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CHAPITRE IV


Mme Gémy, sous des dehors presque indifférents, était très préoccupée au sujet de son fils. Elle écoutait avec le plus grand intérêt les récits que l’on faisait de telle ou telle visite, de telle rencontre ou de telle parole rapportée.

Le repas du soir était ordinairement le moment où l’on développait ou commentait tous ces thèmes. Le plus ferme espoir régnait dans la demeure. Mme de Fèvres grandissait en importance. Elle ne négligeait aucun détail démontrant que le moindre pouvait avoir sa portée.

Chacun l’écoutait et se laissait conduire. Elle invitait le maire, qui, tout heureux de causer avec des personnes cultivées, tout en s’asseyant devant une table bien servie, payait la maîtresse de maison en belles espérances et en compliments. Pour ne pas s’aliéner les adjoints, on les invitait aussi, et comme l’instituteur était agréable, on le conviait de temps à autre pour connaître son opinion.

M. le curé tenait la place d’honneur et parlait de son vieil ami, le député malade. On lui souhaitait longue vie, mais il ne fallait pas qu’il se représentât…

Les habitants étaient comblés d’attentions et les paysans riaient silencieusement en les acceptant. Nul n’aurait pu définir ce qui se cachait derrière ce rire. Était-ce la conquête définitive ou simplement la malice qui plissait finement leurs yeux et tirait leur bouche ?

Marcel Gémy essayait de percer leurs sentiments secrets, mais rien ne transparaissait dans leurs réponses.

Le concurrent faisait beaucoup de frais. Avait-il des chances ? On les supputait.

En général, le maire prétendait que celles de Gémy étaient plus certaines. Si par hasard il insinuait que le candidat des de Fèvres perdait du terrain, la châtelaine s’empressait de le réinviter afin de lui montrer son devoir et celui de ses administrés. Il repartait plein d’enthousiasme.

Mme Gémy, qui tenait beaucoup à être mère d’un député, passait par toutes les angoisses du monde. Elle admirait le calme de son fils qui s’était fait une raison : Élu il ferait son devoir, non élu, il se replongerait plus fermement dans sa carrière d’avocat.

Dans l’intimité, la mère harcelait son fils et lui donnait quelques directives. Elle se révélait dans son genre, aussi tenace et autoritaire que les trois autres dames dans leurs projets.

Trop absorbée à mesure que le jour du vote se rapprochait, elle fuyait ses amies. Elle ne pouvait suivre une conversation. Il arrivait cependant qu’elle ne pût s’échapper de quelque entretien. Mmes Lavaut et Lydin la recherchaient avec opiniâtreté, mais comme elles désiraient l’une et l’autre la voir seule, le but était plus difficile à atteindre.

Mme Lavaut cependant la découvrit dans un petit bois attenant au parc et dans lequel elle se croyait à l’abri de toute surprise.

Mme Lavaut ne put retenir une exclamation de joie en la voyant. Enfin, son charme enjôleur allait pouvoir s’exercer, et elle seconderait sa fille. Étant mère, elle savait ce que l’on peut dire aux mères, ce qui a le don de les séduire, ce qui est nécessaire pour leur ouvrir les yeux, afin de les aiguiller dans la voie où l’on veut les mener.

— Chère Mme Gémy !… Comment ! on vous a laissée seule, dans des heures semblables !… Je vous cherche partout afin de vous soustraire à la solitude qui doit être angoissante… La veillée des armes, quoi !

— En effet, je suis fort angoissée… et je fuis le monde…

— Il ne faut pas… Une peine partagée est moindre… votre émotion est la nôtre…

— Je n’ai plus de force et ne puis tenir en place…

— Eh bien ! promenons-nous sous cette voûte de verdure…

— Je veux bien…

Mme Gémy quitta le banc rustique qu’elle occupait et marcha près de Mme Lavaut.

