ou cinq ans, il avait trouvé sa vraie manière dans les contes qu’il écrivait pour le Chat Noir et comme c’était un scientifique, il s’était révélé un admirable clown de la logique et un merveilleux logicien de la fantaisie. Sa fantaisie, on en a cité mille traits ; je n’en citerai qu’un mais que je trouve prodigieux. Un jour, au régiment, comme il faisait son volontariat, il entre à la salle des rapports où se trouvaient le colonel, deux ou trois commandants, le capitaine adjudant-major, etc. Il porte la main à son képi et dit très aimable : « Bonjour messieurs et dames ! » Saluer ainsi des militaires dont le moins gradé pouvait l’envoyer en prison, à la grosse boîte, à Biribi mon ami, c’est plus que de la fantaisie, c’est du courage civique. Enfin, grâce à Alphonse Allais, je fus bientôt de la maison.

Un soir, j’étais assis triste et solitaire dans la salle François-Villon et je rêvais sous le lustre en fer forgé, « lustre de l’époque byzantine, — disait le Chat noir guide, — provenant de la mission Ledrain et offert à Rodolphe Salis par l’empereur du Brésil, en échange d’une collection du Chat noir relié en castor selon la méthode des moines de Puteaux ». Je m’étonnais bien un peu ce soir-là que la salle fût vide, mais je ne me doutais pas que je fusse à un tournant de ma destinée, lorsque soudain je vis entrer un Rodolphe Salis agité et qui m’interpella vivement : « Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne sais donc pas que nous donnons là-haut la répétition générale de la Conquête de l’Algérie. On a invité l’Oncle (Francisque Sarcey), le Figaro, les grosses légumes de la critique, et tu trouveras nos camarades Jules Jouy, Meusy, Armand Masson, Fragerolle, Paul Marrot, Xanrof, Georges Lorin, Frémine… Viens dire des vers ! » Et il m’entraîna de la salle François-Villon dans la Salle des Gardes, me poussa devant lui dans l’escalier d’honneur et de l’escalier d’honneur dans la salle des fêtes. Alors je récitai Quatorze juillet, À ta gorge et, le lendemain, mon nom était dans les journaux. Émile Blavet consacra à cette « générale » dans le Figaro, « une soirée parisienne » élogieuse ; Jules Lemaître, dans son feuilleton des Débats, me comparait à un mandarin annamite et faisait connaître à ses lecteurs que j’avais des cheveux bleus ; c’était la célébrité. J’avais, comme on dit, le pied à l’étrier, événement considérable car, dans la vie, il y a beaucoup plus de pieds, hélas ! que d’étriers.

— Comment un jeune homme doit-il percer ? Comment vous-même avez-vous percé ? — Telles sont les questions que posait récemment le journal Candide. Eh bien, parce qu’un jour qui était un 14 juillet, j’avais emmené dans la forêt de Marly une aimable modiste dont je m’accommodais ; parce que cette journée silvestre m’avait inspiré un petit poème ; parce que, six mois après, j’étais entré un soir au Chat Noir sans idée préconçue, jeune homme qu’une répétition générale même en ce lieu ne souciait guère ; et parce que, ce soir-là, Rodolphe Salis m’avait poussé par les épaules à dire des vers ; parce que j’avais dit précisément Quatorze Juillet, j’avais donc percé. Et, depuis, j’ai pensé plus d’une fois que le mot déterminisme serait bien vague, si l’on ne l’éclairait pas le plus souvent par un mot encore plus vague qui est hasard.

De cette soirée-là, j’ai gardé une grande reconnaissance à Rodolphe Salis : un type curieux d’ailleurs, ce gentilhomme cabaretier. Venu de Châtellerault à Paris, en 1871, pour faire de la peinture, il avait fondé avec le sculpteur Wagner « l’École vibrante », dans le but de faire fraterniser l’Art avec la Littérature ; puis après l’École vibrante, l’École iriso-subversive de Chicago, pour lutter contre l’envahissement de l’Amérique par les Allemands. Enfin, il renonça à la peinture, sous le prétexte que le peintre Hawkins lui avait « chipé » sa manière. Alors, il fonda le Chat Noir et quand, rue Victor-Massé, les spectacles devinrent une exploitation fructueuse, on lui reprocha de gagner de l’argent. Tous les soirs, durant cinq ou six ans, la petite salle des fêtes fut pleine. Pour faire la parade, le boniment, Salis avait des dons singuliers, de la verve, de la blague, du bagout, de l’imprévu, un sens aigu de l’actualité. C’était merveille d’ouïr les commentaires dont il accompagnait L’Âge d’or de Willette ou la Berline de l’Émigré d’Henri Somm et surtout l’Épopée. Son discours était une mosaïque d’archaïsmes et de néologismes, de formules argotiques et de citations littéraires ; il avait des trouvailles d’expressions, des chocs de mots, des heurts d’idées, des images bouffonnes et de la grandiloquence. Il entrait témérairement dans une phrase ; nous pensions : « Il n’en sortira jamais ! » Il en sortait toujours, ou plutôt, il la traversait comme ces cavaliers de l’Empire premier qui traversaient un bataillon ennemi, avaient deux ou trois chevaux tués sous eux et ressortaient nonobstant à cheval !

Ce qui faisait de Rodolphe Salis un cabaretier pittoresque, c’est qu’il avait le plus grand mépris pour ses clients ; tout en les appelant : « Vos Seigneuries et Vos Altesses Électorales », il ne laissait pas de leur envoyer des brocards que sans broncher ils encaissaient.

C’est surtout le vendredi qui était le jour chic et où le spectateur, pour voir la Marche à l’Étoile ou Sainte Geneviève, payait sa dure chaise de bois un louis, c’était le vendredi que Salis envers sa clientèle se montrait le plus impertinent : il avait la parade agressive, flétrissait la haute banque et le parlementarisme et le monde, le demi-monde, tout le monde.

Ces soirs-là, il entrait tout ému dans la petite salle où nous nous tenions, attendant notre tour de dire qui des vers, qui sa chanson et il nous criait : « Chambrée magnifique ! Nous avons cette canaille de Chose, l’ancien préfet, cette fripouille de Machin, l’ancien ministre et cette délicieuse Madame X…, qui a empoisonné ce pauvre Z. » Ainsi il nous arrachait toutes nos illusions sur la belle société. On eût dit qu’il avait appris, dès l’âge le plus tendre, à faire l’irrévérence, tant il la faisait avec souplesse. Quand il se trouvait en présence d’un personnage considérable, il était pénétré d’irrespect. Un soir, il prit ou feignit de prendre un amiral pour un cuisinier. Cela faillit très mal tourner.

