Au service de la France/T10/12

Plon-Nourrit et Cie (10p. 431-461).


CHAPITRE XII


À Champigny. — Le général Pénelon secrétaire général militaire à l’Elysée. — Le résultat de l’emprunt. — Le roi et la reine des Belges à Paris. — Arrivée du président et de Mme Wilson. — Voyage à Metz, Strasbourg, Sélestat, Colmar et Mulhouse. — Le roi d’Italie à Paris. — Joffre à l’Académie. — Dîner d’adieu à l’ancienne maison militaire.


Dimanche 1er décembre.

L’après-midi avec Mme Poincaré à Champigny. Cérémonie commémorative de la défense de 1870. Albert Thomas avait demandé à Clemenceau un ministre pour m’accompagner, Clemenceau avait répondu : « Un ministre ? pourquoi faire ? Je vous donne Poincaré ; c’est ce que j’ai de mieux. » Cependant il avait promis Abrami. Ce matin, à la première heure, Thomas fort ennuyé, a téléphoné qu’Abrami faisait faux bond, ayant à travailler. Thomas a cru à une petite conspiration ; mais, comme j’avais envoyé mon discours à Clemenceau et que celui-ci avait chargé Mandel de dire à Sainsère : « Le président du Conseil n’a pas d’appréciation à porter sur le discours du président, mais s’il en avait, il dirait que ce discours est admirable » ; j’ai prié Sainsère de dire à Thomas que je n’avais aucun scrupule à venir, même sans ministre. Thomas s’était, du reste, adressé à Mourier, qui est venu de bonne grâce. Nous avons été reçus à la mairie. Thomas, comme maire, nous a adressé, à ma femme et à moi, dans la salle des fêtes, une petite allocution très aimable, où il a parlé de mon rôle avec beaucoup de chaleur. Nous sommes montés à pied jusqu’au monument, par un temps radieux. Une estrade était aménagée. Foule très nombreuse et enthousiaste. Discours de l’adjoint, de Marcel Habert. Ensuite, défilé des vétérans, des autorités, des associations, etc.

Clemenceau est parti pour l’Angleterre, où il est reçu comme un roi. Sur les instances de Lloyd George, il s’est décidé à emmener le maréchal Foch. Le roi George, qui doit rester huit jours au milieu de ses armées, n’est cependant pas là pour recevoir Clemenceau. Il nous a dit : « Tant pis. Je ne serai pas là pour le recevoir. Il aurait pu prendre mes convenances. »

Lundi 2 décembre.

Ma maison militaire, composée pendant la guerre d’officiers en retraite, est forcée de me quitter. Duparge et Beaudemoulin sont d’ailleurs, comme généraux, atteints par la limite d’âge. J’offre le secrétariat général militaire de l’Élysée à Pénelon pour la nouvelle année.

Mardi 3 décembre.

Klotz m’annonce que les résultats de l’emprunt dépassent toutes les espérances. On a atteint 27 milliards 841 millions en nominal et 19 milliards 711 millions en effectif. On n’a pas encore tous les renseignements.

Lemery m’informe que la transformation du ministère de l’armement a supprimé un sous-secrétariat d’État. Il s’était mis d’accord avec Loucheur pour avoir des occupations nouvelles parmi celles qui passent du commerce à Loucheur ; mais Clemenceau, qui n’avait pas été consulté, a pris ombrage et Lemery croit devoir se retirer.

M. Haguenin, qui est à Berne, chargé d’un


Photo Henri Manuel
visite du roi des belges à paris (5 décembre 1918)

service de propagande, est d’avis que nous avons « saboté » la victoire, que l’armistice a été une faute, que l’Allemagne ne se croit pas battue et qu’elle reste très dangereuse.


Mercredi 4 décembre.

M. Raimondo, député au parlement italien, sorte de Briand plus barbu et plus méridional, intelligent et fin, me parle avec vivacité des socialistes italiens. Il me rapporte que Salandra aurait dit récemment en public : « Je peux bien dire maintenant que si la guerre n’avait pas été déclarée par nous, le roi aurait abdiqué. »

Mon ami André Hallays revient enthousiaste de Strasbourg. Que n’ai-je la même liberté que lui !


Jeudi 5 décembre.

Le roi et la reine des Belges arrivent à Paris, par la gare du Bois de Boulogne, avec le duc de Brabant. Foule immense ; enthousiasme magnifique.

Par une attention délicate, le roi va rendre visite à Clemenceau au ministère de la Guerre. Le Tigre en est tout adouci ; il est tout miel et fait patte de velours. Il faut l’entendre répéter : « Votre Majesté ». Le soir, pendant tout le dîner de l’Élysée, il cause joyeusement avec ses voisins, que j’entends rire de ses bons mots. Il y a, à ce dîner, deux cent quarante couverts. Pour la première fois depuis bien longtemps, les invités sont venus en toilette de soirée.

Après dîner, Lemery me confirme sa démission.


Vendredi 6 décembre.

Pams, loyal exécuteur des désirs de Clemenceau, envoie des instructions aux préfets pour la réfection des listes électorales.

Les journaux de ce matin publient des lettres échangées entre Clemenceau et Lemery, qui maintient sa démission.

Conseil des ministres. Clemenceau fait venir Godin, directeur de son cabinet civil, qui a préparé le voyage en Alsace. Il y a eu ordre et contre-ordre.

Clemenceau m’avait dit mercredi que les Chambres pour lesquelles on a, avec beaucoup de peine, organisé plusieurs trains pour Strasbourg, demandaient également à aller à Metz, mais que cela était impossible. Une bonne heure après il a changé d’avis à la suite d’une démarche d’adversaires du cabinet. On a voulu tout changer. Les Chambres viendront à Strasbourg et à Metz et partiront pour Strasbourg avant nous.

