Au service de la Tradition française/Un franco-américain : Aram-J. Pothier

Bibliothèque de l’Action française (p. 205-213).

Un franco-américain

Aram-J. Pothier[1]



Monsieur,

Le peuple canadien-français est réuni autour de vous dans une même pensée de sympathie, de gratitude et d’admiration. Nous vous accueillons avec un sentiment d’orgueil que votre remarquable carrière justifie pleinement. Vous êtes des nôtres, et vous mettez à le reconnaître une coquetterie bien française. Vous êtes aussi de ceux qui grandissent une race. Vos œuvres vous ont précédé parmi nous. Nous connaissions l’opiniâtreté de votre énergie, votre talent, votre initiative ; et aussi la délicatesse de votre cœur et son inépuisable bonté. Vous êtes, pour nous, un argument. Votre qualité de Français, dont vous faites état, ne vous a pas empêché de réussir. Le rang que vous occupez, les honneurs qui vous sont échus et que vous avez su porter avec modestie sont des titres dont l’éclat rejaillit sur la nation qui vous acclame. Sans doute, vous avez déjà reçu votre récompense et vous la puisez dans la satisfaction d’une tâche vaillamment accomplie ; mais il était bon et juste que cette manifestation eût lieu et que la reconnaissance d’un peuple vous fût offerte en suprême et fraternel hommage.

« Au Canada, disait M. Marcel Dubois, on garde le souvenir de ses origines françaises avec la jalousie que l’on sait mettre à garder ses lettres de noblesse ». On peut en dire autant de vous, monsieur, et de nos compatriotes qui vivent aux États-Unis. Nous acceptons ces origines avec fierté, sans croire qu’elles puissent nous diminuer en quoi que ce soit. Elles sont pour nous un gage d’avenir. De quoi vivons-nous, en effet, et quelle est la raison fondamentale qui conditionne nos attitudes ? Notre histoire française : voilà la source de notre émotion, la détermination de nos volontés, notre orgueil agissant. Nous sommes des témoins. Dans le grand tout canadien, nous apportons un élément de diversité, une force, une élégance latine. Et qui donc nous en ferait un reproche ? Le droit de se souvenir n’est inscrit nulle part si ce n’est dans le cœur, et il est éternel comme lui. Les Anglais, les Écossais, les Irlandais ont, comme nous, la religion d’une patrie lointaine. Le patriotisme ne se déracine pas, ne se divise pas : il s’impose et demeure au fond des êtres comme un principe de vie.

Des hommes venus de France ont traversé des mers inconnues, en route vers des terres inexplorées, incertaines. Ils allaient conquérir un monde à la France. Pour la plupart, ils étaient de petites gens. Ils ont patiemment bâti cette chose commune : l’histoire. Prêtres, ils ont évangélisé les peuples et jeté parmi nous le grain de sénevé. Paysans, ils se sont penchés sur le sol et se sont lentement identifiés avec lui. Ils y versaient leur peine ; ils y enfouissaient leur travail. Là où ils n’avaient trouvé qu’orgueilleuses et libres forêts, ils semaient la vie ; et les arbres géants tombaient sous leurs cognées. Soldats, ils ont défendu la terre durement conquise. Leur héroïsme est ignoré, obscur, passé ; en est-il moins beau ? Soldats de Fontenoy, soldats en dentelles, soldats de Carillon, paysans-soldats, tous sont de la même glorieuse lignée des soldats de France, également grands, altiers, vaillants. Ils sont tous de la même armée ; ils nous appartiennent comme nous leur appartenons ; leur héroïsme nous guide. Cette pensée nous soutient que nous continuons leurs œuvres. L’éclair de leur épée illumine encore notre route. Notre âme est remplie de leurs espoirs. Morts sublimes, ils engendrent la vie ; leur défaite se prolonge en victoire. En répandant leur sang, ils ne l’ont pas épuisé.

Tous ces hommes nous apportaient leurs croyances, leurs mœurs, leurs idées, leur caractère ; et tous portaient en eux les mots de chaque jour : le beau parler de France.

Ces mots ont passé l’Océan, ils sont en nous et ils gardent encore en eux toute la France. Ils sont notre langue, notre première et toujours vivante patrie. Ils sont nos conquêtes journalières ; ils augmentent notre patrimoine intellectuel, jalousement conservé, d’une nuance, d’une clarté nouvelle. Ils sont un des liens puissants qui nous apparentent. Si nous avons pour devise le souvenir, ce souvenir se transmet par des mots, lourds de tradition et de gloire françaises. Nous les retrouvons aussi avec fierté et confiance dans la devise de l’Angleterre ; et ils semblent gravés sur ce blason pour défendre notre cause et justifier notre double attitude d’amour et de loyauté. Ils ont commandé nos armées, conduit nos luttes, défendu nos droits, chanté nos espérances, pleuré nos deuils, gardé nos foyers, affirmé notre honneur et notre foi jurée. Nous nous reconnaissons en eux et nous survivrons par eux dans le cœur et le geste de ceux qui viendront après nous. — Combien nous devons les aimer, ces mots, qui contiennent sans la morceler toute notre âme ; globules du sang généreux qui nous réchauffe et nous garde !

Héritiers d’un idéal, nous en avons imposé le respect par la ténacité de nos conquêtes passées ; il nous incombe d’en assurer définitivement la survivance et le rayonnement dans un monde renouvelé par les progrès modernes.

C’est le devoir de l’heure.

