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CHAPITRE V


Cependant les deux jeunes filles, Isabelle et Louise, entendaient sans cesse les récriminations et les plaintes de leurs mères. Celles-ci, par amour-propre, tenaient absolument à ce que leur fille devînt la femme de Marcel.

Elles se regardaient maintenant comme deux ennemies, et ce séjour, accueilli avec tant de joie, menaçait de devenir le prélude de sérieuses escarmouches.

Le jeune homme ne se doutait en aucune façon de la guerre qu’il allumait. Pris dans le tourbillon d’une candidature, il commençait à se repentir d’avoir accepté les charges d’une telle responsabilité. Ces visites continuelles, cette amabilité de tous les tons, ce sourire perpétuel, ces requêtes sans nombre sous lesquelles sa bonne volonté s’anéantissait, toute cette salade composée, assaisonnée de plus de vinaigre que d’huile, le laissait ahuri.

Il se croyait un lutteur et il découvrait qu’il n’était bâti que pour la défensive.

Cependant, il ne voulait pas reculer. Du moment qu’il avait entrepris cette tâche, il désirait la conduire jusqu’au bout.

Il restait calme, sans nerfs, happant la moindre minute de repos afin de se ressaisir.

C’est ainsi qu’un matin, il fumait béatement une cigarette dans un abri de chèvrefeuille du parc. Il reprenait un peu d’oxygène avant de se lancer de nouveau dans la mêlée. Il n’y avait plus que huit jours avant le vote et il fallait tendre son énergie pour ne pas faiblir.

Alors qu’il entassait dans son imagination arguments sur arguments pour enlever l’enthousiasme de son parti, un bruit de pas sur le gravier l’arracha à son discours intérieur.

Sans le voir, Isabelle longea le kiosque de verdure où il était caché, mais la fumée de sa cigarette le trahit. Elle leva les yeux et le vit.

Isabelle rougit en pensant qu’elle tenait là l’occasion de rendre nette une situation qu’elle jugeait embarrassante depuis que sa mère visait le candidat pour gendre.

Résolument, elle lança en riant :

— Bonjour, Monsieur Marcel !

— Bonjour, Mademoiselle… Déjà dehors ?

— Par ce beau soleil, ce serait triste de rester entre des murs…

— Et vous n’aimez pas la tristesse, je le sais… Quand vous disparaissez d’une pièce tout s’assombrit…

Isabelle, heureuse de ce compliment, cacha sa joie sous un rire perlé qui s’égrena comme une cascade…

Elle dit :

— Il faut me pardonner… Les compliments, voyez-vous, c’est une nouvelle gaieté pour moi… Mais ne me prenez pas pour une écervelée parce que j’aime rire…

— Dieu m’en garde !… Vous devez savoir être grave… Le rire est bon, et s’il est gênant parfois, il est agréable et commode bien souvent…

— Gênant… pourquoi ?

— Eh bien ! supposez qu’un timide jeune homme désire épouser une jeune fille rieuse et qu’il le lui déclare après bien des hésitations… Vous voyez d’ici sa déconvenue si elle répond par un clair éclat de rire aux phrases péniblement rassemblées du malheureux…

— Oh ! je vois d’ici la figure du pauvre garçon !… avouez qu’elle ne manquerait pas de comique.

— Vous ne pensez pas à sa déception… lui qui attendait tremblant son arrêt ?

— Mais, parfaitement, je me l’imagine fort bien, répliqua Isabelle gaiement… Il aurait les yeux écarquillés et la main sur son cœur…

— Comme ceci ?… interrompit Marcel en prenant la pose plaisamment.

— Tout à fait… c’est d’un drôle achevé !… ah !… vous me faites rire aux larmes…

Isabelle, en effet, était prise d’un rire inextinguible, alors que Marcel, tenant toujours la main sur son cœur, restait figé dans la même attitude.

La jeune fille se sauva, le laissant seul, et elle se heurta à sa mère qui venait à sa recherche. Mme Lydin avait vu la scène de loin, et elle questionna sa fille en l’entraînant loin du kiosque :

— Marcel te faisait une demande en mariage ?

