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CHAPITRE VI


Ce dimanche-là, chacun des invités de Mme de Fèvres fut très recueilli à la messe.

Quand Mme Gémy pensait que chaque homme du pays votait pour son fils, un grand élan de reconnaissance s’en allait de son cœur vers Dieu. Mais quand elle venait à songer que ces mêmes personnes pouvaient être contre lui, un frisson la secouait et elle se demandait comment elle supporterait cette disgrâce.

Pour se donner du courage, elle regardait de temps à autre Mme de Fèvres. Cette dernière, imposante, l’attitude dominatrice, semblait régner sur ses sujets. Il émanait d’elle un tel calme et une telle force que l’on se sentait invincible.

La pauvre Mme Gémy cessait ses gémissements intérieurs et se reprenait alors à espérer en l’heureuse solution.

Les dames Lavaut et Lydin priaient aussi pour le candidat. Elles appelaient de tous leurs vœux cette réussite afin que leurs filles fussent casées.

Leur cœur de mère se gonflait d’orgueil à la pensée du respect qu’auraient pour leurs enfants les habitants d’alentour.

Dans ce lieu saint, elles oubliaient l’humilité qu’elles auraient dû y avoir. Seul, le triomphe les transportait d’aise, car elles doutaient à peine que le résultat, selon leur souhait, ne fût pas le véritable.

Le candidat suivait sa messe avec ferveur. Peut-être semblait-il le plus détaché des contingences, ainsi que Jeanne, bien entendu, qui planait toujours avec les séraphins.

Il tenait son paroissien ouvert à la bonne page et ses yeux en lisaient le texte. De temps à autre, son regard allait vers le prêtre qui officiait. Il négligeait ceux qui l’entouraient et eût été fort étonné des ambitions maternelles qu’il soulevait.

S’il pensait par intermittences à sa candidature, il estimait maintenant qu’elle était mal préparée et que le temps lui avait manqué pour étudier à fond les caractères, les besoins et les aspirations de ceux qu’il voulait représenter.

Louise élevait avec confiance son âme vers le Seigneur. Elle ne pensait jamais à soi et désirait le bonheur de tous. Si le candidat choisi par Mme de Fèvres devait être le député, elle en serait enchantée puisque chacun semblait y attacher de l’importance. Mais s’il ne l’était pas, le malheur, selon elle, ne pèserait pas beaucoup dans l’univers.

Louise, dans son cœur candide, était donc philosophe à sa manière.

Isabelle riait aux anges. Elle lisait sa messe et regardait l’autel en souriant comme un être qui n’a rien à se reprocher et qui sait que le bon Dieu lui pardonnera ses fautes vénielles.

La sortie de la messe réveilla ces différents personnages de leurs agitations intimes.

La réalité les reprit et Marcel redevint l’homme politique, c’est-à-dire aimable pour tous, empressé avec un air qu’il s’efforçait de rendre non blasé.

On votait. Les paysans se dirigeaient vers la mairie et disaient bonjour en passant.

Mme Gémy leur trouvait un sourire goguenard ou un aspect sévère selon la seconde où était son état d’esprit.

Le déjeuner, quoique très bon, fut terne, malgré la gaieté qu’essaya d’y déployer M. de Fèvres. Mais tout le monde devenait préoccupé et ses efforts restaient vains.

Jeanne, comme son père, tentait de vaincre l’atmosphère inquiète qui régnait ; et Mme de Fèvres riait d’un rire qui n’était que de surface. Malgré son assurance coutumière, elle estimait qu’il valait mieux ne plus autant affirmer une réussite qui pouvait être un échec d’une minute à l’autre.

Les heures se traînèrent jusqu’au moment où M. de Fèvres, en compagnie de M. Lavaut, s’en alla aux nouvelles. Les jeunes filles étaient allées en promenade afin de distraire leur attente.

La nouvelle que rapporta M. de Fèvres fut inattendue…

Dans le salon frais, où ces dames étaient réunies, causant avec le candidat, il entra en clamant :

— Eh bien ! mon cher, vous êtes blackboulé !

— Blackboulé ?… cria Mme Gémy en s’effondrant dans son fauteuil.

