Augustin d’Hippone/Deuxième série/Solennités et panégyriques/Sermon CCVI. Pour le Carême. II. La prière, l’aumône, le jeûne

Solennités et panégyriques
Œuvres complètes de Saint Augustin (éd. Raulx, 1864)


SERMON CCVI. POUR LE CARÊME. II. LA PRIÈRE, L’AUMÔNE, LE JEÛNE.

ANALYSE. – Le chrétien doit en tout temps s'appliquer à la prière, à l'aumône et au jeûne ; il le doit surtout en Carême. Que dans ces jours si rapprochés des humiliations du Sauveur il ne craigne donc pas de s’humilier plus profondément devant lieu. Qu'il pratique plus parfaitement la charité, soit en donnant, soit en pardonnant. Enfin qu'il ait grand soin d'accompagner son jeûne de la pratique de toutes les vertus, et plus sûrement ses prières seront exaucées.

1. Voici le retour annuel du temps de Carême ; nous vous y devons une exhortation spéciale, comme à votre tour vous devez à Dieu des œuvres en harmonie avec l’époque, quoique ces œuvres ne puissent être d’aucune utilité au Seigneur, mais à vous seulement. En tout autre temps, il est vrai, le chrétien doit être plein d’ardeur pour la prière, le jeûne et l’aumône ; mais cette grande époque du Carême doit réveiller la ferveur de ceux mêmes qui la laissent s’éteindre aux autres moments, et la ranimer encore dans ceux qu’elle porte constamment à ces œuvres chrétiennes. Toute cette vie doit être pour nous un temps d’humiliation ; aussi est-elle figurée par cette époque solennelle où chaque année le Christ semble renouveler pour nous les souffrances qu’il a réellement endurées. Ce qu’il a fait une fois dans l’espace de tous les siècles, pour renouveler notre vie, est célébré chaque année pour en perpétuer la mémoire. Si donc, durant tout ce pèlerinage que nous traversons au milieu des épreuves, nous devons être sincèrement, affectueusement et pieusement humbles de cœur, à combien plus forte raison durant ces quelques jours qui sont tout à la fois une portion et un emblème mystérieux du temps que nous devons passer dans l’humilité ! En se laissant mettre à mort par les impies, l’humilité du Christ nous a appris à être humbles ; et en devançant, par sa Résurrection, la résurrection des fidèles pieux, il nous élève jusqu’à lui. « Si nous tommes morts avec lui, dit son Apôtre, nous vivrons aussi avec lui ; si nous souffrons avec lui, avec lui nous régnerons[1] ». De ces deux parts de notre existence nous consacrons pieusement à l’une, comme nous le devons, le temps présent, quand nous approchons en quelque sorte de sa Passion ; et à l’autre, le temps, qui suit Pâques, quand il est en quelque sorte ressuscité. Alors en effet, quand sont écoulés les jours de nos humiliations actuelles, si nous ne pouvons voir encore réellement l’heureuse époque de notre triomphe ; nous aimons à nous la représenter et à la méditer d’avance. Maintenant donc que nos gémissements soient plus profonds dans la prière, et nos joies seront alors plus abondantes dans l’action de grâces.

2. Mais pour donner à nos prières un essor plus facile et les faire arriver jusqu’à Dieu, attachons-y les ailes de la piété, l’aumône et le jeûne. Comme un chrétien comprend vivement l’obligation de ne pas usurper le bien d’autrui, quand il sent que c’est une espèce de larcin de ne pas donner son superflu à celui qui est dans le besoin ! « Donnez et on vous donnera, dit le Seigneur ; remettez aussi et on vous remettra[2] » Livrons-nous avec bonté et avec ferveur à ces deux espèces d’aumônes, qui consistent à distribuer et à pardonner ; puisque nous demandons à Dieu de nous faire du bien et de ne pas nous faire le mal que nous méritons. « Donnez, dit-il, et on vous donnera ». Est-il rien de plus convenable, rien de plus juste que de se priver soi-même, en ne recevant pas, lorsqu’on refuse de donner à autrui ? De quel front un laboureur demanderait-il des moissons aux terres qu’il sait n’avoir pas ensemencées ? De quel front aussi tendrait-on la main au Dieu des richesses, quand on a fermé l’oreille à la prière du pauvre ? Sans avoir jamais faim, Dieu ne veut-il pas qu’on le nourrisse dans la personne de l’indigent ? Ah ! ne dédaignons point dans le pauvre les besoins de notre Dieu, afin que nos besoins soient un jour satisfaits par ce riche. Si nous rencontrons des indigents, nous sommes indigents nous-mêmes donnons donc pour recevoir. Eh ! de quelle valeur est ce que nous donnons ? Pour si peu néanmoins, pour ces biens visibles, passagers et terrestres, qu’ambitionnons-nous ? « Ce que « l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a point entendu, ce qui ne s’est point élevé dans le cœur de l’homme[3] ». Sans les divines promesses, n’y aurait-il pas impudeur à donner si peu pour recevoir autant ? Que penser donc de qui refuse même de donner si peu, quand nous ne tenons ce peu que de la générosité de Celui qui nous excite à le donner ? Et comment oser espérer encore les deux sortes de biens, quand on en dédaigne l’Auteur en ne se soumettant point à l’usage auquel il ordonne de consacrer les moindres ? « Remettez, et on vous remettra » : c’est-à-dire, pardonnez et on vous pardonnera ; que le serviteur se réconcilie avec son compagnon, pour n’être pas châtié par son Maître. Pour faire cette espèce d’aumône, nul n’est pauvre ; et on peut la faire, pour obtenir de vivre éternellement, lors même qu’on n’aurait pas de quoi vivre un moment. Ici on donne avec rien et on s’enrichit en donnant, puisqu’on ne s’appauvrit qu’en ne donnant pas. Si donc il est des inimitiés qui durent encore, qu’on les éteigne, qu’on y mette fin. Qu’on les tue, pour qu’elles ne tuent pas ; qu’on les relâche, pour qu’elles n’enchaînent pas ; qu’elles soient mises à mort par le Rédempteur, pour qu’elles ne mettent pas à mort l’âme qui les ferait vivre.

3. Que votre jeûne ne ressemble pas à celui que condamne un prophète quand il dit : « Tel n’est pas le jeûne que je demande, s’écrie le Seigneur[4] ». Il ne veut pas du jeûne des querelleurs, mais de celui des hommes doux. Il condamne les oppresseurs ; il veut qu’on ait le cœur large. Il condamne les semeurs d’inimitiés ; il aime ceux qui affranchissent les esclaves. Aussi bien le motif pour lequel durant ces jours de salut vous détournez vos désirs de ce qui est même permis, c’est pour ne pas vous laisser aller à ce qui ne l’est pas. Que jamais donc ne se gorge de vin ni d’impureté, celui qui maintenant s’abstient du mariage. Appuyée ainsi sur l’humilité et la charité, sur le jeûne et sur l’aumône, sur l’abstinence et le pardon, sur le soin de faire le bien sans rendre le mal, d’éviter le mal et de faire du bien, notre prière cherche la paix et y parvient[5] ; son vol est soutenu sur les ailes de ces vertus, et il la porte plus facilement au ciel, où nous a précédés Jésus-Christ notre paix.

  1. 2Ti. 2, 11-12.
  2. Luc. 6, 37-38
  3. 1Co. 2, 9.
  4. Isa. 58, 5.
  5. Psa. 33, 15.