Au service de la Tradition française/Pour le Fonds patriotique

Bibliothèque de l’Action française (p. 215-221).

Pour le Fonds patriotique[1]



Excellence,[2]

Puis-je vraiment, en le modifiant un peu, rappeler ce vers, tiré de Cyrano de Bergerac qui fut, c’est son excuse, un pêcheur de lune malheureux et une âme généreuse :

Puisque la compagnie est, je crois, au complet,
Veuillez donc la présenter au duc, s’il-vous-plaît…

Pour la seconde fois, vos éminentes fonctions vous ont conduit parmi nous. Hier, vous visitiez l’Université Laval et nos maisons d’éducation ; aujourd’hui, c’est au cœur de la race que vous touchez. Notre Société nationale vous a accueilli avec des paroles où vous avez reconnu une pensée de cordiale bienvenue.

Ce peuple qui vous entoure et dont on vient d’exprimer le sentiment, qui vous accompagne d’esprit, qui vous sait au milieu de lui, on vous a sans doute dit qu’il est fier de ses origines et qu’il y voit un de ses titres de noblesse. Qui donc le lui reprocherait ? Les individus comme les nations ne gagnent rien à renier leur naissance.

Nos pères sont venus d’Europe. La nature leur ouvrait ses solitudes. Dans le silence que scrutait le regard émerveillé des découvreurs, s’éleva, au bruit cadencé de la pagaie, la chanson de France dont l’écho s’enrichit. Là commence la prise de possession, notre long effort laborieux et tenace. Champlain et ses compagnons, penchés sur les premières semailles, écoutent, le cœur battant, remuer cette chose qu’ils ont créée : la vie. Bientôt, le hameau s’organise autour de cette pacifique conquête. Bientôt, les blés sont assez lourds pour permettre l’espoir ; la maison est assez nombreuse pour qu’y balbutie l’avenir : près du clocher qui se dresse, qui pose ses assises sur le sol, les morts vont dormir par qui le peuple prend naissance dans l’immortalité.

L’œuvre gigantesque prenait forme, lorsque sur elle passèrent des jours mauvais que nous avons pourtant exaltés, y puisant le désir et la raison de vivre. La terre resta la bonne conseillère : qui donc pourrait déplacer le poids de cette tradition ? Les rides du sillon sont le signe d’une longue existence. Le paysan, lent fondateur de peuples, s’appuya sur sa bêche. À la force des armées, à l’assurance des conquêtes, aux conséquences de la défaite, il opposa la paisible durée de son geste. Une heure vint où la force de cette résistance triompha par sa vérité même. L’âme populaire eut raison des sarcasmes, des haines et des violences. Elle s’exprima à la tribune où la loi nouvelle, accordée par l’Angleterre, la convia. Qu’entendit-on alors ? Tout ce passé, si modeste pourtant et fait de si peu de chose, ce passé de bure et d’étoffe sombre, se réveilla. Il passa dans la voix des orateurs. Il devint une clameur vers la justice, au nom du droit que le vainqueur lui-même venait d’imposer. Sir Louis Hippolyte Lafontaine, synthèse de ce mouvement, formula une interprétation si juste de la constitution anglaise qu’elle devint un principe de la politique coloniale britannique.

Dès lors, le peuple revint au travail. Au sein de la Confédération, il donna le spectacle de la tolérance et de l’honnêteté d’opinion. Il conserva ses traditions et sa langue, qui est restée assez pure pour que ceux qui viennent aujourd’hui de France la comprennent et s’y reconnaissent délicieusement. Réclamant des droits acquis, il comprit qu’il devait d’abord, comme il a toujours fait, les appliquer chez lui. Il pensait généreusement. Si l’on veut comprendre l’idée très haute qu’il se faisait de sa patrie, demandons à un artiste de nous expliquer la vision apaisante et pleine de promesses qu’il a arrêtée dans le bronze. Sur une de nos places s’élève un monument qui est un symbole. Quatre femmes représentent les quatre grandes races — anglaise, écossaise, irlandaise, française, — qui dirigent ce pays. La race française est assise : la première elle s’est emparée du sol ; elle est chez elle. La race anglaise tient un emblème où furent harmonieusement rapprochés la rose, le chardon, la harpe et le lys. L’industrie et le commerce, agents de notre prospérité, unissent leurs efforts, confiants dans l’avenir qui est inscrit dans le livre ouvert sur lequel, près deux, se penche un enfant. Un homme, jeune et fort, proclame la liberté civile dans l’union et libère la conscience en brisant la chaîne rivée au préjugé. Face à la rue, une femme, — la Paix — tenant une branche d’olivier qu’elle élève au-dessus de la foule, laisse sur ses genoux une épée sans attache, prête au combat. Plus haut, le roi pacifique Édouard vii, revêtu des attributs royaux, étend sur la couronne une main protectrice que les nations avaient appris à respecter. Cette pensée, si juste et si vraie, ce témoignage si complet, est d’un sculpteur que Sir Arthur Conan Doyle eut voulu voir siéger en bonne place à l’Académie royale de Londres ; qui, coïncidence touchante, porte, lui le pionnier de l’art, le même nom que portait le pionnier du sol, d’un sculpteur canadien-français, Philippe Hébert.