Le Conseil s’occupe ensuite de la réception de Wilson. Pams prétend que Paris est envahi par la police américaine qui ne veut pas laisser le président passer dans des rues étroites, par peur d’attentats anarchistes. Clemenceau dit que le colonel House lui a donné à entendre que Wilson siégerait effectivement au Congrès de la paix. Au fond, c’est le désir secret de Clemenceau, qui veut toujours présider Wilson. Mais je trouve très choquant qu’un chef d’État étranger siège en France dans une conférence et je le dis tout net à Clemenceau en Conseil. J’ajoute que le roi d’Angleterre a déclaré qu’en ce cas, nous devions siéger aussi, lui et moi. Leygues et Lebrun m’appuient tout haut. Les autres ministres se taisent, quoique plusieurs m’aient avoué être de mon avis. Clemenceau dit encore que, d’après le colonel House, il y a des tiraillements entre Foch et Pershing à propos de l’occupation en Allemagne. House a prié Clemenceau d’intervenir en faveur de Pershing. Mais, ajoute Clemenceau, je n’en ferai rien.

Dans la matinée, ma femme accompagne la reine dans une visite à l’église de Saint-Gervais et une autre à l’Hôtel-Dieu.

À midi et demi, déjeuner offert par M. et Mme Pichon aux Affaires étrangères.

À deux heures et demie, nous accompagnons le roi et la reine à l’Hôtel de Ville, où a lieu une grande et belle réception.

À sept heures trente, départ de Leurs Majestés à la gare des Invalides. Paris a fait aux souverains belges le splendide accueil dont ils étaient dignes.


Samedi 7 décembre.

Dans la matinée, Tardieu vient me dire qu’il voudrait que je réagisse autour de moi contre la sorte de méfiance qui commence à régner dans certains milieux parisiens à l’égard du président Wilson. Il croit qu’on peut avoir confiance en lui et qu’il ne nous créera pas de difficultés. Il ne trouve pas étrange ni mauvais que Wilson veuille siéger à la conférence. Tardieu m’expose ensuite ses vues personnelles sur les conditions de paix.

Dans l’après-midi, Masaryk, président de la République tchécoslovaque, vient me voir, très confiant dans l’avenir de son peuple. Il prévoit cependant des difficultés avec les Polonais et avec les Allemands d’Autriche. Il croit nécessaire d’assurer aux États enclavés des débouchés conventionnels, en franchise, par des ports maritimes.

L’émir Feyçal, jeune, très brun, beaux yeux noirs, vient avec Ben Gabrit comme interprète. Échange de politesses banales, puisque aussi bien, je ne puis toucher au fond des choses.

Visite de M. Deschamps, nommé sous-secrétaire d’État à la démobilisation. J’insiste pour qu’il résiste de son mieux aux demandes impatientes des Chambres. Il me le promet ; mais Clemenceau déjà décidé de démobiliser tous les R.A.T. à partir du 20 décembre.


Samedi 7 décembre.

Départ pour Metz et Strasbourg avec une indicible émotion.


Samedi 14 décembre.

À neuf heures et demie du matin, nous allons, ma femme et moi, en victoria, à la gare de la Porte Dauphine. Foule enthousiaste. Nous descendons sur le quai pour attendre M. et Mme Wilson. Quand le train arrive et s’arrête, la porte de mon wagon-salon, prêté à Wilson, s’ouvre. Le président n’est pas prêt et ne descend pas. Il cherche, paraît-il, sa femme et son chapeau. Deux minutes d’attente. Enfin, il se présente à la porte et descend, suivi de Mme Wilson. Il a la physionomie plus ouverte, plus détendue que je ne le croyais. Sa femme est souriante. Nous échangeons en anglais quelques propos et je fais les présentations. Nous passons en revue la compagnie d’honneur. Wilson offre le bras à ma femme, moi à Mme Wilson et nous gagnons la sortie. Explosion d’enthousiasme. Wilson salue en agitant son chapeau en l’air à l’américaine. Il est ravi de l’accueil qui lui est fait. Les arbres de l’avenue du Bois, les balcons, les toits sont chargés d’un monde qui crie, qui siffle, qui applaudit. Le cortège passe par le pont Alexandre III, par le pont de la Concorde et remonte par le boulevard Malesherbes jusqu’à l’hôtel du prince Murât, où M. et Mme Wilson vont demeurer. Je les laisse entre les mains du prince Murat, Une heure après, ils viennent déjeuner à l’Élysée. Pendant le repas, Wilson me dit qu’il croit que la paix sera plus difficile à faire que la guerre.

Après le déjeuner, je porte un toast au président et je prononce l’allocution suivante :

« Monsieur le Président,

« Paris et la France vous attendaient avec impatience. Ils avaient hâte d’acclamer en vous l’illustre démocrate dont une pensée supérieure inspire la parole et l’action, le philosophe qui aime à dégager des événements particuliers des lois universelles, l’homme d’État éminent qui a trouvé, pour exprimer les plus hautes vérités politiques et morales, des formules frappées au coin de l’immortalité.

« Ils avaient aussi le désir passionné de remercier, en votre personne, la grande République dont vous êtes le chef, pour le concours inappréciable qu’elle a spontanément donné, dans cette guerre, aux défenseurs du droit et de la liberté.

« Avant même que l’Amérique eût pris le parti d’intervenir dans la lutte, elle avait témoigné aux blessés, aux veuves, aux orphelins de France une sollicitude et une générosité dont le souvenir ne s’effacera jamais dans nos cœurs. Les libéralités de votre Croix-Rouge, les innombrables souscriptions de vos concitoyens, les touchantes initiatives des femmes américaines ont devancé votre action navale et militaire et montré peu à peu au monde de quel côté se tournaient vos sympathies. Et le jour où vous vous êtes jetés en pleine bataille, avec quelle volonté votre grand peuple et vous n’avez-vous pas préparé notre succès commun !

« Vous me télégraphiiez il y a quelques mois que les États-Unis enverraient en Europe des forces croissantes jusqu’à ce que les armées alliées fussent en mesure de submerger l’ennemi sous un flot débordant de divisions nouvelles. Et, en effet, un courant continu de jeunesse est venu, pendant plus d’une année, se déverser sur le sol de France. À peine débarqués, vos vaillants bataillons, enflammés par leur chef, le général Pershing, se sont précipités au combat avec un si mâle mépris du danger, un dédain si souriant de la mort, que notre vieille expérience de cette terrible guerre était souvent tentée de leur conseiller la prudence. Ils ont apporté ici, en arrivant, tout l’enthousiasme de croisés partant pour la Terre Sainte. Ils ont le droit maintenant de contempler avec fierté l’œuvre accomplie et de se dire qu’ils y ont puissamment aidé par leur courage et leur foi.

