Agence Korea (p. 7-85).

PREMIÈRE PARTIE

Voici un aperçu très sommaire de l’histoire légendaire d’un pays d’Extrême-Orient, dont l’originalité est d’autant plus intéressante qu’elle esquisse assez bien l’esprit de tout un peuple. Je veux parler ici de la Corée et du peuple coréen. Son histoire légendaire qui n’a encore tenté la curiosité d’aucun conteur, nous est parvenue à travers plus de quarante-deux siècles par la bouche de paysans aussi ignorants que crédules, prétendant obstinément que leur pays est le jardin terrestre des dieux. Je dis légendaire, peut-être le mot n’est pas toujours juste : on y constate de pures vérités historiques. Par exemple, ils disent :

Nos ancêtres vivaient entre les bords méridionaux du fleuve Huc-Long (fleuve d’Amour) et les rives septentrionales de la Riung-Haï, (aujourd’hui la mer du Japon.) Ils s’habillaient avec des feuilles, ils se nourrissaient de fruits et se reposaient dans des nids quand il faisait chaud et dans des grottes quand il faisait froid.

Écoutons-les encore :

Un jour, Dieu descendit tenant un sceptre et trois sceaux, suivi de ses ministres du Vent, des Nuages et des Tonnerres, sous un Tan séculaire (le Tan est un arbre, une espèce de santal) du mont Tai-bec (mont blanc d’Asie qui se trouve à cheval sur la frontière sino-coréenne). C’est de là qu’il montra aux hommes le chemin de l’Humanité en leur enseignant la Pitié, l’Honneur et la Probité. L’agriculture fut à la base d’une religion dont il jeta les fondations. Selon l’enseignement de cette religion, le plus grave péché était d’agir par intérêt. Après cent vingt-quatre ans d’expérience personnelle Dieu donna à ce peuple un roi, qui sous le nom de Tan-kun (roi Tan) vint le guider.

Tan-kun, après une expérience de vingt-deux ans, pendant laquelle il put apprécier le caractère particulièrement noble de ce peuple, épris de paix et de liberté, s’installa à Ping-Yang, choisie comme capitale et donna à son royaume ce nom caractéristique du Jo-Sun qui signifie Matin-Calme.

Durant la dynastie de Tan-Kun, ce pays semblait avoir atteint un degré de civilisation rarement constaté parmi les peuples primitifs, notamment dans l’art d’écrire, la culture du sol et la domestication des animaux. Mais cette civilisation fut submergée par celle des Chinois apportée par Kija en 1122 avant J.-C. Ce noble chinois introduisit un nouveau langage écrit ; les idéographes chinois établirent un gouvernement stable, édictèrent des lois sages et développèrent en général une civilisation supérieure même à celle qui existait en Chine à cette époque. Favorisées par un climat très agréable et tempéré qui met en pleine valeur, son agriculture intensive, les productions du pays suffisaient aux besoins de toute la population. Chacun y travaillait non seulement par devoir, mais par plaisir. D’autre part, suivant leur religion qui liait étroitement par une obligation morale chaque individu à ses semblables, les habitants de ce pays se voyaient toujours protégés par le sentiment de la justice qui était dans leur voisin. Voilà pourquoi ce peuple, jouissant d’un réel bonheur et de la paix, ignorait la puissance de la force brutale. Lisez cette phrase relevée dans une brochure qu’un professeur français écrivit après son récent voyage en Corée :

…Le militarisme coréen se limite à un thème de danses. Quand j’étais à Séoul, j’ai assisté à des danses charmantes exécutées par des danseuses coréennes qui représentaient des généraux. C’étaient des généraux exquis vêtus de soie claire, coiffés de casques pittoresques, qui agitaient les uns contre les autres de courtes épées élégantes en des gestes harmonieux. Je dois avouer que jamais le militarisme ne m’avait paru aussi sympathique que, lorsqu’il était incarné par des danseuses coréennes qui s’appelaient Parfum de Chrysanthème, Nénuphar-Rouge, Pêche de Jade…


Pour terminer mon sommaire historique, je voudrais encore vous citer deux faits significatifs, ils vous donneront une assez intéressante idée des Coréens. En voici un, tiré d’un manuel d’histoire japonaise :

Vers l’an 1600 après J.-C., dans la profondeur d’une nuit d’été quelques légions japonaises débarquèrent clandestinement sur la côte orientale de la Corée et entrèrent dans une ville coréenne afin de s’en emparer. Le chef de cette expédition, qui commandait en personne à la tête de ses fantassins, ordonna brusquement l’arrêt de la marche et tint à ses subordonnés cette harangue : « Aucune maison dans cette ville n’a fermé la porte, cependant tout le monde y dort tranquillement ayant les fenêtres ouvertes. Il n’y a donc pas de voleurs dans ce pays ! Oh ! vraiment ce peuple est l’élu de Dieu. Ne l’attaquons pas, car nous serions punis. » Et dans la même nuit ils reprirent la mer.

Voici un autre fait assez récent, puisqu’il a eu lieu en 1900 :

— Un jour, un gentilhomme agriculteur coréen, se rendant aux champs pour voir si ses pommes de terre étaient bonnes à récolter, surprit un étranger en train de les voler. Le voleur pris de panique se glissa derrière un buisson touffu. Alors notre gentilhomme, très scandalisé, s’agenouilla vivement près du buisson et s’écria à l’adresse de l’inconnu :

— Étranger, vous ne devez pas ignorer que chaque objet a son propriétaire. Si vous avez oublié cela, je vous le rappelle.

Et il répétait sans cesse ce propos. L’inconnu qui avait cru d’abord voir en ce gentilhomme le propriétaire des champs, pensa alors que ce n’était pas le propriétaire, car s’il l’eût été, il lui aurait demandé une explication et un dédommagement. Aussi tout en murmurant :

— Qui donc peut être cet homme si curieux qui me dérange ?

Il se releva le plus naturellement du monde et recommença à remplir son sac, tandis que l’autre continuait à répéter sa prière quelque peu ridicule. Le voleur s’en alla très tranquillement, emportant son sac rempli de pommes de terre volées, sans que le propriétaire eût pu l’en empêcher. Alors notre gentilhomme, s’en allant à son tour chez lui murmura tout seul : « C’est un fou ».

Hélas, s’il n’avait été qu’un fou !… Mais l’étranger était un Japonais !


Renfermé jalousement dans une civilisation millénaire dont la base fondamentale était la sagesse et la vertu, le pays du Matin-Calme a connu, au cours de ce dernier siècle, des heures à la fois noires et sanglantes. Plusieurs fois victime de la force brutale de ses voisins pour qui l’honneur et la justice n’étaient que de vains mots, la Corée a compris enfin, mais trop tardivement, la nécessité d’une transformation radicale de laquelle dépend d’ailleurs la vie de ses vingt millions d’habitants. Un énorme mouvement d’émancipation nécessairement révolutionnaire fut donc organisé et dirigé par un jeune intellectuel du nom de Bac Sontcho. C’est justement ce Bac Sontcho, une grande figure sympathique de la Corée nouvelle, que je me propose ici même de présenter au public. Bac Sontcho est un nom sans doute inconnu des Européens, mais c’est incontestablement une lumière cachée à l’Humanité tout entière.


Né d’une famille de riches négociants coréens, il avait été élevé dans une classe d’hommes perpétuellement mécontents. Pour bien faire comprendre ceci, il faut avant tout que j’ajoute un mot sur la hiérarchie sociale de la Corée sous l’ancien régime.

Il y avait trois classes sociales. D’abord la classe kui-joc, qui était la haute aristocratie dirigeante du pays ; ensuite deux éléments intellectuels et laborieux, les lettrés et les agriculteurs, formaient la classe yang-ban ; enfin la classe sang-num, ou vulgaire, comprenait, outre les esclaves, les cordonniers, les bouchers et les palefreniers. Quant aux commerçants, bien qu’ils eussent toutes les qualités nécessaires pour être yang-ban, ils étaient qualifiés de « chercheurs d’intérêt » par une stupide tradition millénaire qui les rangeait dans la classe vulgaire. Et si les principaux éléments de cette classe vulgaire acceptaient sans murmures les conditions de leur existence, réduite à l’esclavage, les commerçants, eux, ne les supportaient que de mauvaise grâce.

Or, dans ce pays où la justice fiscale n’a jamais existé et où, depuis la décadence, la corruption régnait en maîtresse absolue, les fonctionnaires n’étaient que des sangsues de la population inoffensive. Les classes bourgeoises avaient toutes les armes nécessaires pour éviter les impôts. Les charges de l’État venaient écraser la classe inoffensive dite « vulgaire ». Parmi les éléments qui formaient cette classe vulgaire, les commerçants souffraient particulièrement, car si les autres étaient généralement pauvres, eux, les commerçants, ne l’étaient point. Au contraire, ils étaient ceux qui maniaient le plus d’argent à travers tout le pays. Depuis des événements tels que la guerre sino-japonaise suivie de troubles intérieurs, et alors qu’on en prévoyait déjà comme imminente une autre plus terrible (la guerre russo-japonaise), les négociants coréens perdaient leur clientèle étrangère : Chinois, Russes, Japonais. La plupart d’entre eux se voyaient déjà ruinés. Cependant les impôts les écrasaient de plus en plus… Voilà pourquoi l’entourage du jeune Bac Sontcho, dont le père était un grand négociant, était en agitation perpétuelle. Cependant lui, l’unique garçon de quatre enfants, avait été l’objet de la tendresse de toute sa famille. Son père, malheureux d’être un vulgaire commerçant, n’avait qu’une seule consolation : préparer à son fils une carrière d’honneur. Aussi le confia-t-il à un illustre précepteur.

