Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 419-424).


XXIX


L’élégant coupé bleu de May, cadeau de noces des Welland, et dont le vernis était encore neuf, attendait Archer au bac. Il y monta et y fut transporté confortablement à Jersey City.

C’était un après-midi sombre et neigeux, et les becs de gaz éclairaient faiblement la grande gare bruyante. Pendant qu’il arpentait le quai, Archer pensait à ces prophètes qui annonçaient qu’un tunnel passerait un jour sous l’Hudson, et amènerait directement à New-York les trains de Pennsylvanie. C’était la confrérie des visionnaires, de ceux qui prédisaient également des machines volantes, des bateaux traversant l’Atlantique en cinq jours, l’électricité remplaçant le gaz, la télégraphie sans fil, et autres merveilles des Mille et une nuits.

— Tout cela m’est bien égal, songeait-il, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui un tunnel sous l’Hudson.

Avec une joie d’écolier, il se figurait Mme  Olenska descendant du train ; il l’apercevrait de très loin, parmi les visages indifférents. Elle s’appuierait à son bras ; il la guiderait vers la voiture ; ils s’approcheraient lentement du bac, patinant sur le quai encombré de chevaux, de lourdes charrettes qui s’ébranlaient sous les vociférations des conducteurs. Et puis viendrait le silence soudain du départ, quand, sur le bac, ils seraient assis côte à côte, dans la voiture, sous la neige, tandis que la rive semblerait les fuir.

La lointaine clameur du train s’approcha ; puis la locomotive s’engouffra sous le hall. Archer se poussa à travers la foule, fouillant fiévreusement du regard chaque fenêtre des voitures haut perchées. Tout à coup, à deux pas de lui, il aperçut Mme  Olenska. Elle était très pâle : la surprise se lisait dans ses yeux. Leurs mains s’unirent, Archer sentit le bras d’Ellen glisser sous le sien. Il lui fraya un passage dans la foule ; puis, tout se passa comme il l’avait rêvé. Il l’installa dans le coupé avec ses bagages, et eut plus tard le vague souvenir de l’avoir dûment rassurée sur la santé de sa grand’mère, et de lui avoir résumé la situation de Beaufort. Il fut frappé du ton qu’elle eut pour dire : « Pauvre Regina ! » Pendant ce temps la voiture sortait de la gare et descendait la pente qui conduisait au quai, entre les chevaux effarés, les fourgons en attente. Tout à coup, ils croisèrent un corbillard vide. Oh ! ce corbillard ! Ellen ferma les yeux et saisit la main d’Archer.

— Pourvu que ce ne soit pas un avertissement. Pauvre grand’mère !

— Mais non ! Elle va beaucoup mieux ; elle va très bien, vraiment. Là, nous l’avons dépassé ! s’écria-t-il, comme si on avait conjuré le mauvais sort.

Quand la voiture s’engagea sur le bac, il se pencha, défit le bouton qui fermait l’étroit gant brun de la main qu’il tenait encore, et en baisa la paume. Elle se dégagea doucement. Il dit :

— Vous ne comptiez pas me voir aujourd’hui ?

— Certes non.

— J’ai failli vous manquer. J’avais tout arrangé pour aller vous retrouver à Washington. Nous nous serions croisés.

Elle poussa un petit oui, comme effrayée qu’ils eussent été si près de se manquer.

— Savez-vous que je me rappelais à peine comment vous êtes ?

— Comment je suis ?

— Je veux dire… Comment vous expliquer ? C’est toujours la même chose : à chaque rencontre, c’est comme si je vous voyais pour la première fois, comme si vous m’arriviez… de l’inconnu.

— Oui… je comprends.

— Est-ce que ?… Moi aussi, pour vous ?

Elle se tourna du côté de la vitre. Il l’appela :

— Ellen ! Ellen ! Ellen !

Elle ne répondit pas ; et, sans plus rien dire, il regarda son profil s’effacer peu à peu dans le crépuscule rayé de neige. Qu’avait-elle fait pendant ces quatre longs mois ? Combien peu ils se connaissaient, après tout ! Les minutes passaient ; mais il avait oublié tout ce qu’il voulait lui dire ; il ne savait que méditer sur le mystère par lequel ils se trouvaient à la fois unis et si séparés. Être assis l’un contre l’autre sans même se voir, n’était-ce pas l’image de leur destin ?