« Si ardents qu’ils fussent contre l’ennemi, ils ignoraient cependant, lorsqu’ils sont venus, l’énormité de ses attentats. Pour être renseignés sur les procédés de l’armée allemande, il a fallu qu’ils vissent eux-mêmes les villes systématiquement incendiées, les mines inondées, les usines réduites en poussière, les vergers dévastés, les cathédrales écrasées sous les obus et rongées par le feu, tout ce plan de guerre sauvage à la richesse nationale, à la nature et à la beauté, que l’imagination ne saurait concevoir loin des hommes et des choses qui en ont souffert et qui en portent le témoignage. Vous pourrez à votre tour, monsieur le Président, mesurer de vos yeux l’étendue de ces désastres ; et le gouvernement français vous communiquera, par surcroît, des documents authentiques où l’état-major allemand expose, avec un cynisme déconcertant, son programme de pillage et d’anéantissement industriel. Votre noble conscience prononcera sur ces forfaits.

« S’ils restaient sans sanction et s’ils pouvaient se renouveler, les plus belles victoires seraient vaines. Monsieur le Président, la France a lutté, patienté, peiné pendant quatre longues années ; elle a saigné par toutes ses veines ; elle a perdu les meilleurs de ses enfants ; elle porte le deuil de sa jeunesse. Elle aspire aujourd’hui, comme vous, à une paix de justice et de sécurité.

« Ce n’est pas pour être exposés à des recommencements d’agression qu’elle s’est, résignée à tant de sacrifices. Ce n’est pas non plus pour laisser des criminels impunis relever la tête et préparer de nouveaux assassinats que, sous votre forte impulsion, l’Amérique s’est armée et a traversé l’Océan.

« Fidèle au souvenir de La Fayette et de Rochambeau, elle est venue secourir la France parce que la France elle-même était fidèle à ses traditions. Notre idéal commun a triomphé. Nous avons défendu ensemble les principes vitaux des sociétés libres. Nous avons maintenant à édifier ensemble une paix qui ne permette pas la reconstitution directe ou hypocrite des organisations de conquête et d’oppression.

« Pour les misères et les tristesses d’hier, il faut que la paix soit une réparation ; contre les périls de demain, il faut qu’elle soit une garantie. L’association qui s’est formée pour la guerre, entre les États-Unis et les Alliés et qui contient le germe de cette institution permanente dont vous avez si éloquemment parlé, va trouver, dès maintenant, un emploi précis et bienfaisant dans l’étude concertée des solutions équitables et dans le mutuel appui dont nous avons besoin les uns et les autres, pour faire prévaloir nos droits.

« Quelques précautions d’avenir que nous prenions, personne, hélas ! ne peut affirmer que nous épargnerons pour toujours à l’humanité l’horreur de guerres nouvelles. Il y a cinq ans, le progrès de la science et l’état de la civilisation auraient dû permettre d’espérer qu’aucun gouvernement même autocratique, ne réussirait à jeter des peuples en armes sur la Belgique et sur la Serbie. Sans avoir l’illusion que la postérité soit jamais complètement à l’abri de ces folies collectives, nous devons mettre dans la paix que nous ferons toutes les conditions de justice et toutes les chances de durée que nous serons capables d’y introduire. C’est à cette tâche immense et magnifique que vous avez voulu, monsieur le Président, venir vous-même travailler avec la France. La France vous remercie. Elle connaît l’amitié de l’Amérique. Elle connaît la droiture et l’élévation de votre esprit. C’est en pleine confiance qu’elle s’apprête à collaborer avec vous.

« Je lève mon verre, monsieur le Président, en votre honneur et en l’honneur de Mme Wilson.

« Je bois à la prospérité de la République des États-Unis, notre grande amie d’hier et d’autrefois de demain et de toujours. »

Clemenceau et Deschanel me félicitent vivement de ce petit discours.

C’est mon 11e bataillon de chasseurs qui rend les honneurs à l’Élysée. J’ai invité le commandant et les capitaines à déjeuner.

Après le repas, j’ai fait réunir les chasseurs dans la cour ; je leur ai adressé quelques mots. Puis ils ont tous défilé sous la véranda et nous leur offrons du champagne, en trinquant avec eux tous successivement.


Dimanche 15 décembre.

J’ai laissé passer huit jours depuis ce voyage de rêve en Alsace. Je n’avais pas une minute, j’étais accablé de travail. Impossible de jeter une note sur le papier. En outre, mes impressions avaient été si profondes, si intenses, si ardentes que mon esprit en était confus et troublé. Et maintenant encore, je ne sais si je vais pouvoir me rappeler avec quelque clarté ce que j’ai ressenti. Nous sommes partis samedi soir par la gare de l’Est. Finalement voici comment les choses avaient été arrangées. Une première série de trains avaient dès le matin conduit de Paris à Strasbourg plusieurs centaines de sénateurs et de députés qui avaient couché dans cette ville le samedi soir et avaient été ramenés à Metz le dimanche matin. D’autre part, deux trains étaient partis le soir, un peu avant le mien, transportant les bureaux des Chambres, les ambassadeurs et ministres alliés et les membres du gouvernement.

Dans mon train, Dubost, Deschanel, lord Derby, le comte Bonin, Sharp, Clemenceau, le général Mordacq, Mandel, Andrieux et Renoult, invités par Clemenceau. Mandel : figure glabre, hâve, yeux perçants, paupières rouges, peau boutonneuse, c’est un être troublant et singulier qui, avec Mordacq, tient les ficelles de Clemenceau.

Il avait fait publier samedi avant le départ une note annonçant que les élections auraient lieu fin avril. Cette note a beaucoup inquiété les députés présents à Metz et à Strasbourg, surtout ceux des départements libérés, qui se demandent comment les listes électorales pourront être établies en temps utile et comment le vote pourra avoir lieu à si bref délai dans des communes détruites et désertées.

Dubost et Deschanel m’ont parlé dans le même sens. Ils voient dans tout cela une campagne de Clemenceau pour arriver à la présidence de la République.

Deux fois pendant le voyage, Clemenceau, pour raison de fatigue, n’a pas dîné dans mon wagon. Il a invité dans le sien Andrieux et Renoult.