Elle l’écoutait distraitement, puis, soudain elle demanda, s’arrêtant net :

— Croyez-vous qu’il sera élu ?

— Mais naturellement… Louise m’en parlait encore tout à l’heure… Cette petite a des pressentiments étonnants… Elle juge avec une infaillibilité extraordinaire…

— Elle ne se trompe jamais ?

— Jamais…

Mme Lavaut crut le moment opportun de lancer une phrase décisive et elle ajouta :

— Quelle femme précieuse elle serait pour un homme politique !

Mme Gémy ne parut pas comprendre l’allusion, elle répondit vivement :

— Nous lui trouverons un mari…

Mme Lavaut fut complètement démontée par cette riposte aussi rapide qu’imprévue. Elle jugea que Mme Gémy était un peu sotte et que la manière forte serait la meilleure avec elle.

Reprenant l’offensive, elle poursuivit :

— Louise a des idées arrêtées… elle ne veut pas d’un mariage arrangé entre deux familles… elle veut laisser son cœur parler… Ce qu’il lui faudrait, c’est un mari dans le genre de… de… votre fils par exemple, simple et mondain, gai et réfléchi… Puis, son rêve est d’avoir une belle-mère aimante, elle a un tel fond de dévouement, d’affection, qu’elle veut absolument gâter et dorloter sa belle-mère…

Devant ce coup droit, Mme Gémy balbutia, non sans un effort pour être gracieuse :

— La chère petite…

Mme Lavaut, triomphante, pensa qu’elle avait gagné une bonne partie du terrain. Elle continua toutes grâces dehors :

— Je vais vous dire son secret, mais oubliez-le dès que je l’aurai trahi : elle vous aime beaucoup, beaucoup, mais elle craint de vous le laisser voir parce que l’on pourrait croire que sa sympathie est intéressée. Mais, Dieu merci !… ces sentiments-là sont bannis de notre famille… La grande école de l’oubli de soi… voilà notre doctrine !…

Mme Gémy, pour ponctuer cette conclusion pleine d’emphase, dit mollement :

— Elle est belle…

Mme Lavaut ajusta une riposte qui faisait son affaire et elle s’écria :

— Louise ?… ah oui ! mais c’est une beauté qu’il faut comprendre !… Plus de quarante demandes en mariage depuis l’année dernière, mais elle les a toutes refusées !

— Comme elle a eu tort !… soupira Mme Gémy.

— Oh ! Madame, ne dites pas cela, supplia plaintivement Mme Lavaut… Elle se réservait pour celui qu’elle aime…

Par crainte de complications embarrassantes, Mme Gémy s’écria à son tour avec une vivacité sans courtoisie :

— Ne me dites pas qui !…

Mme Lavaut faillit être de nouveau déconcertée. Mais l’esprit d’à-propos la servant encore une fois, elle murmura suavement :

— Eh bien ! puisque vous savez si bien deviner, je ne dis pas le nom… Ah ! ces mamans que l’on croit occupées de politique et qui devinent les secrets… acheva-t-elle malicieusement.

Mme Gémy, comprenant qu’elle avait fait fausse route, essaya de se rattraper en disant :

— Mais je n’ai rien deviné du tout !… Je n’ai pas voulu savoir le nom en question parce que les secrets me pèsent…

Mme Lavaut la regarda d’un œil noir de colère. Elle sut cependant garder une politesse mondaine. Son sourire fut un peu moins ouvert et elle continua de converser sur des sujets anodins, alors qu’elle pensait :

— Elle m’a jouée, mais elle n’aura pas le dernier mot.

Mme Gémy, de son côté, soulagée de voir que l’entretien se détendait, songeait :

— La politique n’est qu’un jeu à côté de ces assauts-là !

Elles firent quelques pas vers l’habitation. Aussitôt qu’elles furent en vue, Mme Lydin qui cherchait partout Mme Gémy se précipita au-devant elles, furieuse de se voir distancée.