Dès l’âge de sept ans, le jeune Sontcho était déjà très curieux. Un jour, par suite d’une contestation de jeu, il se querella avec sa sœur aînée, Dalsoun, qui avait à peine deux ans de plus que lui. Sa mère survint et la gronda sans aucune explication, tandis qu’elle prodiguait mille caresses au garçon. Attendri par les grosses larmes que sa sœur laissait tomber en silence, il demanda à sa mère pourquoi elle avait grondé Dalsoun qui n’avait point tort, alors que lui il recevait des caresses quand il n’avait pas raison. Sa mère lui répondit en souriant :

— Parce que les grands doivent toujours pardonner aux petits.

— Même quand les petits sont méchants ? demanda encore Sontcho.

— Ah ! quand les petits sont méchants, la maman est toujours là pour les punir.

Il avait l’habitude de jouer dans la rue avec les enfants de yang-ban, surtout le soir, quand ceux-ci sortaient de l’école, que lui, le petit Bac Sontcho, fils d’une famille de sang-num, donc vulgaire, n’avait pas le privilège de fréquenter. Pourtant il était l’objet d’un grand mépris de la part de ses compagnons de jeu. Parfois, on lui défendait brutalement de répondre aux injures ou aux méchants coups que lui donnaient ces petits yang-ban. Alors cette âme innocente, remplie de misère, allait chercher ses parents pour leur dénoncer la lâcheté des écoliers. Une fois, il leur demanda, d’un ton très sérieux :

— Pourquoi y a-t-il tant d’injustices et d’inégalités entre les hommes, alors que l’être humain est le même partout ?…

Ses parents, les larmes aux yeux, lui répondirent d’une voix triste :

— C’est qu’il y a dans ce monde deux catégories d’hommes, à savoir : le yang-ban et le sang-num. Le yang-ban est sacré, par suite inviolable, tandis que le sang-num est vulgaire, on ose tout lui faire, même les affronts les plus injustifiables. Oui, nous sommes les victimes immolées du yang-ban.

À cette réponse, l’enfant s’empressa de demander encore quelle était l’origine de ces deux classes. Comme ses parents ne savaient pas lui répondre, il alla poser la même question à son précepteur qui lui répondit que les hommes naissent égaux et qu’il n’y avait pas une race de yang-ban ni de sang-num. Mais celui qui a assez de sagesse et de vertu d’abord pour comprendre le « Chemin » confuciusien, ensuite pour augmenter la gloire et l’honneur des parents et du Roi, devient yang-ban, et celui qui n’en a pas assez pour l’un et l’autre devient d’office sang-num.

— La possession de la sagesse et de la vertu est-elle un pouvoir prédestiné seulement à certains hommes ? repartit l’élève.

Le précepteur, émerveillé par la curiosité précoce d’un enfant de dix ans, lui répondit que toute la nature humaine est pure et bonne et également capable d’apprendre, et que seuls le milieu et l’éducation pouvaient façonner un homme.

— La nature humaine dans la jeunesse, continua le précepteur, est comparable à l’eau dont la forme peut varier selon le vase dans lequel on la met. Mais il arrive un âge où la nature humaine se forme souvent pour toujours. Sachez que tout dépend de la volonté de l’individu. Par conséquent, cher enfant, ayez une volonté digne de Confucius pendant que votre nature peut se laisser modeler, et soyez grand.

Le jeune Sontcho, après l’avoir remercié, s’en alla l’air très grave.

À quinze ans, son père l’envoya au Japon pour continuer ses études. Un jour, alors qu’il assistait à un cours de géographie avec ses camarades japonais, le professeur expliqua, au milieu de la leçon, la nécessité pour le Japon de coloniser la Corée. Bac Sontcho, dans un brusque mouvement de colère, saisit vivement une chaise et frappa l’indélicat professeur qui hurla au scandale. L’affaire vint devant le conseil de discipline, et Bac Sontcho fût mis à la porte. Après avoir poussé fort en avant ses études, comme ses moyens le lui permettaient, il entreprit un voyage à travers l’Europe et l’Amérique. C’est au cours de ce voyage qu’il conçut et arrêta un vaste plan révolutionnaire pour sauver son pays menacé par la convoitise du Japon. En effet, depuis longtemps déjà le Japon avait ses visées. Il cherchait des terres où déverser le trop-plein d’une population qui s’accroissait avec une extraordinaire et dangereuse rapidité. Depuis longtemps, il convoitait la Corée. Il ne pouvait pas admettre que ce pays riche, faible et peu peuplé, qui dominait la mer du Japon et qui devait faciliter la réalisation de son rêve sur le continent chinois, fût entre d’autres mains que les siennes. Toute son histoire passée depuis les temps légendaires lui faisait d’ailleurs considérer la Corée comme sa proie légitime.


J’ai dit plus haut : « …Surtout depuis la décadence du pays, la corruption régnait en maîtresse absolue… »

Avant d’entrer dans le vif de mon sujet, je voudrais bien tracer en quelques lignes les différentes phases de cette décadence. Ici, tout d’abord, je ne saurais me dispenser d’évoquer — même en un exposé très sommaire — l’influence et le rôle du bouddhisme depuis son introduction en Corée par des Chinois, au VIe siècle (ère chrétienne).

Pendant les quatorze siècles de son existence dans ce pays — siècles qu’on peut diviser en deux grandes périodes : l’une de floraison et de puissance, qui dura de son introduction à la fin de l’époque de la « Corée », c’est-à-dire du début du VIe siècle à la fin du XVe ; l’autre, de décadence et de mépris, qui dura pendant toute la dynastie des Li, c’est-à-dire de la fin du XVe jusqu’au début du XXe — le bouddhisme n’avait pu que rendre, à tous points de vue, d’utiles services à la Corée. En introduisant les arts dans sa civilisation simple et grossière, en idéalisant sa vie primitive, le bouddhisme avait incontestablement dirigé pendant quatorze siècles — qu’on le veuille ou non — la conscience nationale de la Corée.

Depuis son introduction, jusqu’au début de la dynastie des Li, soit pendant un millier d’années, le bouddhisme avait piloté la vie coréenne, matériellement et moralement. De cette façon, la classe dirigeante et intellectuelle de cette époque était toute formée de fidèles du Bouddha. Autrement dit, hormis le bouddhisme, il n’y avait point de lettres ni de connaissances ; hormis les bouddhistes, il n’y avait point de dirigeants ni d’instituteurs. Le bouddhisme avait tenu dans sa main pendant dix siècles le monopole de l’enseignement. Il faut reconnaître que la civilisation artistique de l’époque des Sam-Kouk ou « Trois Nations[1] » et la vie idéale de l’époque de la « Corée », dont s’enorgueillit aujourd’hui l’histoire coréenne, avaient été dues à l’admirable esprit de sacrifice des bouddhistes.

Il faut aussi reconnaître, ainsi que l’histoire nous l’apprend, que les bonzes bouddhistes étaient de bons soldats et de bons généraux. En effet, chaque fois que le pays était menacé par quelques voisins cupides, des bonzes bouddhistes se chargeaient spontanément de les refouler, et y réussissaient toujours. Tout cela ne pouvait que rendre plus solide la situation et le prestige du bouddhisme en Corée. Est-ce à dire qu’il n’y avait pas d’autres religions que le bouddhisme en Corée ? Non, il y en avait deux autres bien plus anciennes que le bouddhisme : l’une, le do-kio, était d’origine nationale, et l’autre, le confucianisme, venait de Chine.

Le do-kio était une sorte de philosophie dont les adeptes menaient une vie d’ascètes ; ceci afin de rester en bonne santé et d’atteindre un âge très avancé. Le confucianisme, s’étant fondé sur des bases purement politiques et littéraires, n’était pas non plus une religion populaire.

Au contraire, le bouddhisme était la religion de tous, depuis la classe dirigeante et intellectuelle jusqu’à la classe ignorante et vulgaire.

Alors comment expliquer la décadence si subitement survenue d’une telle religion, dont la racine était enfoncée depuis mille ans dans l’âme coréenne, lorsque vint le règne de la dynastie Li ? Beaucoup de documents historiques prétendent en trouver la cause dans ce fait qu’à la fin de l’époque de la « Corée », les croyants bouddhistes, entre autres les bonzes, forts de leur prestige et de leur puissance, se livrèrent à l’inconduite et ainsi provoquèrent des mécontentements. Le Conseil d’État d’alors, craignant que ceci ne devînt un jour une cause de trouble social, se serait décidé à exercer une politique d’oppression contre les bouddhistes. Aussi un décret impérial aurait interdit aux bonzes l’accès de toutes les affaires publiques et leur aurait enlevé tous les droits civiques.

