Agence Korea (p. 87-162).

DEUXIÈME PARTIE

Bac Sontcho avait encore sa mère et son père. Depuis le début des événements, ils s’étaient retirés dans un village isolé, Liang-San, où ils avaient une propriété qui leur venait d’un héritage paternel. Là, Bac Sontcho avait passé une grande partie de son enfance sous la surveillance caressante de sa grand’mère qu’il aimait beaucoup.

Ce village sympathique, plein de souvenirs, cette grand’mère adorable au regard sévère, il ne les avait pas revus depuis si longtemps ! Qui sait, peut-être il ne les reverrait plus jamais ?

Bac Sontcho, dont l’âme était bercée parfois par une mélancolie nostalgique, se plaisait à réveiller les souvenirs de ses vingt-sept printemps dont il goûtait à la fois la douceur et les peines. Il se plaisait tout particulièrement à se remémorer ce village inoubliable et cette grand’mère protectrice, en ces jours d’exil et au seuil d’une nouvelle lutte infiniment plus terrible que jamais, à laquelle il se proposait de sacrifier sa personne corps et âme.

Parfois il voyait nettement en rêve ce village sympathique faisant face à une immense plaine, au pied d’une montagne boisée de sapins séculaires, et cette vieille dame au grand cœur qui est sa grand’mère. C’était un petit village du département de Kiung-Sang — le département le plus au sud du pays. La fertilité de son sol lui a valu ce surnom bien mérité de « Grenier ».

En imagination, Bac Sontcho remontait le cours du temps.

Il n’était pas grand, le village de Liang-San. Il avait à peine un millier d’habitants avec ses groupes de chaumières dispersées, çà et là, comme des champignons. Une seule maison, bâtie dans un coin un peu isolé, avait un toit en pagode couvert d’ardoises. C’était l’école qui servait aussi de lieu de rendez-vous habituel à tous les vieillards du village. À quelques pas de cette école, derrière un monticule, il y avait une fontaine délicieusement pure, protégée par un vieux saule pleureur. C’était là, matin et soir, au lever et au coucher du soleil, que toutes les jeunes filles du village venaient remplir gracieusement leurs récipients qu’elles portaient adroitement sur la tête. C’était là aussi le seul endroit de leur rencontre quotidienne où elles pouvaient bavarder et s’ébattre gaiement au grand air, déliant leurs langues injustement retenues dans la maison. Car les jeunes filles coréennes n’avaient pas, ou n’avaient presque pas, la liberté de sortir et de parler !

Un nombre considérable de ruelles irrégulières serpentaient tortueusement à travers le petit village.

Il est d’ailleurs très curieux de constater la forme d’une habitation coréenne de la campagne. Elle est généralement formée d’un groupe de plusieurs chaumières qui sont elles-mêmes enfermées dans un clos entouré de murs faisant ainsi un monde indépendant. Et entre deux habitations, on est toujours sûr de trouver au moins une ruelle.

Au milieu de ce tableau représenté par les souvenirs nostalgiques, Bac Sontcho distinguait voluptueusement la maison de sa famille. Il n’avait que six ans quand, pour la première fois, ses parents décidèrent de l’envoyer, accompagné d’un précepteur, à la campagne, chez ses grands-parents — car il avait encore à ce moment-là son grand-père paternel. Il arriva donc un jour, vers midi, avec son précepteur, à Liang-San.

La ferme de ses grands-parents était située presque au centre du village. La porte d’entrée était une grille en bois. À peine eurent-ils franchi le seuil de cette porte que deux gros chiens aux longs poils se mirent à aboyer furieusement, mais la voix du grand-père suffit à réduire ces toutous malappris au silence complet. Une odeur bien connue de fumier remplissait la ferme composée de cinq grandes chaumières, dont deux bâties à l’entrée et les trois autres au fond de la ferme, entourant ainsi une vaste cour. Et une barrière en planches séparait de cette cour les deux chaumières d’entrée.

Le petit Bac Sontcho se dirigeait déjà vers une grande chaumière du fond, porté presque en triomphe dans les bras de sa grand’mère, tandis que son précepteur, n’ayant pas le privilège d’entrer dans l’intérieur, fut prié de rester dans une pièce de la chaumière d’extérieur. Cela, parce qu’une coutume coréenne ne le lui permettait pas. En effet, vous trouverez généralement, dans une habitation coréenne, deux parties nettement distinctes.

Prenons, par exemple, l’habitation de M. Bac, grand-père : les deux chaumières que nous avons vues séparées de la cour par une barrière, à l’entrée, s’appellent, en coréen, sa ranc, ce qui veut dire : le « cottage du mari » ; et l’autre côté de cette barrière, y compris la cour et les maisons, s’appelle nai-junc, ce qui signifie la « cour intérieure », Or une coutume veut que le mari reste dans le sa ranc, où il doit travailler, recevoir des visites, entretenir des amis, et qu’il ne se mêle pas aux affaires de la « cour intérieure ». L’épouse, maîtresse de la « cour intérieure », dirige le ménage, élève les enfants, sans avoir à se mêler, bien entendu, aux affaires du sa ranc. Tout homme non membre de la famille ne peut entrer dans la « cour intérieure » qu’avec la permission de la maîtresse. Quand un étranger y est admis, il est un familier de la maison ou un proche parent de la maîtresse.

Voilà pourquoi le précepteur du jeune Bac Sontcho n’avait pas le privilège d’entrer dans l’intérieur avec son élève.

Dans les bras de sa grand’mère, le petit Bac Sontcho fut porté jusque devant la chaumière centrale — la plus grande des trois. Cette chaumière se composait de deux pièces, sans compter un tout petit espace sans porte ni mur, en forme d’estrade, ajouté devant la pièce principale. Là il se déchaussa pour entrer dans la chambre — car en Corée on n’entre jamais dans une chambre avec des souliers.

La chambre était grande, propre, claire, les murs tapissés de papiers fraîchement collés, à la blancheur éclatante. Le petit Sontcho en admira longtemps les deux grandes portes qui étaient en bambou et en papier entourées d’un cadre de bois sculpté. Les portes de la chambre de chez son père, en ville, étaient autrement plus solides que celles-ci, avec leurs panneaux inférieurs en plein bois. De rares meubles, d’une simplicité originale, étaient superposés dans un coin. À part quelques coussins dispersés çà et là, il n’y avait absolument rien sur le parquet. Mais ce parquet était dur, poli, glissant comme tous les parquets des chambres coréennes… En un mot, il avait toutes les qualités nécessaires pour ressembler à un bloc de marbre taillé en table, sauf sa tiédeur douce et sa couleur jaune.

En Corée, aucune chambre n’a un parquet de planches, mais un parquet de pierre et d’argile, soutenu par des briques et du ciment, disposés en canaux parallèlement sinueux, de telle sorte qu’on puisse les chauffer au moyen de fumée. Et puis ce qui brille et glisse à la surface est du papier ciré, solidement fixé à la colle de riz. On remarquera que ce parquet de papier ciré est à la fois insalissable et imperméable.

Voilà maintenant le salon de sa grand’mère où une dizaine de parents étaient réunis pour fêter son arrivée. Soudain une servante vint et pria les personnes de reculer leurs coussins. Alors tout le monde comprit que le déjeuner allait être servi.

En Corée, il n’y a pas de salle à manger particulière. Le salon sert aussi de salle à manger. D’autre part, comme chacun a sa table pour les repas, on doit s’installer autour de la salle, le dos au mur. D’ailleurs, il est considéré comme fort impoli de se placer au milieu de la salle, en quelque lieu que ce soit. Enfin, deux servantes transportèrent devant chacun, et suivant l’ordre d’âge, les tables minuscules chargées de bols et d’assiettes d’une grandeur absolument mignonne. Ces tables, tantôt carrées, tantôt rondes, et le plus souvent en polygone régulier, n’étaient guère plus hautes qu’un pied, ni guère plus larges qu’une quarantaine de centimètres carrés.

Quand tout le monde eut reçu sa petite table, même les enfants, les leurs plus petites encore, on commença à manger. Le petit Sontcho, assis entre sa grand’mère et un jeune oncle de vingt ans, examina d’abord les mets : dans un vase creux rempli de riz cuit à l’eau, une assiette de soupe aux légumes mêlés de viande hachée, deux plats de légumes différents, un plat de viande grillée, un plat de poisson sauté, tout cela bien préparé et coupé en petits morceaux agréables à voir et à manger, et enfin une cuillère et deux baguettes en bambou.

Sontcho ne savait pas encore très bien se servir des baguettes, et sa grand’mère s’occupait de lui constamment. Une servante assurait le service pendant tout le repas. Elle veillait sur les enfants en attendant les ordres. Dès que quelqu’un avait fini sa soupe, elle enlevait l’assiette et la remplaçait aussitôt par un bol de thé chaud. Et quand elle eut remplacé les assiettes à soupe de toutes les tables, elle sortit pour ne revenir qu’à la fin du repas, qui dura bien une heure.

