Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 415-419).


XXVIII


— O — ol — ol — Comment ça s’écrit-il ? demanda la voix aigre de la jeune télégraphiste à qui Archer tendait la dépêche.

— Olenska — O — len — ska, répéta-t-il, reprenant le télégramme pour inscrire le nom en caractères plus lisibles au-dessus de la large écriture enfantine de May.

— C’est un nom bien exotique pour notre quartier, fit une voix inattendue, et Archer, se retournant, vit auprès de lui Lawrence Lefferts. Imperturbable, celui-ci tirait sa belle moustache, en affectant de ne pas regarder la dépêche.

— Je pensais bien vous rencontrer ici, Newland. En apprenant l’attaque de la vieille Mrs Mingott, je suis parti pour demander des nouvelles, et je vous ai aperçu tournant le coin. Vous en venez, je suppose ?

Archer fit signe que oui, et poussa le télégramme sous le guichet.

— Ça va mal, hein ? continua Lefferts. On avertit la famille ? Ça doit être grave, si vous y comprenez la comtesse Olenska !

Les lèvres d’Archer se serrèrent et il eut une furieuse envie de gifler ce long, élégant et vaniteux visage.

— Qu’entendez-vous par là ? questionna-t-il sèchement.

Lefferts, qui d’ordinaire évitait les discussions, leva les sourcils, comme pour rappeler à son compagnon que derrière le grillage se tenait une oreille attentive. Rien n’était de plus mauvais ton (Lefferts le faisait comprendre par ce geste) que de se quereller dans un lieu public.

Archer était exaspéré ; mais il fallait éviter un incident sur le nom de Mme Olenska. Il paya le télégramme, et les deux jeunes gens sortirent ensemble. Dans la rue, Archer, ayant retrouvé son sang-froid, déclara que Mrs Mingott allait beaucoup mieux. Lefferts se déclara heureux et soulagé et s’empressa de passer à la faillite de Beaufort qui était annoncée par tous les journaux, reléguant au second plan la nouvelle de l’attaque de Mrs Mingott.

Tout New-York était contristé par l’histoire du déshonneur de Beaufort. Quant à Mrs Beaufort, depuis sa démarche nocturne auprès de Mrs Manson Mingott, on la trouvait plus cynique encore que lui. Pourtant elle n’avait pas l’excuse d’une origine étrangère. Il y avait un certain plaisir à se rappeler que Beaufort était un étranger ; mais si une Dallas de la Caroline du Sud prenait parti pour lui, et disait avec désinvolture qu’il rétablirait bientôt sa situation, l’argument perdait de sa valeur. Il n’y avait plus qu’à plaindre les malheureuses victimes, telles que Medora Manson, les pauvres vieilles Miss Lanning, et d’autres dames de bonnes familles, mal conseillées, qui, si elles avaient seulement écouté Mr Henry van der Luyden…

— Ce que les Beaufort ont de mieux à faire, — disait Mrs Archer, se résumant comme pour un diagnostic, — c’est d’aller vivre dans la petite propriété de Regina dans la Caroline du Nord. Beaufort a toujours eu une écurie de courses : il pourrait faire l’élevage de trotteurs. Je croirais volontiers qu’il a toutes les qualités d’un excellent maquignon.

Le lendemain, Mrs Manson Mingott allait beaucoup mieux ; elle avait retrouvé assez de voix pour ordonner que le nom des Beaufort ne fût plus prononcé devant elle. Quand vint le Dr Bencomb, elle demanda quelle mouche piquait sa famille de faire tant d’embarras autour de sa santé.

— Voilà ce qui arrive aux gens de mon âge quand ils s’obstinent à manger du poulet en mayonnaise le soir, observa-t-elle ; et, le médecin ayant changé fort à propos son régime, l’attaque prit le nom d’indigestion.

Cependant, malgré la fermeté de son attitude, la vieille Catherine ne se remit pas tout à fait d’aplomb. Cette indifférence qui est un effet de l’âge n’avait pas diminué sa curiosité pour les affaires des autres, mais lui avait enlevé toute pitié pour leurs chagrins. Elle parut n’éprouver aucune difficulté à chasser le désastre Beaufort de sa pensée. Mais, pour la première fois, elle commença de s’intéresser à certains membres de sa famille auxquels jusqu’alors elle n’avait témoigné aucun intérêt.

