Agence Korea (p. 163-176).

TROISIÈME PARTIE

La Chine d’alors était en pleine décadence. Attaquée, violée, pillée, empoisonnée constamment par le banditisme des Blancs et du Japon, elle avait subi jusqu’à la dernière injure depuis un demi-siècle. Elle avait dû accepter des traités humiliants où toutes les charges pesaient sur elle sans contre-partie. Pleines de convoitises, les puissances étrangères s’apprêtaient toujours à tirer de nouveaux avantages de la faiblesse de la Chine.

Sa situation intérieure était extrêmement critique et confuse. Las de l’administration obscure et absolutiste de la Cour, le peuple chinois n’avait plus aucune confiance en son empereur ni en ses ministres. D’autre part, la misère, la famine sévissaient dans de nombreuses régions. Bref, la Chine entière était secouée par des émeutes qu’exaspéraient l’agression et l’ingérence des étrangers sur son territoire.

Les jeunes étudiants chinois, et surtout ceux qui venaient de rentrer des pays étrangers, se rassemblèrent spontanément autour du célèbre révolutionnaire Sun Yat-Sen qui semblait être écouté par la majorité du pays et qui n’attendait plus que le moment favorable pour renverser la dynastie et instaurer le régime convenant à son idéal : la République. Les innombrables jeunes lieutenants de Sun Yat-Sen, dispersés dans tous les coins du pays, exhortaient le peuple à la révolte. Alors commença le véritable réveil de la conscience nationale de la Chine qui semblait grandir à vue d’œil.

Ami intime de Sun Yat-Sen depuis le temps de ses études et ayant le même idéal que lui, Bac Sontcho était évidemment pour la cause de la révolution chinoise. Cependant son nouveau plan d’action pour la révolution coréenne lui recommandait une prudence diplomatique. Toutefois les révolutionnaires chinois, qui avaient leur quartier général à Canton, mais qui avaient aussi une grande influence à Pékin, étaient toujours prêts à lui rendre service dans la mesure du possible.

Bac Sontcho rendait tous les jours de nombreuses visites à des personnalités officielles et à des amis personnels. Et malgré son apparence soucieuse, il rentrait chez lui toujours un peu content de ses entrevues.

Un jour il reçut une visite inattendue d’un certain nombre de jeunes Chinois qui lui présentèrent une lettre d’introduction de Sun Yat-Sen lui-même. Celui-ci, en termes sûrs et bienveillants, lui recommandait ces jeunes gens comme étant des volontaires disposés à sacrifier, au besoin, leur vie même pour la cause de la Corée. Ils sont honorables et consciencieux, disait-il, ils pourraient répondre aux besoins dont vous m’avez parlé dans votre dernière lettre.

Bac Sontcho avait, en effet, besoin de quelques jeunes volontaires habiles et intelligents pour se mettre en relation avec ses compatriotes de l’intérieur. Et c’est grâce aux dévouements intrépides de ces jeunes Chinois qu’il allait pouvoir organiser un vaste complot révolutionnaire en Corée.

La terreur y régnait en maîtresse absolue. Les soldats japonais présents partout commettaient les crimes les plus atroces et les plus immoraux que leurs chefs encourageaient cyniquement. Les habitations perquisitionnées, les greniers vidés, les gens expulsés ou massacrés, les femmes maltraitées, en un mot, une situation intolérable. Quelques résistances désespérées de la part des Coréens furent cruellement réprimées partout. Bref, le sang coulait continuellement dans tous les coins du pays. La terre coréenne elle-même semblait verser des larmes sur le sang douloureux de ses enfants ! Les jeunes volontaires chinois étaient admirables. Ils se déclarèrent tous prêts à sacrifier leur vie pour la libération de la Corée et pour combattre le Japon, ennemi commun de la Corée et de la Chine, qui déshonore la race jaune aux yeux du monde. Grâce à leurs dévouements infatigables, Bac Sontcho put se mettre en étroite relation avec ses compatriotes de l’intérieur auxquels il envoyait des instructions nécessaires.