À cette pensée, la gaieté d’Isabelle redoubla et elle fit un signe négatif.

— Alors, poursuivit d’un ton aigre Mme Lydin, que faisait-il, la main sur son cœur ?

— Il jouait une comédie… ah ! nous avons bien ri !

— Oh ! ce rire qui m’exaspère !… s’écria la mère courroucée… Jamais tu ne comprendras le sérieux de la vie… jamais !… Tu as une occasion de devenir femme d’un sénateur, peut-être, et il faut que tu gâches tout par ce rire idiot qui te ridera avant l’âge !… Et te crois-tu spirituelle ?… C’est pour t’éviter une réponse, n’est-ce pas ? Cela t’est plus commode que de chercher une parole d’esprit… Tu ne penses donc pas que cela t’enlaidit ?… Cette grande bouche qui s’ouvre, ces yeux qui se plissent !… Non… tu es par trop simple… Tu ne sauras jamais te créer une existence intéressante… Ah ! que les mères sont malheureuses !…

Isabelle subissait la mercuriale sans l’interrompre. Elle sentait combien sa mère était déçue, mais elle n’y pouvait rien changer.

Marcel, lui, ayant fini son temps de repos, s’acheminait vers le pays afin de voir le maire.

Sa matinée se passa dans différentes corvées où il affermissait ses principes dans des paroles pleines de sagesse. On l’écoutait avec respect, on l’accueillait avec sympathie. On lui demandait conseil pour cent choses diverses, et il essayait de contenter chacun.

Il revint au château où Mme de Fèvres, de son côté, avait « travaillé » de son mieux.

Jeanne, paisible, continuait la propagande en secourant ses malades et en démontrant aux uns et aux autres qu’il fallait s’entr’aider.

On se retrouva pour le déjeuner. Tout le monde était gai, sauf Mme Lydin qui persistait à croire qu’Isabelle avait négligé une occasion qui ne reviendrait plus. Sûre de la victoire de Marcel, elle estimait qu’il fallait être aimable avec lui avant l’élection.

Elle dissimulait mal son mécontentement et se plaignait de migraine afin qu’on lui pardonnât son humeur sombre.

L’après-midi, chacun s’en alla de son côté, et Louise, qui voulait faire un bouquet pour l’église, se dirigea vers le jardin où des planches de fleurs s’alignaient à cet effet.

Sa moisson terminée, elle se dirigea vers une petite serre munie d’une table et de divers instruments pour couper, rogner et ficeler les gerbes. Elle y trouva Marcel venant de rapporter un sécateur.

La pauvre Louise pensa tout de suite aux espoirs de sa mère. Il fallait essayer de savoir ce que pensait ce candidat afin d’être tranquille.

C’était lourd pour sa timidité.

Elle dit donc avec assez de difficulté :

— Bonjour, Monsieur Marcel…

Elle s’arrêta, s’accusant d’avoir mis dans cette phrase un accent provocant.

Marcel lui répondit par jeu dans le ton bas qu’elle avait pris. Après cet échange de salutations, Louise ne sut plus que raconter, mais, s’exhortant au courage, elle recommença :

— Bonjour, Monsieur Marcel…

Le jeune homme la regarda, ne sachant pas d’où venait cette gêne. Louise, d’ordinaire, était timide, mais sans montrer cet embarras incompréhensible.

Il répliqua de nouveau sur le même mode, attendant la suite à cette introduction.

Louise, dans un grand élan d’énergie, poursuivit, au bout de quelques secondes de silence :

— Il fait bon dans cette demeure, au milieu de ces parterres… Les vacances devraient toujours durer…

— Toujours… vous avez raison…

Il y eut de nouveau un silence pendant lequel la jeune fille pensait :

— Que pourrais-je bien dire, grand Dieu !… le temps passe… les minutes se perdent, et je ne suis guère avancée dans ce que je voulais savoir…

Enfin, dans un effort inouï, elle parvint à murmurer :

— Ces courses doivent vous fatiguer, et sans cesse parler doit être bien ennuyeux…

— C’est gentil de prendre soin de ma santé !…

Louise devint rouge comme une cerise et elle eut une peur affreuse que Marcel ne crût là quelque avance de sa part.