Le dimanche matin, lorsqu’on a ouvert les volets de mes deux cabines, j’ai eu sous les yeux la vallée de la Moselle, à la hauteur de Dieulouard. J’ai revu le signal de Xon et tout le paysage dévasté qui m’a rappelé plusieurs visites au front. Puis le train s’est arrêté un instant devant les ruines de Pont-à-Mousson et les souvenirs m’ont assailli de nouveau : ma tournée dans le Bois-le-Prêtre, le Rond-Point auquel les soldats ont donné mon nom, le cimetière, les tranchées de première ligne, notre récente visite avec ma femme, la joie des artilleurs qui tiraient avec des pièces allemandes.

Aujourd’hui le mur infranchissable est tombé ; et nous passons ; et nous descendons la douce vallée de la Moselle, toute ravagée par les obus.

Mais, à l’arrière du front ennemi, le spectacle de désolation cesse et la campagne reprend son aspect tranquille. Notre train s’avance lentement, lentement sur des voies qui viennent d’être rétablies et nous arrivons enfin devant la chère ville délivrée.

D’abord, je ne réalise pas bien cet événement si souhaité. J’ai les yeux brouillés par les larmes ; mon cœur bat à se rompre. Qu’ai-je fait, ô ma France adorée, pour mériter un tel honneur et pour te représenter ici dans nos provinces retrouvées ?

Dans la grande gare massive, colossale qu’ont construite les Allemands, nous débarquons. Pour la première fois depuis la guerre, je revêts avec l’habit le grand cordon.

Nous trouvons sur le quai le maréchal Foch. Une compagnie rend les honneurs et une musique joue la Marseillaise. Des fillettes en costume lorrain apportent des fleurs. D’autres font une haie charmante jusqu’à la salle d’attente de « l’Empereur », où Foch nous précède. Là sont groupés les généraux alliés, les ambassadeurs, les ministres, les membres des bureaux des Chambres.

Nous descendons par l’escalier large et solennel que décorent agréablement deux rangées de jeunes Lorraines fleuries.

Nous montons en voiture. Je prends Clemenceau avec moi. Le maire, M. Prevel, et le général Duparge se placent sur la banquette devant nous. Dubost et Deschanel sont ensemble dans une seconde voiture. Sur la place de la gare, acclamations enthousiastes de la foule. Nous nous dirigeons, aux pas lents des chevaux, vers la porte Serpenoise et de là, vers l’Esplanade. Des milliers de jeunes filles en costumes lorrains nous étouffent, Clemenceau et moi, sous les fleurs et grimpent dans notre voiture pour nous embrasser. Je ne peux plus contenir mon émotion. Clemenceau, aussi, est profondément troublé. L’accueil dépasse toutes nos espérances.

Sur l’Esplanade, nous sommes reçus par le maréchal Pétain, qui nous a devancés. Les troupes sont rangées en trois côtés du carré en face de vastes tribunes où sont déjà installés les sénateurs et les députés avec leurs écharpes. Ces couleurs françaises au cœur de Metz, ces troupes, ces sonneries de clairons, tout cela me remue de plus en plus. Avec les maréchaux de France, les généraux alliés et Clemenceau, je passe devant les troupes. Aux fenêtres des maisons, les Messins redoublent leurs acclamations.

Puis nous revenons vers les tribunes. Pétain se place devant moi. Je lui adresse à voix haute une allocution[1] et je lui remets le bâton en lui donnant l’accolade. À ce moment, Clemenceau est près de moi. Poussé par un mouvement irrésistible, je lui dis : « Et vous aussi, il faut que je vous embrasse. — Bien volontiers, » répond-il ; et nous nous embrassons aux acclamations frénétiques des tribunes et des fenêtres :

Nous prenons place ensuite dans la tribune centrale et nous assistons à un magnifique défilé des troupes qui relèvent le pas et portent fièrement la tête. C’est autre chose qu’une revue du 14 juillet !

Je suis brisé d’émotion et les plus froids sont empoignés comme moi.

Notre cortège fait ensuite un long tour en ville pour revenir à la gare et nous recevons partout le même accueil. Où sont les Allemands ? En cherchant bien, on aperçoit quelques fenêtres closes et de très rares têtes qui ne se découvrent pas. Un gamin qui court auprès de notre voiture, surveille les chapeaux et quand ils ne se lèvent pas, il les abat d’un tour de main.

Nous revenons déjeuner dans mon train. Invités : les maréchaux de France, le maréchal Douglas Haig, le général Pershing, le général belge Gillain, le général italien Albrucci et Mirman, nommé préfet de la Moselle, le général de Maudhuy, gouverneur de Metz, qui me répète : « Je suis heureux, heureux. Si le bon Dieu me demandait ma place et m’offrait la sienne, je refuserais. »

Après déjeuner, nous nous rendons directement à l’hôtel de ville et nous montons dans une grande salle du premier étage, précédés et suivis de sénateurs, de députés et de nombreux officiers. Le maire, M. Prevel, m’adresse la parole et proteste de la fidélité messine. Je me sens de plus en plus en proie à un trouble sacré et j’ai grand’peine à répondre quelques mots dont les derniers arrachent des larmes à tous les yeux[2].

Nous redescendons sur le perron et nous y restons debout en face de la cathédrale dont les cloches sonnent à toute volée. Devant nous, à nos pieds, par un passage péniblement tracé au milieu d’une foule immense, défilent des délégations, les vétérans de 70, les maires des communes environnantes, les pompiers, les sociétés de gymnastes, tous les groupements lorrains, des nuées de jeunes filles charmantes. Le spectacle est délicieux. À pied, nous traversons la place pour nous rendre à la cathédrale, entourés, portés par la multitude. Le clergé nous reçoit à l’entrée. L’évêque allemand s’est caché ; mais le vicaire général, les chanoines, tous les prêtres sont là. Le vicaire général m’adresse quelques mots patriotiques. Je lui réponds en rendant hommage aux sentiments du clergé catholique et des fidèles. Les applaudissements retentissent sous les voûtes de l’église[3].