Le repas terminé, on retira toutes les tables, et la salle reprit son aspect de salon.

Remarquez que ce repas de midi qu’on vient de servir est un repas exceptionnel. En effet, il n’y a en réalité que trois principaux repas, qui sont : ajic, jum-sim et ju-nuc, limitant la journée par trois points cardinaux : matin, midi, soir. Le plus important de ces trois repas est celui du matin, qui se place entre huit heures et neuf heures. Puis vient celui du soir. À midi, beaucoup de Coréens se contentent d’un repas froid.

Notez d’ailleurs ce nom significatif du repas du midi : jum-sim, qui pourrait se traduire par : « une marque dans l’estomac », c’est-à-dire une très légère collation. Outre ces trois repas réguliers, il y en a encore deux autres qui sont en vigueur chez les travailleurs corporels, surtout les fermiers. Ceux-ci, dès la première lueur du matin, avant de se rendre aux champs, prennent régulièrement un grand bol de soupe chaude. Et à quatre heures de l’après-midi, une cruche de vin de riz, tandis que les gens aisés de la ville prennent du thé.

Chaque fois que le petit Sontcho voyait son grand-père, presque septuagénaire, il ne pouvait s’empêcher de rire. Et parfois il riait follement, cachant sa tête dans le sein de sa grand’mère, qui en faisait un bonheur. Qu’avait-il donc ? Eh bien, son grand-père était chauve, portait un tout petit santou presque invisible, sur l’occiput, au lieu d’un gros au sommet central de la tête.

Pour bien vous expliquer ce que c’est qu’un santou, il faut que je vous dise un mot sur une tradition du pays.

Autrefois, sauf les bonzes, tout le monde, les femmes comme les hommes, portait les cheveux longs en Corée. Cependant, il y avait deux sortes de coiffures distinctives. Les enfants, les garçons aussi bien que les filles, avaient la natte. Et quand un jeune homme devenait majeur, soit par l’âge fixé à quinze ans, soit par un mariage prématuré (car on pouvait être déclaré majeur avant l’âge, quand on s’était marié, comme la tradition le permettait), la natte devenait un chignon pointu au sommet central de la tête. C’est ce chignon pointu qu’on appelle santou.

Quant aux jeunes filles, leurs nattes ne peuvent être changées en une autre forme de coiffure qu’au moment du mariage. Cependant, pour les hommes, cette mode moyenâgeuse des longs cheveux a depuis longtemps disparu. Mais à la campagne, les vieillards, fiers de rester fidèles aux traditions ancestrales, le conservent encore très jalousement.

Pendant tout l’après-midi, on fut gai dans le salon de la grand’mère : grosse dame aux cheveux gris, fort aimable. D’après ce que le petit Sontcho avait pu entendre de ses parents, sa grand’mère était une dame à la fois très aimée et redoutée par les gens de la maison. Elle ne pouvait pas souffrir, croyait-on, qu’on foulât au pied le moindre grain. Aussi la voyait-on souvent courbée jusqu’à terre, ramassant un grain de riz ou de blé. Et toutes les fois qu’elle avait l’occasion d’entrer dans la cuisine, elle disait à ses domestiques :

— Mes enfants, mangez beaucoup et soyez avares !

Le temps passa si vite, qu’on s’en aperçut seulement lorsqu’une servante vint annoncer le dîner, qui fut servi exactement de la même manière que le déjeuner de midi. Peut-être quelques principaux plats étaient-ils changés ?

Le dîner terminé, la grand’mère tenait absolument à ce que son petit-fils allât dormir. Et tout en invitant les autres à s’en aller, elle le conduisit dans une pièce adjacente.

Voilà la chambre à coucher de la grand’mère : c’était une petite pièce avec quelques meubles dans un placard sans portes. Il y avait dans un coin, en face de la porte d’entrée, un gros paquet enveloppé dans un drap gris. Et une lampe à pétrole éclairait faiblement la pièce. À part cela, le style de cette chambre était exactement le même que celui du salon.

La grand’mère défit aussitôt le paquet gris, qui contenait deux grosses couvertures et un long oreiller : l’une épaisse, à la fois longue et étroite, qu’elle étendit par terre ; l’autre moins épaisse, mais large et carrée, dont on se servait pour couvrir le corps. Bientôt le petit Sontcho était couché sous la couverture, à côté de sa grand’mère. Mais il ne dormait pas, il songeait à ses parents de la ville.

Tout à coup, la grand’mère lui demanda :

— Tu ne dors donc pas ?

— Je ne puis pas dormir… je n’en ai pas envie, grand’mère.

— Alors, mon petit, je vais te raconter une historiette… Et ce soir-là, la bonne grand’mère raconta :

Il y avait une fois une très pauvre femme, qui vivait dans un coin isolé de la montagne avec ses trois petits enfants : Dal-Soun, une fillette de six ans ; Young-Sou, un petit garçon de quatre ans, et Sun-Liong, un bébé de deux ans. Cette pauvre femme allait travailler tous les jours dans les villages voisins, tantôt comme laveuse, tantôt comme ménagère. Elle gagnait ainsi du riz, des gâteaux et de la viande pour nourrir ses petits enfants. Elle partit donc un jour, comme d’habitude, pour le village de Long-Mac, situé à quelques lieues. Le soir venu, elle rentrait à la maison avec son panier rempli de riz, de bonbons et de viande. Mais elle rencontra, en route, un tigre qui lui demanda :

— D’où venez-vous et où allez-vous ?

— Je viens du village de Long-Mac, où j’ai gagné au prix de mes peines, du riz, des bonbons et des viandes, répondit la pauvre femme, pour nourrir mes petits enfants qui m’attendent à la maison.

— Si vous me donnez votre riz, je ne vous mangerai pas, dit le tigre.

La pauvre femme continua son chemin, après lui avoir donné le riz. Mais elle rencontra encore un tigre qui lui dit à nouveau :

— D’où venez-vous et où allez-vous ?

— Je viens du village de Long-Mac, où j’ai gagné, au prix de mes peines, du riz, des bonbons et de la viande, répondit la pauvre femme, pour nourrir mes petits qui m’attendent à la maison.

— Donnez-moi vos bonbons ou je vous mange !

Elle les lui donna. À peine eut-elle fait quelques pas, qu’un autre tigre lui demanda la viande. Elle donna encore[1]… Puis un autre lui demanda sa jupe, qu’elle donna toujours… De cette façon, la pauvre femme fut dépouillée jusqu’à la dernière pièce d’étoffe qu’elle portait sur le corps. C’était le même tigre qui revenait toujours, se plaçant sur la route de cette pauvre femme. Après s’être déguisé en paysanne, à la manière de sa victime, grâce aux robes accaparées, il s’en alla chez les enfants de cette dernière. Arrivé devant la porte, il frappa. Les voix aiguës des enfants répondirent :

— Qui est là ? Est-ce maman ?

— Oui, c’est moi ! Ouvrez la porte !

— Mais ce n’est pas la voix de maman, murmurèrent les enfants.

— C’est que je suis enrhumée ! Ouvrez vite la porte !

Après une longue hésitation, Dal-Soun, aînée des trois enfants, alla ouvrir la porte. L’allure suspecte de cette prétendue maman mit la fillette en méfiance. Entrant dans la chambre sans lumière, la prétendue maman s’empara aussitôt de Sung-Liong, le petite bébé qui dormait innocemment enveloppé de chiffons, tandis que la petite Dal-Soun, serrant son petit frère, Young-Sou, entre ses bras, alla se blottir dans un coin. Ayant entendu « sa mère » croquer quelque chose, le petit garçon demanda :

— Maman, qu’est-ce que tu manges ?

— Rien…

À ce moment, Dal-Soun remarqua le bout de la queue du tigre dépassant sous la jupe, et elle vit nettement, à travers l’obscurité, le tigre mangeant le bébé.

— Maman, dit la petite fille d’une voix effrayée, je veux aller au cabinet.

— Il fait trop froid au dehors…

— Il me faut y aller !

— Alors, va et reviens vite !

— Mais j’ai peur d’aller seule ! Young-Sou, accompagne-moi !

— Va seule, je laisserai la porte ouverte.

— Mais, maman, j’ai peur ! Laisse-moi aller avec Young-Sou, insista la petite fille.

Le tigre, trop occupé à croquer le petit bébé, les laissa sortir. Dehors, la lune était pleine et majestueuse, inondant l’univers de sa lumière argentée, et la fraîcheur de cette fin d’automne rendait blanche la rosée. Les deux enfants, Dal-Soun et Young-Sou, coururent à toute vitesse jusque sous un vieux saule pleureur au bord d’une rivière qui, à quelques pas de chez eux, traversait un champ. Ils grimpèrent aussitôt sur le saule dont ils atteignirent enfin le sommet.