Enfin j’étais officiellement un poète du Chat Noir, étiquette qui m’est longtemps restée, car les étiquettes restent sur les personnes comme sur les malles qui ont beaucoup voyagé et qui gardent, multicolores et indécollables, les adresses des hôtels où elles sont descendues, hôtels d’Écosse ou d’Engadine, d’Espagne ou d’Italie.

De mon séjour au Chat Noir j’ai conservé les meilleurs souvenirs. Là j’ai connu des amitiés sincères, des camaraderies charmantes. Au banquet de la vie, ces bohèmes, gentils convives, n’empêchaient pas le nouveau venu de s’asseoir ; ils rapprochaient leurs chaises pour lui faire de la place, ils le mettaient tout de suite à l’aise, à leur aise, à son aise. Par les beaux jours d’été, nous déjeunions devant la grande baie ouverte sur la rue Victor-Massé. Chaque mercredi, à une heure, la voiture du Mont de Piété passait ; nous la guettions et, dès qu’elle apparaissait, nous nous levions, clamant et réclamant : « Ma montre ! ma montre ! » Et, chaque mercredi, nous trouvions cela plus amusant encore que le mercredi précédent, signe d’une conscience tranquille et d’une grande pureté. Parfois George Auriol bondissait dans la rue, enveloppait de sa serviette le chef d’un inoffensif passant et l’amenait, ainsi encapuchonné, au milieu de nous. C’était le temps qu’à la plaza de la rue Pergolèse, il y avait des courses de taureaux. Alors, on expliquait à l’homme que George Auriol était un de nos plus convaincus aficionados, qu’il avait agi sous l’empire de la plus noble passion tauromachique ; et la victime, devant tant de bonne foi, s’excusait. Le soir, nous dînions au fond de la grande salle, sous l’apothéose des chats de Steinlen. Nous avions quelquefois des invités. Un soir, nous chantâmes une chanson du bon compositeur Ben Tayoux, intitulée le Café ; nous aimions beaucoup ce vers :


Balzac n’a pas cessé d’en boire !


Et le refrain :


Café, liqueur universelle
Nectar aimé des dieux
Ton suave arome recèle
Un pouvoir mystérieux.


Nous la chantâmes, cette chanson, toute la soirée, en y découvrant à chaque reprise des beautés nouvelles et c’était Claude Debussy qui, tout plein d’une joie extrême, dirigeait notre chœur frénétique.

Un autre soir, Paul Verlaine vint s’asseoir à notre table. J’étais placé à côté de lui et c’était la première fois que je le voyais. Mon émotion était grande. Il mangea très peu, m’expliqua que l’abus des apéritifs peut fermer l’appétit et non l’ouvrir… Il parla beaucoup ; il disait des choses comme celles-ci : « Ah ! nom tout de même de Dieu, quand ce garçon-là a débuté, il m’était sympathique bougrement. » Et par ce garçon-là, il entendait l’Empereur d’Allemagne Guillaume II. Il me parla des symbolistes qu’il appelait les cymbalistes à cause, ajoutait-il avec un bon sourire, qu’ils font beaucoup de bruit Il parla aussi d’Arthur Rimbaud. Il est parti pour des Égyptes ! » disait-il grave soudain et levant vers le plafond un doigt socratique. Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Tristan Corbière, les poètes maudits. Et tandis que le vieux poète, pauvre et chauve parlait, je me récitais les vers de Sagesse :


Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes,
Ils ne m’ont pas trouvé malin.


À vingt ans, un trouble nouveau
Sous le nom d’amoureuses flammes,
M’a fait trouver belles les femmes :
Elles ne m’ont pas trouvé beau.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Suis-je né trop tôt ou trop tard ?
Qu’est-ce que je fais en ce monde ?
Ô vous tous, ma peine est profonde ;
Priez pour le pauvre Gaspard.



Verlaine ne parlait plus ; maintenant il dormait et comme une obsession, me revenait l’air que, sur de naïves paroles, chante la reine d’Angleterre dans le Songe d’une nuit d’été, musique d’Ambroise Thomas ; quand elle aperçoit Shakespeare en état d’ivresse : « le voir ainsi, mon âme en est brisée ! »

Durant l’année 1891, tous les dimanches soirs, dans la salle des spectacles, se tenait une goguette sous la présidence de Jules Jouy et, vétéran ou débutant, amateur ou professionnel, qui voulait pouvait se faire entendre. Un soir, on avait invité le vieux chansonnier Paul Henrion et comme le président engageait, selon la formule, notre camarade le bon chansonnier et compositeur Paul Henrion à se mettre au piano, le bonhomme s’en défendit. Il redoutait de paraître vieux jeu, coco, dans ce milieu où les as de la chanson étaient Jules Jouy, Jacques Ferny, Léon Xanrof, où l’on se souvenait de Mac-Nab. Mais on insista si bien que finalement il s’exécuta et il exécuta. Vieille musique, vieilles paroles ! Avec une simplicité, une conviction charmantes, il chantait : Adieu Grenade, le Puits qui parle, Bouquet fané :

Pauvre bouquet, fleurs aujourd’hui fanées,

Nous vieillirons sans nous quitter jamais,
      Car ton aspect, après bien des années,

Me parle encor du doux temps où j’aimais.


Et l’on n’avait pas envie de blaguer. Tant de sincérité rendait graves les plus rieurs. Un courant de respect attendri avait passé dans l’auditoire. Plus d’un parmi nous avait été bercé par ces romances chères à nos grand’mères :

Pauvre bouquet, fleurs aujourd’hui fanées !

Plus d’un peut-être se rappelait quelque vieil album, recueil de douze mélodies, et cette lithographie protégée par un léger papier de soie rose, représentant un vieillard qui ressemble à Béranger et qui contemple avec tristesse des roses desséchées.

Et quand notre camarade, le bon compositeur Paul Henrion quitta le piano, nous nous levâmes tous pour l’acclamer. Il était lui-même très ému et ne savait comment remercier. Et cet excellent homme dont les premières mélodies avaient paru en 1845 déclara à Jules Jouy que cette soirée était la plus belle de sa carrière.