Plus tard, quand on les rangea parmi la classe de sang-num, ou vulgaire, avec les esclaves, les bonzes bouddhistes quittèrent le monde pour aller s’enfermer au fond des montagnes.

Or, contrairement à tous ces documents, un certain historien coréen de nos jours ne croit pas que l’inconduite des fidèles ait été la cause de la décadence bouddhiste. Et l’auteur de ce livre partage aussi cette opinion. En effet, l’inconduite de certaine catégorie de bonzes bouddhistes a toujours existé en Corée, même à l’époque la plus florissante du bouddhisme, au temps de Sil-La. Cependant je ne nie pas les conséquences fâcheuses de cette inconduite pour cette religion, mais la principale cause de sa décadence est l’extension du confucianisme, qui n’a jamais cessé de conquérir par sa philosophie, depuis son entrée en Corée, les terrains à la fois politiques et intellectuels. Lorsque, à la fin de l’époque de la « Corée », un fervent sinophile coréen, Bac I-Jung, importa de la Chine la philosophie de Jung-Jou, c’est-à-dire la philosophie de Jung-Hô et de Jou-Hi, qui n’était autre qu’une philosophie raisonnée de Confucius, les cercles intellectuels et surtout politiques de la Corée la reçurent avec enthousiasme. Dès lors les confucianistes menèrent de violentes campagnes contre les bouddhistes, en s’appuyant surtout sur l’inconduite des bonzes, et toute la classe intellectuelle embrassa le confucianisme, soit par conviction, soit surtout par fantaisie. Mais la masse resta toujours bouddhiste. Autrement dit la Corée avait alors une tête confucianiste sur un corps bouddhiste. Et quand vint le règne de la dynastie Li, vers la fin du XVe siècle, le confucianisme gagna le souverain à sa cause. Voilà la naissance d’un immense parti sinophile, sous le caprice duquel se trouvera la Corée pendant plus de quatre cents ans, tandis que le bouddhisme se contentera de son sort au fond des montagnes, acceptant stoïquement des mépris sans égaux.

Les sinophiles poussaient leur admiration pour la Chine jusqu’au fanatisme. Ils voulaient gouverner la Corée à la manière chinoise ; ils en voulaient faire une Chine en miniature. Ils voulaient honorer la Corée d’une suzeraineté chinoise ! Bref, ils voulaient sacrifier la Corée à leur divine Chine. Ils voulaient déshonorer l’histoire sacrée de la vie nationale coréenne ! La Chine d’alors n’était pas sans orgueil ni sans ambition. Elle profita donc de l’occasion pour mettre discrètement la main sur la Corée, qui devenait officieusement sa vassale ! Ce n’est pas tout, la Chine voulait profiter de sa suzeraineté. Chaque année, elle exigea de la Corée, sous toutes sortes d’aimables prétextes, le versement d’une somme importante soit en espèces, soit en nature. La politique intérieure des sinophiles n’était pas moins néfaste. Elle était destructive et vexatoire.

Pliée sous le joug d’un empereur despote, la Corée était alors gouvernée, selon les caprices tyranniques de ses dirigeants, qui confiaient le gouvernement des provinces, si ce n’était à leurs amis, au moins à des sinophiles. Ils ne se souciaient guère du bien-être de la masse populaire. Ils n’étaient point curieux de savoir ce que faisaient leurs subordonnés ! Et la plupart des gouverneurs provinciaux[2], cherchant d’abord à acquitter, à tout prix, le droit de leur gouvernement envers le gouvernement impérial, puis à remplir leurs poches le plus possible, n’étaient en vérité que des sangsues de la masse populaire. Le plus grand méfait de tous ces dirigeants aveuglés par le fanatisme sinophile fut de prendre tout ce qui était d’origine coréenne pour grossier et enfantin ! Aussi méprisèrent-ils les arts et les artistes coréens de toutes sortes. Cette politique a préparé fatalement l’agonie de tous les arts nationaux de la Corée.

En effet, deux siècles après leur avènement au pouvoir, on a perdu le secret de la fameuse céramique de l’époque de la « Corée », les arts de la fonderie et de la construction de l’époque de Sam-Kouk ! Cependant, malgré leur puissance absolue, malgré leur savoir confuciusien, ils n’étaient sûrement pas sans craindre la masse populaire. La preuve en est qu’ils ont voulu à tout prix étouffer son réveil. Par exemple, quand un fils du peuple se distinguait un peu trop, soit par son intelligence, soit par quelque invention, on cherchait à le paralyser au lieu de l’encourager. Cela, sans aucun doute, par crainte d’être surpassé ! Pendant ce temps, la Chine poussait ses exigences de plus en plus loin. Et parfois ces exigences étaient si révoltantes que les sinophiles eux-mêmes en étaient outrés. D’où cette réaction contre la Chine qui réveilla dans tous les milieux sociaux de la Corée le sentiment national…

Comme on peut le deviner, la situation financière était lamentable. La caisse de l’État était vide, non pas que les Coréens fussent pauvres, mais parce que chaque dirigeant n’avait rien fait jusqu’à présent que remplir sa poche… Il fallait de l’argent… On commença à vendre les postes de l’État. Les fonctionnaires, qui avaient acheté leurs postes à prix d’or, voulaient naturellement rentrer dans leurs capitaux, avec autant d’intérêts que possible. Ils vendaient donc à leur tour les postes subordonnés aux plus offrants… Ainsi de suite, on vendait et on achetait jusqu’à la plus petite place de larbin, du moment qu’elle avait un caractère officiel. Et les hommes officiels, au nom de prétendues lois, cherchaient à sucer le sang de cette innocente masse populaire ! Donc pas d’ordre, pas de justice légale… Voilà quelle était la situation de la Corée il y a un demi-siècle.

Pour comble de malheur, il y avait des éléments étrangers qui voulaient exploiter la faiblesse de ce pays. D’abord la Chine qui, après les troubles militaires de Im-O, maintenait ses troupes à Séoul. Et l’ambitieux général chinois, Yen-Shi-Kaï, prétendait s’occuper de la politique intérieure de la Corée. Puis ce fut la Russie… Puis ce fut le Japon qui prétendit lui témoigner ses « sympathies » ! La Corée était perdue !… Et ses lâches dirigeants se rangeaient tantôt du côté de la Chine, tantôt du côté du Japon ou de la Russie, pour sauvegarder leur puissance. D’où, plus tard, la guerre contre la Chine impériale en 1894, et contre la Russie tsariste en 1904, nécessaires au Japon militariste qui avait un non moins grand rêve à réaliser sur la Corée et sur le continent chinois que la Chine et la Russie. Je m’arrête ici pour ne pas m’égarer.


Je disais donc que Bac Sontcho entreprit un voyage d’études à travers l’Europe et l’Amérique.

Au cours de ce voyage, il conçut et arrêta un vaste plan révolutionnaire pour sauver son pays menacé par la convoitise du Japon.

Eh bien…

Lorsque Bac Sontcho rentra de son voyage à travers le monde, on était en pleine guerre russo-japonaise. La Corée, hélas ! n’était déjà plus qu’un pays fantôme, puisque son gouvernail était tenu par le terrible comte Ito. Il n’était que temps de s’attaquer à l’œuvre. Bac Sontcho, attristé d’abord par l’état des choses, mais plein d’un courage intrépide, commença sa campagne révolutionnaire à travers le pays. Les Coréens, d’ailleurs réveillés, mais trop tardivement, depuis une dizaine d’années, par la guerre sino-japonaise de 1894, et par celle-là même qui battait son plein à ce moment, étaient faciles à convaincre par des arguments patriotiques. Il lui fut donc aisé de former une vaste organisation qui bientôt devint la championne de l’Indépendance coréenne.

Cependant il avait commencé à rassembler tous ses anciens camarades de l’Université, car il les savait tous animés d’un esprit révolutionnaire. Parmi ceux-ci, Kim Ockun, Bac Yung-Hio, Seu Kwang-Bum, Seu Jépil, etc., resteront célèbres dans l’histoire de la Corée.

Pour renforcer sa situation, Bac chercha à former une coalition avec une autre organisation redoutable, existant depuis longtemps sous le nom de Tong-Hac-Tang. Cette organisation, bien qu’elle se proposât d’atteindre presque le même but que celle que venait de fonder Bac, était trop conservatrice et même féodale. En effet, le Tong-Hac-Tang, dont la doctrine politique est suffisamment expliquée d’ailleurs par son nom lui-même, était formé exclusivement de mandarins, d’officiers, de fonctionnaires et de lettrés aussi braves que cyniques et corrompus. Ils ne voyaient de salut que dans un retour au passé et aux principes indigènes qui ont fait la Corée antique, tandis que l’autre parti préconisait une profonde réforme d’abord, une révolution ensuite.