Le tigre, ayant mangé le bébé, attendait en vain les deux enfants. Il sortit à leur recherche. Après avoir fouillé partout, il les aperçut au sommet du vieux saule. Il leur demanda comment ils avaient pu monter jusque-là. La petite fille répondit :

— Va chercher le pot d’huile qui est dans la cuisine, et verse le tout autour du tronc. Et alors tu pourras monter facilement jusqu’à nous.

Le tigre alla chercher le pot d’huile et le versa tout autour du tronc qui devint naturellement très glissant. Puis il essaya de grimper, mais il glissa et tomba. Cependant il essaya encore et encore, il tomba toujours et toujours. Le petit garçon Young-Sou, très amusé de voir cette comédie du tigre, éclata de rire. Et il eut même l’imprudence de dire, sans penser aux conséquences :

— Oh ! qu’il est bête ! Il n’a pas l’idée de se servir d’une échelle pour monter sur un arbre, comme maman avait l’habitude de faire pour cueillir les gams[2].

Le tigre alla aussitôt chercher l’échelle au moyen de laquelle il réussit à monter sur le saule. Voyant le tigre s’approcher d’eux, les deux enfants effrayés adressèrent une prière à Dieu : « Grand Dieu, si vous aimez les enfants, envoyez-nous un panier attaché à une corde solide, et sinon envoyez-nous un panier attaché à une corde pourrie. »

Un panier descendit du ciel, attaché à une corde. Ils sautèrent tous deux dans ce panier qui remonta aussitôt dans le ciel. Le tigre arriva à son tour au sommet du saule, mais irrité de n’avoir pu attraper les deux enfants, il adressa lui aussi une prière à Dieu :

— Grand Dieu, dit-il d’une voix peu gracieuse, si vous m’aimez, envoyez-moi un panier attaché à une corde solide, et sinon ne m’envoyez rien !

Un panier descendit, attaché au bout d’une superbe corde. Il y sauta, mais la corde était pourrie. Le tigre tomba dans le vide. Malheureusement pour lui, il vint s’écraser sur une canne de sorgho, qui le traversa de part en part. Le tigre mourut donc, laissant couler abondamment son sang. Voilà pourquoi, depuis lors, les cannes de sorgho sont tachetées de rouge.

C’est le sang du tigre.


Deux ans après l’arrivée du jeune Sontcho chez ses grands parents, le grand-père mourut. La famille et les parents arrivèrent sans cesse pendant trois jours dans la maison mortuaire. On versait des larmes chaudes. On poussait auprès du mort, étendu sur un lit couvert de soies brodées, des cris, à la fois si tristes et si rythmés, qu’on aurait cru entendre chanter. Les obsèques et l’enterrement, ainsi que les sacrifices, furent solennels, toujours accompagnés de « chants ». Puis on l’enterra dans le ka-jan-ji, en attendant une place pour le tombeau définitif.

Qu’est-ce qu’un ka-jan-ji ? Il faut que je vous conte une tradition du pays, avant de vous l’expliquer.

Le culte des morts est très rigoureux en Corée. Quand une personne est décédée, surtout un père ou une mère de famille, on l’enterre au bout de deux ou trois jours, d’abord dans le ka-jan-ji, ce qui veut dire : un cimetière provisoire. Ensuite on cherche une place pour le tombeau définitif, dans le voisinage, bien entendu, dans les montagnes. Et ceux qui en ont les moyens, étendent leurs recherches à tout le pays, sans compter la distance. Peu importe que ce soit dans le domaine d’X ou d’Y, qu’il veuille ou non, du moment qu’il y a une place convenable, on la remarque secrètement.

On consulte généralement les géologues qui en ont souvent quelques-unes remarquées à vendre. Le marché conclu, on choisit une date, on forme une équipe d’ouvriers habiles et discrets et on organise l’exécution des travaux avec beaucoup de précautions, car il s’agit, ici, d’entrer dans un domaine défendu et d’y construire un tombeau. Le moment venu, on se rendra sur les lieux pendant la nuit, comme des voleurs, avec le cercueil.

Le propriétaire qui sait parfaitement l’existence de ces mœurs, surveille généralement son domaine. Mais un beau jour, il y constatera la présence d’un tombeau. Il sera furieux, certes, mais il s’inclinera respectueusement, car la mort est une chose sacrée et inviolable en Corée. Il n’aura plus qu’à attendre l’arrivée de ses infracteurs audacieux qui, tôt ou tard, viendront implorer une grâce, qu’ils savent d’avance leur être accordée. On vient généralement avec des présents. Quelquefois, mais rarement, l’affaire se règle pécuniairement. Et une fois l’affaire réglée, ces deux familles se lient d’une amitié cordiale qui peut devenir héréditaire. C’est alors qu’on embellit le coin autorisé. Si l’on est riche, on construit des monuments magnifiques et on plante de beaux arbres.

Une fois, profitant de l’arrivée de Mme Bac, sa belle fille, la grand’mère décida d’aller faire une excursion au Tong-Do, le fameux temple bouddhiste coréen, situé au fond des montagnes, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de la ferme. On partit en voiture, un jour, de bonne heure. On était cinq, sans compter le cocher : la grand’mère, la mère de Sontcho, son percepteur, son oncle, et enfin lui.

Après une heure de chemin tantôt à travers les champs, tantôt le long des montagnes, la voiture s’engagea sur une route montante et sinueuse, au creux d’une vallée. Cette route large et propre, déjà couverte de feuilles mortes, s’enfonçait de plus en plus au cœur des montagnes peuplées de sapins centenaires dont la taille à la fois haute et large était solennellement majestueuse. C’était évidemment une très belle promenade surtout par un beau matin ensoleillé comme celui-là où la fraîcheur parfumée de l’air rendait les gens légers. Enfin on arriva au milieu de montagnes escarpées dont l’aspect imposant et farouche vous faisait penser, malgré vous, à la présence probable de quelque divinité.

Au centre de ces montagnes, s’élevait un groupe de bâtiments à la fois mystérieux et grandioses, avec leurs toits couverts d’ardoises arrondies et leurs colonnes aux cariatides peintes en rouge, et dont le pittoresque style émerveilla le petit Sontcho et ses compagnons. C’était le fameux temple bouddhiste en question.

Ce temple, dont les colonnes et les poutres principales étaient de forme cylindrique d’un diamètre minimum de plus d’un mètre, était construit entièrement en bois, loin du monde, au fond des montagnes, près de la nature, comme tous les temples bouddhistes coréens, élevés il y a près de cinq cents ans. C’était le plus grand temple du pays. L’emplacement occupé par les bâtiments et les cours était aussi grand qu’un grand village. S’il fallait évaluer tout l’espace qui l’entourait, l’étendue de ce temple pourrait bien égaler celle d’une grande ville.

Tous les bonzes avaient la tête rasée. Selon leurs toges on pouvait distinguer les degrés différents de la hiérarchie bouddhiste, qui indique, non pas le degré du pouvoir, mais le degré du savoir de la théologie bouddhique. Il est vrai qu’il y avait un corps dirigeant formé par de vieux bonzes dont le plus âgé présidait à la destinée du temple. À part cette distinction de l’âge, les bonzes vivaient dans une égalité fraternelle.

La vie dans un monastère bouddhiste est essentiellement collective et désintéressée. Chacun travaille pour tous et tous ne sont que pour chacun.

Cependant, il faut signaler deux catégories nettement distinctes de bonzes dans un monastère bouddhiste coréen. Il y a d’abord les Do-sing ou les bonzes vertueux et les Soc-sing ou les bonzes civils. Les Do-sing ne font qu’étudier la théologie et préparer le Chemin tandis que les Soc-sing cultivent la propriété du monastère dont les récoltes doivent assurer l’existence et les besoins de la collectivité monastique. Par suite ils sont libres d’aller au marché vendre les fruits superflus et acheter les provisions nécessaires. Parfois, ils parcourent le pays, soit pour quémander des aumônes, soit pour distribuer les bonnes paroles de Bouddha.

Notez que les Do-sing eux aussi, peuvent descendre en ville quand c’est nécessaire.

Autrefois, c’était souvent aux Do-sing que le roi et ses ministres demandaient conseils pour les affaires de l’État, ou leur confiaient l’étude de certains projets. Alors les Do-sing se dérangeaient, allaient jusqu’à la ville avec leur simplicité habituelle pour donner leur avis au souverain.