Jules Jouy avait fait dans la chanson une révolution analogue à celle que les naturalistes et les impressionnistes avaient faite dans le roman et la peinture. Jules Jouy admirait Émile Zola. C’était un ancien garçon boucher, borgne avec un front démesuré. Ayant connu des heures noires, il était devenu égoïste. Il me disait un jour : « Ce n’est encore rien que de pas manger ; mais ce qui est dur, l’hiver, c’est de ne pas avoir un endroit où coucher. Alors, ça, mon vieux, c’est horrible ! » Ces paroles qui évoquaient tant de misères, me rendaient Jules Jouy sympathique. Quand je l’ai connu, il gagnait bien sa vie, ses chansons étaient chantées partout, alors il faisait des dépenses folles ; à l’affût de toutes les petites inventions de la petite industrie parisienne, il achetait des objets chimériquement pratiques : un couteau à ouvrir les boîtes de sardines, la pince preneuse universelle, la canne de poche ! Acquisitions dont il ne se montrait pas peu fier. Un jour, il nous fit admirer un petit cylindre en fer-blanc, et il expliquait : « C’est pour éteindre le cigare… une supposition : tu vas dîner chez des gens chics. Alors, au lieu d’éteindre ton cigare, avant d’entrer, contre le mur de la maison où tu es invité, tu le places dans cette petite boîte cylindrique, puis tu mets le couvercle. Alors, ton cigare s’éteint, faute d’air, naturellement… Il faut de l’air pour la combustion… de l’oxygène, tout le monde sait ça. Et tu retrouves ton cigare en sortant ». Et si nous lui faisions observer que, chez ces gens chics, on devait offrir d’excellents cigares, il se mettait en colère et nous traitait d’ennemis du progrès ! Et cela nous divertissait fort ; nous aurions sans doute moins ri si nous avions su que le pauvre Jules Jouy devait mourir fou !


C’est au Chat Noir que débuta Henri Rivière, un des plus grands artistes de notre temps. On était dans le train de représenter sur le théâtre d’ombres de véritables pièces. Tandis que les tableaux, architectures, paysages, personnages, multitudes apparaissaient sur l’écran, debout, à côté du piano sur lequel, pour Phryné et Ailleurs notamment, Charles de Sivry se livrait à des improvisations, arabesques, broderies adéquates et savantes, un récitant disait le texte. Henri Rivière avait porté l’art de l’ombre chinoise à un degré qui n’a pas été dépassé depuis. Dans un mètre carré de toile lumineuse, blanches aurores sur des montagnes roses, couchers de soleil dans des ciels de topaze et de cuivre, bleus clair de lune sur une mer doucement agitée, il a fait tenir les plus grands paysages. Peintre et poète, il fut aussi physicien, chimiste, mécanicien et le plus ingénieux machiniste, et par ces dons divers, il fait penser à quelque grand artiste de la Renaissance. Il avait inventé des verres recouverts d’un émail spécial et par les dispositions de ces verres colorés (pour certains spectacles il n’en employa pas moins de cent cinquante !) éclairés par un appareil oxhydrique qu’il avait combiné, il obtenait les plus surprenants effets de réalité et de rêve. Dans son intéressant ouvrage la Machinerie au théâtre, notre camarade Ernest Laumann a dévoilé quelques-uns de ces procédés et secrets merveilleux. La répétition générale d’une pièce d’ombres d’Henri Rivière, la Marche à l’Étoile, Ailleurs, Héro et Léandre, l’Enfant prodigue était un événement.


Ces soirs de répétition générale, Jules Lemaître venait dîner avec nous, et c’était une grande joie, car nous l’aimions tous beaucoup. Comme il était simple et charmant ! Il voulait être pour quelques heures notre camarade, avant d’être dans son feuilleton des Débats, un juge éclectique et indulgent. Un calembour ne lui faisait pas peur ; il admettait que tout proverbe, toute formule eût son à peu près, comme toute fonction algébrique a sa dérivée ; il aimait que l’à peu près allât jusqu’à l’à très loin et quand Alphonse Allais lui disait gravement que dans ce système : Carjat, Léon Valade, Dierx était la dérivée de : Orgeat, limonade, bière, Jules Lemaître ne cachait pas son contentement. Il ne haussait pas les épaules, il ne faisait pas des cris et, de ces habitudes il eût dit volontiers, comme Philon disait des coutumes des Esséniens : « Je sais aussi que ceux-là seuls s’en riront, dont les actions ne sont dignes que de gémissements et de pleurs. » Et il écrivait : « Le Chat Noir a joué son rôle dans la littérature d’hier. Il a été des premiers à discréditer le naturalisme morose en le poussant à la charge… Et en même temps le Chat Noir contribuait au réveil de l’idéalisme. »

Aujourd’hui quand il m’arrive de passer devant la maison où fut l’illustre cabaret, ce n’est pas un Chat Noir brillant et bruyant que j’évoque, mais un Chat Noir tranquille, familial, oui, familial, et ce n’est pas un paradoxe, où j’ai connu des heures douces et chaudes. Par de sombres jours d’hiver, quand ma chambre était triste et la rue noire de froid et de boue, je suis venu plus d’une fois me réfugier là, avant la nuit. Dans la grande salle déserte à cette heure mélancolique du crépuscule, sur la plus haute feuille d’un palmier exilé, un chat noir dormait, un vrai chat noir, divinité mystérieuse et respectée de ce lieu ; un bon feu de coke grésillait dans la monumentale cheminée, et la magnifique verrière d’Adolphe Willette qui représentait le culte du veau d’or prenait une gravité religieuse. Puis les lustres s’allumaient et bientôt arrivaient les uns et les autres : Trimouillat que Salis avait fait baron, Narcisse Lebeau, jeune homme rempli d’esprit, Jean Goudeski, poète chaste, Alfred Mortier, poète symboliste, Léon Durocher, poète breton, Franc-Nohain, poète amorphe :

Hélas ! hélas ! sous les quinconces
Nous ne retrouverons plus nos oncles.

Maurice Vaucaire, poète élégant et toujours amoureux :

Les mots les plus tendres jamais

Ne diront combien je t’aimais

        Jeune maîtresse !

Toute cette jeunesse, fille d’une bourgeoisie qui eut l’esprit voltairien sans l’esprit de Voltaire, vivait dans une insouciance incroyable des contingences. Nous ne pensions pas à la guerre, ni au bolchevisme ; nous ne pensions qu’à l’amour. Environ 1890, il y avait dans les idées, dans les mœurs, une aisance que l’on trouvait fort nouvelle. On respirait l’air non pas de la liberté, mais des libertés, de toutes les libertés et cet air-là semble d’abord léger. Au Moulin Rouge, on dansait le quadrille naturaliste ; chose symbolique, la Vie Parisienne, journal des élégances fondé sous l’Empire par Marcelin, rajeunissait sa couverture. On raccourcissait la jupe de la danseuse, on coiffait l’officier du képi Saumur, on coupait les favoris de Monsieur, on supprimait la crinoline de Madame. Paris rajeunissait aussi sa couverture : bientôt l’expression fin de siècle avec tout ce qu’elle comporte de laisser aller, volait de bouche en bouche. Marianne, si désintéressée sous l’Empire, suivait le mouvement et, par-dessus le moulin de la bonne galette, jetait son bonnet phrygien. On sortait du boulangisme pour entrer dans le panamisme. On avait parlé du cheval noir du brav’ général, du corset noir de Mme Moraines ; on parlait des gants noirs d’Yvette Guilbert, les femmes portaient des bas noirs, on chantait les refrains du Chat Noir et l’on voyait la vie en rose.