— Blackboulé !… rugit Mme de Fèvres, comme si elle lançait une balle de revolver à travers la masse des électeurs.

Marcel Gémy seul ne disait rien. Un peu pâle cependant, il regrettait mentalement tous les efforts faits en pure perte.

— Vous avez des voix, reprit M. de Fèvres en s’adressant à lui, mais il vous en manque… D’ailleurs, vous ne pouviez pas lutter, car c’est notre député qui, se trouvant mieux, s’est remis subitement dans les rangs…

— Ah ! j’aime mieux cela !… s’exclama Marcel.

— En voilà une surprise !… s’exclama Mme de Fèvres, un peu vexée de son manque de perspicacité… Je ne me doutais pas de ce revirement…

— Peut-être a-t-il cru bon de sauver la cause, pose un peu brusquement M. Lavaut, son remplaçant lui semblait peut-être inexpérimenté…

— Il est certain, convint sagement Marcel, que je n’ai pas eu assez de temps pour m’assurer un franc succès…

— Vous avez toujours servi à conserver des voix à notre député malade… Il vous doit son élection… dit triomphalement Mme de Fèvres.

Marcel rit gaiement :

— Je constate que vous prenez votre défaite avec le sourire et c’est parfait… Nous allons nous montrer aux populations afin de leur faire constater votre belle attitude…

Cette scène rapide avait empêché Mmes Lavaut et Lydin d’exprimer leurs pensées.

Quand le député manqué fut hors de la pièce, ce furent des exclamations confuses où chacune de ces dames exhalait sa propre déconvenue.

Mme Gémy cria dans une explosion de désespoir :

— Je n’y survivrai pas !… C’est pire qu’un malheur, c’est une honte !

— Ma chère amie, ne vous désolez pas ainsi, intervint Mme de Fèvres qui, en vraie combative, prenait courageusement les choses… Il faut bien qu’il y ait un candidat vaincu, et le nôtre l’est avec l’honneur…

— Mais c’est mon fils ! clama Mme Gémy dans son orgueil déçu.

— Eh ! l’autre a aussi une mère… riposta dignement la châtelaine.

— Ah ! si Marcel m’avait écoutée, nous n’en serions pas là… Je n’aime pas la politique… Je ne pensais qu’à vivoter tranquillement dans mon appartement sans être mêlée à ces combats stupides… Nous voilà bien, maintenant !… Il faut partir d’ici comme de pauvres chiens battus…

— Ne soyez pas si amère… Puis, vous vous êtes prêtée de bonne grâce à nos projets… Ah ! si Marcel avait été favorisé, nul doute que vos paroles eussent changé de forme… En ce moment, vous êtes un peu contrariée, mais demain vous n’y penserez plus…

— Un peu contrariée !… mais je souffre, Madame !

— Ne vous désespérez pas… votre fils se représentera et…

— Jamais !

— On le connaîtra mieux, poursuivit la châtelaine, et vous serez fière de ses succès… Ce serait trop beau si l’on réussissait du premier coup !…

Mme de Fèvres, comme les caractères audacieux et énergiques, ne se courbait pas sous l’échec. Il la stimulait, au contraire. Être vaincue ne lui apparaissait pas comme une humiliation, mais comme une leçon. Ç’eût été un homme d’action de premier ordre.

Mmes Lavaut et Lydin observaient un silence diplomatique durant cette escarmouche. Leur espoir s’en allait à vau-l’eau…

Elles étaient encore sous le coup de la surprise que leur avait causée cette nouvelle, et elles se demandaient quelle devait être leur attitude.

Il leur semblait logique de considérer comme négligeable Mme Gémy et de reporter toute leur amabilité sur leur hôtesse.

Sans se communiquer leurs impressions, elles éprouvaient les mêmes et elles s’adressèrent à Mme de Fèvres. Ce fut Mme Lydin qui parla la première :

— Combien je partage votre ennui, ma chère amie !…

— C’est désagréable, répliqua Mme de Fèvres, mais les échecs ne m’atteignent pas… Je ne vois que le but… il est reculé, c’est tout.

Mme Lavaut s’exclama avec admiration :

— Quel beau sang-froid !