Quand nos excursionnistes arrivèrent au seuil du temple, il était onze heures du matin. Le paysage environnant les avait tellement charmés qu’ils se décidèrent à faire un tour à pied autour du monastère, tandis que le cocher se chargeait d’aller annoncer leur arrivée aux bonzes et faire le nécessaire.

Suivant les petits sentiers couverts de feuillages, le petit Sontcho marchait devant avec son jeune oncle et son précepteur suivi de sa grand’mère et de sa mère. Mille sortes d’oiseaux, entre autres des faisans, voltigeaient en poussant des cris sonores dont les échos remplissaient les forêts. Les lapins sauvages qui abondaient à cette époque de l’année, n’ayant aucune peur des hommes, circulaient le plus naturellement du monde dans les chemins. Parfois ils gênaient le passage des hommes. Il est non seulement défendu de faire du mal au moindre animal, mais encore on doit les protéger dans la plus grande mesure de la possibilité. Chez les bonzes, le plus grand péché est d’étouffer la moindre vie, même celle d’un moustique.

En sortant de la forêt on se trouva en face d’une clairière rocheuse et abrupte d’où se précipitait une cascade. Après un instant de contemplation, le cortège émerveillé avança en silence comme si l’on allait se recueillir devant un Bouddha. Ils gravirent les sentiers rocailleux et arrivèrent enfin sur une hauteur d’où le regard embrassait un panorama merveilleux.

Au loin, à l’horizon, on ne voyait que la silhouette unie des hauts sommets pointus. Plus près s’élevaient d’autres montagnes plantées d’arbres et s’étendaient des plaines tachetées çà et là de nombreuses gerbes entassées par la moisson. Puis, à mesure que les regards se repliaient sur eux-mêmes, ils apercevaient des vallées pittoresques sillonnées de ruisseaux sinueux, des animaux domestiques dispersés çà et là, des hommes travaillant, des chiens courant, des oiseaux volant, etc… Tout près, au pied, le spectacle était vraiment féerique : quelques délicieuses petites sources suintaient des blessures des rochers et tombaient goutte à goutte en des vasques de pierre, creusées par le temps. À l’entour de ces intarissables sources les mousses semblaient parées de diamants et l’on eût dit que tous les oiseaux du monde y venaient boire et puis chanter à l’unisson avec les infatigables chansons cristallines de l’eau. Que la vie de ce monde ailé y était douce et poétique ! Le petit Sontcho, comme ses compagnons, resta interloqué devant les merveilles de cette nature enchanteresse. Surtout Mme Bac, la mère du jeune Sontcho, dont l’âme était extrêmement sensible, poussait de temps en temps un soupir émerveillé. Puis brusquement, elle s’adressa à sa belle-mère :

— Tout de même, je sens la pauvreté des vocabulaires humains en face des spectacles de la nature !…

— N’exagérons rien, dit la grand’mère, ce paysage n’est qu’une vue insignifiante à côté de celui du Kum-kan-san qui est non seulement un des plus beaux coins de la Corée, mais encore du monde entier. Il paraît, d’après certains, qu’on n’a rien vu de beau si l’on n’a pas visité le Kum-kan-san, dont le nom signifie : le mont de Diamant. Et combien y a-t-il encore dans notre pays de coins dont la beauté dépasse de beaucoup celui-ci ! il me serait impossible de vous les énumérer tous.

À ce moment, du milieu de la forêt qui cachait à peine le monastère, les sons graves et mesurés des cloches commencèrent à s’élever pour aller retomber ensuite au delà de la pleine.

— Allons, il est temps que nous descendions, dit la grand’mère, le déjeuner doit nous attendre.

Le mot déjeuner avait une consonance si particulièrement sympathique et agréable à ce moment-là, que tout le monde esquissa un sourire. On comprend bien cette joie innocente après une si délicieuse promenade à travers un tel pays !

On descendit à vive allure. Presque arrivés au monastère, ils rencontrèrent le cocher qui venait justement à leur rencontre.

— J’ai fait le nécessaire, s’écria-t-il, et, vu le beau temps, il est convenu que nous déjeunerons sur la terrasse.

Le repas fut servi en effet sur la terrasse à côté d’une petite fontaine à l’eau pure et fraîche. Bien entendu comme en ville chacun avait sa petite table, mais la vaisselle était faite de bois artistiquement creusé, même les cuillères. À peine étaient-ils assis autour des tables que deux vieux bonzes en grande tenue vinrent saluer respectueusement les hôtes. Tout en souhaitant la bienvenue, ils leur exprimaient tout particulièrement leur plaisir de recevoir en ce jour la famille du regretté M. Bac, qui fut un des plus généreux bienfaiteurs du monastère. Puis après avoir exécuté une grande révérence, selon le rite bouddhique, qui consistait à incliner le buste aussi bas que possible, tout en tenant les jambes droites et les poignets croisés sur la poitrine, ils s’en allèrent d’un pas grave en murmurant entre les dents on ne savait trop quoi.

L’air du domaine monastique était déjà très parfumé, mais en se mettant à table on sentit un parfum encore plus suave. On avait faim et on mangeait gaîment. Le petit Sontcho se demandait si certains mets étaient de la viande ou du poisson. La seule chose qu’on pouvait nettement distinguer était leur odeur exquise. Soudain il demanda à sa grand’mère en indiquant un plat :

— Quelle est cette viande au goût si délicat ?

— Oh, petit malheureux ! interrompit vivement la grand’mère, que dis-tu là !… On ne mange jamais de viande ni de poisson dans un monastère. Tout ce que nous mangeons en ce moment, provient de la flore, ceci… ce sont des champignons, cela du potiron conservé à sec. Ce plat que tu crois être de la viande est préparé avec des haricots. Ça, c’est la racine de tchilky, une espèce de plante grimpante. Ainsi tu vois que tous les mets sont faits de fruits, d’herbes, de feuilles, ou même de fleurs, de sèves, etc… Remarque aussi, continua la grand’mère en caressant son petit-fils, que les meilleurs gâteaux du pays sortent généralement du monastère. Les bonzes ne boivent d’aucune sorte de vin, mais ils fabriquent différentes boissons, avec certaines plantes et du miel. En voici une que nous buvons. Ces boissons sont non seulement très saines, mais encore très recommandées par les médecins comme fortifiantes.

Après cette explication tout à fait inattendue, le petit Sontcho était littéralement émerveillé. Le repas terminé, il fallut visiter les différentes parties de ce vaste monastère. La visite commença par le bâtiment central, certainement le plus grand, dont la hauteur semblait dominer tous les autres. On admira beaucoup la majesté de son style, ses façades de bois sculpté représentant un passage de la Bible bouddhique. On y entra, bien entendu, après avoir ôté les souliers. C’était une pièce unique et immense. Elle était un peu sombre, mais d’une propreté impeccable avec son parquet jaune absolument poli. Douze Bouddhas magnifiques en bronze doré étaient assis en ligne droite sur des piédestaux posés le long du mur en face de la porte d’entrée. Bien qu’assis par terre, ayant les jambes croisées, ces Bouddahs étaient très grands. Leurs bustes pouvant bien atteindre deux mètres cinquante étaient drapés de toiles dorées, mais on apercevait leurs poitrines nues. Les uns coiffés de couronnes royales chargées de coquilles, avaient les bras croisés sur la poitrine ; d’autres, la tête nue et rasée, tenaient à la main des tablettes ; et d’autres, coiffés d’un simple bonnet rond, avaient les mains posées sur les genoux, les doigts dans l’attitude d’énumération des Soixante Caps. (Un Cap représentait un an dans le calendrier ancien et les soixante Caps ayant chacun son nom et sa divinité, représentaient un siècle.) Sous les regards doux et réfléchis de ces Bouddhas, quelques bonzes, dispersés ça et là dans la salle, étudiaient. Quand le petit Sontcho et ses compagnons entrèrent sous la conduite de la grand’mère, ces bonzes se levèrent, la tête baissée en signe de respect.

Ensuite on passa dans un autre bâtiment. Celui-là était composé de trois pièces dont deux à gauche avaient chacune un Bouddha assez grand — un mètre au moins — tandis que la troisième avait un Bouddha minuscule en or, disait-on, qui ne devait pas mesurer plus de vingt centimètres. Il était enfermé dans une armoire vitrée. Et dans toutes ces chambres il y avait toujours quelques bonzes en étude. Puis on passa sans s’arrêter devant la plupart des autres bâtiments, tout en jetant quelques simples coups d’œil tantôt sur les façades ou sur les colonnes, tantôt dans l’intérieur de la salle si la porte était ouverte. Au cours de cette promenade on put constater qu’il y avait partout des Bouddhas de pierre ou de bois.