Et peut-on dire qu’il y eut « un esprit du Chat Noir ? » La vérité, c’est que chacun apportait là son esprit, et la résultante de tous ces apports ce ne fut pas seulement l’esprit parisien à Montmartre, mais l’esprit français à Paris, entre 1880 et 1900. Cet esprit, dit « du Chat Noir », il venait de tous les coins de la France ; il venait de toutes nos provinces et de toutes les écoles et de tous les milieux : du Périgord avec Émile Goudeau, de la Normandie et de l’École de pharmacie avec Alphonse Allais, de la Provence et de l’École des Mines avec Alfred Capus et de la Hellade avec Jean Moréas ; il venait encore du Palais avec Félix Decori, de la boucherie avec Jules Jouy, de la plomberie avec Narcisse Lebeau ; Edmond Haraucourt était rédacteur au Ministère du Commerce, Albert Samain employé à la Préfecture de la Seine, Georges d’Esparbès expéditionnaire à la Compagnie des Omnibus, Maurice Vaucaire secrétaire du directeur, à la Compagnie des Chemins de fer du Sud. Et si l’on feuillette la collection du Chat noir, qui s’étend sur vingt années, on constate combien il fut éclectique ce Chat Noir, tour à tour et à la fois blagueur, ironique, tendre, naturaliste, réaliste, idéaliste, cynique, lyrique, fumiste, religieux, mystique, chrétien, païen, anarchiste, chauvin, républicain, réactionnaire, tous les genres, sauf, à mon sens, le genre ennuyeux. Ses marraines, à ce Chat Noir, ce furent l’Indépendance et la Fantaisie. Enfin, il n’est pas très aisé de définir ce que fut « l’esprit du Chat Noir » ; il est plus simple de dire ce qu’il ne fut pas : ni prétentieux, ni servile, ni sectaire et c’est bien l’esprit que je souhaite à tous les hommes, à travers la vie et dans toutes les situations.




AVIS AUX LECTRICES

pour un recueil de vers qui n’a jamais été publié
et qui devait avoir pour titre : la danse du cœur.



Ainsi qu’une belle Fatma
Dedans la boutique où l’on entre
Pour voir quelque danse du ventre,
Le poète qui vous aima
Blonde, châtaine, rousse, brune,
Qui vous aima comme la lune !
Le poète qui vous aima
L’autre tantôt et tantôt l’une,
Par devant votre chœur moqueur
Va danser la danse du cœur.




14 JUILLET



Vois-tu la longue ribambelle
Des gens bras dessus, bras dessous  ?
Certes la fête sera belle :
Tous les faubourgs sont déjà saouls !

Vois-tu ce Monsieur qui frétille
Là-haut ? C’est ce bon Gorgibus ;
Ne pouvant prendre la Bastille,
Il en prend du moins l’omnibus.

Vois-tu cette foule accourue
Autour des géants d’autrefois
Dressés au coin de chaque rue ?
C’est Petrolskof, c’est Pipe en Bois,


Ou telle autre grande figure
Choisie avec un tel bon sens,
Que deux bonzes qu’on inaugure
Ne peuvent se regarder sans

Rire. Le peuple-roi s’amuse
En de tricolores fracas,
Ce bruit mariannesque, ô Muse,
Froisserait tes sens délicats.

Pour t’envoler à quelques lieues,
N’entre-t-il pas dans ton concept
De prendre devers les banlieues
Un train de neuf-heures dix-sept ?

Vers les grands parcs peuplés de marbres
Dressant leur blanche nudité,
Et vers les forêts où les arbres
Ne sont pas de la Liberté !

Loin du tumultueux asphalte
Où Paris braillant se hâtait,
Loin, très loin, nous avons fait halte ;
Et, sous les bois calmes, c’était


Comme une ivresse reposée,
Comme un rêve à peine conçu ;
Pour ne pas mouiller de rosée,
Toi, ta robe de fin tissu

Et moi, mon pantalon superbe,
Nous avions jeté nos manteaux,
Avant de nous coucher sur l’herbe
Où nous étions sentimentaux.

Les oiseaux, dans leurs chants de fête,
N’exigeaient pas qu’un sang impur
Abreuvât leurs sillons ; ta tête
Adorable reposait sur

Mon bras, et des senteurs berceuses
Confusément venaient à nous ;
Des bêtes, fines connaisseuses,
Grimpaient plus haut que tes genoux.

Tu riais ton rire sonore
Qui faisait rire les échos,
Et, dans tes fins cheveux d’aurore,
Tu mettais des coquelicots


Rouges, des marguerites blanches
Entremêlés de bleuets bleus,
Et moi je baisais tes mains blanches
Ta lèvre rouge et tes yeux bleus.

Tu me chantais de ta voix grave
Ton répertoire de chansons ;
Des merles sifflaient à l’octave
Dans le mystère des buissons.

Puis le soir vint : des ombres douces
S’endormirent sur les gazons ;
Déjà l’émeraude des mousses,
Le vert tendre des frondaisons,

Toute la forêt séculaire
Rassemblait, éparse dans l’air,
Sa chemise crépusculaire,
Tandis que la lune au ciel clair

Montait. Tout là-bas, des fusées
Jaillissaient vers le firmament
Puis s’éparpillaient, irisées ;
Alors, tu me dis simplement :


— « Voici l’heure du sacrifice, » —
Et je vis s’allumer des feux
Dépouillés de tout artifice,
Dans l’azur profond de tes yeux.


À TA GORGE


La chemise qui te voilait,
Lasse enfin du rôle impudique
Que ta pudeur lui conseillait,
À l’heure sainte et fatidique

S’est couchée à tes pieds d’enfant.
Alors ta gorge de faunesse
M’est apparue et, triomphant,
J’ai vu les splendeurs de jeunesse

Que ta chemise recélait.
J’ai vu, sur ta poitrine nue,
Deux jumeaux, deux frères de lait,
Enfants d’une belle venue.


Modernes, mais non décadents,
Gonflant leur rigidité ronde,
Sans l’aide des corsets prudents
Sachant se tenir dans le monde ;

Marbre, satin, roc velouté,
Ils résolvaient ce grand problème :
— La douceur dans la fermeté, —
Dualité rare et suprême.

Dans l’amour du Bien et du Beau,
Baisant leur pente éburnéenne,
Du haut de ce double Nebo
Une terre chananéenne

A déroulé devant mes yeux
Ses campagnes riches et grasses,
Et je vous adresse un joyeux
Cantique d’actions de grâces,

Hauteurs neigeuses où se fond
L’ennui des steppes et des plaines,
Trésors somptueux qui me font
Comme aux innocents les mains pleines.


