Imprimerie de la « Croix » (p. 177-181).

CHAPITRE XXI

LA RÉCOMPENSE DU CRIME


Confus, humiliés, Rougeaud et ses partisans sortirent de la salle, en proférant des paroles grossières, des menaces à l’adresse des tempérants. Sellier ne se comptait pas encore pour battu. Pour arriver à son but, il ordonna à Bonvin de se montrer généreux envers les amis de sa cause.

L’alcool coula à flots dans la paroisse, tout le temps qu’il fut permis à l’aubergiste d’en livrer au public.

Bonvin alla encore plus loin. Un jour que M. Héroux, au cours de son sermon avait félicité ses chers paroissiens de leur belle conduite, il fit distribuer à la porte même de l’église des annonces pour offrir en vente ses boissons au rabais.

On pouvait lire :

« Profitez du bon marché ; c’est la dernière chance pour vous, paroissiens de Notre-Dame, de vous procurer à bon marché des boissons de première qualité.

« À partir de la semaine prochaine, vous devrez vous contenter de boire de l’eau de barbotes : d’après la décision des fortes têtes du Conseil de cette paroisse. »

Là, ne s’arrêtèrent pas les insultes. Les honnêtes gens, les bons chrétiens eurent à souffrir longtemps de tours, de perfidies, que les hommes de Sellier, poussés par l’alcool, ne rougissaient pas de faire au grand jour.

— Pourvu, disait-on, qu’ils n’en viennent pas aux dernières extrémités !

Enfin les semaines s’écoulèrent, et l’on crut que l’orage était terminé.

Quand, un soir de grande chaleur, pendant le mois de juillet, tandis que le vent soufflait avec violence, le feu se déclara dans la maison et les bâtiments de M. Bonneterre. Ce fut une Dame Verchères qui donna l’alarme.

La cloche de l’église, sonnée à toute volée, fit accourir les paroissiens au secours des incendiés. Toutefois le vent propagea les flammes sur les maisons voisines et plusieurs furent consumées.

M. Bonneterre reçut l’hospitalité chez une personne charitable. Ce brave citoyen avait perdu tout ce qu’il possédait. M. Héroux vint le consoler dans son malheur.

Cet événement jeta d’émoi dans la paroisse. On fit une enquête, et l’on en vint à la conclusion que le feu avait été allumé par une main criminelle.

Comme quelques jours auparavant, au cours d’une, dispute avec Bonneterre, Rougeaud avait menacé ce dernier de se venger, les soupçons se portèrent sur lui. Bien plus, Mme Verchères déclara que, la nuit du crime, elle avait vu rôder ce triste personnage aux alentours de la maison de son voisin.

Enfin, soit remords, soit pour fléchir le tribunal, Rougeaud lui-même avoua sa faute.

On le condamna à payer les dommages qui s’élevaient à environ $4000.00 et à passer six mois en prison. En le voyant partir pour ce lieu infâme, Sellier, pour le consoler lui dit : « Courage, je te récompenserai. » C’est avec cette promesse qu’il payait les services de cet homme à tout faire, depuis plusieurs années déjà. Il lui avait bien fait quelques largesses de temps en temps, sans cependant jamais régler ses comptes avec lui.

« Je suis seul en ce monde, disait-il encore, je n’ai pas d’autres héritiers que toi. Si je meurs tu auras tout. »

Rougeaud vivait ainsi dans l’espérance de devenir un jour le propriétaire des vastes possessions de son maître. Tout le monde fut content de voir cet homme enfermé une fois pour expier ses crimes.

Quant à Sellier, laissé seul, il se livra à la boisson d’une manière excessive ; il ne dérougissait plus. Ses hommes ne se cachaient pas pour dire qu’ils croyaient le trouver quelque jour sans vie.

Ces appréhensions devaient se réaliser. Dieu châtie souvent dès cette vie ceux qui ne craignent pas de faire la guerre à la religion et à ses prêtres. Il les abandonne à eux-mêmes, et lorsque la mesure est pleine, il frappe ces malheureux de sa main vengeresse.

Un jour que, comme à l’ordinaire, Sellier était en état d’ivresse et qu’il regardait ses hommes, occupés à abattre un gros arbre, il fut frappé à la tête par une branche avec une telle violence, qu’il fut tué instantanément.

Les hommes du moulin le portèrent à sa maison. Un médecin, mandé en toute hâte, ne put que constater la mort.

Quelle triste fin ! Grand Dieu ! Quel exemple pour ceux-là qui, aujourd’hui encore, ne craignent pas de faire la guerre à Dieu et à ses ministres ! Les paroles du saint homme Job ne sont-elles pas toujours d’une remarquable actualité :

Pour moi, je l’ai vu, ceux qui labourent l’iniquité
Et qui sèment l’injustice, en moissonnent les fruits ;
Au souffle de Dieu ils périssent,
Ils sont consumés par le vent de sa colère.[1]

Sellier fut enterré près du moulin, ainsi qu’il l’avait demandé dans son testament. Contrairement à ce qu’il avait promis à Rougeaud, il léguait tous ses biens à un de ses frères qui vivait encore en France.

Ce dernier, ayant appris la fin de l’infortuné arriva un jour dans la paroisse et mit ses moulins et ses terres en vente.

M. de Verneuil se porta acquéreur des moulins.

Rougeaud, du fond de son cachot, voulut réclamer ce que Sellier lui devait. Mais, malheureusement pour lui, il n’avait aucune preuve à montrer pour établir la légitimité de ses réclamations.

On lui abandonna toutefois un millier de piastres sur la demande des employés de Sellier qui intercédèrent pour lui.

Rougeaud, une fois en liberté, revint à Notre-Dame, vendit le peu de biens qu’il possédait et s’enfuit aux États-Unis pour cacher sa honte.

Pendant que ces événements se passaient, la paroisse était venue en aide aux incendiés.

Comme la Providence veille sur ses enfants et qu’elle ne permet l’épreuve que pour leur plus grand bien, le malheur qui fondit sur M. Bonneterre fut la cause que M. de Verneuil vint plusieurs fois le visiter. Chaque fois le plus âgé de ses fils se faisait un plaisir de l’accompagner.

Il trouva Marie Bonneterre charmante ; celle-ci, de son côté éprouva-t-elle les mêmes sentiments à son égard ? C’est très probable puisqu’ils promirent qu’ils s’uniraient par les liens du mariage à la fin des récoltes : ce qui eut lieu en effet.

  1. Job. Ch. IV, versets 8, 9, 10.