Enfin, on traversa une grande cour pour visiter en dernier lieu un tout petit bâtiment réservé aux bonzesses. Il n’y en avait qu’une dizaine, très vieilles, habillées d’un pantalon large et d’une toge longue et traînante, le tout en gris clair. Elles avaient sur leur tête rasée, un bonnet de papier et, aux pieds, des souliers de paille de riz. Les unes se promenaient dans la cour absorbées à murmurer des choses ; d’autres agenouillées devant les bouddhas, faisaient leur prière. Bref, dans l’entourage du monastère, la vie était absolument égale et uniforme. Sur l’invitation d’une très vieille bonzesse qui avait mission d’offrir un goûter aux visiteurs, on s’installa dans une chambre, devant une statue de Bouddha.

La bonzesse apporta plusieurs plateaux de gâteaux de toutes couleurs qu’elle étala d’abord aux pieds du Bouddha devant lequel elle invita ses hôtes à s’incliner avec elle. La cérémonie ne dura même pas trois minutes. Puis elle leur dit de manger ce qui leur plaisait, tout en prenant un gâteau pour elle-même. Alors chacun alla se servir à son gré. Les gâteaux étaient exquis et parfumés.

Il était six heures du soir, lorsque le son à la fois grave et rythmé de la cloche remplit le domaine monastique. Et quand la cloche cessa de se faire entendre, des chants à l’harmonie un peu languissante, s’élevèrent en chœur de toutes parts. Après le dîner, servi vers sept heures, on invita les trois hommes, l’oncle et le précepteur du jeune Sontcho et le cocher, à aller se coucher parmi les bonzes, tandis que le petit Sontcho, sa grand’mère et sa mère étaient priés de passer la nuit chez les bonzesses. On dormait, tous dans la même pièce. Chacun avait son paquet de couvertures. Celles de Sontcho, sa mère et sa grand’mère avaient été offertes par les bonzesses. On installa les couchettes parallèlement les unes aux autres, sur toute la largeur de la salle.

Oh, que l’on était matinal au monastère ! À quatre heures du matin, tout le monde était déjà levé ! Le son des cloches, les chants liturgiques empêchaient les gens de dormir. Enfin, à neuf heures, quand le soleil eut assez bien chauffé l’air un peu trop frais en cette saison d’automne, surtout dans les montagnes, nos excursionnistes s’apprêtèrent à repartir. Ils remercièrent les bonzes et les bonzesses qui ne voulaient point accepter d’argent et offrirent au petit Sontcho un paquet de gâteaux, spécialité du monastère.



Un jour, les parents du petit Sontcho vinrent à Liang-San pour l’emmener à la noce d’une cousine qu’il ne connaissait d’ailleurs pas. Il était content d’aller voyager dans un train en compagnie de ses parents.

Un matin, vers neuf heures, le petit Sontcho, sa mère et son père arrivèrent donc à la gare de Fusan, et à une heure de l’après-midi, après avoir roulé environ trois cents kilomètres, ils descendirent sur le quai de la gare de Tai-Kou, où ils furent reçus par de nombreux parents.

Sontcho n’a gardé le souvenir que de sa tante et de son oncle qui lui étaient alors tous les deux inconnus.

On se rendit chez eux en voiture. C’était une habitation composée de trois bâtiments séparés. Ces bâtiments, disposés de telle sorte qu’ils enfermaient une vaste cour, étaient couverts d’ardoise. Le jeune Sontcho et ses parents furent aussitôt conduits dans le Nai-Junc où régnait une animation fort affairée. Les derniers préparatifs de la cérémonie nuptiale en étaient cause. Le jeune Sontcho vit enfin sa cousine fiancée, âgée de dix-sept ans. Ses beaux cheveux noirs lui tombaient sur le dos en une natte unique qui, pensa Sontcho en se rappelant d’une coutume du pays, deviendra dans quelques jours un chignon au-dessus de la nuque, pour indiquer qu’elle n’est plus jeune fille. Sa mère en adressant à sa cousine mille compliments, lui dit :

— Est-ce qu’on vous a au moins parlé de votre fiancé ? Un beau garçon très gentil ! Nous le connaissons, lui, et surtout ses parents…

La fiancée, rougissant jusqu’aux oreilles, baissa la tête.

— Vous le verrez, c’est un beau garçon, vous dis-je, et intelligent. Il nous a demandé un jour si vous étiez grande, si vous étiez belle.

Ici, mes lecteurs européens pourraient s’étonner en se demandant : « Comment, on se marie avec une personne qu’on n’a jamais connue ! » Eh bien oui, écoutez-moi bien.

En Corée, quand on veut marier un fils, ce sont généralement les parents qui cherchent une jeune fille pour le jeune homme. Et quand on voit quelque jeune fille mariable dans une famille, dont le rang social n’a rien qui déshonore la sienne, on sollicite des parents de la jeune fille l’honneur d’être reçu en visite. Ces derniers, sachant l’objet de cette visite, donnent suite à la demande en indiquant la date qui leur convient. Ce jour venu, quelques dames arrivent. Pour voir la jeune fille, ce sont toujours les dames qui viennent. La jeune fille leur sera présentée. Si par la suite, celle-ci est demandée en mariage, ses parents seront invités à leur tour pour voir le jeune homme. Et quand les deux côtés sont satisfaits de leurs démarches réciproques, et se sont mis d’accord en principe, on demandera le consentement aux jeunes gens ou plus exactement on les avisera de la décision ; celle-ci est généralement acceptée. D’ailleurs, ce n’est qu’une simple formalité, puisque, depuis toujours, le mariage a été décidé en Corée par les parents.

Les fiançailles sont annoncées officiellement par un rendez-vous chez les parents de la jeune fille. Ceux-ci prépareront une cérémonie intime pour recevoir les délégués des parents du fiancé, tandis que ces derniers arriveront chargés de présents nuptiaux. Après les salutations d’usage, on échangera, assistés des amis qui servent de témoins, d’abord les actes de mariage qui, une fois échangés, deviennent sacrés. Puis les délégués transmettront les présents qui sont généralement des étoffes, des bijoux, des meubles, des ustensiles, etc… Et enfin on se mettra d’accord sur la date et sur l’ordre de la cérémonie nuptiale. Comme vous le voyez, la jeune fille ne sait pas qu’elle va se marier. Et puis les jeunes filles coréennes sont très timides, si timides qu’elles ne savent comment supporter la honte, quand on leur parle de leur mariage.

À peine eut-elle pris possession de la chambre qui leur avait été réservée, que Mme Bac, la mère de Sontcho, demanda à une parente de l’ouvrage. Puis elle passa dans une chambre voisine tout en entraînant la parente qui lui dit :

— Je vous en prie, reposez-vous. Presque toutes les robes sont terminées… et puis nous avons assez de personnes pour tout finir avant deux jours !…

M. Bac, le père de Sontcho, voulant faire un tour en ville avec un parent, recommanda à son fils de rester sage.

L’oncle du jeune Sontcho, un gros bonhomme aux cheveux grisonnants et au ventre proéminent, était fort plaisant.

— Quel âge as-tu, demanda-t-il d’une voix fêlée au jeune Sontcho. Tu sais au moins lire ?

— Oui, monsieur, j’ai douze ans.

— Eh bien, il est temps que tu saches un peu l’origine de ta famille !… dit-il en sortant d’une petite bibliothèque un gros volume jaune, sans titre, mais numéroté du chiffre UN. Sontcho qui était déjà un esprit très docile et curieux, aimant beaucoup la lecture, alla aussitôt s’installer dans un coin avec le livre. C’était un livre généalogique que l’oncle de Tai-Kou avait le privilège de posséder, comme étant la souche directe de la famille Bac.

À la première page, quelques explications du mot Bac ; à la deuxième commençait cette histoire peu ordinaire :


Ce fut par un beau jour d’automne que ce vénérable poète, dont les vers ne sont que des expressions de son amour automnal, se plut à flâner à travers les collines tout en contemplant les dorures sans éclat des feuilles de la saison.

L’atmosphère était comme saturée de rêve. La sérénité du ciel, la douceur de la brise, les murmures harmonieux des ruisseaux cachés, les gazouillements confus des oiseaux invisibles, tout cela exerçait sur lui une attraction magique. Il lui semblait que la nature elle-même rassemblait ses puissances éparses, battait le rappel de ses éléments de séduction pour lancer à la face enivrée du promeneur solitaire l’irrésistible appel de la douce rêverie.

Il s’était assis au pied d’un arbre, goûtant les délices de son enchantement, quand tout à coup il vit venir un cerf blessé qui s’efforçait de cacher son corps sanglant derrière un buisson touffu. Mais la petitesse du taillis ne lui offrait pas un abri sûr. Alors le poète devinant tout, arracha rapidement plusieurs brassées d’autres buissons et les jeta soigneusement sur le corps du cerf qui faisait alors mine d’être mort. Quelques instants après, deux chasseurs arrivèrent en hâte. Ils lui demandèrent s’il n’avait pas vu passer un cerf blessé.