Et lorsque, sur ta gorge en feu,
Ma soif d’aimer se désaltère,
Je songe, en remerciant Dieu,
Qu’ils n’en ont pas, en Angleterre !


VARIATION


Autrefois, un roi de Thulé
Qui jusqu’au tombeau fut fidèle,
Eut en souvenir de sa belle,
Une coupe d’or ciselé.
Elle était si belle, sa belle,
Et son sein si bien modelé
Qu’il avait servi de modèle,
Et, sur le sein pur de sa belle,
Le cratère d’or fut moulé.
Autrefois un roi de Thulé
Jusques au tombeau fut fidèle.


LA CAISSIÈRE



Depuis bien longtemps, chaque soir,
Devant votre comptoir de chêne,
Ô Caissière, je viens m’asseoir,
Esclave amoureux de ma chaîne,

Prêtre de votre déité,
Poète obscur et famélique,
Consommant, hiver comme été,
Une absinthe mélancolique.

Tandis qu’en des calculs profonds
Où vous plonge l’amour du lucre,
Derrière de grands carafons
Et de petits morceaux de sucre,


Vous faites une addition,
Moi, d’un bien plus âpre problème,
Je poursuis la solution
Et voilà pourquoi je suis blême !

Cette solution, je veux
L’avoir, ô Caissière inhumaine ;
Je peux vous faire ces aveux,
Ce n’est que cela qui m’amène

Depuis si longtemps, chaque soir,
Devant votre comptoir de chêne,
Me berçant du plus fol espoir,
Esclave amoureux de ma chaîne,

Prêtre de votre déité,
Poète obscur et famélique
Consommant, hiver comme été,
Une absinthe mélancolique.

Où sont vos pieds ? romance en si
Bémol, car je vous vois derrière
Le comptoir qui vous cache ainsi
Qu’une infranchissable barrière,


Et bien que longtemps épiés,
Ne voyant de vous que le buste,
Je n’aperçois jamais vos pieds !
Ce qui ne me semble pas juste.

Ah ! savoir à quoi s’en tenir !
Pour moi, poète débonnaire,
Si quelque jour, dans l’avenir,
Je travaille au dictionnaire,

J’écrirai : — Caissière, animal
Étrange, très énigmatique,
Monstre bizarre, être anormal,
Vestige de la fable antique ;

Caissière, beau sphinx à l’œil noir,
Dont la taille souple et sereine,
Finit en forme de comptoir.
Caissière, Chimère, Sirène !



NÉO-ROMANTISME



Dans leur grand lit à colonnades,
Les bourgeois se sont endormis,
Et les poètes, leurs amis,
Vont leur donner des sérénades.

Les bourgeois, en leurs goûts mesquins,
N’adorent pas les mandolines,
Leurs notes grêles et câlines
Troublant l’ombre des baldaquins.

Hors des épaisses couvertures
Ils risquent le bout de leur nez
Et se regardent consternés
De ces nocturnes aventures.


Ne pouvoir dormir, quel ennui !
Après une fugue stridente,
Voici maintenant un andante
Qui pleure triste dans la nuit.

C’est une phrase tant berceuse
Que les pauvres bourgeois haïs,
Se sentent soudain envahis
Par sa volupté paresseuse.

Flamme de l’Art et des Quat’ z’arts !
Leur passion à l’agonie
Se chauffe, toute rajeunie,
Comme au soleil, un vieux lézard.

Madame Pilou se rappelle
Que jadis, dans certain roman,
Son époux lisait couramment,
Hélas ! à présent il épelle.

Mais où sont les fureurs d’antan,
Mais où donc l’amoureux délire ?
Le livre lu peut se relire…
On pourrait essayer pourtant.


Ô bons poètes ! vos tapages
Leur ont fait oublier l’hiver :
Madame tient le livre ouvert,
Monsieur Pilou tourne les pages.

« Morbleu ! les bourgeois vieux et laids,
« Dit Jehan, s’aiment en mesure ;
« Mais il est bon qu’on s’en assure ! »
Clown agile, jusqu’aux volets,

Jehan, sous l’astre qui ruisselle,
Grimpe, malgré les sobriquets,
Pour voir si de ces vieux briquets
Jaillit encore une étincelle.

Et, redescendant aussitôt,
Dit : « — Honni soit qui les diffame !
« Monsieur Pilou connaît sa femme
Dans le sens biblique du mot. »

On doute. — « Sous les transparentes
« Batistes, renchérit Jehan,
« J’ai vu leurs amours de géants,
« Leurs étreintes incohérentes,


Et bras et jambes envolés !
« Madame a perdu ses mitaines. »
— Lors, fiers comme des capitaines,
Les poètes s’en sont allés.


ABSENCE



Elle est partie à la campagne ;
Les candélabres au salon
Sont revêtus d’un voile long
Qui colle sur eux comme un pagne.

Tout l’appartement est changé :
Et soudain sur chaque siège,
Comme une monotone neige,
Voici qu’une housse a neigé.

Dans leurs linges, les statuettes
De Saxe, gracieux bergers,
Bergères aux gestes légers,
Marquises aux formes fluettes


Ressemblent à des éclopés.
Comme elles sont tristes, les choses !
Les grands vases n’ont plus de roses,
Et les bronzes, enveloppés

Dans leur mousseline décente,
Ont un air mystique et troublant,
Et semblent porter le deuil blanc
De leur chère maîtresse absente.

Le salon, ainsi recouvert,
Fait l’effet d’un jardin de rêve
Qui, l’été, se mettrait en grève
Pour ne refleurir que l’hiver.

Tandis qu’une tristesse douce
Envahit ceux qui sont restés,
Et, dans ces murs inhabités,
Couvre leur cœur… comme une housse.



SUR UN ÉVENTAIL

de george auriol




Or Leïla, selon les rites,
Interroge les marguerites.

Comment donc t’aime-t-il ? — Un peu ;
Hé ! ma chère, on fait ce qu’on peut.

L’amant, cependant, vers l’orée
Du bois, entraînait l’adorée.

Maintenant il t’aime beaucoup
Mais ne te monte pas le coup,


Et ne prends pas pour paraboles
D’Évangile ses fariboles.

Il t’aime passionnément,
Vraiment, c’est un amant charmant.

Aimez-vous et prenez bien garde
Que le garde ne vous regarde.

Las ! il ne t’aime plus du tout.
Ah ! pauvre Leïla-i-tou !

— « All’ n’a ben que ce qu’all’ mérite ». —
A dit la vieille Marguerite.


MODÈLE



Ton torse sur lequel nul voile ne s’agrafe,
Par les contours exquis d’un modelé divin,
Pour l’animal qui dort chez l’homme, écrit en vain
Le poème du Beau, sans faute d’orthographe.