Ce n’est pas à vous, monsieur, citoyen de la République américaine, homme d’État et financier, qu’il convient de rappeler l’évolution économique que le xixème siècle a subie. Les forces dont l’homme dispose se sont tout à coup multipliées. Elles ont remué les choses et les êtres et métamorphosé la vieille société. Une puissance s’est constituée, à laquelle tout a paru possible : la richesse. Elle a réalisé les projets les plus gigantesques, dominé les mers, supprimé les distances, asservi les continents. Et ses ambitions ne sont pas encore satisfaites. Dans ce magnifique effort qui emportait l’humanité et la subjuguait, votre pays, monsieur, s’est particulièrement révélé. Il est né dans cette tourmente ; et si l’intensité de sa vie nous a parfois effrayés, nous devons reconnaître qu’il en a su profiter et que son idéal ne s’est pas contenté des bornes étroites d’une prospérité uniquement matérielle.

Le Canada est trop vaste et trop généreux pour que sur lui ne se fonde pas un rêve de fortune. Débarrassés des premières luttes politiques, nous avons voulu participer au mouvement qui déjà sollicitait vos énergies. Cela même a posé pour nous la question économique et nous avons reconnu tout de suite qu’elle est une question nationale. Notre sort est de combattre pour survivre. Dans cette arène, plus peut-être que dans toute autre, nous ne pouvons pas être inférieurs. Nous devons accepter les armes que la lutte elle-même a forgées : connaître la science qui maîtrise les mondes ; conquérir l’indépendance que la richesse assure, et montrer que rien de notre génie ne s’oppose à ce que nous tenions sur ce terrain pratique des affaires une place qui soit digne de nous. Et ce que nous admirons en vous, monsieur, c’est d’avoir triomphé de cette sorte. Votre succès démontre magnifiquement ce que nous croyons être une vérité nécessaire.

Enfin, nous portons le poids d’une civilisation que nous avons promis de perpétuer. C’est un lourd fardeau : c’est porter un grand nom. Nous sommes Français, non seulement par la langue, mais par nos façons de sentir et de nous exprimer, par nos manières, par nos hésitations, par notre réserve, et, si vous voulez, par nos aimables défauts. À tout cela nous restons fidèlement attachés. C’est l’héritage que nous avons recueilli, en entier. Mais si nous voulons garder notre innéité et faire triompher notre filiation française, si nous voulons qu’on nous respecte et que les droits que nous avons acquis au prix de tant de peines ne soient pas violés ; si nous voulons manifester dans toute sa valeur notre civilisation aujourd’hui comme hier créatrice de miracles et d’héroïsme ; il nous faut nous rappeler que, suivant la belle expression de Gabriel Hanotaux, nous avons été « élevés sur les genoux de la France ». Nous lui devons la vie et toutes les générosités dont elle est faite ; nous lui devons ce qu’il y a de meilleur en nous : la loyauté. Nous lui devrons demain l’épanouissement de toutes nos facultés si nous nous tournons vers elle pour profiter de ses arts, de ses puissances intellectuelles, de l’exquise variété de ses sentiments, du bouillonnement de ses idées, de l’éclat de sa culture.

Votre exemple, monsieur, confirmerait au besoin nos espoirs.

Vous nous apportez une fière leçon d’énergie et nous en reconnaissons tout le prix. Le travail persévérant et ordonné de votre vie et les sentiments si nobles qui l’accompagnent sont la marque de votre origine française. À vous regarder nous nous sentons plus confiants ; l’avenir s’offre largement à nos ambitions. Sans rien trahir de notre passé qui est notre richesse et notre piété, sans rompre les traditions qui nous lient et qui sont notre profonde raison d’être ; avec l’aide des belles qualités de notre race, faites de bon sens, d’harmonie et de modération, nous pourrons nous livrer à la poursuite du progrès et réaliser pleinement les destinées que nous portons en nous-mêmes.

Nous acceptons le mot de votre poète américain, du poète de l’action, le grand Emerson : Hitch your wagon to a Star, accrochez votre char à l’étoile ; et nous lui savons gré de l’avoir écrit dans un siècle où le matérialisme pratique risquait de tarir les généreux ferments de toute civilisation.

Il est, monsieur, dans notre province sans limites, une région plus tourmentée, plus âpre, qui ne se livre pas volontiers et dont la résistance active davantage notre volonté de vaincre. C’est la terre du nord. Là s’accomplit encore de nos jours le long travail de colonisation, et la vie s’ouvre des horizons nouveaux. Ces paysages obstinés, que le labeur humain modifie lentement, mesurent notre tâche et révèlent en un symbole saisissant toute la beauté, toute la grandeur de notre conquête. Nous y suivons l’effort robuste du pionnier, que décuple un climat vif et sain. Nous le voyons s’avancer pas à pas et se créer un foyer au sein de la nature sauvage et rebelle : première minute d’une civilisation

Bien souvent, du seuil de l’humble maison où l’homme de la forêt pose son outil, j’ai regardé descendre la nuit sur ce décor sans chaleur, aux lignes énergiques, où rien de la mort ne se reflète et qui possède toute la majesté de la force. Devant ce spectacle, si plein de promesses, le cœur se reprend à espérer, et la parole de l’idéaliste Emerson ne paraît plus aussi vaine. Le jour, de partout disparu, ne donnait plus qu’un rayon qui venait doucement s’éteindre sur le vitrail, un instant ranimé, d’une église lointaine, et il me semblait que cette dernière clarté allait allumer là-bas la première étoile.

  1. Discours prononcé au Monument national, le 17 décembre 1914. lors de la réception faite au gouverneur Aram-J. Pothier par la Société Saint-Jean-Baptiste.