— Quelle jolie voiture ! Est-ce celle de May ? demanda-t-elle tout à coup.

— Oui.

— Alors, c’est elle qui vous a envoyé pour me chercher ? Comme c’est aimable !

Un moment de silence ; puis il dit d’une voix changée :

— Le secrétaire de votre mari est venu me voir le lendemain du jour où nous nous sommes rencontrés à Boston.

Dans sa courte lettre à Mme  Olenska, Archer s’était gardé de mentionner la visite de M. Rivière. Mais aussi, pourquoi lui rappelait-elle qu’ils étaient dans la voiture de May ? Il allait voir, à son tour, si une allusion à M. Rivière lui serait agréable ! Comme en d’autres occasions où il avait cru la troubler, la jeune femme ne trahit aucune surprise. Elle s’informa :

— M. Rivière est allé vous voir ?

— Ne le saviez-vous pas ?

— Nullement.

— Et cela ne vous étonne pas ?

Elle hésita.

— Qu’y a-t-il à cela d’étonnant ? M. Rivière m’a dit à Boston qu’il vous connaissait, qu’il vous avait rencontré, je crois, en Angleterre.

— Ellen, je veux vous demander une chose.

— Laquelle ?

— C’est M. Rivière qui vous a aidée à partir quand vous avez quitté votre mari ?

Le cœur du jeune homme battait à se rompre. À cette question, garderait-elle son calme ?

— C’est lui. Je lui ai beaucoup d’obligation, ajouta-t-elle sans que sa voix tranquille fût en rien altérée.

L’accent était si naturel qu’Archer se tranquillisa. Encore une fois, elle était parvenue par sa seule simplicité à lui faire sentir qu’il agissait avec la banalité la plus risible, au moment même où il croyait jeter les conventions par-dessus bord.

— Je crois que vous êtes la femme la plus sincère que j’aie jamais connue !

— Une des plus vraies… répondit-elle, avec une voix caressante comme un sourire.

— Le mot importe peu… Vous regardez les choses en face.

— Ah ! il l’a bien fallu. J’ai dû fixer mes yeux sur la Gorgone.

— Eh bien ! elle ne vous a pas aveuglée.

— Elle n’aveugle pas, elle brûle les larmes.

La réponse semblait monter d’une profondeur d’expérience qu’il ne pouvait atteindre. La lente avance du bac avait cessé ; sa proue se heurta contre les pilotis du quai avec une violence qui fit chanceler le coupé, et jeta Archer et Mme  Olenska l’un contre l’autre. Le jeune homme, frémissant, sentit sur lui la pression de l’épaule d’Ellen. Il lui passa le bras autour de la taille.

— Ellen, fit-il brusquement, comprenez-moi : ceci ne peut pas durer.

— Qu’est-ce qui ne peut pas durer ?

— Que nous soyons ainsi, ensemble et séparés.

— Vous n’auriez pas dû venir, dit-elle, la gorge serrée.

Tout à coup elle se retourna, l’entoura de ses bras et mit un baiser sur ses lèvres. La voiture s’ébranla et s’emplit de lumière, en passant sous un réverbère. Ellen recula, et tous deux restèrent silencieux et immobiles pendant que le coupé se dégageait des abords de l’embarcadère. Quand ils eurent gagné la rue, Archer se mit à parler avec volubilité.

— Ne craignez rien. Vous n’avez pas besoin de vous renfoncer ainsi dans votre coin : un baiser volé n’est pas ce que je veux. Je devine ce qui se passe en vous ; vous estimez que le sentiment qui nous unit ne doit pas s’amoindrir dans une intrigue. Je n’aurais pas pu vous parler ainsi hier, parce que, quand nous sommes séparés et que j’aspire à vous revoir, tout mon être s’enflamme et chacune de mes pensées me brûle. Mais vous arrivez, et votre présence dépasse tellement mes souvenirs ! Ce que je veux de vous, c’est tellement plus qu’une heure ou deux de temps en temps, avec des siècles d’attente et de soif dans l’intervalle ! Et si je puis rester ainsi tranquille à côté de vous, c’est que j’ai dans ma tête une autre vision, et aussi la confiance qu’elle se réalisera.

Elle ne répondit pas tout de suite ; puis très bas :

— De quelle vision voulez-vous parler ?

— Vous le savez. Et aussi qu’elle se réalisera.