— J’ai vu passer un cerf furieux, en effet, répondit le poète, galopant à toute allure dans cette direction.

Ainsi une direction fausse étant indiquée, ils s’y précipitèrent sans même remercier leur interlocuteur. Quand les chasseurs eurent disparu au loin, le cerf sortit de sa cachette. D’un regard reconnaissant, il considéra l’homme pendant un instant, puis s’en alla d’un pas traînant vers la haute montagne, tandis que, cédant à la fraîcheur crépusculaire, le poète regagnait son foyer familial.

Le lendemain matin, contrairement à son habitude, comme il s’était réveillé de fort bonne heure, et plongé dans la méditation, sa femme le pria de lui en dire le sujet. Alors, après avoir raconté à celle-ci l’histoire du cerf blessé, il lui apprit qu’il venait de s’éveiller d’un rêve peu ordinaire : Un vieillard est présenté à moi, continua-t-il, il m’a remercié fort gracieusement d’avoir sauvé son fils bien-aimé qui n’était autre que le cerf de la veille. Il m’a assuré comme témoignage de sa gratitude, une postérité prospère et glorieuse.

Ayant raconté cela d’un air assez amusé, il continua tout à coup d’un ton triste :

— Combien je suis heureux d’avoir entendu une telle nouvelle, fût-ce en rêve ! Songez, madame, que depuis quatre générations, notre famille n’a toujours connu qu’un descendant unique ! Et à notre tour, nous n’avons plus maintenant l’espoir d’avoir d’autre enfant que celui que Dieu nous a confié déjà…

À ce moment on frappa à la porte. Puis la porte de leur chambre s’ouvrit, laissant paraître leur unique fils adoré qui venait leur présenter ses devoirs habituels. C’était un beau garçon, en pleine force. Dans un visage rempli de douceur, ses yeux étincelaient comme des étoiles dans un ciel serein. Sa nature à la fois simple et charmante ne pouvait que s’enrichir de vertus et de sagesse sous la direction d’un tel père.

— C’est un beau garçon, remarqua la femme quand le fils fut sorti.

— Il faudrait que nous pensions aussi à son mariage ! ajouta-t-elle.

— C’est le sujet de mes soucis ! dit le mari.

— Au fait, quelle réponse réservez-vous à la proposition qui nous a été faite par le seigneur de Han-Yang ?

Comme son mari n’y répondait pas, elle continua :

— Sa vertu, ses grâces, que tout le monde apprécie ne vous disent-elles rien ?

— Je le sais ! fit-il doucement.

— Alors, qu’attendez-vous pour donner à ce seigneur une réponse favorable ?

— Certes, il ne manque rien à cette jeune fille pour être une épouse parfaite, mais…, mais elle est, madame, la fille unique de ce seigneur ! Le mot unique m’effraye !…

— Que dites-vous là ! vous oubliez que tout dépend de la volonté de Dieu. Si rien ne fait défaut dans les natures de ces deux jeunes gens pour être un parfait couple, c’est que Dieu aurait bien voulu cette union. Conformons-nous donc, cher époux, à la volonté divine !…

Le mari lui-même souhaitait cette union, mais le mot unique lui semblait avoir une consonance horrible. Cependant les arguments de sa femme lui parurent raisonnables. Aussi décida-t-il de répondre favorablement à la demande du Seigneur de Han-Yang.

Les deux familles s’entendirent donc pour fixer la date de la cérémonie nuptiale pour laquelle, désireuses de donner tout l’éclat possible, elles firent aussitôt des préparatifs grandioses. Le jour venu, suivant la coutume du pays, le fiancé escorté de ses gens, alla chez la fiancée, où devait être dressé le lit nuptial. Ce fut l’occasion d’une réjouissance générale et la fête se termina avec un rare éclat. La nuit étant assez avancée, on conduisit les nouveaux mariés à l’appartement qui leur avait été réservé.

Restés seuls, le nouveau marié remarqua que sa femme souffrait légèrement. Croyant à de la fatigue, il lui conseilla d’aller se reposer. Cependant sa souffrance semblait s’aggraver tout à coup. Puis à son grand étonnement, il la vit perdre connaissance et mettre au monde un enfant ! Malgré sa grande stupéfaction, retenant son sang-froid, il lui prodigua les soins nécessaires. Après qu’elle fut revenue à elle, il lui dit :

— Madame, songez que nous nous sommes liés pour jamais depuis ce matin. Désormais votre déshonneur et votre perte seront les miens. Ayez donc confiance et laissez-moi agir comme je l’entends.

À ce mot, il sortit de la chambre et alla réveiller secrètement son valet qui lui était attaché personnellement. Il lui dit :

— Mon ami, je viens d’être averti en rêve, qu’un grand malheur serait à la porte de chez nous, et ma présence serait nécessaire pour sauver mes parents. Évidemment, je ne veux pas le croire ! mais ma conscience n’en est pas moins troublée. Préparez donc sans bruit mon cheval et le vôtre, et conduisez-moi jusqu’à la maison. Comme je compte être de retour avant l’aurore, obéissez vite !

Puis il revint auprès de sa femme. Tout en la rassurant avec une aimable éloquence, il enveloppa très soigneusement le nouveau-né dans une étoffe de soie et le cacha dans son sein. En sortant de nouveau de la chambre, il dit :

— Madame, je vous rejoindrai avant l’aurore. Attendez-moi avec confiance.

Les voilà, nos deux cavaliers, maître et valet, déjà en route. Lorsqu’ils furent sur le point de passer un petit pont de bois, le maître ordonna au valet d’arrêter un instant sous prétexte d’avoir besoin de prendre un peu de précaution. Il descendit donc sous le pont, mais à peine fut-il descendu qu’il remonta en poussant un cri d’étonnement.

— Apportez-moi de la lumière, dit-il à son valet, il y a là quelque chose qui me surprend !

Le valet s’empressa de descendre avec la lumière et découvrit un nouveau-né enveloppé dans une étoffe de soie.

— Oh, s’exclama le jeune maître, c’est pour sauver cet être humain, que j’ai été choisi… En tout cas c’est l’ordre formel de Dieu ! Allons vite, en route !

Quand il se présenta devant ses parents, qui s’alarmèrent de cette présence inattendue surtout à une heure pareille, le jeune marié leur raconta son rêve et la découverte du nouveau-né sous le pont, puis il leur dit :

— Je vois là un ordre du Tout-Puissant ! conformons-nous, chers parents, à la volonté divine !

— C’est fait ! répondirent ses parents ensemble. Il sera élevé avec les plus grands soins. Mais faites-nous, monsieur, le plaisir d’aller rejoindre votre épouse le plus vite possible ! et partez !…

Avant l’aurore, en effet, le jeune marié put rejoindre sa femme qui l’attendait, l’air inquiet…

Le lendemain matin, les nouveau mariés reparurent gais, le plus naturellement du monde.

— Jamais un couple aussi harmonieusement parfait, disait tout le monde, n’aurait existé !

La précaution de ce prudent jeune mari fut telle, qu’on ignorait le moindre événement de la veille.

La vie leur fut douce. Les heureux jours se succédèrent ainsi que les heureuses années. Vingt années s’écoulèrent comme un matin, depuis leur mariage. Et pourtant elles n’avaient pas manqué d’accomplir leurs œuvres cruelles ! Car un sommeil éternel avait fermé les paupières de leurs parents. Ce couple autrefois tout rose, tout florissant, devenu père et mère, voyait alors quelques fils blancs courir dans leurs chevelures.

Le souvenir fâcheux aurait été oublié durant cette heureuse vie trop courte, si un jour, un jeune page n’avait pas demandé à son maître :

— Seigneur, à moins que je ne fusse tombé du ciel, je dois avoir des parents qui m’ont donné naissance. Si vous ne savez rien de ma personne, daignez me dire quand et comment je fus recueilli par vous.

Le visage du seigneur devint sombre et pensif, une terrible colère qu’il dissimulait mal, surgit tout à coup dans ses yeux. Puis il répondit :

— Vous le saurez tout à l’heure !

À ces mots, il passa dans une salle intérieure où sa femme tricotait.

— Madame, il faut que je vous parle, lui dit-il en entrant, nous avons trop vécu pour qu’il y ait encore quelque secret entre nous !

Tout en lui rappelant, d’un ton sombre, les souvenirs de la première nuit de leur mariage, et la question posée par le page qui n’était autre que l’enfant de sa femme, il la pria de lui dire son nom.

— Dieu soit témoin de ma pureté ! balbutia-t-elle d’une voix tremblante, cet enfant m’est venu tout seul. En tout cas, je veux tout dire, seulement en présence de ce pauvre enfant.