Dans une pure étude avançant pas à pas,
Ne goûtant que la fleur des extases candides,
Je peins ton sein de neige et tes hanches splendides,
Je t’admire, nue, et tu ne me troubles pas.


Pourtant tu jures d’être une amante fidèle :
De tes sombres cheveux à ton ferme talon,
L’artiste ne peut voir en toi que le modèle.

Quand mon tableau sera fini pour le Salon,
Viens dans mes bras, ainsi qu’une grande hirondelle,
Avec ton corset noir et ton blanc pantalon[1]



MARBRE


Comme un temple païen, sur le ciel de l’Attique,
De ses calmes contours découpe la splendeur,
Sur mes rêves d’amant épris de ta blondeur,
Se profile ton corps pur de déesse antique.

De même que le dur marbre du vieux portique,
Rien ne peut entamer ta sereine pudeur ;
Sans te brûler au feu, tu laisses, pleins d’ardeur,
Mes baisers assaillir ta nudité plastique.

Ô Maïa, dans tes flancs la volupté s’endort.
Es-tu femme ou statue ? Un fauve duvet d’or
Au bas du ventre blanc veiné de fines veines,

Foisonne, comme si, le beau temple fini,
De pailles de blé mûr et de folles aveines
Un oiseau sacrilège avait construit son nid.




DEMI-TEINTES



Vous avez des yeux gris-bleu-verts,
Vous avez des lèvres vieux rose,
Les aubes pâles des hivers
Ont donné leur blondeur morose

À vos cheveux fins et soyeux ;
Vos longs cheveux dont l’onde lisse
Baigne votre col gracieux
Et sur sa blancheur de lis glisse.

Dans votre chambre où le soleil
Tamisé par les vitraux mauve,
Fait pour votre demi-sommeil
Comme une demi-nuit d’alcôve,


S’évaporent des résédas,
Des anémones, des fleurs douces,
Et qui semblent sentir tout bas
Pour vous éviter des secousses.

Tandis que vos musiciens
Sur leurs violons de faïence
Improvisent des airs anciens
Et guettent une défaillance,

En une robe couleur du
Temps jadis où la reine Berthe
Filait, vous, le regard perdu,
Languide, la bouche entr’ouverte,

Bercée à ce rythme berceur,
Vous passez, ni lentes ni brèves,
Des heures pleines de douceur
À rêver des rêves de rêves.

Et, parmi les bruits assoupis
Et les demi-teintes mystiques,
Autour de vous, sur les tapis,
En des postures hiératiques,


Couchés comme des lévriers
Aux pieds blanc des princesses mortes,
Attendant que vous ouvriez
Votre jeunesse à grandes portes,

Pour chanter vos yeux gris-bleu-verts,
Pour chanter vos lèvres vieux rose,
Vos poètes vous font des vers
Qui ressemblent à de la prose.



SONNET


J’ai refait le sonnet d’Arvers
À l’envers.



Mon âme est sans secret, ma vie est sans mystère,
Un déplorable amour en un moment conçu ;
Mon malheur est public, je n’ai pas pu le taire :
Quand elle m'a trompé, tout le monde l'a su.

Aucun homme à ses yeux ne passe inaperçu ;
Son cœur par-dessus tout craint d’être solitaire ;
Puisqu’il faut être deux pour le bonheur sur terre,
Le troisième par elle est toujours bien reçu.


Seigneur, vous l’avez faite altruiste et si tendre
Que, sans se donner toute, elle ne peut entendre
Le plus discret désir murmuré sous ses pas.

Et, fidèle miroir d’une chère infidèle,
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :
« Je connais cette femme »… et n’insistera pas.


LA FÈVE


Tu nous dindonneras encor plus d’une fois,
Chère âme, et près des tiens nos moyens sont infimes.
Je me souviens toujours d’un dîner que nous fîmes,
Un beau soir, dans Auteuil, à la porte du Bois.

Et tu faisais de l’œil à ton voisin de face,
Et tu faisais du pied à tes deux amoureux
À gauche, à droite, et ton amant était heureux,
Car tu lui souriais tout de même avec grâce.


Ah ! tu n’es pas la femme aux sentiments étroits
Qu’une fidélité trop exclusive gêne.
Entre tous Pierre, Paul, Jean, Jacque, Alphonse, Eugène,

Tu partages ton cœur comme un gâteau des Rois.
Et, si grand est ton art, aimable fille d’Ève,
Que chacun se croit seul à posséder la Fève.



LES VIEUX MESSIEURS



Plus laids que des prêtres bouddhistes,
Ils s’en vont, suivant les modistes,
        Avec des airs astucieux,
                Les vieux Messieurs.

Sur le galbe exquis de leurs jambes,
Ils leur chantent des dithyrambes
        Superlificoquentieux,
                Les vieux Messieurs.

Et les petites, dans ces rôles
D’amoureux, les trouvent « rien drôles »
        Et pas du tout délicieux,
                Les vieux Messieurs.


Mais comme ils offrent des toilettes
Claires, des soupers, des galettes
        Folles, des bijoux précieux
                Les vieux Messieurs,

Elles prêtent, d’un air modeste.
L’oreille et même tout le reste
        De leur petit corps gracieux
                Aux vieux Messieurs.

Et les Nanas et les Titines
Vont partager sous les courtines
        Les mille jeux facétieux
                Des vieux Messieurs.

Il faut beaucoup d’intelligence :
Ils sont d’une grande exigence
        Et surtout très minutieux
                Les vieux Messieurs.

Ces bons vieillards aux faces blêmes
Veulent être aimés pour eux-mêmes :
        Ils sont vraiment ambitieux
                Les vieux Messieurs.


D’autant que leur force amoindrie
Ne leur permet plus la série :
         Les excès sont pernicieux
                  Aux vieux Messieurs.

Au bois de lit cueillant la fraise,
Une fois, oui, mais jamais treize ;
         Car ils sont superstitieux
                 Les vieux Messieurs.

Et si, dans les bras d’Eudoxie,
Ils meurent d’une apoplexie
Dieu, vieux Monsieur, reçoit aux cieux
                 Les vieux Messieurs.

Roy des Églises cathédrales,
En somme elles sont très morales
Ces flèches que nous décochons
                 Aux vieux Messieurs.


PARFUMS



Roses et lis se faneront,
Poursuivant leurs métempsycoses,
Puis d’autres lis et d’autres roses
Aux verts jardins refleuriront.

Et, toujours, au long des années,
Les roses et les lis défunts
Lègueront les mêmes parfums
Aux fleurs des mêmes tiges nées

Tels les fils des nobles maisons
Lèguent leurs armes bien acquises,
Car les parfums sont les devises
Des fleurs aux diaprés blasons.