Un plan de soulèvement général avec l’appui des révolutionnaires chinois fut minutieusement étudié et Bac Sontcho croyait pouvoir le mettre au point à la fin de l’année courante, quand, en mai 1907, un formidable soulèvement éclata en Chine, sous l’égide de Sun Yat-Sen. La nouvelle de ce soulèvement attrista d’abord Bac Sontcho qui se voyait obligé de remettre à plus tard l’exécution de son plan, car en temps de guerre civile, les révolutionnaires chinois, malgré leur bonne volonté, ne pouvaient lui accorder tous les appuis nécessaires ! Et pourtant il se réjouissait d’avance de la victoire de Sun Yat-Sen, grand ami de la Corée.

Pendant ce temps-là, le Japon augmentait les effectifs de ses soldats en Corée et continuait toujours son œuvre sanglante. Il était d’ailleurs trop visible que le Japon voulait coloniser la Corée d’abord en exterminant la classe intellectuelle coréenne à la moindre occasion, puis en forçant les petits propriétaires fonciers à quitter leurs pays pour la plaine mandchourienne, et enfin en pratiquant une politique d’assimilation à l’égard de la classe ignorante. De là ce nombre formidable de soldats japonais qui sillonnaient la Corée en tous sens.

De là aussi cette redoutable institution d’une Compagnie qui avait pour mission d’exproprier les propriétaires coréens et de les remplacer par des Japonais qui étaient incapables de se créer une situation dans leur propre pays.

Ainsi traités comme des chiens, les Coréens réduits à la misère, que dis-je, acculés à la mort, organisèrent des résistances désespérées, dont la force grandissait sans cesse à mesure que la criminelle pression augmentait. Les Coréens, qui n’ont jamais accepté la perte de leur indépendance, se révoltèrent de toutes parts, en dépit de terribles mesures de répression, aux cris de : la mort ou la liberté !

Bac Sontcho qui n’était pas du tout partisan de la violence, préconisait alors lui-même la violence en face des gestes trop cruels du Japon continuellement répétés. Dès lors, les Coréens s’efforcèrent d’assassiner à tout prix les Japonais, leurs ennemis héréditaires.

Au début de l’année 1908, deux jeunes révolutionnaires coréens, Tchang In-Whan et Tsien Miung-woon, tuèrent à San-Francisco un Américain, conseiller du gouvernement japonais, Steven, qui avait osé louer l’œuvre japonaise en Corée. Et à la fin de l’année suivante, un jeune et courageux Coréen, An Dung-Gun, frappa d’un coup justicier la tête du marquis Ito, l’auteur et le criminel initiateur de la politique impérialiste du Japon en Corée, alors que par ses intrigues il convoitait avec les agents du Tzar la Mandchourie. Aussitôt après la mort d’Ito, le Japon augmenta encore les effectifs déjà considérables de son armée en Corée ! Et enfin, le 29 août 1910, la Corée fut annexée et faite province japonaise par le maréchal Térauchi, qui en était le premier gouverneur général avec une méthode d’administration à la fois sanglante et honteuse pour la conscience de toute l’Humanité pensante !

À la nouvelle de l’annexion, beaucoup d’honnêtes Coréens se suicidèrent de désespoir et surtout pour échapper à la honte. Entre autres, le ministre coréen à Saint-Pétersbourg, Li June, après avoir vainement essayé d’obtenir une protestation européenne, se suicida. Bref, c’en était fait des Coréens !

« Le Colonial, c’est l’esclave ! il vaut mille fois mieux mourir que d’être esclave !… » disaient-ils tous et ils se révoltèrent de plus en plus, malgré le déploiement des forces japonaises qui massacrèrent sans pitié les innocents Coréens.

Les premières années qui suivirent l’annexion de la Corée furent pour les soldats japonais des années de dur labeur, dont la moisson leur valut plus de deux cent mille cadavres coréens.