Cependant, estimant que la première partie de leur programme était la même que celle du Tong-Hac-Tang, à savoir : « Arracher le gouvernail de la Corée des mains du Japon », et que les enfants n’avaient pas le droit de discuter au chevet d’une mère en danger, les révolutionnaires se décidèrent donc à déployer sans hésitation toute leur éloquence et tout leur savoir pour convaincre ces « vieux Bâtons pourris », qui n’avaient déjà que trop de mépris pour ces jeunes « Girouettes effervescentes », comme ils disaient si bien. Si ces jeunes révolutionnaires voulaient à tout prix se rapprocher du Tong-Hac-Tang qu’ils considéraient comme un obstacle malfaisant, c’est qu’il avait derrière lui, non seulement une force matérielle et une armée secrète prête à tout sacrifier, mais encore la précieuse sympathie de l’immense majorité de ses compatriotes. Cette sympathie était d’ailleurs très compréhensible, étant donné que c’était la seule organisation patriotique existant dans le pays.

Il était difficile de croire à l’aboutissement d’une entente entre ces deux conceptions aussi opposées que possible. Mais grâce à la sage prévoyance ou plutôt à l’habile tactique des révolutionnaires, ils arrivèrent à former un front unique avec le Tong-Hac-Tang.

Lorsque, grâce à leurs innombrables espions, la nouvelle de la vaste conspiration révolutionnaire en Corée parvint aux oreilles des Japonais, une terreur s’empara d’eux. Il y avait évidemment de quoi effrayer le Japon de voir surgir une redoutable conspiration révolutionnaire dans un pays qu’il voulait à tout prix posséder, mais où tout le monde était contre lui et où son salut n’était dû qu’à ses canons. L’étouffer, la réprimer ? Cela lui était matériellement impossible, car on était en pleine guerre russo-japonaise, dont dépendait l’avenir du Japon. Cette guerre, pour lui, était décisive et vitale. Retirer du front russe des forces militaires pour étouffer une révolution coréenne serait commettre une énorme imprudence. La laisser exploser ? Ce serait l’effondrement complet de l’ambition japonaise, la ruine d’une œuvre d’un demi-siècle qui lui avait coûté si cher en vies humaines et en argent.

Qu’allait-on faire ? La consternation régnait dans le monde politique japonais. Une fois de plus, le terrible marquis Ito rendit un signalé service à son pays en trouvant une audacieuse solution pour sortir de cette situation difficile. Ito convoqua chez lui, en toute urgence, quelques chefs révolutionnaires les plus notables, entre autres Kim Ockun, Bac Yunghio, Seu Kwang-Bum, Seu Jepile et enfin Bac Sontcho.

Bien entendu, il ne leur montra point qu’il était au courant de la conspiration. D’abord il les prévint très gravement d’un Péril Blanc qui devait réduire la race jaune à l’état d’esclave. Puis il leur exposa habilement comment les Blancs entendaient dominer le monde et comment ils avaient déjà avalé, entre autres, les Indes et l’Indochine, et comment ils avaient sauvagement extorqué à la Chine une immense concession. Il leur persuada qu’après la Chine ce serait le tour de la Corée et du Japon. En face de ces redoutables ennemis, les Jaunes devaient collaborer étroitement sous un même drapeau et s’entr’aider surtout pour préparer la défense mutuelle.

— Il faut donc que la Corée soit forte, capable de se défendre elle-même, que les Coréens comprennent enfin la nécessité de se réveiller et de s’instruire, prennent une part active à cette tâche vitale.

Pour tout cela, il leur préconisa longuement la nécessité d’une profonde réforme en Corée pour organiser une Corée nouvelle, indépendante et souveraine.

— Vous savez, prêcha-t-il, combien nous, les Japonais, qui avons déjà trop de tâches à remplir, serons heureux, après nous en être assurés, de nous alléger de cette charge de défendre la Corée contre la barbarie européenne.

Le cercle militaire japonais, qui n’a jamais voulu croire au réveil de la conscience nationale de la Corée, continua-t-il, veut toujours son annexion au Japon. Mais rappelez-vous mon énergique veto à ce projet stupide. Stupide, car pourquoi provoquer votre éternelle haine, alors que nous avons besoin plus que jamais de l’amitié de ceux de notre race ? Et puis quoi, on ne bafoue tout de même pas plus de quarante siècles de la noble histoire d’un pays, qui a été autrefois votre bienfaiteur. J’avais foi, en la jeunesse coréenne, je prévoyais déjà une Corée moderne et laborieuse surgie en un jour prochain que j’ai tant souhaité. Enfin impatient de voir paraître cette Corée idéale, j’avais eu plusieurs fois l’intention de vous lancer un appel pressant en ce sens et de vous aider de mon mieux, mais le militarisme qui détenait et qui détient encore le pouvoir chez nous m’en a toujours empêché. Je n’attendais plus qu’une occasion pour entrer en relation avec vous. Cette occasion, la voici ! Aujourd’hui, les militaires sont tous sur les champs de bataille. Ils n’auront pas le loisir de regarder ce que vous faites chez vous. Montrez donc à ces militaires trop orgueilleux que vous aussi, les Coréens, vous êtes capables de tout, et qu’il ne faut pas vous prendre impunément pour des imbéciles.

La guerre russo-japonaise, continua l’infatigable orateur, est pour la Corée une occasion sans égale de se rétablir. Je vous propose donc de la saisir et promptement. Écoutez ou non mon conseil, c’est votre affaire, mais vous devez songer que l’avenir de la Corée en dépend…

Les Coréens, qui l’écoutaient depuis deux heures avec un air visiblement ironique, avaient assez de ces bouffonneries grossières.

— D’accord, l’interrompit brusquement l’un d’eux, mais pour tout cela il faut que le pouvoir soit entre nos mains !

— Mais mille fois oui. Vous le prendrez avec mon appui.

À ces mots, les révolutionnaires furent stupéfaits et se regardèrent entre eux tout interloqués. Ils ne s’attendaient pas à cela de la bouche d’Ito lui-même. Un silence profond régna dans la salle pendant quelques minutes. Enfin Bac Sontcho rompit le silence d’une voix mal assurée et dit :

— Il s’agit ici de la vie d’un pays dont nous avons cru et croyons encore voir en vous un ennemi irréductible. Nous ne pouvons donc pas vous répondre à la légère, malgré le parfait accord entre tout ce que vous dites et nos idées. Laissez-nous donc examiner la chose dans une atmosphère plus libre et nous reviendrons vous trouver d’ici vingt-quatre heures.

— Vous avez raison, s’empressa-t-il de répondre. Je suis sûr que vous reviendrez ici même beaucoup plus tôt que vous ne le croyez pour me serrer la main.

Puis ils se séparèrent.

Quelques heures après, dans un appartement de l’un des chefs du Tong-Hac-Tang, étaient réunis les principaux leaders des deux partis désormais alliés. La déclaration d’Ito que leur répétait Seu Kwang-Bum fut accueillie d’abord par des huées, des injures et des menaces, puis une discussion orageuse s’ensuivit. Tout le monde, sans aucune exception, était convaincu qu’Ito cachait un noir dessein derrière sa bonne mine. Et pourtant tout le monde était d’accord pour approuver le projet d’Ito. Mais était-il sincère ? Voilà la question. Tout le monde répondait négativement. Cependant, Kim Ockun prit la parole :

— Eh bien, oui, cet homme cache son jeu. Il y a sûrement un plan secret d’une importance capitale, quand il nous répondu : « Oui, vous aurez le pouvoir avec mon appui. » A-t-il donc été mis au courant de notre organisation, comme pense notre ami Bac Sontcho ? Et une force suffisante pour l’étouffer lui ayant fait défaut, a-t-il voulu éviter de créer une situation très grave, surtout dans un moment pareil, en nous cédant « momentanément » le pouvoir ? Eh bien, toute hypothèse me semble possible. Mais alors, en cas de refus de notre part qu’arrivera-t-il ? et que ferons-nous ? Ito, qui a sûrement un noir dessein dirigé contre l’intérêt de notre chère patrie, cherchera ailleurs les moyens d’arriver à ses fins. Quant à nous, advienne que pourra, nous allons mettre à exécution notre programme. Est-ce votre idée ou non ? Si oui, je vous demande par quoi nous avons décidé de commencer. Je suppose que nous avons été tous d’accord pour penser qu’il faudrait avant tout nous emparer du pouvoir, sans lequel rien ne nous serait possible. Dans ces conditions, je vous propose de profiter de l’occasion et de déjouer le dessein d’Ito. Acceptons sa proposition et prenons le pouvoir. Quant au reste, nous verrons bien après. Cependant, comme nous devons nous méfier de tout et nous attendre à tout, il faut que nous soyons toujours prêts à répondre à temps au premier signal.

On l’écouta avec beaucoup d’attention, et on décida enfin, après quelques échanges de vue, de suivre le conseil de Kim Ockun. On était sur le point de se rendre chez Ito pour lui annoncer l’acceptation, quand tout à coup Bac Sontcho retint ses amis pour leur donner ses derniers avis. Toujours très prévoyant et prudent, il leur annonça, contrairement à ce qui avait été convenu, qu’il ne serait pas le président du Conseil des ministres. Étant donné les circonstances imprévues, il estimait, en restant en dehors de la combinaison ministérielle, qu’il travaillerait mieux. Malgré quelques protestations et les regrets formulés par ses amis, il leur fit approuver ses arguments. Kim Ockun ayant accepté la présidence, on se rendit sur-le-champ chez Ito.


