Imprimerie de la « Croix » (p. 173-176).

CHAPITRE XX

VICTOIRE !


À la première réunion régulière du Conseil, les nouveaux élus prirent possession de leurs places respectives. C’étaient : MM. Langevin, Larfeuil, de Verneuil, Grinchu, Prentout, l’Ami et Boisleau.

Charles Langevin fut élu maire à l’unanimité.

Les amis de la tempérance pensaient que, dans cette séance, du moins, aucune discussion ne viendrait assombrir ce jour, regardé comme celui de la victoire.

Après les affaires de routine, Grinchu se leva, et secondé par Prentout, proposa que le Conseil accordât une licence d’auberge à M. Rougeaud, qui, disait-il, avait remis entre les mains du secrétaire une requête revêtue du nombre de signatures exigées par la loi.

Des cris d’indignation s’élevèrent dans la salle ; le maire imposa silence.

M. de Verneuil, le silence rétabli, se leva, et d’une voix ferme dit :

— Les Conseillers ne doivent pas même considérer la présente requête.

M. Boisleau seconda la motion.

Alors s’engagea une discussion qui mérite d’être rapportée ici.

Grinchu, en colère, revint à la charge.

— C’est une nécessité qui s’impose pour le bien de la paroisse ! Il nous faut une auberge : les Conseillers qui s’y opposent font œuvre de mauvais citoyens.

Sur ces paroles, M. de Verneuil reprit :

— L’intérêt bien compris des paroissiens demande qu’on refuse toute tentative de cette nature. Trop longtemps l’auberge a servi à enrichir un seul d’entre nous, et à faire souffrir la majorité de la population. En rejetant la demande de M. Rougeaud, nous faisons acte de chrétiens et de bons citoyens.

Grinchu de répondre :

M. de Verneuil, il y a des citoyens qui sont aussi bons catholiques que vous et qui désirent une auberge : ce ne sont pas des hypocrites ceux-là.

Prentout, à son tour, s’écria :

— La paroisse reçoit de cette auberge la somme de $150.00 c’est bon à prendre. Mais il y a plus : si M. Rougeaud n’obtient pas sa licence, M. Sellier fermera son moulin et la paroisse en souffrira.

Ce fut l’Ami qui répondit :

M. Prentout veut-il me dire quel est le véritable postulateur de cette licence ? Il expliquera alors pourquoi M. Sellier met tant d’énergie dans cette lutte.

— Je répondrai à cette demande, M. l’Ami, si vous voulez me dire quel prix on vous a acheté, l’an passé. Cette année est-ce qu’il ne vous aurait pas convenu.

— Monsieur, dit l’Ami, je ne vous insulte pas ; je fais mon devoir en voulant réparer une faute passée, commise par faiblesse.

Il allait continuer, quand M. le Maire l’interrompit :

— Laissons, dit-il, les choses passées de côté ; occupons-nous du présent. Jetons cette requête au panier : c’est là le seul moyen de rendre service à la paroisse. Que M. Sellier ferme son moulin s’il le veut ; il montre par là combien il est intéressé dans l’auberge. Prenons le vote.

— Pour moi, dit Larfeuil, je pense comme MM. Grinchu et Prentout : la paroisse a besoin des $150.00 et du moulin de M. Sellier.

À cet aveu fait au moment où personne ne s’y attendait, il y eut des clameurs. Les amis de la tempérance crièrent honte ! les partisans de Sellier applaudirent.

Grinchu, profitant de l’excitation générale continua le débat.

— Les Conseillers, dit-il, vont-ils priver les paroissiens de leur liberté ? C’est ridicule ! Il est juste que chacun se conduise comme il l’entend. Personne n’a le droit d’empêcher un autre de prendre un coup. Que chacun se mêle de ses affaires, et tout sera pour le mieux.

— Vous faites erreur, dit M. Langevin à son tour. Si dans cette paroisse il y a des ivrognes, des gens enclins à dépenser leur argent, à faire souffrir leur famille, nous avons le devoir de les prémunir contre cette passion. Nous devons, pour cela, leur enlever l’occasion prochaine de tomber en refusant toute demande de licence. Nous les sauverons ainsi malgré eux !

— Et si M. Sellier ferme son moulin ?

— Je promets d’en bâtir un, dit M. de Verneuil ; je n’aurai pas besoin d’auberge pour le faire fonctionner.

Sur ces dernières paroles, on prit le vote.

Comme on s’y attendait, MM. de Verneuil, Boisleau, l’Ami, furent contre l’auberge. M. Langevin dut lui aussi prendre part à cette votation.

Les amis de l’aubergiste donnèrent leurs votes en sa faveur.

Enfin, la cause de la tempérance triomphait. La paroisse se débarrassait de cette boutique du crime ; et les paroissiens reprenaient leur indépendance.

— Dieu soit loué, dit M. Héroux, en apprenant cette bonne nouvelle. C’est la délivrance ! Puissent nos bonnes gens comprendre ce grand bienfait !