Mais, dans leurs amours vagabondes,
Hélas ! nos maîtresses s’en vont,
Emportant le secret profond
De leurs senteurs brunes ou blondes.

C’est en vain qu’elles ont laissé
Dans les grands flacons des toilettes
L’âme douce des violettes ;
C’est en vain qu’elles ont versé

Les œillets blancs et les verveines ;
Mais leurs parfums mystérieux,
Les chauds parfums luxurieux
Dissous dans leur chair et leurs veines,

Avec elles sont envolés !
Lorsqu’un jour, ô changeante, lasse
D’aimer, tu laisseras ta place
Vide en mes bras inconsolés,


Je retrouverai dans tes lettres
Au ton caressant ou moqueur
Tout ton esprit et tout ton cœur.
Te voyant si belle, les Maîtres,


Comme pour l’antique Cypris
Auront choisi des marbres dignes
De tes harmonieuses lignes ;
Des peintres, esthètes épris,

Te célèbreront sur leurs toiles,
Ayant cherché pendant longtemps,
Si tes grands yeux inquiétants
Sont couleur de mer ou d’étoiles ;

Ils perpétueront ta blancheur,
Ils éterniseront la neige
De ta poitrine ; mais qu’aurai-je
Pour me rappeler ton odeur ?

Cette odeur dont tu me pénètres,
Qui, dans l’extase de tes sens,
Montant de toi comme l’encens
Monte de l’encensoir des prêtres

Fait plus attachants tes baisers ;
Et, comme ces plantes malaises
En de voluptueux malaises
Prostrant les fumeurs névrosés,


Par une invincible habitude
M’attache à ton amour trompeur
Et me rend plus noire la peur
De rentrer dans ma solitude.

Or j’ai souhaité bien souvent
Quand je te voyais endormie,
Par une secrète alchimie
Capter ce parfum décevant

Qui sur ta lèvre rose rôde,
Distiller cet arôme cher
Qui s’évapore de ta chair ;
Et, pour ces essences qu’en fraude

Moi seul aurais su préparer
Dans l’or mat et le cristal lisse,
Je taillerais un pur calice
Où je viendrais te respirer.



DÉBAUCHE LILIALE



Veux-tu, fuyons ! Ici les fanges et les boues
Hélas ! à chaque pas, éclaboussent tes joues.

Oh ! viens, pour nous aimer, je sais une forêt
Dont nul n’a pénétré le charme et le secret.

Mais, pour suivre pieds nus ses routes non battues,
Tu laisseras au seuil tes bottines pointues.

Aux rameaux les plus bas de ces arbres là-bas,
Comme deux serpents noirs laisse pendre tes bas,

Afin que la fraîcheur des verdures caresse
Sans nulle entrave tes jambes de chasseresse ;


Et, pour que dans la nuit calme que nous troublons,
Le vent des tristes soirs frôle tes cheveux blonds,

Accroche ton chapeau fait de dentelles blanches
Et, comme des fleurs dont s’étonneront les branches,

Hélène, accroche aussi l’écharpe dont tu ceins
Ta taille, et le corset qui captive tes seins.

Alors quand tu seras primitive comme Ève,
Nous entrerons tous deux dans la forêt de rêve.

Nous marcherons longtemps, le cœur gonflé d’espoir ;
Nous nous contemplerons, dans l’ombre, sans nous voir,

Et, tenant ta main douce, ô ma maîtresse nue,
Je te conduirai vers la clairière inconnue

Là, près de l’étang où voguent des cygnes blancs,
Aux bords fleuris d’iris parmi les joncs tremblants.

Sous la blême Phœbé qui rend spectraux les arbres,
Là, nous nous étendrons, muets comme les marbres


Droits sur les tombeaux froids des époux rois défunts
Et, parmi le silence et parmi les parfums

Qui montent des fleurs vers les étoiles glacées
Nous aurons la sublime étreinte des pensées.

Et sans gestes, sans voix, ainsi nous resterons.
Pourtant, sans nous avoir, nous nous posséderons.


LETTRE À JEANNE



À l’automne prochain, quand vous serez guérie,
Pour cela vous savez que nuit et jour je prie,
S’il ne fait pas trop froid, si les temps sont cléments,
Nous irons tous deux vers quelque ville d’amants
Où soit un parc, vers des Marlys, ou des Versailles,
Pour renouveler là nos douces fiançailles.

Jeanne, avez-vous déjà bien senti les tristesses
Des grands parcs, des vieux parcs où, jadis, des Altesses,
Des princes, des seigneurs, dans un lointain passé
Tout plein de souvenirs effacés ont passé ?
Les tristesses des parcs où, le long des allées,
Des maîtresses de rois, jadis, s’en sont allées ;
Où l’on croirait entendre, à chaque pas, tout bas,
Comme un écho de voix qui ne parleraient pas ;
Où se dressent au loin des blancheurs de statues
Qui ressemblent à des espérances perdues.


Et quand revient Octobre et que dans la pâleur
D’un ciel à peine bleu, le soleil sans chaleur
Semble veiller sur la nature jaunissante
Comme un flambeau mourant sur une agonisante,
Alors, dans ce suprême et mystique décor,
Les grands parcs, les vieux parcs, sont plus tristes encor.
C’est là que nous irons, ma Jeanne, cet automne.
Sous les feuillages roux il n’y aura personne.
Seuls les oiseaux frileux, déjà sur leur départ,
Diront en nous voyant : « Comme ils arrivent tard ! »
Vous suivrez à mon bras les désertes allées ;
Les feuilles tomberont des branches désolées
Et, parfois, en passant près de quelque massif
Vos yeux, vos tendres yeux sous votre front pensif,
Verront tomber, tomber, les feuilles une à une
À vos chers petits pieds, ô ma maîtresse brune,
Et par le moindre vent les cueillant sans effort,
Tourner, tourner ainsi que des valseuses d’or.


Pourtant, dans votre cœur avide de caresses,
À longs flots ascendra la sève des tendresses ;
Pourtant, vous sentirez dans votre être exalté
Des fraîcheurs de printemps et des langueurs d’été.
Vos seins palpiteront en des rythmes de vagues,
Et s’ouvriront vos bras pour des étreintes vagues ;
Car nous aurons beau voir les gazons se flétrir,
Les bois jaunir, les oiseaux fuir, les fleurs mourir,


Nous, très croyants, malgré ces spectacles moroses
Qui nous enseigneront la fin de toutes choses,
Des fleurs, des royautés, des beautés, des amours,
Nous ferons le serment de nous aimer toujours.


MONTE-CARLO



À Monte-Carlo, ce soir-là,
Ayant vu fondre ma fortune,
Sur la terrasse, au clair de la
Toujours rafraîchissante lune,
Je me promenais ; et voilà
Qu’un vieil homme horriblement pâle,
Dont les yeux clairs semblaient d’opale,
Dont la voix grave était un râle,
Et tel le spectre de Banco,
Me dit dans la nuit violette :
« C’est le prince de Monaco
Le seul qui gagne à la roulette.