Ito, qui était un diplomate prodigieusement habile et qui connaissait parfaitement l’âme coréenne, venait d’offrir aux Coréens, qui avaient eu héréditairement l’horreur de la guerre, le moyen de s’emparer du pouvoir sans sacrifice de vies humaines auquel ils s’étaient décidés à recourir. Il savait donc qu’ils reviendraient. Cependant il n’était pas sans s’inquiéter de la situation générale.

L’exaspération des Coréens provoquée par l’ingérence des étrangers sur leur territoire et rendue impuissante jusqu’à présent par les baïonnettes japonaises, se ranimait maintenant à vue d’œil. Il lui semblait que le moindre choc pourrait provoquer une révolte coréenne.

Cependant, il y avait autre chose qui lui inspirait beaucoup plus de crainte, c’était la guerre russo-japonaise. Doutait-il de la victoire ? Non, il était absolument sûr que le Japon en sortirait victorieux, mais il ne savait pas quand. Surtout il craignait que la guerre ne traînât trop longtemps et qu’elle ne se terminât pas dans les deux mois. Car s’il avait décidé de laisser les Coréens gouverner à leur guise, essayant seulement de faire traîner les choses aussi longtemps que possible, c’est qu’il prévoyait à peu près la fin de la guerre avant deux mois, ce qui lui permettrait de revenir facilement à la situation normale. Mais si par malheur la guerre se prolongeait au delà de deux mois, c’est-à-dire le temps nécessaire aux Coréens pour bouleverser l’administration actuelle et réaliser certaines réformes sans qu’Ito ait pu les en empêcher, ce serait non seulement mettre en danger le sort des Japonais en Corée mais encore compromettre le rétablissement de la situation normale, même après la victoire. Cependant, il ne pouvait pas faire autrement, car tout serait préférable à laisser éclater une redoutable révolution où le Japon trouverait à coup sûr une sanglante défaite. Il était plongé dans un flot de pensées, qui lui rongeaient les nerfs, lorsqu’on lui annonça l’arrivée de Kim Ockun. Alors, sursautant de son fauteuil, il fit un tour de force sur lui-même pour ne pas montrer ses inquiétudes.

Kim Ockun ayant fait son apparition dans la salle, il lui serra cordialement la main en criant :

— Et alors ?…

— Et alors, nous acceptons sans aucune réserve, lui répondit-il d’un ton ferme. Qu’avez-vous maintenant à nous proposer pour chasser du pouvoir vos créatures ?

— Eh bien, rien ne sera plus simple. Envoyez-leur un ultimatum en des termes énergiques. De mon côté, je leur notifierai tout à l’heure que désormais mon appui ne leur sera pas acquis. Cela suffira pour qu’ils vous cèdent les places sans vous faire attendre. Ceci dit, il ne vous reste plus qu’à vous mettre tous au travail pour cette Corée idéale que nous avons rêvée depuis si longtemps. Mais retenez surtout ceci : aller vite, cela ne signifie rien, il faut aller lentement, mais d’un pas sûr et ferme. Quant à moi, je resterai en retraite, observant strictement la neutralité. Je me bornerai à vous dire mon avis, si vous me le demandez. Comprenez ! Je ne peux pas prendre ouvertement une part active dans votre œuvre…

Kim Ockun était trop impatient pour écouter des discours.

— Alors, donnez-moi de quoi écrire, lui dit-il.

Et aussitôt il prit, sans se gêner, quelques feuilles et enveloppes sans que Ito ait pu avoir le temps de les lui passer. Sous les regards presque intimidés d’Ito, Kim Ockun se mit à écrire rapidement sur une grande feuille blanche quelques mots très simples en gros caractères. Après les avoir relus, il apposa sa signature.

Voici d’ailleurs le texte :

À Li Wan-Long,

Au nom du peuple coréen tout entier, je vous somme de vous retirer du pouvoir avec tous vos hommes. Je vous donne douze heures pour me répondre.

(Signé) : Kim Ockun.


Cette fois-ci, Ito était visiblement intimidé par les gestes à la fois vifs et volontaires de Kim Ockun. Cependant il lui fit remarquer qu’étant donné l’existence d’un empereur en Córée, qu’il fallait respecter, la phrase : Au nom du peuple coréen tout entier n’était pas très convenable. Kim Ockun lui répondit sèchement qu’il n’agissait point au nom de l’empereur mais au nom du peuple coréen. Tout en scandant ces mots, il cacheta l’enveloppe. Il chargea de la lettre un de ses amis qui l’accompagnait, afin de la remettre sans délai à son destinataire. Ito, dominant son émotion et ga colère en face d’un homme intrépidement volontaire, essaya de le retenir encore quelques instants, mais Kim Ockun, se levant brusquement, lui tendit la main. Puis il sortit sans dire mot.


On sait que, depuis une quarantaine d’années, le Japon, profitant de la faiblesse de la Corée, l’avait occupée militairement sous prétexte de protéger d’abord sa légation à Séoul puis ses nationaux en Corée et enfin la Corée elle-même, bien qu’elle n’en eût pas besoin. Dès ce moment, les canons japonais prétendirent imposer à la Corée la volonté du Mikado.

L’empereur de la Corée n’était pas disposé à obéir au Japon. Celui-ci le déposa alors par la force et le remplaça par son fils, infirme, idiot, absolument incapable juridiquement et politiquement de représenter tout un peuple. Le gouvernement ayant démissionné par suite de la destitution de l’Empereur, les Japonais donnèrent le pouvoir imaginaire à leurs créatures — imaginaire, car le pouvoir réel était entre les mains du Japon. C’est ainsi que Li Wan-Long, le valet japonais, forma le gouvernement. Depuis lors, l’Empereur et les ministres n’étaient que des pantins dont les ficelles étaient tenues par Ito.

Qu’est-ce que ce Li-Wan-Long, que les Coréens ne nomment jamais sans une épithète péjorative ?

Les Japonais, qui cherchaient depuis longtemps un « homme » coréen, trouvèrent enfin, en la personne de ce Li Wan-Long, alors groom de la présidence du Conseil de la Corée, « l’homme qu’il faut ». Il était en effet tout indiqué pour jouer le rôle que lui réservait les Japonais : d’abord par sa fonction de groom à la présidence du Conseil, ensuite et surtout par son amour de la fortune pour laquelle il était capable de tout, par sa bassesse et sa crédulité, enfin par son ambition chimérique elle-même.

Les Japonais, psychologues et rusés, après avoir longtemps observé tous ces caractères particuliers de Li Wan-Long, décidèrent de lui proposer une grave affaire, car ils étaient absolument sûrs de réussir, grâce à beaucoup d’argent et à de belles promesses. Li Wan-Long reçut donc une nuit chez lui la visite d’un Japonais. Celui-ci lui tendit, sans aucune explication, une énorme bourse et une lettre. Li Wan-Long, après l’avoir lue et relue, regarda tout rêveur le visiteur imprévu, qui lui dit tout bas à l’oreille :

— Ce n’est pas tout. Il y a encore mieux que ça. Vous me suivez, n’est-ce pas ?

Mais comme Li Wan-Long persistait dans son attitude rêveuse, il l’entraîna vers la porte par le bras ; puis ils sortirent ensemble.

Quand Li Wan-Long fit son entrée dans une salle du consulat du Japon, accompagné toujours de son visiteur nocturne, quelques Japonais le reçurent très cordialement. Et aussitôt on s’engagea dans une conversation amicale.

Pendant près d’une heure, trois ou quatre Japonais prirent tour à tour la parole, tandis que Li Wan-Long ne faisait qu’écouter d’un air impatient. Les Japonais ayant comblé ce dernier de tout ce qu’il cherchait le plus au monde, à savoir la fortune et la puissance, même au prix de gestes criminels, Li Wan-Long jura enfin de se faire l’espion du Japon. Et il promit même de livrer tous les documents importants. Dès lors il donna la preuve de sa fidélité à sa parole par son activité extraordinaire. Il servit même si bien les Japonais qu’ils le prirent pour un homme de haute intelligence. Aussi lui donnèrent-ils, d’ailleurs en exécution de leur promesse, la présidence du Conseil, fût-elle fantôme, lorsqu’ils se furent emparés du gouvernement de la Corée.

Voilà bien un homme qui a réussi à avoir, avant de mourir, tout ce qu’il désirait au monde. Il ne mourra donc pas de regret ! C’est possible, mais ce n’est sûrement pas pour cela qu’il sera heureux, non, je ne le crois pas. Car s’il avait pour se protéger une forêt de baïonnettes derrière lui, il avait aussi contre lui la haine de vingt millions d’âmes coréennes.

Figurez-vous donc quel coup de foudre cela fut pour lui, quand il reçut presque simultanément l’ultimatum de Kim Ockun et la notification d’Ito. Pris de peur, il fut l’objet d’une terrible hallucination. Il voyait déjà avancer vers lui un flot de foule, les armes à la main. Il voyait déjà l’échafaud tout dressé qui n’attendait plus que son arrivée ! Il croyait entendre s’élever de partout des cris de menace. Bref, il se croyait perdu, quand il se décida à aller implorer protection au consulat du Japon.