Elle s’écria :

— Chère Madame Gémy ! savez-vous ce que nous avons fait, Isabelle et moi ?… Eh bien ! un portique de roses pour fêter notre député…

— Des roses… pour un homme !… fit dédaigneusement Mme Lavaut qui pâlit à l’énoncé de cette attention.

Mme Gémy interloquée répondit :

— Que je vous remercie !

— Nous nous imaginons absolument que c’est quelqu’un de la famille, renchérit Mme Lydin avec un sourire ensorceleur.

— Mais oui, c’est notre candidat… susurra Mme Lavaut.

— Que vous êtes bonnes, Mesdames…

Mme Gémy eût aimé se dérober et elle esquissa un mouvement de recul. Ses deux compagnes eurent le même, et elle fut forcée de rester dans l’encadrement qu’elles formaient.

À tout prendre, elle préférait les deux ensemble, plutôt que les attaques d’une seule. Malheureusement pour elle, Mme Lavaut fut appelée par son mari et elle resta en tête à tête avec Mme Lydin.

Elle jeta des regards désespérés autour d’elle comme si elle cherchait une issue pour s’enfuir, mais comme elle ne pouvait correctement se soustraire aux paroles de sa compagne sans motif plausible, elle se résigna.

— Comme nous sommes de cœur avec vous dans vos angoisses, chère Madame Gémy… Comme mon cœur de mère compatit à l’émotion qui doit vous étreindre en sachant votre fils sur la brèche !… C’est notre sujet de conversation constant avec Isabelle… Ah ! vous pouvez dire que vous êtes entourée au moins de deux affections sincères… Ma jolie Isabelle ne tarit pas d’éloges sur le candidat, ce charmant Marcel qui réunit tant de qualités à un si brillant talent d’avocat… Nous le verrons ministre, j’en suis sûre…

— Vous croyez ?

— N’en doutez pas une seconde !… Il a ce qu’il faut pour conduire les foules… Isabelle l’a compris tout de suite… De la façon dont il dit : mes chers électeurs… on sent que c’est un homme qui… que… Les expressions me manquent pour traduire ma pensée… Je suis une sensitive et quand je pressens ce qui peut éclore dans l’ombre, je suis terriblement émue…

— Quoi… que voulez-vous dire ?

— N’avez-vous donc rien remarqué ?

— Mais non…

— Je ne devrais peut-être pas vous le dire… mais nos deux enfants sont créés l’un pour l’autre… mon cœur de mère l’a vu tout de suite… La beauté d’Isabelle, la distinction de votre fils vont de pair… Quelle autre femme ferait mieux dans le salon d’un ministre que ma fille si suprêmement élégante, si fine, si…

Mme Lydin s’arrêta, n’ayant plus de souffle. Ces mots jetés tout d’une haleine lui semblaient une victoire définitive. Mme Gémy ne répondait pas, donc elle était conquise.

Elle ne répondait pas, parce qu’elle étouffait d’indignation. Ces mères lui paraissaient de coupables personnes qui nuisaient à leurs filles. Elle cherchait une réponse convenable et elle lança sans à-propos :

— Quelle heure est-il donc ?

Mme Lydin la foudroya de l’éclair de deux yeux fulgurants et il fallut toute la bienséance mondaine, tout le cadre du château imposant, pour qu’elle gardât une impeccabilité de bon ton.

Mme Gémy profita de son désarroi pour lui exposer qu’à 6 heures du soir, elle tenait à rentrer dans sa chambre pour y dire un chapelet.

Elle s’excusa près de Mme Lydin et disparut rapidement, comme si elle n’avait entendu aucune des paroles révélatrices.

Mme Lydin la suivit du regard, clouée au sol comme une statue de la stupéfaction. Elle trouva que cette mère était d’une rouerie insondable.

Elle se dit que le fils serait plus facile à capter et elle se promit de ne pas se laisser dépasser par Mme Lavaut.