Le moment étant favorable pour un entretien secret, il appela donc le page à qui il présenta sa femme, en lui disant :

— Voilà l’auteur de vos jours, qui vous dira comment vous êtes venu au monde.

— Oh, mon pauvre ami, commença-t-elle, moi qui vous ai donné la naissance, j’ignore moi-même si vous êtes un être humain comme les autres, car vous êtes venu au monde d’une façon incompréhensible !

Puis s’adressant à son mari :

— Ce fut la veille de nos fiançailles que j’eus un rêve extraordinaire. Un vieillard se présenta à moi, alors que je me promenais dans le jardin. Il me raconta que son fils avait été sauvé par mon futur beau-père. « Pour le remercier, je viens ici bénir sa future belle-fille ! », dit-il tout en versant sur ma tête un flacon de parfum délicat, dont je savourais pendant un instant l’odeur exquise. Depuis lors, je sentais que quelque chose d’extraordinaire se passait en moi. Enfin, voilà la première nuit de notre mariage arrivée ! Le reste, vous le savez, balbutia-t-elle en sanglotant… Racontez-moi, seigneur, comment vous l’avez élevé.

Ils l’écoutèrent tous deux la tête baissée. Le mari rompant le silence, dit à sa femme :

— Rassurez-vous, madame, je vous crois, j’ai d’autant plus de raisons de vous croire, que mon père a sauvé en effet, le jour qui précédait nos fiançailles, un cerf blessé, et la nuit même, il a eu un rêve semblable au vôtre !

Après un instant d’arrêt, il leur rappela d’abord son souvenir stupéfait de l’événement extraordinaire de cette nuit nuptiale et sa présence d’esprit d’inventer un mensonge, à savoir le rêve et la découverte du nouveau-né sous le pont. Puis en s’adressant au jeune homme :

— Mon père, après avoir remercié Dieu, confia votre éducation à un précepteur de haute vertu qui se félicitait d’avoir eu pour élève un enfant qu’il qualifiait d’intelligence même. Quand votre éducation fut terminée, c’est-à-dire depuis le mois dernier, je vous ai pris comme mon page, mais mon intention était faire de vous un homme utile.

À peine le récit terminé, le jeune homme se prosterna devant son maître et lui dit :

— Seigneur, la grandeur de votre esprit mériterait toute bénédiction de Dieu. Je dois donc ma naissance à Madame, mais je vous dois ma vie, à vous, seigneur !

Puis, avec une tristesse infinie, il jura qu’il consacrerait désormais sa vie entière à son maître et sauveur. En même temps, il déclara qu’il quitterait la maison pour des raisons d’ordre moral. Il partit donc un beau jour, et une trentaine d’années s’écoulèrent sans qu’on eût la moindre nouvelle de lui…

Ce fils du divin poète, vaincu à son tour par ses soixante-dix ans, gardait le lit depuis des mois. Un jour son état inspira une vive inquiétude. On crut alors que sa mort n’était plus qu’une question d’heures. Soudain, quelqu’un se fit annoncer à la porte, et sans qu’on lui apportât la réponse, accourut jusqu’à la chambre du mourant.

— Seigneur, dit-il au moribond d’une voix vibrante, si je me suis éloigné de vous de corps, mon âme ne l’était une minute !… Je suis géologue, et ma science m’a permis de trouver un endroit où je compte dresser votre lit éternel, qui permettra, ensuite, à votre âme d’entrer dans la famille divine de l’autre monde. Et alors vous serez le maître du Bonheur et du Malheur de ce monde-ci !

Ces termes produisirent un effet heureux sur le visage du moribond, qui, après avoir remercié le nouveau venu ne tarda

pas à rendre le dernier soupir…


Les préparatifs continuaient tous les jours fiévreusement : on embellissait l’habitation, on faisait des robes, on préparait des festins, etc. Enfin, le jour de la cérémonie arriva. Dès l’aube, des bruits confus et agaçants qui troublent les doux sommeils matinaux des gens oisifs, remplissaient déjà la maison. Le petit Sontcho paressait, ce matin-là, voluptueusement dans son lit, tard dans la matinée. À huit heures, pressé par son père, il se décida à quitter la couchette. En sortant de la chambre, il fut émerveillé par les changements opérés dans la maison depuis l’aube. L’immense cour était couverte de tentes blanches. Des vases de fleurs artificielles de toutes couleurs se trouvaient abondamment dans tous les coins de la maison. Au milieu de la cour se dressait une table assez haute que l’on chargeait artistiquement de fleurs et de plats. Vers onze heures on annonça l’arrivée imminente du fiancé. Sontcho sortit jusqu’à la porte d’entrée pour voir cette arrivée. D’ailleurs une foule curieuse, composée surtout de femmes, stationnait devant la maison, faisant la haie sur les deux côtés de la route. Le bruit confus d’innombrables clochettes attira tout à coup les regards de la foule. Puis cinq chevaux magnifiques montés par cinq hommes en grande tenue arrivèrent l’un après l’autre. Les superbes palefreniers qui conduisaient les chevaux par la bride, poussaient de temps en temps de longs cris incohérents. Le premier cavalier, un homme d’un certain âge, était le père du fiancé ; le second, un jeune homme somptueusement habillé de soie bleue azur et coiffé d’un chapeau haut de forme, doté d’une paire d’ailes, était le fiancé. Il avait à la main un éventail avec lequel il cachait son visage. Le troisième qui n’était plus jeune, était un laquais. Celui-là tenait sous le bras un canard sauvage, les pattes et les ailes liées. Enfin les deux derniers cavaliers, encore jeunes, étaient les plus proches parents du fiancé. Arrivés devant la porte, tous les cinq descendirent à terre, toutefois sans oser entrer. À ce moment, un gros monsieur, notable de la ville, invité tout particulièrement pour la circonstance, s’écria :

— Faites votre entrée dans la famille Bac !

Alors les cinq cavaliers entrèrent précédés du notable qui conduisit le fiancé devant la table dressée au milieu de la cour, tandis que le laquais y posait respectueusement son canard. Suivant les ordres du notable, le jeune fiancé se prosterna plusieurs fois devant la table. Puis, la voix grondante, le gros notable se tourna vers une salle de l’intérieur :

— Que la fiancée sorte !

La fiancée sortit voilée d’une toile verte, et conduite par deux femmes. Elle se tenait debout de l’autre côté de la table en face du fiancé. À ce moment, quelqu’un posa sur la table une canne sauvage. La fiancée exécuta à son tour quelques révérences, suivant l’ordre du notable. Puis on présenta au fiancé un verre de vin dont il but une goutte. Le même verre de vin fut présenté à la fiancée qui en but aussi une goutte. Voilà la cérémonie terminée.

Après midi, le nouveau marié retourna chez lui avec sa femme. Celle-ci était portée par quatre hommes dans une magnifique chaise à porteur, suivie de son mari à cheval. Le cortège était cette fois nombreux. Les parents de la jeune femme l’accompagnaient en grande pompe. Cependant la fête continua durant deux jours pendant lesquels les voisins furent invités.

Notez qu’il n’y pas de cérémonie chez le fiancé, mais pour célébrer le mariage il y a aussi une fête où seront invités les amis et les voisins dans la mesure de leurs moyens.

En vous disant qu’il n’y a pas de cérémonie chez le fiancé, je me suis mal exprimé. Le lendemain du mariage il y en aura une, pendant laquelle le nouvel époux dénouera la natte virginale de sa femme, pour faire lui-même un chignon. Cette cérémonie est tout à fait intime et se passe en famille.

La cérémonie, les fêtes eurent grand éclat. Tout le monde était satisfait. Cependant la famille était accablée de fatigue. Les invités partirent, et la plupart des parents venus de loin. Il ne resta plus que quelques proches, dont faisaient partie les parents du jeune Sontcho.

Un repas intime les réunissait tous, un soir, dans une salle centrale où régnait une gaîté verbale. Un jeune parent de Séoul, fort élégant et beau parleur, — qui, disait-on, était revenu d’Europe depuis quelques mois — fut accablé de questions. Il répondait jovialement. On l’écoutait avec intérêt. Après avoir raconté les mille merveilles de l’Europe, il prétendit que beaucoup d’Européens qui connaissent la Corée, l’aiment et l’admirent de tout leur cœur.