La nouvelle de la prise du pouvoir par Kim Ockun souleva partout en Corée un enthousiasme tel qu’on pleurait de joie. D’imposantes manifestations de sympathie eurent lieu pour le nouveau gouvernement, exhortant la population au patriotisme ; beaucoup voulaient sacrifier spontanément une bonne partie de leur fortune pour venir en aide au pays.

Le gouvernement, de son côté, ne perdait point de temps. Dès son arrivée au pouvoir, il déploya tout son effort pour réaliser deux réformes capitales, celles de l’Instruction Publique et de la Défense Nationale.

Les difficultés, on les avait toutes prévues, mais jamais de pareilles. Malgré les innombrables offres de services volontaires et les sacrifices spontanés de la classe riche, les difficultés financières restaient quasi insurmontables. C’est ce qui explique d’ailleurs la lenteur des affaires qui mettait les dirigeants parfois au désespoir. Et pourtant tout marchait à merveille.

Les Japonais, effrayés d’abord par les manifestations de sympathie un peu trop vives en l’honneur du nouveau gouvernement, et dont la tendance était nettement antijaponaise, s’émerveillèrent ensuite de l’intelligence et de la prudence des jeunes dirigeants dont l’ardeur au travail encourageait leurs compatriotes à les imiter. En un mot, le pays tout entier était au travail avec joie. Les petits écoliers eux-mêmes comprirent que leur devoir envers le pays était de bien obéir à leurs maîtres et à leurs parents.

L’œuvre accomplie par les Coréens en deux mois était immense. À mesure que cette œuvre avançait, la situation des Japonais en Corée devenait insupportable. Et seule la fin de la guerre leur aurait permis de rétablir les choses, avant que les Coréens ne fussent complètement installés. Mais cette date prévue, et surtout souhaitée, pour la fin de la guerre était déjà passée. Cependant la bataille faisait toujours rage dans la Mandchourie. Évidemment, la situation pour le Japon était intolérable. Il croyait déjà tout perdu, même après la victoire sur la Russie.

Les journaux de Tokio, quelque peu légers, accusaient ouvertement Ito d’avoir commis une grave imprudence dont la conséquence entraînerait le Japon dans le malheur. Mais Ito gardait toujours le silence. Bac Sontcho, qu’on s’en souvienne, après avoir renoncé volontairement à la présidence du Conseil, contribuait silencieusement à l’œuvre gouvernementale. D’ailleurs, les ministres ne faisaient rien sans lui demander son avis.

Il parcourait le pays pour se rendre compte, en personne, des choses, et indiquait aux ministres ce qu’il fallait faire tout de suite.

Quand il sut le dessein d’Ito démasqué par les journaux japonais, Bac Sontcho comprit la nécessité d’une prompte préparation militaire en vue d’une défense éventuelle.

L’inquiétude, cependant, grandissait de plus en plus au Japon. L’opinion publique, excitée par la situation créée, accusait Ito d’avoir trahi la cause du Mikado, quand tout à coup on annonça la cessation des hostilités le 9 juin 1905, c’est-à-dire deux ou trois jours plus tard que la date prévue par Ito. Cependant, le Japon ne pouvait pas retirer son armée du front avant d’avoir les garanties nécessaires. Au contraire, il renforçait ses positions sur tous les points stratégiques. Cela avait pour but d’obliger les Russes à négocier la paix le plus tôt possible. D’autre part, ayant besoin d’une énergique action militaire en Corée, le Japon sollicita du Président Roosevelt sa médiation pour la paix.

D’ailleurs, ce n’était qu’à Roosevelt que le Japon pouvait demander cette médiation. Étant donné les visées de l’Amérique sur la Chine et ses intérêts en Extrême-Orient, qui étaient menacés par les Russes, l’Amérique ne pouvait que souhaiter la guerre russo-japonaise. Aussi, après avoir encouragé le Japon à déclarer la guerre à la Russie, Roosevelt l’aida dans une large mesure, matériellement et moralement.

À la cessation des hostilités, les deux partis belligérants, aussi fatigués l’un que l’autre, n’aspiraient plus qu’à la paix. Et pourtant on hésitait à entrer en négociations pour des raisons diverses, tout en sentant la nécessité de la médiation d’une tierce puissance.

À la sollicitation pressante du Japon, l’Amérique, qui ne demandait pas mieux, se posa comme médiatrice de la paix. Enfin quand le 10 août 1905 cette négociation fut engagée entre la Russie et le Japon, ce dernier s’empressa d’envoyer en Corée d’importantes forces militaires.

D’autre part la marine japonaise donna à tous ses navires de guerre l’ordre de jalonner le littoral coréen, afin d’agir de concert avec l’armée de terre.

Bac Sontcho, qui depuis la proposition d’Ito avait deviné tout le jeu du Japon s’efforça d’organiser la défense nationale. Malheureusement faute d’argent et surtout dans l’impossibilité de se procurer des armes, tous ses efforts restèrent infructueux. Cependant il réussit à constituer une armée de défense sur la frontière sino-coréenne. C’est de cette armée que les Japonais, venant de Moukden, rencontrèrent une résistance féroce. Étant donné la trop grande supériorité numérique des soldats japonais et l’imparfait équipement de l’armée coréenne, cette dernière dut battre en retraite.

Tout en faisant, sur tout leur chemin, un carnage indescriptible, les Japonais s’approchèrent peu à peu de la capitale coréenne, tandis que leurs diplomates cherchaient à avaler la Corée dans la négociation engagée avec la Russie. À mesure que cette négociation s’avançait vers un accord commun, les Japonais retirèrent peu à peu tous leurs soldats de la Mandchourie pour les envoyer en Corée ce qui leur permit de réprimer sauvagement le peuple coréen justement révolté.

Enfin, le 5 septembre 1905, quand on annonça la signature du traité de Portsmouth qui reconnaissait la suzeraineté du Japon sur la Corée, deux membres du gouvernement se suicidèrent plutôt que d’accepter cette humiliation : l’un en se tranchant la gorge, l’autre en se jetant du haut d’un escalier.

La situation devint extrêmement critique ; Bac Sontcho prit lui-même la direction du pouvoir, ayant un caractère dictatorial-révolutionnaire. Il était assisté de tous ses amis comme ministres.

Au début de novembre 1905, le marquis Ito, en qualité d’envoyé extraordinaire de l’empereur du Japon, présenta au gouvernement coréen une série de demandes rédigées sous forme de traité. Ces demandes exigeaient de la Corée qu’elle abdiquât son indépendance en tant que nation, et qu’elle livrât aux Japonais le contrôle de son administration intérieure. Bac Sontcho et ses amis ministres furent épouvantés, mais ils maintinrent avec fermeté leur refus d’accéder aux demandes.

Après des heures d’argumentation de la part de l’envoyé japonais pour leur persuader de signer le traité, afin d’assurer la « paix en l’Orient », Bac Sontcho dit :

— L’acceptation de vos propositions signifierait la ruine pour mon pays ; c’est pourquoi j’aimerais mieux mourir que d’y céder.

Les ministres, également, à la requête des Japonais, tinrent sur-le-champ un Conseil de Cabinet au palais, en présence de Bac Sontcho. Ce fut dans l’après-midi du 17 novembre 1905. Pendant tout cet après-midi, l’armée japonaise avait organisé un grand déploiement de force militaire autour du palais. Toutes les troupes japonaises de la région défilaient depuis plusieurs jours à travers les rues et les grandes places en face du palais. Les hommes portaient leurs fusils de campagne et étaient armée jusqu’aux dents. Ils firent des marches, des contremarches, des assauts, des attaques simulées, occupèrent les portes, placèrent leurs canons en position, et firent tout ce qu’ils purent pour démontrer aux Coréens qu’ils étaient en mesure d’imposer par la force leurs exigences.

Toute cette mise en scène prenait pour Bac Sontcho et pour ses amis ministres eux-mêmes une signification sinistre et terrible. Ils ne pouvaient oublier la nuit de l’année 1895 où les soldats japonais avaient paradé autour d’un palais, et où les pires spadassins d’entre eux s’étaient frayés un chemin à l’intérieur et avaient assassiné la reine. Le Japon l’avait déjà fait une fois ; pourquoi ne recommencerait-il pas ? Pas un de ceux qui résistaient à la volonté de Daï-Nippon qui ne vécût l’épée sur sa tête, et qui cent fois, ce jour-là, n’entendît en imagination le fracas des obus japonais.

Ce soir-là, des soldats japonais, baïonnette au canon, entrèrent dans la cour du palais et restèrent près de l’appartement de Bac Sontcho. Peu de temps après, le marquis Ito en personne arriva alors, accompagné du général Haségawa, commandant de l’armée japonaise en Corée. Et une nouvelle attaque fut entreprise contre les ministres. Ito demanda une audience au président Bac Sontcho, qui refusa de la lui accorder, disant qu’il souffrait d’un grand mal de gorge. Ito pénétra alors jusqu’auprès de Bac Sontcho, qui était en conférence avec ses amis ministres, et lui réclama une audience personnelle.

— Conférez avec moi et tranchons le débat ! Entendez-vous avec nous et soyez riches, cria le cynique Ito, ou bien résistez et vous périrez.