Après avoir fait le tour intérieur de la cathédrale, nous remontons en voiture et nous nous rendons au cimetière où se trouvent les tombes de 70 et celles de la dernière guerre. Une compagnie fait la haie. Là, comme dans les rues, la physionomie des poilus rayonne. Auprès du monument de Chambières, les « Dames de Metz », celles dont Barrès parle dans Colette Baudoche, sont groupées pour me recevoir. Je les félicite et les remercie d’avoir entretenu le feu sacré. Ayant appris qu’il y avait dans un hôpital, chez les Jésuites, un certain nombre de prisonniers français blessés, je suis allé les voir avant de terminer notre tournée. Ce trajet supplémentaire nous a fait suivre des rues étroites que nous parcourons au pas. Le maire nous dit : « Ce n’est pas l’Empereur qui aurait osé se faire conduire au pas dans des rues si peu larges ! Il avait peur et il faisait toujours trotter ! »

Comme il est visible que nous sommes ici chez nous et comme tous ces braves gens sont heureux ! De vieilles femmes pleurent. D’autres nous bénissent, se mettent à genoux ! Les cris de « Vivent nos libérateurs ! » se mêlent à ceux de « Vive la France ! » Journée d’une beauté souveraine. Maintenant, je peux mourir.

Nous revenons à la gare sans que l’enthousiasme se refroidisse. Je laisse des offrandes pour les pauvres et pour l’hôpital. Notre train part et va se garer pour la nuit à Phalsbourg où le Conseil municipal et une partie de la population se massent sur les quais pour nous souhaiter la bienvenue. Ici, c’est déjà le vieil accent lorrain qui retentit à nos oreilles.

Tous ces braves gens partis, je vais tâcher de dormir un peu et de plonger dans le sommeil les rêves de la journée, mais les visions de l’après-midi chassent celles de la nuit et je n’arrive pas à fermer l’œil.

Nous arrivons à Strasbourg le lundi matin à neuf heures. Il a fallu nous arrêter un instant à Saverne parce que la municipalité et les habitants nous attendaient sur le quai et que j’ai dû adresser à la ville délivrée deux mots de félicitations qui ont été vivement applaudis.

À Strasbourg, nous avons été reçus par Maringer, haut commissaire, et par les généraux Hirschauer et Gouraud. Dans un salon de la gare, le maire, vieil Alsacien fidèle, me souhaite la bienvenue et me remet les clefs de la ville. Voici maintenant venir de jeunes Alsaciennes, plus nombreuses et plus empressées encore que les Lorraines de Metz. Et notre cortège défile au milieu d’une foule en délire. L’accueil de Metz n’était rien auprès de cette frénésie. Ce ne sont que mouchoirs et chapeaux qui s’agitent, et cris qui se répercutent. Sur toutes les maisons, des banderoles avec des inscriptions lumineuses : « Vive Poincaré ! Vive Clemenceau ! Vivent nos libérateurs ! »

Nous arrivons place Kléber. Je reconnais l’hôtel allemand où ma femme et moi, nous avons déjeuné en 1910 au cours d’un voyage d’agrément. Il est fermé : mais, à toutes les autres maisons, les fenêtres sont garnies de monde. Partout des drapeaux français. Je dépose au pied de la statue de Kléber une gerbe de fleurs. Les vétérans de 70 sont rangés en ligne. Je leur envoie un long et respectueux salut.

Puis nous nous rendons à la place du Broglie. Elle est comble. Une épingle ne tomberait pas par terre. Au pied du perron de l’hôtel de ville sont massés les sénateurs et les députés. Appuyé sur la balustrade du perron, je commence mon discours que je lis par prudence et par crainte d’être trop embarrassé par l’émotion. Dès les premiers mots, je sens que l’auditoire tout entier est à l’unisson avec moi[4]. Au moment où je parle de la protestation de 1871, je pose la main sur l’épaule de Clemenceau, ce qui provoque une ovation à son adresse. Lorsque j’ai fini, il me serre la main et me félicite.

Nous montons au premier étage de l’hôtel de ville et là, on me présente des vétérans, des maires, des Alsaciens qui ont été emmenés en otage par les Allemands. Dans une salle voisine, Maringer entraîne Clemenceau et lui dit à l’oreille : « Mme Jacquemaire est là, qui vous attend[5]. » Et moi, je n’ai même pas osé amener ma femme. Après d’innombrables poignées de mains, nous redescendons et Clemenceau me prie de remettre au maire un vieux drapeau de 1870. Nous visitons ensuite la cathédrale, l’église protestante de Saint-Thomas et la Synagogue. Je remercie les curés, les pasteurs et les rabbins de leurs vœux de bienvenue.

Déjeuner dans le train.

Nous rentrons ensuite en ville et nous nous rendons, au milieu d’un enthousiasme indescriptible, à la place de l’Empereur devenue place de la République.

Des tribunes et des gradins ont été aménagés et sont remplis d’une foule joyeuse. Notre propre tribune est installée de façon à avoir à droite le Palais impérial et en face, dans le lointain, la cathédrale. Spectacle admirable. Devant nous des spahis en kaki, avec chéchias rouges, mettent une note vive.

Une brume légère flotte et estompe tout. Un défilé commence : d’abord des troupes splendides, infanterie, cavalerie, artillerie ; puis délégations de tous les villages de la Basse-Alsace avec une variété infinie de costumes locaux, des conscrits, des vieillards, des fillettes de tout âge, des drapeaux, tout cela dans un ordre parfait, avec une charmante harmonie de lignes et de couleurs. Beaucoup d’Alsaciennes au pied de notre tribune. Elles grimpent toutes successivement nous offrir des baisers. Elles parlent bien le français, avec un léger accent, et chantent en français tous les airs que joue la musique militaire. Toute mon enfance me remonte au cœur. Je me rappelle ces airs chantés jadis à Bar-le-Duc par des Alsaciens et je revois, dans les concerts, apparaître les nœuds de soie noire.

Après cet émouvant défilé, nous sommes partis en automobiles pour le pont de Kehl. Nous nous sommes avancés à pied jusqu’au milieu. Beaucoup de députés et de sénateurs étaient venus aussi, bras dessus, bras dessous avec des Alsaciennes. Le maire m’a exprimé le désir que la France pût prendre une tête de pont à Kehl pour protéger Strasbourg. Contrairement à mon attente, Clemenceau a fait la sourde oreille en disant qu’il voulait concentrer tous ses efforts sur le bassin de la Sarre et que si l’on dépassait le Rhin, il n’y aurait plus de raison pour s’arrêter.