Elle pensa, plus morte que vive :

— Oh ! il va croire que je veux l’épouser !

Alors, vivement, elle riposta :

— Mais non, ce n’est pas gentil du tout… je ne disais pas cela par amabilité, mais simplement pour animer la conversation…

— Très bien, Mademoiselle…

D’étonnement, l’accent de Marcel était devenu un peu sec. Les manières bizarres de la jeune fille le déroutaient.

Louise s’aperçut du mauvais effet produit et elle se blâma. Elle voulut pallier ses paroles malheureuses et lança bravement :

— La saison s’avance, le vote sera dimanche et ensuite on se séparera… Ce sera un peu triste après cette bonne camaraderie…

— C’est charmant ce que vous me dites là !… s’écria Marcel rasséréné.

La pauvre Louise, encore une fois, prise de scrupules sur sa hardiesse, se hâta d’effectuer un pas en arrière en s’exclamant :

— Je parlais sans réfléchir…

— Ah ! bien, riposta Marcel ironiquement, pour animer la conversation, sans doute !

— Vous vous moquez de moi !… Je suis pourtant assez malheureuse…

— Vous avez un chagrin ?… s’apitoya Marcel.

— Oui, mais je n’en puis parler…

— Alors, je n’insiste pas…

La conversation tomba, et Louise, dépitée par cet arrêt brusque, s’écria :

— Insistez, Monsieur Marcel !

Le jeune homme, complètement ahuri par ces mots étranges, regarda de nouveau la jeune fille. Il ne comprenait plus rien à cet échange de paroles qui tenaient du quiproquo.

Elle s’aperçut de l’étonnement qu’elle provoquait, et, pleine de confusion, elle s’enfuit en courant, délaissant sa gerbe de fleurs.

Marcel put l’entendre qui murmurait :

— Oh ! vous me jugez mal, c’est affreux !…

Il resta seul, et ses pensées, au lieu de retourner vers ses électeurs, s’arrêtaient sur l’énigme que venait de lui poser Louise par son étrangeté.

Les deux jeunes filles lui paraissaient également correctes et agréables, mais ses préférences allaient vers Louise. Il la trouvait bonne et simple et toujours prête à rendre service. Elle s’ingéniait à se rendre utile tout en restant silencieuse.

Le rire d’Isabelle lui pesait parfois. Prendre la vie en riant était l’indice d’un caractère que les contingences n’affligeaient pas, mais ce rire devenait une manie quand il se mêlait à tout.

Mais Marcel ne pensait pas à se marier.

Il n’était pas encore assez lancé dans sa carrière d’avocat pour se créer un foyer. Il voulait travailler encore et estimait que la solitude lui était nécessaire. Si un grand maître du barreau l’eût appelé près de lui comme secrétaire, la face des choses se fût transformée. Mais cette situation ne lui avait pas encore été proposée.

Puis, s’il passait député, il n’aurait plus le temps de penser à soi. Telle qu’il la comprenait, la mission de député était pour lui un sacerdoce. Les électeurs deviendraient ses frères, ses enfants, et il voulait se consacrer à eux avec une entière liberté d’esprit.

Louise donc, pour le moment, ne l’intéressait que par l’entretien bizarre et réticent qu’il venait d’avoir avec elle. Il la jugeait timide, mais pas à ce point. Il pressentait donc une cause à l’embarras qu’elle avait montré et il cherchait à quoi il pouvait se rattacher.

Cependant il oublia vite cet incident. Très préoccupé par les dernières préparations de sa candidature, il fut bientôt absorbé par tout ce qui la concernait. Il eut un long conciliabule avec le maire ; il échangea nombre de paroles avec l’adjoint, offrit à boire aux conseillers qu’il rencontra, et finalement promit une place au fils de l’un d’eux. Il rentra exténué de ses courses, avec l’âme un peu inquiète. Il sentait qu’il ne tenait pas le succès… À quoi voyait-il cela ?… Il ne pouvait l’expliquer.