Mr Welland, en particulier, eut ce privilège d’attirer son attention. C’était celui de ses gendres qu’elle avait le plus constamment ignoré, et tous les efforts de sa femme pour le représenter comme un esprit rare (si seulement il avait voulu se faire valoir) n’avaient provoqué chez elle qu’un gloussement de dérision. Mais comme valétudinaire il méritait la considération ; Mrs Mingott l’invita à venir la voir, afin de comparer leurs régimes, dès que sa température le permettrait.

Vingt-quatre heures après l’envoi de la dépêche à Mme Olenska, un télégramme annonça qu’elle arriverait de Washington le lendemain soir. Qui prendrait le bac pour aller la chercher au terminus de Jersey City ? Chez les Welland, où les Newland Archer se trouvaient à déjeuner, la difficulté semblait aussi insurmontable que si le Hudson avait été l’Atlantique, et la discussion devint très animée. Mrs Welland ne pouvait aller à la rencontre de sa nièce puisqu’elle devait accompagner son mari chez Mrs Mingott, et qu’il fallait garder le coupé pour ramener Mr Welland, s’il se trouvait trop impressionné par cette première visite à sa belle-mère après l’attaque. Les fils Welland seraient à leurs affaires. La voiture de Mrs Mingott devait aller chercher Mr Lovell Mingott, qui arrivait à cette même heure à une autre gare, et on ne pouvait demander à May, par un soir d’hiver, d’aller seule jusqu’à Jersey City, même dans sa voiture. Pourtant, ce serait peu aimable, et contraire au désir de Mrs Mingott, de laisser arriver Mme Olenska sans qu’un membre de la famille l’attendît à la gare. Archer proposa :

— Voulez-vous que j’aille la chercher ? Je peux facilement quitter mon bureau assez tôt pour retrouver le coupé au bac, si May veut l’y envoyer.

Pendant qu’il parlait, il sentait son cœur battre follement.

Mrs Welland poussa un soupir de soulagement, et May enveloppa son mari d’un sourire approbateur.

— Vous voyez, maman, tout s’arrange, dit-elle, se penchant pour déposer un baiser d’adieu sur le front inquiet de sa mère.

Le coupé de May l’attendait à la porte. En s’installant, elle dit à son mari :

— Expliquez-moi comment vous pourrez aller demain au-devant d’Ellen, et la ramener, si vous partez pour Washington ?

— Je ne vais plus à Washington. Le procès est ajourné.

— C’est singulier. J’ai vu ce matin un mot de Mr Letterblair, adressé à maman, disant qu’il allait demain à Washington pour une grosse affaire de brevets qu’il doit plaider devant la Cour Suprême. Vous m’avez bien dit que c’était une affaire de brevets, n’est-ce pas ?

— Justement ; nous ne pouvons pas tous y aller et Letterblair a décidé ce matin qu’il irait.

— Alors l’affaire n’est pas ajournée ? continua-t-elle, avec une insistance qui lui ressemblait si peu qu’Archer sentit le sang lui monter au visage.

— L’affaire, non, mais mon départ, répondit-il, maudissant toutes les explications inutiles qu’il avait données pour préparer son voyage. Où avait-il lu que les menteurs adroits donnent des explications, mais que les plus adroits n’en donnent pas ? Ce qui lui était odieux, c’était moins encore de faire un accroc à la vérité, que de voir May s’appliquer à faire semblant qu’elle ne remarquait pas son mensonge.

— Je n’irai que plus tard, et cela se trouve bien, puisque cela arrange votre famille, continua-t-il, dissimulant son irritation sous un accent ironique.

À cet instant, leurs regards se croisèrent, et peut-être leurs pensées se pénétrèrent plus avant que l’un et l’autre ne l’auraient désiré.

— Oui, acquiesça May avec un sourire voulu, cela tombe très bien que vous puissiez aller au-devant d’Ellen. Cela fait plaisir à maman.

— J’en suis enchanté.

La voiture s’arrêta à la station de tramway où Newland devait descendre pour regagner Wall Street. May posa sa main sur celle de son mari :

— Adieu, mon chéri, dit-elle.

Ses yeux étaient si bleus qu’il se demanda plus tard s’il ne les avait pas vus briller à travers des larmes.

Il traversa rapidement le square, se répétant, comme dans une sorte de chant intérieur :

— Il faut deux bonnes heures pour aller de Jersey City chez la vieille Catherine ; deux bonnes heures, et peut-être plus…