Elle regagna le salon et elle y vit tout le monde rassemblé, sauf Mme Gémy.

Dans l’un des angles étaient réunis Marcel et les trois jeunes filles, ainsi qu’Alfred. Ils étaient gais et paraissaient insouciants.

Isabelle riait de toute sa jeunesse, avec naturel.

Mme Lydin, satisfaite, s’assit dans le groupe des personnes graves.

M. de Fèvres racontait la promenade qu’il avait effectuée en compagnie de M. Lavaut.

— Et puis, nous avons rencontré un paysan qui avait légèrement bu et qui nous a dit que Marcel ne passerait pas…

— Hein ?… sursauta Mme de Fèvres… Mon ami, vous devriez vous exprimer avec plus de modération… Il est fort heureux que Mme Gémy ne soit pas parmi nous…

— Mais, chère amie, quand on se mêle de politique, il faut s’attendre aux vestes… la mère d’un grand homme fait d’avance le sacrifice de sa tranquillité !… Mme Gémy gémira plus d’une fois…

— Fi ! Monsieur… quel esprit facile !

— Je me garde de vouloir être spirituel…

— Vous croyez qu’il y a vraiment du danger pour notre candidat ?… demanda Mme Lavaut.

— Mais non… mais non… assura Mme de Fèvres, mon mari joue au mauvais augure… Il a un caractère malheureux et voit tout en pessimiste… Nous avons tous les atouts, tous… J’en parlais encore au maire, ce matin, il m’a affirmé que le concurrent n’avait ni chances, ni valeur…

M. Lavaut qui était un homme assez taciturne, et qui disait rarement des choses agréables, se crut obligé de protester :

— J’en ai entendu parler, de l’autre… Il a des chances… Quant à la valeur, il en possède… Vous savez que c’est le propriétaire d’un grand hôtel de Paris… Pour peu qu’il promette à ses électeurs de les nourrir pour rien quand ils viendront dans la capitale, notre candidat sera par terre…

— Pas si haut, Monsieur, pas si haut, voici Mme Gémy…

La mère de Marcel entrait, remise de sa promenade sous bois. Elle s’aperçut que Mmes Lydin et Lavaut lui préparaient une place près d’elles, mais, préférant ignorer cette attention, elle alla s’asseoir sur le canapé où se trouvait Mme de Fèvres.

La conversation prit une autre orientation jusqu’au moment où le maire survint, invité pour le dîner.

Mme de Fèvres l’accueillit avec une exubérance gracieuse, sachant qu’il avait de l’autorité sur les habitants.

— Vous êtes toujours content, Monsieur le maire, pas d’anicroches ?

— Aucune, Madame… tout va bien…

M. Gémy a parlé admirablement au banquet d’avant-hier où il a obtenu un franc succès…

Marcel quitta le groupe des jeunes pour se joindre à celui des « honorables », et il remercia le maire pour ses louanges.

— Ah ! vous parlez bien, c’est certain…

— Dites-nous, Monsieur le maire, si le concurrent a des chances égales ?

Le maire se recueillit quelques instants et prononça :

— On ne peut guère évaluer ces genres de moyens… chaque candidat procède avec les armes qu’il a dans la main et l’âme des électeurs est complexe…

La réponse n’était pas plus compromettante qu’explicite.

On annonça le dîner et Mmes Lydin et Lavaut, dans le brouhaha du déplacement, purent se glisser chacune près de sa fille et lui souffler :

— J’ai bien travaillé pour toi… J’ai conquis la mère…

Isabelle répondit par un beau rire, tandis que Louise répliquait :

— Ah ! maman, partons demain… Je ne veux pas être femme de député… cela doit être trop difficile…

À quoi, Mme Lavaut rétorqua avec des yeux menaçants :

— Tu seras femme de député… J’en ai assez de vivre dans une maison où personne n’a d’ambition…