Une nouvelle conférence fut ouverte. La présence des soldats, les éclairs des baïonnettes au dehors, les commandements brefs qu’on entendait à travers les fenêtres du palais n’étaient pas sans effet. Bac Sontcho et ses amis ministres avaient lutté plusieurs jours. Ils avaient lutté seuls.

Aucun représentant étranger ne leur avait offert aide ou conseil. Ils ne voyaient en face d’eux que soumission ou destruction. Aux premières heures du matin, on pressa le ministre des Affaires étrangères de livrer le sceau d’État, afin de signer un traité. Mais le Garde du Sceau, ayant reçu de Bac Sontcho l’ordre de ne livrer le sceau sous aucun prétexte, refusa de l’apporter. Il fallut que les Japonais envoyassent des messagers spéciaux pour le lui arracher par la force.

On voyait bien que tout était fini. Bac Sontcho, exaspéré, cria en sanglotant à l’adresse de ses amis :

— Est-ce la peine, pour aucun d’entre nous, de vivre plus longtemps ? Nos hommes sont devenus les esclaves d’autres hommes, et l’esprit d’une nation qui fut indépendante pendant plus de quatre mille ans, depuis les jours de Tan-Kun et de Ki-Ja, a péri en une seule nuit. Hélas ! Ô mes compatriotes, hélas !

Les Japonais, après avoir eu vite raison, grâce à leurs baïonnettes, de la révolution coréenne, crurent nécessaire de faire une horrible démonstration aux yeux des Coréens. Ainsi, ils massacrèrent en masse tous ceux qui avaient pris une part active à la révolution. Quelques membres du Gouvernement, ayant pu échapper à la mort, s’enfuirent à l’étranger ; malheureusement, l’un des plus illustres chefs, le président Kim Ockun, poursuivi jusqu’en Chine, fut assassiné à Shang-Haï.

Cependant, n’ayant pu rassasier leur colère, les Japonais réclamèrent avidement le sang de Bac Sontcho, l’âme incontestée de la révolution coréenne. Malgré les recherches qu’ils entreprirent à travers toute la Corée et malgré qu’ils eussent mis sa tête à prix, celui-ci resta introuvable. Pourtant les Japonais tenaient absolument à suivre ses traces, comprenant bien la prodigieuse intelligence et l’intrépide volonté de Bac Sontcho. Ils craignaient que quelques nouveaux soulèvements ne se préparassent dans quelque lieu. Aussi redoublèrent-ils leur vigilance, aussi bien dans le pays qu’à l’étranger. Qu’était-il donc devenu ? Avait-il trouvé la mort lors du massacre coréen ? C’est ce qu’on croyait généralement. Ou alors avait-il pu s’enfuir à l’étranger ? comme on le souhaitait ardemment en Corée.

Bac Sontcho n’était point mort. Voici ce qui se passa : Dès le début de l’événement, il avait compris, d’ailleurs comme tous ses amis, qu’étant donnée la victoire prématurée du Japon sur la Russie, les affaires iraient très mal. Lorsqu’on annonça la brutale nouvelle que l’armée coréenne de la frontière venait de subir une défaite sanglante et que l’armée japonaise, laissant sur tout son passage un affreux carnage, forçait la marche vers la capitale coréenne, Bac Sontcho était en conférence avec ses amis à Séoul, capitale de la Corée. Cette conférence avait d’ailleurs pour objet de déterminer l’attitude du Gouvernement.

Ils savaient bien que la mort les attendait. Les uns prétendaient recevoir dignement le trépas à leur poste et le garder jusqu’au dernier moment. D’autres, au contraire, tout en trouvant qu’agir jusqu’au dernier moment était évidemment une chose nécessaire, prétendaient que chacun, au dernier moment, doit faire tout son possible pour épargner sa vie, afin de continuer l’œuvre, même à l’étranger. Après une courte mais vive discussion, on sortit de la salle de conférence.

Déjà la détonation et la fumée des canons dominaient le ciel, et les projectiles meurtriers pleuvaient partout sur la ville. Depuis ce jour, Bac Sontcho n’avait pas revu ses amis. Quant à lui, se voyant comme un poisson pris dans un filet, il se résignait à la mort. Cependant il ne voulait pas mourir sans avoir tout risqué. Aussi, après s’être habillé en soldat japonais, il chercha à sortir de la ville. Malheureusement, un projectile le frappa juste au moment où il voulait franchir la porte de la fortification. Il tomba donc sans connaissance.


Au milieu d’un beau matin, Bac Sontcho se réveilla. Quel fut son étonnement lorsqu’il se trouva dans un lit confortable. En vain il s’efforça de se rappeler les événements. Cependant, l’aspect du baraquement — car c’en était un — lui laissait à réfléchir. Un baraquement sans doute construit en toute hâte, mais très coquettement arrangé de telle sorte qu’on avait l’impression d’être dans un petit jardin ensoleillé. Ce n’est qu’en voulant jeter un regard autour de lui qu’il sentit une cruelle douleur aux cuisses et qu’il constata qu’elles étaient toutes bandées.

Pourtant il parvint à s’apercevoir qu’une vingtaine de lits disposés parallèlement le long de deux côtés de la salle étaient tous occupés par des blessés et que trois infirmiers coiffés de casques militaires japonais se promenaient silencieusement au milieu de la salle.

Son voisin de droite, un gros bonhomme blessé sans doute au bras, ronflait bruyamment dans un sommeil profond et au-dessus de sa tête il y avait une carte collée au mur où on pouvait lire ceci :

Nom : Hiroshima Kinjiro.

Numéro matricule : no 48.

Division : 41e régiment II.

Date d’entrée : 8-9-1905.

Il constata en même temps que tous les blessés avaient au-dessus de leurs têtes des cartes identiques. À ce moment, un frisson passa sur son front. Encore tout tremblotant, il regarda au-dessus de sa tête pour voir s’il en avait une lui aussi. Sauf erreur, il a trouvé la sienne où il a pu lire ceci :

Nom : O’Mori Akida.

Numéro matricule : no 175.

Division : 41e régiment II.

Date d’entrée : 8-9-1905.

Il était tout trempé de sueur quand il eut fini de la relire pour la troisième fois. En vain pendant des heures il chercha à comprendre ce que pouvait signifier cette inscription. Impatient et nerveux, il regarda de nouveau sa carte, dont il relut pour la millième fois le texte énigmatique. Soudain le numéro matricule « 175 » éclaira l’horizon de sa pensée. En effet, quand il s’était procuré tout à fait par hasard un uniforme militaire d’un cadavre de soldat japonais tombé dans un fossé, il avait remarqué sur le col le numéro matricule, les chiffres « 175 ». Cette « lumière » l’ayant éclairé, il se voyait, cette fois, non pas pris dans le filet japonais mais accroché à l’hameçon. Cependant, tant qu’il aurait la vie il ne se laisserait pas mourir sans tout tenter.

Mais que faire pour se décrocher de cet hameçon ? Comment quitter cette baraque trop sévèrement gardée ? L’état de sa blessure lui permettra-t-il de tenter quelque risque ?…

Voilà dans quelle hésitation il était noyé lorsqu’un infirmier s’approcha de lui et dit :

— Qu’avez-vous donc pour être si agité ? Est-ce le pansement qui vous fait mal ? Mais, mon ami, restez tranquille, vous êtes le plus heureux de tous ; vous n’avez qu’une simple égratignure à côté de tous ceux qui sont ici. Vous rejoindrez votre poste d’ici deux jours. Allons, soyons sérieux !

Il dit tout cela d’un ton à la fois tout à fait amical et grondeur. Mais Bac Sont-cho, les yeux fermés, faisait semblant de ne rien entendre. Et pourtant, il aurait bien voulu lui demander à boire ; mais il n’osa pas, de peur de divulguer son secret, car, bien qu’il comprît assez bien la langue japonaise, il s’exprimait très mal.

Quand l’infirmier se fut éloigné, il se replongea dans sa méditation tout en se demandant d’abord dans quel coin de campagne pouvait se trouver ce baraquement, car c’était bien quelque campagne, étant donné la tranquillité et la fraîcheur de l’air mêlée au parfum des herbes sauvages.

Il voulait donc à tout prix savoir quelle était cette campagne inconnue. Aussi, avec toutes les peines du monde, il parvint à regarder par la fenêtre les alentours de la baraque. Et il reconnut enfin le pays. C’était la pittoresque vallée de Sondo dans le département de Kunki, située à une centaine de kilomètres au nord de Séoul. Il la connaissait parfaitement pour y avoir passé plusieurs fois.

Que faire maintenant pour sortir de cette situation ? Rester dans cette baraque ne ferait que hâter son trépas. Il voyait bien l’impossibilité de garder longtemps son secret, et même dans quelques instants l’irréparable pouvait se produire. Il ne lui restait qu’une seule issue : s’enfuir le plus tôt possible.