Notre train est allé se garer à Benfeld et dès notre arrivée, la population est venue nous acclamer. Elle a recommencé le mardi matin 10 décembre à notre départ. Des jeunes filles nous ont offert des fleurs et des gâteaux alsaciens et des enfants, sous la conduite d’une bonne Sœur, ont entonné la Marseillaise.

De Benfeld à Sélestat. Mon cousin Auguste Stoffel vient d’être nommé maire. C’est lui qui nous a reçus. Nous nous sommes seulement arrêtés à la gare, mais toute la population était là.

De Sélestat à Colmar, où nous arrivons à neuf heures du matin. La ville a un charmant air de fête. Comme partout, l’enthousiasme est magnifique. Nous suivons de petites rues pittoresques pour arriver à la place du Champ-de-Mars. Autour de la statue de Rapp sont rangées des troupes que Clemenceau et moi, nous passons en revue pendant qu’un chœur d’Alsaciennes entonne l’air :

Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine.
Vous avez pu germaniser la plaine ;
Mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais.

Il a été ajouté un couplet, qui parle au passé et non plus au futur. C’est d’une émotion poignante. Les yeux les plus secs sont mouillés.

Nous arrivons à la préfecture où nous recevons, comme à Strasbourg, les délégations, les députés du Landtag[6], Mme et Mlle Preiss, femme et fille de l’Alsacien molesté et exilé par les Allemands. À la sortie, je demande à Clemenceau : « Ne faudrait-il pas remettre la croix de guerre à Mlle Preiss ? — Oui, certes, » me répond-il.

Hansi, mobilisé à Colmar, détache sa propre croix de guerre. On rappelle Mlle Preiss et je lui épingle la croix au corsage. Elle pâlit et pleure de joie.

Puis, par les rues encombrées et enthousiastes, nous retournons à la gare.

Nous déjeunons dans le train et de la vallée, je revois le versant de ces Vosges, d’où j’ai si souvent cherché, pendant la guerre, Colmar et Mulhouse.

À une heure et demie, nous arrivons dans cette grande ville. Elle est tout entière dans les rues, aux balcons, sur les toits, frémissante de joie patriotique. J’aperçois M. Hugelin, avec le drapeau que je lui ai donné en 1915. Nous allons d’abord à la Bourse. Le maire, M. Wolff, m’y remet 700 000 francs, pour une commune de la Meuse et me désigne lui-même Sampigny. Les braves gens ! Peuvent-ils faire un geste plus amical et plus délicat ?

Le maire nous remet également, à Clemenceau et à moi, des médailles rappelant l’incorporation volontaire de Mulhouse à la France en 1798. Puis il m’adresse un discours très chaleureux auquel je reponds.

Tous les maires de la vallée de la Thur sont là, et je les reconnais tous.

Puis longue et émouvante promenade dans les rues. Ensuite sur la Grande Place, revue et défilé splendide devant une foule ardente.

Le général de Boissoudy, qui commande à Mulhouse, me rappelle nos visites communes dans les Vosges.

Mais le rêve est fini. Au milieu des vivats nous regagnons notre train et nous repartons pour Paris par Strasbourg.

Et je songe que nous n’avons jamais voulu la guerre et que si l’Allemagne ne nous l’avait pas déclarée, tous ces pauvres gens auraient été à jamais abandonnés ! Jamais, jamais, nous ne les aimerons assez.


Dimanche 15 décembre.

Dans l’après-midi à trois heures, M. et Mme Wilson nous rendent visite. Pendant un quart d’heure, nous parlons golf, jardin et autres banalités.


Lundi 16 décembre.

Dans la matinée, Klotz vient me communiquer le protocole signé à Trêves pour les clauses financières de l’armistice. Il en est très satisfait.

À deux heures, ma femme et moi, nous allons en victoria rue de Monceau chercher M. et Mme Wilson, et nous partons pour l’Hôtel de Ville, en voitures découvertes. Sur tout le parcours, acclamations, vivats, sifflets d’honneur, vacarme inouï qui ne me cause pas la même joie ni la même émotion que les acclamations de Strasbourg, de Colmar et de Mulhouse. Wilson ne se contente pas d’agiter son chapeau ; il envoie des baisers.

Conversation banale en anglais. Réception à l’Hôtel de Ville avec le même protocole que les précédentes. L’après-midi Clemenceau vient avec Pichon à l’Élysée : « Wilson, me dit-il avec satisfaction, vient de me rendre visite. J’étais allé le voir hier. J’avais passé une heure avec lui et House. Je suis très content. Je crois que tout marchera bien. Il me paraît difficile de nous opposer à ce qu’il siège à la conférence. Il affirme que si on ne l’y voulait pas, il n’en éprouverait aucune amertume, mais il désire y assister. Il a, du reste, ajouté que pour lui la question de la présidence ne se posait pas, qu’elle revenait de droit à la France. Alors, il vaut mieux qu’il soit là. S’il n’y était pas, on attribuerait à son absence toutes les déceptions que nous pourrons avoir. Je crois, d’ailleurs, que vous pourriez ouvrir la conférence et prononcer un discours général. Vous ne pourriez évidemment pas prendre part aux délibérations, mais vous pouvez présider la première séance. J’ai prévenu Lloyd George et je ne pense pas qu’il y ait la moindre difficulté.

— Je suis, dis-je, à votre disposition. Quant à la présence de Wilson, s’il accepte sans arrière-pensée votre présidence, la principale difficulté est levée et il vaut mieux ne pas le froisser en l’écartant. Vous avez raison. Si les choses tournent mal sur un point ou un autre, on s’en prendra à nous. Mais vous êtes sûr qu’il renonce vraiment à la préséance ?

— Absolument sûr. »

Clemenceau ajoute qu’il désire aller se reposer huit jours en Vendée, car il est très fatigué et essaie vainement de travailler. Il trouve toujours Pams un peu mou, parce qu’il va y avoir des élections à faire et qu’avec Pams, ce sera impossible. « Mais, ajoute-t-il, nous en reparlerons ; il ne peut être question d’élections avant les préliminaires de paix.