— Tenez, continua-t-il, le mois dernier, j’ai assisté à une soirée qu’organisait un de mes amis et où furent invités quelques-uns de nos amis Blancs. Il y avait notamment un ménage de missionnaires américains, un journaliste allemand, deux Anglais et un couple français. Les festins, les jeux ayant eu lieu, on passa à la conversation qui prit naissance après un morceau de musique coréenne. Le cadre de la conversation s’étendait peu à peu sur le même sujet : de la musique coréenne on passa au caractère coréen, du caractère coréen on passa au peuple coréen… Bref, la conversation se déroulait sur la Corée et rien que sur la Corée. Chacun apportait sa part d’éloge à la douce Corée. Un Anglais se plaignit amèrement qu’un peuple comme le peuple coréen fût privé de toute liberté. « Ce qui étouffa malheureusement le développement d’une belle intelligence qui aurait pu contribuer au progrès de la civilisation humaine. » D’après lui, les Coréens sont doués d’une excellente mémoire et surtout d’une intelligence créatrice. En appuyant ses arguments sur l’histoire, il déclara que les caractères mobiles d’impression furent inventés par les Coréens, cent ans avant les Allemands, et le baromètre, cent ans avant les Italiens. Et le sous-marin de l’amiral coréen Li Sun-Sin n’a-t-il pas émerveillé les plus grands ingénieurs d’aujourd’hui ? Les céramiques coréennes d’autrefois, les fabrications de Bouddha et de cloches, soit en métal, soit en pierre sculptée, ont non moins suscité l’admiration de nos contemporains. Ce n’est pas tout. Les Coréens ont une intuition et une habileté qui ne se séparent jamais de la patience et du tact.

Le missionnaire américain, un vieillard fort amusant et gai, malgré ses soixante-huit ans, dit d’un ton grave :

— Ce que j’admire chez les Coréens, c’est leur caractère qui est à la fois dur, mais d’une dureté têtue et souple, mais d’une souplesse élastique. On dira peut-être que c’est un défaut. Si oui, alors c’est ce défaut qui a sauvé plusieurs fois le pays et le peuple coréens. Voyez l’histoire, combien de fois ce pays, l’objet de tant d’avides convoitises de la part de ses voisins redoutables, s’est vu obligé de se soumettre sous leurs sabres sanglants ! On a toujours vu que cette soumission n’était faite que pour mieux consolider l’avenir, pour se mieux venger. Si le Coréen avait par malheur un caractère court et étroit comme certain peuple — il veut dire ici le Japon, qu’il n’ose pas nommer — autrement dit, si le Coréen n’avait pas eu ce caractère élastique, un peu têtu et cet esprit débrouillard comme ce grand peuple continental — c’est la Chine — il aurait déjà succombé au cours de tant de tempêtes, qu’il lui fallut traverser !

Le Français dont le tact et la délicatesse d’esprit étaient bien connus, prit la parole :

— Eh bien, moi, ce que j’admire chez les Coréens, entre autre chose, ce sont les sentiments humains. J’ai pourtant parcouru le monde, mais je n’ai jamais vu un peuple qui ait autant de sentiments humains. On peut deviner combien ils doivent s’aimer et se respecter entre eux, quand on voit leur amabilité spontanément ouverte aux étrangers. On dit que cette amabilité à l’égard des étrangers est un devoir sacré chez eux, mais on peut toujours constater qu’il y a dans toutes les habitations coréennes même dans la plus petite campagne, une pièce en réserve, appelée saranc pour recevoir les passants, toutefois, bien entendu, si ceux-ci en ont besoin. Peu importe qu’on les connaisse ou non, ils seront toujours reçus gratuitement, partout.

— La remarque est très juste, dit un jeune Coréen, c’est justement cela qui a empêché le développement du tourisme et de l’hôtellerie chez nous ! Je suis vraiment touché, ce soir, des éloges flatteurs que vous venez de faire sur mes compatriotes. Mais vous n’avez pas vu nos faiblesses et nos défauts. Nous en avons beaucoup, et il serait même impossible de vous les énumérer tous. Pour moi, la cause de nos faiblesses et de nos défauts vient de ce que nous sommes un peu superstitieux et fatalistes.

Le journaliste allemand voulut donner son avis :

— La Corée, c’est une Suisse d’Asie, dit-il, je l’ai parcourue en tous sens. Ici, il faut que je vous raconte une aventure, qui m’est arrivée, il y a deux ans, alors que je visitais le département de Ham-Kiung. Nous étions trois, un guide coréen, mon oncle et moi. L’hiver habituellement très rigoureux, surtout dans ce département, régnait en ce moment-là en maître absolu.

Enfin, le 15 janvier, quand nous arrivâmes dans un petit village montagnard de ce département, une tempête de neige sévissait avec rage. Nous fûmes obligés de chercher un refuge. Ce petit village perdu au fond d’un vallon entouré d’innombrables montagnes farouches, se composait d’une vingtaine de minuscules chaumières, dont les habitants étaient tous des cultivateurs-chasseurs. Nous fûmes hospitalisés chez une vieille dame, à coup sûr, une pauvre solitaire, qui nous offrit une pièce disponible. Chaque famille lui apportait ce qu’elle pouvait en espèces bien entendu, pour soigner ses hôtes. Tout le monde dans ce village était heureux, dit-on, d’avoir à qui donner l’hospitalité. Cependant la tempête continuait. Et nous demeurâmes là impuissants. La vie était absolument moyenâgeuse : on couchait par terre sur la paille, on mangeait un peu comme on voulait. Et pourtant nous fûmes touchés de la bonté naturelle de ces braves gens. Un matin, alors que mon oncle était sorti faire un tour au dehors, et que je jouais aux cartes avec mon guide, la vieille dame vint avec un gros bonhomme visiter ses hôtes. Des larmes ruisselaient sur ses joues, on lui en demanda la cause, mais la vieille dame cédant sa place au gros bonhomme, lui dit :

— Parlez, Monsieur le Maire !

— Messieurs, commença-t-il d’une voix rude, j’ai le regret de vous prier de quitter le plus tôt possible notre village. On vous conduira avec toutes les commodités nécessaires jusqu’à la grande ville, si vous le désirez. Nous n’aimons pas, messieurs, des gens méchants. Préparez, je vous prie, tout de suite votre départ, dit-il d’un ton sec, en s’en allant.

La vieille dame pleurait toujours, tandis que ses deux hôtes étaient tombés dans la complète stupéfaction.

— Mais qu’avons-nous fait de méchant, madame, dites-nous-le au moins ! supplia mon guide.

— Je sais bien que vous n’êtes pas méchants, mais c’est le monsieur étranger, le vieux, votre oncle, m’a-t-on dit, qui a tué ce matin une biche qui, chassée de la montagne par la rigueur de la température, était venue chercher un refuge chez les hommes. Comment voulez-vous que nous gardions chez nous un homme sans pitié ! qui causera nos malheurs ! balbutia-t-elle en s’en allant à son tour.

— Allons, préparons nos affaires ! me dit le guide. Le mal est fait, il faut maintenant partir. L’affaire est trop grave pour espérer quelques grâces !

— Quoi ! avoir tué une biche sauvage, serait-ce un crime ? Étant chasseurs, ils en tuent bien eux aussi ! m’étonnai-je.

— Mais non, mon cher, vous ne savez pas les mœurs du pays. Écoutez-moi, dit mon guide, pendant l’hiver, quand le temps est trop rigoureux à supporter, ce qui est le cas général, surtout dans ce département plein de montagnes de hautes altitudes, les animaux sauvages, tels les faisans, les renards et les biches, et quelquefois les sangliers eux-mêmes viennent chercher refuge dans les villages, oublieux du péril qu’ils risquent ! Eh bien, on doit être très hospitalier à leur égard. On doit leur donner à manger. On doit laisser à leur disposition des coins abrités, car il n’est point coutume chez nous, de refuser le droit d’asile même aux pires ennemis, quand ils nous le demandent, et surtout ce serait commettre un très grand péché que de refuser.

À ces mots, mon oncle entra tout grave.

— J’ai cru rendre service en tuant une biche fugitive…, murmura-t-il.

— Ces paysans croient, répartit mon guide, que tuer une bête qui vient chez les hommes au risque de sa vie serait susciter les colères de Dieu. Ils veulent donc maintenant, à tout prix éloigner le sacrilège meurtrier, comme ils disent, pour apaiser les colères divines !

Nous étions donc obligés de quitter ce village montagnard si sympathique ! Voilà mon aventure, conclut le journaliste allemand.

Le jeune et élégant parent raconta ces histoires avec une telle éloquence que tout le monde le félicita de son talent oratoire. Le petit Sontcho, qui écoutait lui aussi avec un intérêt éveillé, le remercia fort gracieusement.

Bac Sontcho se souvenait ainsi du passé lorsqu’une visite inattendue l’empêcha de goûter davantage la douceur de sa rêverie.

  1. Ce conte est une de ces historiettes qu’on raconte en Corée aux enfants, pour les inviter au sommeil. L’héroïne rencontrera autant de tigres qu’elle a sur elle de pièces de vêtement et, parfois même, de membres.
  2. Gam est le nom coréen de kaki