« Un jour, j’étais alors croupier,
Une que l’on nommait Thérèse
Sous la table me fit du pied ;
J’ai sept fois amené le treize


Pour elle, et l’on m’a mis à pied.
Or, depuis, au joueur qui rôde
Autour des tapis d’émeraude
Du Prince ennemi de la fraude,
Je dis : Tu paieras ton écot,
Tu perdras toute ta galette :
C’est le prince de Monaco
Le seul qui gagne à la roulette.

« Car naïfs sont les plus malins,
Dès qu’ils sont entrés dans les salles ;
Arrose les numéros pleins,
Les douzaines, les transversales,
Ou, combien alors je te plains !
Les infaillibles martingales
Sur les chances dites égales,
La banque, hélas ! en ses fringales,
Ressemble à la brune Marco,
L’insatiable gigolette :
C’est le prince de Monaco
Le seul qui gagne à la roulette.

« Les fétiches préconisés,
Tels que trèfle à quadruple feuille,
Griffes de tigre, sous percés,
Ou la mandragore qu’on cueille


Sur la tombe des trépassés,
Ou le béryl ou la verveine
Ne conjureront la déveine ;
Toute précaution est vaine ;
Aurais-tu même un vrai chicot
De Schwedenborg comme amulette ;
C’est le prince de Monaco
Le seul qui gagne à la roulette.

« Ah ! j’en ai vu des plus calés
Venus avec la forte somme,
Gagner d’abord ; puis emballés
Perdre, reperdre, Dieu sait comme !
Bien nettoyés s’en sont allés ;
Toutes ces fortunes faillies,
Ont fait des cervelles jaillies :
Ce sont là légères saillies
Qu’on ne lit jamais dans l’« Écho
Du Littoral », feuille incomplète.
C’est le prince de Monaco
Le seul qui gagne à la roulette. »



ORIENTALE



Je suis venu, pâle étranger,
Dans la blanche ville d’Alger ;
Mais j’eus tort de me déranger.

Les cigarettes parfumées,
Ni les pastilles consumées
Ne m’ont embelli les almées.

Moukères aux amples falzars
Et pacotille des bazars
Eurent le prévu des hasards.

Une vierge, peinte à la fresque,
En pleine façade mauresque
M’a donné le mal de mer, presque.


Ni les Arbis aux blancs burnous
Qui ressemblent à des nounous
(Saint Fromentin priez pour nous !)

Ni, devant d’étranges chambrées
Certaines postures cambrées
De Fatmas aux gorges ambrées

Ne me reflétèrent jamais
L’Orient conté que j’aimais
Hélas ! Et, plus d’une fois, mes

Illusions s’en sont allées,
Au vent des paroles parlées
Par d’aucunes femmes voilées.

Un matin, pour chasser l’ennui,
Sitôt que le soleil a lui,
Vers les champs, je me suis enfui.

Les palmiers aux feuilles en lattes,
Avaient, dans les campagnes plates,
Perdu la mémoire des dattes ;

En passant sous les bananiers
Les bananes, maigres âniers,
Ne pleuvaient pas dans vos paniers.


Et j’ai dit alors à mon hôte :
« Ô Sidi, ta sagesse est haute,
« Et pour sûr ce n’est pas ta faute.

« Mais je ne vois pas les lions.
« Or, j’entre en des rebellions :
« C’est des lions que nous voulions

« Où donc est le désert aride,
« Où donc est le soleil torride,
« Et le ciel bleu que rien ne ride.

« On trouve-t-on çà, dis, Sidi ?
Et, grave, le Sidi m’a dit :
— « On trouve ça dans le Midi. »

Frère, par ta bouche vermeille
Oui, c’est Allah qui me conseille.
Je vais retourner vers Marseille !


SAGESSE


Te voilà, Printemps, vieux jeune homme,
Avec tes vertes frondaisons
Et le drap vert de tes gazons.
Ah ! tu n’es pas très neuf, en somme.

Et, pourtant, dès que tu parais,
Les bruns garçons, les filles blondes
Autour de toi dansent des rondes
Comme des mouches dans les rais

Du soleil. Ohé les poètes
Amours, beaux jours, chansons, pinsons,
Aveux, doux vœux, frissons, buissons,
Joli mois de Mai, tu m’embêtes !


Aubes claires de roses-thé,
Crépuscules d’héliotrope,
Tout cela me rend misanthrope,
Car je n’ai plus en vérité,

L’âge des emballements roses,
Quand je croyais que le destin
Me servirait, chaque matin,
Une princesse avec des roses

Autour, dans un rare décor
Où des esclaves accoudées
Rêvent parmi des orchidées,
L’âge où je n’avais pas encor

Brûlé ma dernière cartouche,
Quand ma maîtresse joliment
Me grondait d’être trop gourmand
Et toujours porté sur sa bouche.

Et, malgré ton éclat, Printemps,
Et les serments des amoureuses,
Je sens les angoisses peureuses
Du deuil automnal et du temps


Où tous nos bonheurs par jonchées
Avec les rameaux arrachés
Sont lamentablement couchés
Sur les pelouses desséchées.

Des hommes, beaux comme des dieux,
Emmènent à leurs bras des femmes
Qui sont belles comme les femmes ;
Toutes et tous ont dans leurs yeux,

Des regards longs comme des lances,
Ils passent devant ma maison,
Ils me disent : « Viens-tu ? » mais on
Ne me la fait plus aux troublances.

Vous pouvez me tendre la main,
Non, je ne serai pas le vôtre ;
Dans ma sagesse je me vautre,
Passez, passez votre chemin,

Et le cerveau bleuté de rêves,
Allez adorner de lilas
Le corsage des Dalilas
Dont les amours, comme eux, sont brèves.


Malgré mon amour des lointains,
En vain Madame Chrysanthème
Viendrait me murmurer : « Je t’aime, »
Car, sans baiser ses ongles teints,

Je la renverrais éplorée ;
Et si la Reine de Saba
Pour quelque biblique sabbat
Me montrait la forêt sacrée

Je la dédaignerais aussi.
Non, je ne crois plus que l’on m’aime :
Donc, à quoi bon souffrir ? Et même
La blonde au corsage aminci

Qui vit, sans que je la connaisse,
Celle dont j’ai rêvé longtemps
La venue un soir de Printemps,
Peut venir, claire en sa jeunesse,

Pour montrer quel homme je suis,
Quel homme je veux toujours être,
Qu’elle passe sous ma fenêtre…

Je prends mon chapeau, je la suis.



  1. 1888.