— Et puis, dis-je, il faut que la date soit fixée par une loi.

— Oui, mais c’est malgré tout, moi qui la fixerai. »

Venizelos et Politis se plaignent vivement des Italiens en Épire et dans le Dodécanèse. À propos du voyage possible du roi de Grèce en France, Venizelos me parle de son roi avec une hostilité qu’il ne cache pas.


Mardi 17 décembre.

Conseil des ministres. Clemenceau se plaint vivement des Italiens et aussi de nos amiraux qui n’ont pas empêché les incidents de Fiume. Leygues défend en très bons termes ses subordonnés ; il explique qu’ils ont fait tout leur devoir ; mais Clemenceau suit son idée sans écouter. Longue discussion entre Leygues et Bouisson au sujet de la démilitarisation de la Marine marchande et de la réquisition des navires de commerce par le ministre de la Marine. Jeanneney pense que la loi de 1884 sur les syndicats et celle de 1902 sur les associations donnent à peu près les mêmes avantages aux fonctionnaires, mais qu’il faut s’opposer nettement au droit de grève. J’insiste vivement dans le même sens.

Foch, qui vient me voir, croit indispensable que Clemenceau prenne la présidence du Conseil sans portefeuille et se fasse remplacer au ministère de la Guerre où tout va à vau-l’eau. Il aimerait mieux avoir Renoult comme ministre que personne ; il se propose de le dire ouvertement à Clemenceau.

Dîner à l’ambassade des États-Unis avec le président et Mme Wilson. Wilson se détend de plus en plus, cause, rit, me tape dans le dos. Ce Platon est un homme qui rit ; peut-être même n’est-ce pas un Platon ? Il se félicite de la conversation qu’il a eue aujourd’hui avec Foch.

Après le dîner, grande réception. Ma femme et moi, nous sommes priés par M. Sharp de nous mettre près de la porte pour recevoir les invités avec M. et Mme Wilson.


Mercredi 18 décembre.

Foch m’avait expliqué hier que si, dans l’armistice, il n’avait pas cru devoir demander la démobilisation allemande, c’est pour deux raisons : 1o parce que l’armée allemande est en pleine décomposition ; 2o parce qu’il n’aurait eu aucun moyen de contrôle. Mais la Chambre où beaucoup de députés voudraient la démobilisation allemande pour avoir plus tôt la française, réclamerait celle-ci dès qu’on aurait la preuve de celle-là et a déjà fait interpeller le gouvernement à ce sujet par l’organe de M. Constant, de la Gironde. Clemenceau a fait répondre par Jeanneney qui a posé la question de confiance. Il n’y a eu que 303 voix pour le cabinet contre 147. Deschanel m’a dit à l’ambassade des États-Unis que les 303 eux-mêmes ont voté à contre-cœur. On reproche à Clemenceau d’en prendre trop à son aise et de se faire trop souvent remplacer par ses collègues. L’opinion de Foch commence à se répandre.

Le roi d’Italie doit arriver demain à Paris. J’aurai une allocution à lui adresser sous forme de toast. Dans le texte que j’ai préparé, j’avais essayé de calmer les ambitions territoriales de l’Italie et j’avais rappelé ces vers de Dante :

Si com’a Pola presso del Quarnero
Che Italia. chiude e servi termini bagna.

J’ai communiqué mon projet à Clemenceau, qui a consulté Pichon, lequel a consulté Barrère, lequel a pressenti Bonin. Ce dernier a demandé la suppression de ces vers et exprimé le désir que je fisse allusion à la Dalmatie. Pichon a déclaré qu’il ne me transmettrait même pas cette dernière demande. Pichon est venu me voir. J’ai accepté de supprimer la citation de Dante dans le toast, mais il a été convenu que je pourrais la rappeler au roi et à Sonnino dans nos conversations.


Jeudi 19 décembre.

À une heure, réception de Joffre à l’Académie où j’attends le président Wilson. Quand celui-ci arrive, je lui présente Freycinet qui est, avec Hanotaux, parrain de Joffre.

À l’entrée de Joffre et de Wilson sous la coupole, ovations enthousiastes. J’entre à mon tour. Nous nous plaçons au premier rang à droite avec Deschanel, Bergson et Boutroux. Joffre lit mal son discours, mais comme ce discours est émouvant et écrit à l’honneur de l’armée, il soulève de vives acclamations. J’avais fait envoyer, d’avance, le texte à Jusserand qui l’avait traduit pour Wilson. Le président des États-Unis s’est associé aux applaudissements de l’auditoire.

Réponse enflammée de Richepin.

Mme Wilson est avec ma femme dans la loge présidentielle. Je les fais prévenir.

Nous repartons précipitamment Mme Poincaré et moi pour l’Élysée, et de là nous allons à la porte Dauphine, pour l’arrivée du roi d’Italie. Pendant que nous faisons ce trajet en auto, il pleut à torrents. Mais, par chance, l’averse cesse au moment même où le roi pénètre en gare et nous pouvons monter en voiture découverte.

Le roi est toujours aussi simple, aussi timide, mais aimable, bien intentionné et intelligent.

L’accueil qui lui est fait par la foule est chaleureux. Je conduis le roi au ministère des Affaires étrangères, avec le jeune prince de Piémont, qui l’accompagne. Ils viennent bientôt après me rendre visite à l’Élysée. Le jeune prince a quinze ans ; il est élégant, élancé, bien découplé, beaux yeux noirs.

Longue visite du roi qui parle aimablement de choses et d’autres. Il m’a fait communiquer son toast en arrivant. Il est irréprochable, prudent sur les questions de l’Adriatique et très aimable pour la France. Le soir, dîner à l’Élysée, en l’honneur du roi. Il me parle avec insistance de l’amitié franco-italienne et j’appuie sur le même sujet.

Après le dîner, je dis en plaisantant à Sonnino : « Vous qui avez une si belle bibliothèque dantesque, vous ne m’aviez pas avoué que vous aviez une édition corrigée.

— Comment ? Laquelle ?

— Une édition où il manque deux vers sur le Quarnero. »

Il se trouble un peu, rit, puis : « Oh ! oui, je vous demande pardon de mon insistance. C’est que, voyez-vous, ces vers semblent limiter les droits de l’Italie. »

Bonin m’explique que les adversaires de Sonnino se servent de ces deux vers contre lui.