Survint la guerre mondiale de 1914 qui secouait partout les esprits humains, en particulier ceux des Coréens. Ceux-ci, en effet, surveillèrent toujours les événements mondiaux, sachant l’influence qu’ils auraient sur l’avenir de la Corée. D’autre part, l’Entente avait fait des promesses magnifiques en s’aidant d’une phraséologie grandiloquente. L’écho du Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, de la Dernière guerre, de la Paix universelle, etc…, etc…, arriva jusqu’en Corée, et naturellement, les Coréens se laissèrent prendre à ce mirage, croyant fermement que la grande guerre européenne se livrait pour l’amour de l’Humanité et de la Justice. Eux, victimes de l’injustice et de l’inhumanité, ils voulaient voir là l’espoir de se libérer prochainement de l’oppression étrangère. La population tout entière semblait prête à se soulever d’un moment à l’autre, mais Bac Sontcho recommanda le calme avec des raisons pleinement valables.

Pendant que les Coréens attendaient impatiemment la fin de la guerre, Bac Sontcho, d’accord avec ses amis de l’intérieur, prépara soigneusement la prochaine proclamation solennelle de l’indépendance de la Corée. C’était une tâche difficile à cause de la cruauté et de la surveillance trop vigilante des soldats japonais qui ne permettaient pas aux Coréens la réunion de plus de quatre personnes. Cependant les Coréens, à quelque religion ou profession qu’ils aient appartenu, n’avaient qu’un seul but. Ils marchaient tous sans exception vers l’indépendance nationale. Bac Sontcho fit désigner secrètement trente-trois notables coréens, appartenant à différentes classes sociales, ainsi qu’à différentes religions et organisations politiques, qui devaient apposer leurs signatures au bas de la proclamation au nom du peuple coréen. Dès lors, chacun voulut être le premier à sacrifier sa vie et sa fortune pour avoir plus d’honneur dans la résurrection de la patrie morte. C’était vraiment une lutte à la fois intime et pathétique !

Parmi les milliers de sacrifices volontaires, il faut signaler celui du Chundo-Kyo, une secte politico-religieuse du pays qui groupe plus de trois millions de fidèles. Elle mit pour ainsi dire sa caisse entière à la disposition du mouvement, sans compter tous ceux de ses fidèles qui, à la même cause, sacrifièrent leur vie.

Le Japon qui battit les Allemands du côté de l’Entente dans la guerre européenne, en était à coup sûr le plus grand profiteur ! Il n’a jamais connu dans son histoire, une prospérité économique aussi florissante que pendant la guerre. D’ailleurs, dès le début des hostilités, le Japon dissimulait mal sa joie débordante. Et il craignait toutefois que la guerre ne durât pas assez longtemps ! Parmi les mille raisons de sa joie, il convient de signaler que le Japon ne voyait jamais d’un bon œil les puissances blanches installées en Orient. Car cela constituait un obstacle presque insurmontable à la réalisation de son fameux programme impérialiste qui consistait à avaler la Chine comme il a fait de la Corée — qu’il ne digérera d’ailleurs jamais ! — Mais la guerre de 1914 lui laissait le champ d’action libre en Chine. Il s’y attaqua cyniquement, avec une rapidité extraordinaire, comme un loup affamé.

Après sa victoire sur une poignée d’Allemands de Chang-Tung, le Japon démasquant ses projets, adressa à la Chine des demandes honteuses restées désormais célèbres et que je n’ai pas besoin de mentionner ici. Pendant toutes les intrigues grossières du Japon, Bac Sontcho et ses amis continuèrent en silence leurs derniers préparatifs. On se mettait d’accord pour confier la rédaction d’un texte de la prochaine proclamation de l’Indépendance de la Corée au célèbre publiciste Tchai Nam-Sun, en lui indiquant les grandes lignes. En somme, tout était prêt en secret quand enfin la fin de la guerre arriva.

Les Coréens envoyèrent une délégation à Versailles. Et aux échos du principe wilsonien qui bourdonnait partout dans le monde, la Corée entière, débordant de joie proclama solennellement son indépendance nationale, le 1er mars 1919, par la voix unanime de ses vingt-trois millions d’habitants.

Voici le texte de la proclamation qui fut lancée dans le monde entier, et cela, malgré la vigilance des troupes et des policiers japonais.