— Ce qui est désolant, reprit la châtelaine avec bonté, c’est que notre pauvre amie, Mme Gémy, est totalement désemparée…

D’un ton doctoral, Mme Lavaut lança :

— Il fallait s’y attendre… c’eût été de la sagesse…

Mme Gémy fut indignée par cette volte-face sans grâce et elle protesta :

— Comment… vous m’avez certifié vous-même que Marcel avait toutes les chances !

— Oh ! j’avais toute confiance, répliqua Mme Lavaut glaciale, mais mon mari prétendait que la jeunesse du candidat était un obstacle sérieux.

Mme Lydin, qui conservait un peu de rancune contre cette mère qui n’avait pas voulu la comprendre, eut une flèche empoisonnée :

— Il faut aussi certaines qualités.

— Mais il les a toutes !… cria Mme Gémy, ne me l’avez-vous pas affirmé ?

— Aucune ne lui manque… scanda Mme de Fèvres conciliante.

— Et on sait qu’il est sincère… tout le monde l’aime, poursuivit Mme Gémy, pleine de courage pour défendre son fils.

— Certainement… répondit légèrement Mme Lydin.

Mme de Fèvres reprit avec autorité :

— Il force toutes les sympathies… Il sera l’esprit d’une circonscription, comme il est l’âme de notre petit cercle… Nos filles elles-mêmes ne peuvent plus rien organiser sans lui…

Mme Lydin crut bon de protester avec véhémence :

— Oh ! permettez, chère amie, Isabelle suit simplement ses amies… elle est tellement insouciante !…

Devant ce recul manifeste, Mme Lavaut ne voulut pas qu’on la crût intéressée et elle jeta négligemment :

— Et Louise !… elle possède un détachement incroyable de tout !… C’est un nuage qui passe dans un ciel immuable…

Mme Gémy lança vers chacune des deux mères un œil plein de mépris et faillit riposter avec cruauté. Elle se contenta de penser à part soi :

— Je suis une puissance détrônée puisque les mères me renient…

Mme de Fèvres, voyant que la situation s’annonçait assez critique, voulut changer le cours des idées. Elle demanda donc l’avis de ses invitées au sujet d’une promenade en automobile. Il s’agissait de visiter des ruines situées à quelques kilomètres de là et de dîner dans les environs.

Mais ce projet n’eut aucun succès.

Mme Gémy ne se sentait nul courage et les dames Lavaut et Lydin avaient trop besoin de réfléchir pour se permettre une sortie aussi longue. Il fallait aviser au plus tôt pour l’établissement d’un nouveau programme. L’échec de ce candidat changeait complètement la face des choses.

Devant le peu d’empressement que montrèrent ses trois amies, Mme de Fèvres leur proposa une simple promenade dans le parc, ce qu’elles acceptèrent, en se proposant mentalement de prétexter une corvée quelconque pour s’y dérober.

Mme de Fèvres les fit passer devant elle pour sortir du salon. Habituellement, Mmes Lavaut et Lydin luttaient de grâce envers Mme Gémy qui était leur aînée, pour qu’elle passât la première partout. Donc, Mme Gémy, accoutumée à cette politesse, prit machinalement les devants et elle fut toute surprise de se voir distancée par les deux mères déçues.

Celles-ci la toisèrent avec un sourire protecteur et la laissèrent à leur suite.

Mme Gémy serait devenue blême de douleur quelques minutes auparavant, mais la résignation s’infiltrait doucement dans son cœur.

Elle comprenait le dédain de ses compagnes ainsi que leur ambition sapée. Elle murmura pour elle seule :

— C’est vrai, je ne suis plus rien maintenant…

Ce fut Alfred Lavaut, qui, revenant de la chasse aux papillons, annonça aux jeunes filles qui se promenaient la fâcheuse nouvelle :

— Mesdemoiselles, que vos beaux yeux pleurent !… le feu d’artifice que je comptais tirer ce soir en l’honneur de notre député ne servira pas !… Il est recalé aussi net que je l’ai été à mon baccalauréat.

— Quoi ! s’écria Jeanne, Marcel n’est pas élu ?

— Il n’est pas élu.