La journée s’écoula sans qu’il y eût rien de changé. Déjà la nuit était bien avancée. Tout le monde dormait, et les infirmiers eux-mêmes, assis sur des chaises, ronflaient d’un sommeil profond. Seul Bac Sontcho, rongé par l’incertitude de sa situation, ne pouvait pas s’endormir. Il attendait dans cette nuit décisive un moment opportun pour tenter son ultime projet. Et ce moment opportun il le crut arrivé, car, sous l’empire du sommeil, on ronflait éperdument autour de lui. Il allait donc le saisir, mais un obstacle imprévu surgit tout à coup deux sentinelles faisaient continuellement le tour du baraquement en sens contraire. Et toutes les cinq minutes elles se rencontraient auprès d’un poteau téléphonique à côté de la porte d’entrée.

Les fenêtres n’étaient pas bien hautes, il pourrait facilement en sortir, à défaut de la porte. Mais pouvait-il échapper à la vue des sentinelles ? Autrement dit, pouvait-il, lui blessé, exécuter un saut et quelques cents mètres, tout cela sans aucun bruit, en moins de deux ou trois minutes ? C’est ce qu’il allait essayer… Il savait qu’en échouant il ne perdait absolument rien…

Comment expliquer la réussite de sa tentative ? Il ne le savait pas lui-même. Il croyait toujours qu’elle avait été due à un miracle. Après avoir marché à quatre pattes, car il ne pouvait pas se tenir debout, pendant plus de trois heures, à travers les plus dures forêts, il arriva enfin dans le village de Kaisung où il avait un ancien ami d’école. C’était vers cinq heures du matin. On ne rencontrait guère dans les rues que quelques paysans se rendant aux champs ou quelques bergers conduisant leur bétail dans les prairies. L’étrange présence matinale d’un misérable Japonais vêtu d’un simple kimono sans manche ni ceinture intrigua les paysans.

Les uns prétendaient que c’était un espion japonais venu en reconnaissance pour s’emparer des biens des paysans, comme ils avaient l’habitude de faire. D’autres prétendaient que c’était un de ces soldats japonais, blessés de la guerre, qui venaient souvent mendier à la campagne. Étant donné l’état pitoyable de l’homme, cette dernière hypothèse semblait vraisemblable. Pendant qu’on discutait ainsi, le mystérieux homme disparut tout à coup au seuil d’une maison.

Arrivé chez son ami, Bac Sontcho demanda d’abord à le voir. Mais le domestique, à la fois effrayé et furieux de voir ce misérable entré à l’improviste, s’apprêta à lui répondre par un coup de bâton. Indiqué par le geste brutal du domestique, Bac lui ordonna d’abord de quitter le bâton, puis lui dit :

— Il n’est pas de coutume dans la Corée de maltraiter les hôtes qui sont traditionnellement sacrés. Même si j’étais un Japonais, vous ne devez pas me répondre à coup de bâton, car nous n’avons pas le droit d’attaquer les ennemis sans défense. C’est pour votre maître, pour lui rendre un grand service, que je demande à le voir. Allez donc vite lui annoncer que quelqu’un voudrait lui parler sans délai.

À peine eut-il terminé son ordre qu’il aperçut son ami qui le regardait de loin d’un air méfiant. Puis en s’approchant de lui :

— Je ne vous connais point, dit-il d’un ton sec. Qui êtes-vous et que voulez-vous de moi ?

L’homme lui répondit à l’oreille qu’il était Bac Sontcho. Alors, le reconnaissant tout de suite, tout confus, il s’empressa de le conduire dans l’intérieur.


Pendant plus de deux mois, malgré toutes les commodités qui lui étaient renouvelées quotidiennement, il dut souffrir de cette existence cachée.

Enfin, grâce aux mille soins attentifs de son ami, la santé de Bac Sont-cho fut rétablie complètement. À partir de ce jour, comme un oiseau en cage, il fut repris par le désir irrésistible de la liberté et de l’action. En faisant tout son possible pour le retenir encore quelque temps, son ami lui fit comprendre que d’innombrables détectives sillonnaient le pays en tous sens et que les gardes faisaient la chaîne sur toutes les frontières. Mais ne voulant rien écouter, il prépara en toute hâte son départ.

Après s’être déguisé en un vieux mercier ambulant, comme il y en avait dans le pays, il gagna, en deux mois, tout en marchant d’un village à l’autre, la frontière du nord-est, où la vie était extrêmement curieuse, par le fait même que la Corée touche là en même temps à la Chine et au seul point du territoire russe Wladiwostock. La vigilance des gardes japonais était, bien entendu, extrême. Mais l’affluence cosmopolite de la ville et l’intensité d’échanges du commerce international pourraient lui faciliter une existence clandestine. Il en profita pour organiser sa seconde évasion. D’abord, Bac Sontcho acheta à prix d’or des haillons d’un coolie chinois, dont il s’habilla quand la nuit fut venue. Puis, après avoir jeté son panier de mercier sous un pont, il se dirigea tout droit vers la barrière de la frontière, là même où les innombrables coolies porteurs chinois attendaient tous les jours les marchandises à transporter.

Le matin arriva sans que Bac Sont-cho eût pu dormir un peu sous quelque devanture de boutique. Déjà les coolies interpellaient poliment les voyageurs pour se charger de leurs bagages ou de leurs marchandises. Bac Sontcho fit naturellement de même pour pouvoir passer le plus tôt possible la frontière. Tout à coup, un gros bonhomme, élégamment habillé à l’européenne, l’appela par un « Eh ! » à la fois bruyant et hautain. Il s’en approcha donc. Celui-ci lui confia sa valise en lui faisant signe d’aller vers la terre chinoise. Mais à peine eut-il pris la valise qu’il reconnut un Japonais ! II marchait néanmoins devant le bonhomme, ne sortant de sa torpeur que lorsqu’un douanier lui cria à la frontière :

— Hep !… là-bas ! Où vas-tu donc comme cela ? Ne connais-tu donc pas les règles ? Serais-tu un bleu ? Mais qu’est-ce que c’est que ces façons-là ? Veux-tu qu’on te prive de papiers ?…

Et déjà les flot d’injures s’abattaient sur lui, lorsque le voyageur, arrivant à son tour devant le bureau de la douane, dit avec un sourire ironique au douanier irrité :

— Oh ! les pauvres coolies chinois ! Ils sont tous si bêtes ! Soyez indulgent, cher monsieur, pour ce pauvre ignorant. Heureusement que nous savons que les coolies chinois ne valent pas mieux que les bêtes de somme.

En se tournant vers le coolie :

— Viens par ici et pose la valise sur la table !

Et déjà le gros bonhomme était sur le point d’ouvrir sa valise lorsque le douanier, ou plus exactement le soldat japonais garde-frontière, lui demanda courtoisement s’il avait quelque chose à déclarer. Sur sa réponse négative, le douanier lui dit toujours très poliment qu’il pouvait partir. Le coolie remit la valise sur son dos, quitta le bureau de la douane et suivit le bonhomme. Il arriva enfin dans une ville chinoise où le voyageur le quitta. Il se sentit sortir de l’enfer et il pouvait enfin respirer, pour la première fois depuis cinq mois, à pleins poumons. Cependant il n’était rassuré qu’à demi, car l’influence japonaise en Mandchourie était déjà telle qu’on y trouvait partout des Japonais.

Son but était de gagner le plus tôt possible Pékin où il avait de hautes relations et où il serait sûrement à l’abri et hors de tout danger. Il se proposa donc de l’atteindre par petites étapes. Pendant quatre mois que dura son trajet jusqu’à Pékin, la plupart du temps à pied, quelles misères n’a-t-il pas goûtées et quels périls n’a-t-il pas encore risqués ? Si la vie humaine est dure, l’homme est encore plus résistant. La preuve en est que Bac Sontcho lui-même put enfin atteindre Pékin. Là il fut reçu avec enthousiasme par ses jeunes amis chinois, qui eux-mêmes projetaient à ce moment-là une vaste organisation révolutionnaire.


Les journaux de la capitale chinoise ne parlaient qu’avec sympathie, bien entendu, depuis près d’un an, des événements coréens. Maintenant, tous les journaux se demandaient avec inquiétude si Bac Sontcho était vivant ou mort. Mille suppositions logiques aboutissaient à la constatation de sa mort. Et même certains journaux avisés publièrent la photographie encadrée de noir de Bac Sontcho, suivie de sa biographie remplie d’éloges d’ailleurs bien mérités. Cependant son arrivée à Pékin était tenue secrète et la chose en resta là.

Bien qu’il fût maintenant hors de tout danger, Bac Sontcho n’était pas de ceux qui peuvent souffrir l’inaction. La liberté d’agir est l’essence même de sa vie. Il lui fallait absolument cette liberté, sans quoi la vie ne lui était plus possible. Pour cette raison et mille autres encore, il décida de se faire naturaliser Chinois, ce qui lui fut d’ailleurs facilement accordé, grâce à ses hautes relations dans le monde politique.

On ne savait pas quel était son projet, mais une chose était déjà certaine, c’est qu’il ne devait pas longtemps rester inactif.

  1. Avant l’époque de la « Corée », la péninsule coréenne était divisée en trois Nations : du Sud au Nord : Sil-La, Bec-Jai et Cocourieu. Ce n’est qu’après l’unification de la péninsule par Sil-La, qu’elle a reçu le nouveau nom de CORÉE.
  2. Ces Gouvernements provinciaux étaient comparables, à quelque chose près, à des fermiers Généraux de France sous l’ancien régime.