— Vous et moi réunis ?

Elle éclata d’un rire soudain et dur.

— Pour me proposer une telle vision, vous choisissez bien l’endroit !

— Le coupé de ma femme ? Descendons et marchons, alors. Un peu de neige ne vous fait pas peur.

Elle rit encore, mais plus doucement.

— Non, je ne descendrai pas. J’ai hâte d’arriver chez grand-mère. Vous allez rester assis à côté de moi, et nous envisagerons ensemble non des rêves, mais des réalités.

— Je ne sais pas ce que vous entendez par des réalités. Pour moi, il n’y en a qu’une.

Elle ne répondit que par un long silence, pendant lequel la voiture descendait une obscure rue transversale pour déboucher dans la lumière éclatante de la Cinquième Avenue.

— Vous voudriez donc faire de moi votre maîtresse, puisque je ne peux pas être votre femme ? demanda-t-elle.

Cette question directe le déconcerta. Maîtresse, c’était là un mot que les femmes de son monde évitaient de prononcer.

Décontenancé, il balbutia :

— Ce que je veux, c’est partir avec vous pour un monde où des mots comme celui-là, — des catégories comme celles-là, — n’existent pas : où nous serons simplement deux êtres qui s’aiment, qui sont tout l’un pour l’autre, pour lesquels le monde ne compte pas…

Elle poussa un long soupir, qui s’acheva en un rire amer.

— Oh ! mon ami ! Où est-il, ce pays ? Y êtes-vous jamais allé ?

Archer restait silencieux. Elle continua :

— J’en connais tant qui ont essayé de le trouver ; et, croyez-moi, ils sont tous descendus par erreur aux stations d’à côté, à Boulogne, à Pise, à Monte-Carlo, et ils y retrouvaient toujours le même vieux monde qu’ils voulaient abandonner, seulement plus petit, plus mesquin, plus laid.

Archer ne lui connaissait pas cette âpreté de langage.

— Je vois, dit-il enfin : la Gorgone a brûlé vos larmes.

— Et elle m’a ouvert les yeux. Ce n’est pas vrai de dire qu’elle rend les gens aveugles. Au contraire, elle leur ouvre les yeux tout grands, elle leur coupe les paupières. Et l’on ne connaît plus jamais l’obscurité bienfaisante. Parmi les supplices qu’ont inventés les Chinois, n’en est-il pas un de ce genre ?

La voiture avait traversé la Quarante-deuxième Rue au trot rapide d’un cheval vigoureux. Archer était oppressé par le sentiment des minutes perdues, des paroles vaines.

— Maintenant, dit-il, qu’allons-nous faire ?

— Nous ? Il n’y a pas de nous dans ce sens-là ! Nous ne sommes l’un près de l’autre qu’à condition de rester séparés. Alors seulement nous pouvons être nous-mêmes. Autrement, nous serons Newland Archer, le mari de la cousine d’Ellen Olenska, et Ellen Olenska, la cousine de la femme de Newland Archer, volant un bonheur qui ne leur appartient pas.

— Ah ! je n’en suis plus là ! gémit Archer.

— Vous ne savez pas ce que vous me demandez, dit-elle ; et moi je le sais, ajouta-t-elle d’une voix singulière.

Il resta silencieux, abîmé dans sa douleur. Puis, dans l’obscurité de la voiture, il chercha le porte-voix et donna l’ordre au cocher d’arrêter.

— Pourquoi nous arrêtons-nous ? Nous ne sommes pas arrivés, s’écria Mme  Olenska.

— Je descends ici, bégaya-t-il, et il sauta sur le pavé.

À la lueur d’un réverbère, il vit le visage bouleversé de la jeune femme, le mouvement instinctif qu’elle fit pour le retenir. Il ferma la portière et s’y appuya un moment.

— Vous avez raison, je n’aurais pas dû venir aujourd’hui, dit-il, en baissant la voix pour ne pas être entendu du cocher.

Elle se pencha en avant et sembla prête à parler, mais déjà il avait donné l’ordre de repartir. La voiture s’éloignait. Archer resta cloué sur place. La neige avait cessé, et un vent cinglant le frappait au visage. Tout à coup il sentit quelque chose de raide et de froid sur ses cils : il pleurait, et le vent avait gelé ses larmes.

Il mit ses mains dans ses poches et descendit la Cinquième Avenue, pour rentrer chez lui.