Isabelle et Louise restaient médusées sur place par ces paroles qui leur semblaient une plaisanterie.

Isabelle la première s’exclama en riant de tout son cœur :

— Cet Alfred ne pense qu’à nous berner… Je suis sûre qu’il invente cela pour nous taquiner…

— Mais non… protesta Alfred.

— Dites-nous la vérité, demanda Jeanne.

— Je vous l’ai dite ; Marcel est blackboulé…

— Comme il raconte cela drôlement, reprit Isabelle en joie… Ah ! je me réjouis pour le feu d’artifice…

— C’est une idée ! on le tirera quand même, cela nous distraira et nous fera oublier cette déconvenue…

Jeanne l’interrompit :

— Alors, c’est bien vrai ?

— Mais absolument…

— Comme Monsieur Marcel doit avoir de la peine, soupira Louise.

— Pas du tout… Je l’ai rencontré dans le pays… il serre des mains, il sourit et remercie pour les voix qu’il a obtenues… Il semble soulagé d’un fameux fardeau… Je le comprends, d’ailleurs… Ce que cela m’aurait désolé d’être député…

Cette profession de foi fut débitée avec une moue si profondément dégoûtée que les jeunes filles ne purent se tenir de rire.

Jeanne dit encore :

— Nous avions cependant fait de notre mieux… Je suis sûre que Marcel plaisait…

— Mais certainement… Seulement il y a le député malade qui s’est senti mieux et Marcel a dû lui céder la place…

— C’est donc lui qui est réélu ?… s’écria Jeanne. Ah ! que je suis contente…

— Vous voyez que tout s’arrange… dit plaisamment Alfred.

Ce fut dit d’un ton si comique qu’un nouvel éclat de rire d’Isabelle courut à travers le parc.

— Ah ! vous savez bien rire, Isabelle, et si vous attrapiez les papillons avec autant de maestria, ce serait joliment beau !

— Je sais fort bien, s’écria la jeune fille de plus en plus gaie… Tenez, en voici un !… parions que je l’attrape…

— C’est impossible quand on n’est pas rompu à son vol, c’est un Apollon…

— Vous allez voir !

Avec dextérité elle s’empara du filet, et au bout de quelques minutes de bonds, de sauts, de reculs et d’élans, elle happa triomphalement la bestiole.

— Hourra !… hurla Alfred… Il manquait à ma collection… voici trois jours que je le pourchassais sans succès…

Il battit un entrechat et remercia chaleureusement la jeune fille.

Isabelle dit :

— Ces papillons sont assommants d’avoir un vol en zigzag…

— Eh ! riposta le jeune homme, le bon Dieu l’a fait exprès, sans quoi les oiseaux, qui volent en droite ligne, fonceraient sur eux à tous les coups… ce vol fantaisiste déroute leurs ennemis… chaque bête de la création a son moyen de défense…

Isabelle devant cette leçon en oubliait de rire.

Durant ce temps, Louise commentait avec Jeanne l’insuccès de Marcel :

— Nous avons fait de notre mieux… et je ne regrette pas notre peine puisqu’elle a servi…

Louise murmura :

— Sa mère doit être dans un état lamentable… elle tenait beaucoup plus à cette élection que son fils lui-même…

— Votre remarque est juste, petite Louise… Mme Gémy péchait un peu par orgueil, mais ce sont là des choses que nous n’avons pas à juger… Ne désirons être quelqu’un que pour le bien d’autrui, et non pour en tirer des avantages où se mêle la vanité…

Tous les quatre se dirigèrent vers le château. Jeanne alla trouver sa mère qui lisait paisiblement sous une pergola :

— Tu es seule, maman ?

— Mais oui, ces dames m’ont abandonnée sous de vagues prétextes…

— Et Mme Gémy… comment supporte-t-elle l’insuccès de son fils ?

— Ah ! tu sais la nouvelle ?… Mon Dieu, elle la prend assez péniblement… Elle se fait un monde de cette aventure… Un peu plus et elle m’en voudrait sérieusement… Je n’y suis pour rien… Nous avons accompli notre devoir d’une manière irréprochable. Nous avons rendu un service signalé en retenant les voix… C’est un succès… Cela portera bonheur à Marcel…