La guerre surprit ce peuple dans son rêve de paix. Depuis plus de deux ans, il ne peut pas détourner son angoisse des terres lointaines où des armées se précipitent et se heurtent. On a dit qu’il n’a pas fait son devoir. N’est-ce pas parler trop tôt, et risquer, en répandant de pareilles idées, de blesser et de tarir, aux dépens de la vérité, des initiatives d’autant plus admirables que, souvent, elles sont plus dépourvues ? Le paysan, qui représente le nombre, est resté à sa charrue où il poursuit l’œuvre nécessaire, et combien précieuse au double point de vue économique et militaire, de nourrir les forces et de maintenir la vie. Les ouvriers, soir et matin, se dirigent vers l’usine y forger des armes, eux, les mobilisés de l’industrie. Des femmes au dévouement infatigable travaillent, chaque minute, les larmes aux yeux, pour les hôpitaux anglais et français. Un vaste mouvement fut organisé, trop peu connu, l’Aide à la France, qui porta au Secours national français et aux pioupious le souvenir ravivé et filial de la nation. Nos gouvernants ont versé des millions aux fonds anglais, canadien, français et belge. Nos soldats sont partis, plus nombreux que l’on ne croit et qui — malgré une statistique mesquine qui n’a rien d’officiel et qui n’enregistre pas la poussée de ceux qu’on a refusés — meurent un peu chaque jour et trouvent encore le moyen de gagner des batailles. Sans cesse, des œuvres multiples sollicitent avec succès l’appui de l’opinion : ce soir même les organisateurs de la souscription nationale au Fonds patriotique nous font, pour la troisième fois depuis le début de la guerre, un chaleureux appel.

Comme par le passé, nous y répondrons. L’heure presse. La misère n’attend pas, et il ne faut pas qu’il y ait de la misère qui s’ajoute à la séparation. Jusqu’à ce que l’État, par un impôt, répartisse équitablement les charges, nous devons assumer la noble tâche d’adoucir la souffrance et de rassurer l’héroïsme. De chez nous sont partis des Français, appelés par la loi de leur pays. Ils sont allés grossir les rangs de leurs armées qui donnent au monde entier un unanime exemple de résolution, d’endurance et de courage. À leurs femmes et à leurs enfants nous devons assurer un repos que tant de vaillance a plus que mérité. D’autres sont partis pour la Belgique dépouillée, qui n’a plus de patrie que dans le cœur de ses fils où elle renait en une invincible espérance. D’autres sont allés vers l’Italie alliée. D’autres servent l’Angleterre sur le sol de France ; ce sont les nôtres, Tommies et Canadiens français. À eux toute notre agissante sympathie. Ils comptent sur nous. Ici, l’honneur et la fraternité commandent et, devant ces mots-là, nous n’avons jamais reculé.

Nous donnerons enfin, et largement, parce que, au-dessus de cette mêlée atroce, plane un principe dans toute sa pureté et sa force irréductible, celui-ci : partout où bat un cœur s’anime le droit d’aimer, partout où vibre une parole s’affirme le droit de penser, partout où un peuple, si petit soit-il, travaille et peine, espère et lutte, persiste le droit à la vie, le droit au respect, le droit à l’immortelle justice.

  1. Discours prononcé au Monument national, le 9 février 1917.
  2. Duc de Devonshire, gouverneur général du Canada.