Vendredi 20 décembre.

Déjeuner aux Affaires étrangères en l’honneur du roi. À trois heures à l’Hôtel de Ville, en compagnie de Victor-Emmanuel III.

Trajet par les boulevards, la rue de la Paix, l’avenue de l’Opéra. Accueil très chaud de la population. Le roi est ravi et Bonin également. C’est le 11e chasseurs alpins qui, à ma demande, rend les honneurs sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Cérémonie identique aux précédentes.

Après l’Hôtel de Ville, à l’Institut avec le roi. Nous sommes reçus par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dans la grande salle.

M. Paul Girard prononce une allocution de bienvenue ; le roi répond en quelques mots. M. Babelon lit une notice sur l’origine de la devise que porte le Collier de l’Annonciade.

À mon retour à l’Élysée, je reçois le jeune prince Nicolas de Roumanie que me présente Antonesco. Il est grand, pâle, très blond, timide et silencieux. Il n’a que quatorze ans. Il part pour l’Angleterre où il restera quelques mois et reviendra ensuite en France, à Saint-Cyr. Le soir, dîner à l’ambassade d’Italie. Après le repas, grande soirée avec de nombreux invités.


Samedi 21 décembre.

À onze heures et demie, je vais à la gare de l’Est, dire adieu au roi d’Italie qui part pour aller voir celles de ses troupes qui sont en France. Vives acclamations à notre passage sur les boulevards. L’après-midi à la Sorbonne, réception de Wilson comme docteur honoris causa. Dans le grand amphithéâtre, rempli de robes jaunes, rouges, noires, violettes. Discours d’Alfred Croiset, de mon frère Lucien et de Wilson. Ce dernier parle sans lire ; il oppose les deux cultures, les deux méthodes de guerre, dit un mot de la Ligue des Nations. Vigoureux applaudissements. Lucien obtient un succès très mérité. Mais je le trouve bien pâle et il m’inquiète.

À notre sortie de la Sorbonne, les étudiants font une longue ovation à Wilson.


Dimanche 22 décembre.

Cet après-midi, dans notre salle des Fêtes à l’Élysée, nous donnons au personnel de la maison une représentation cinématographique de l’entrée des troupes en Alsace et en Lorraine et de nos voyages à Strasbourg et à Metz.


Lundi 23 décembre.

Antonesco me remet ses lettres de créance. Il voudrait que la Roumanie fût traitée comme alliée ; mais Clemenceau lui a répondu : « Non, non ; le passé est le passé ; mais il est irréparable. »


Mardi 24 décembre.

Conseil des ministres. Clemenceau, souffrant, dit-il, de coliques hépatiques, suit, les paupières closes et l’oreille distraite, les observations échangées entre ses collègues. Il me fait signer un décret transférant les services du blocus aux Affaires étrangères. Lebrun, de plus en plus dépouillé, garde les Régions libérées, mais avec Loucheur qui est chargé de la reconstitution industrielle. Clemenceau indique d’un mot que Franchet d’Esperey ne peut disposer que de treize cents hommes pour la Syrie « mais, ajoute-t-il, c’est un commencement et cela prouvera que nous ne nous désintéressons pas de la Syrie. » Je fais remarquer qu’il faudrait, à tout prix, envoyer plus d’hommes.

On discute et on adopte après changement un texte interdisant le droit de grève aux fonctionnaires : « La cessation concertée entraîne de plein droit la rupture du contrat de travail. »

Pichon fait nommer haut commissaire à Constantinople M. de France qui sera remplacé à Bruxelles par Margerie.

Sur la proposition de Pichon, le Conseil décide de faire transporter en Pologne les troupes polonaises de France.

Pams se fait bousculer par Clemenceau à propos de je ne sais quoi et Klotz fait signer un décret constituant un office pour la liquidation des stocks.

Et c’est tout. Pas un mot encore des conditions de paix. Pas un mot des conversations avec Wilson. Il n’y a plus de gouvernement. Tout repose sur cette tête vieillie et grisée de Clemenceau.

Dans la journée, Barrère me dit qu’il a recommandé à Clemenceau d’être plus chat que Tigre avec Orlando. Clemenceau a suivi ce conseil et a fait complètement la conquête d’Orlando.

Barrère est très préoccupé des négociations de paix. Il trouve Clemenceau incapable de les conduire. « Pichon est trop effacé, ajoute Barrère et Tardieu trop exclusivement désireux de jouir des avantages du pouvoir. »


Jeudi 26 décembre.

La veille de notre départ pour l’Alsace, Mandel avait fait annoncer que les élections auraient lieu le 27 avril. Ces jours-ci il disait encore à Piette, préfet de la Meuse, qu’il y avait, sur la date des élections, un conflit entre Clemenceau et moi. Mais devant l’émotion grandissante, Clemenceau a dû faire aujourd’hui une note pour démentir celle qui avait paru.


Dimanche 29 décembre.

Margerie a appris par Dutasta que celui-ci était déjà choisi comme premier négociateur à la Conférence. Berthelot qui comptait sur cette mission et qui l’aurait assurément remplie avec plus de compétence, n’est pas très satisfait. Mais il a réussi à faire éliminer par Pichon Margerie de la direction politique des Affaires étrangères. Pichon a littéralement forcé Margerie à accepter Bruxelles en lui promettant qu’il resterait à ce poste quand il deviendrait une ambassade et qu’il aurait la plaque de grand officier de la Légion d’honneur. Margerie, très affligé de cette combinaison, prétend que Philippe Berthelot et son frère André sont maîtres du Quai d’Orsay.


Lundi 30 décembre.

Pichon me confirme que Dutasta sera le premier auxiliaire de Clemenceau et de lui-même à la Conférence. Je lui parle de Margerie, qui se trouve par le fait un peu sacrifié, de William Martin, qui se plaint également, et je le prie de m’envoyer les documents préparés pour la Conférence. J’insiste aussi pour qu’un plus grand nombre de troupes soient envoyées en Syrie, où il ne faut pas donner une impression de faiblesse. Il me promet de s’y employer.

Le général Pénelon me présente les nouveaux officiers de la maison militaire.

Je parle à Clemenceau de l’utilité qu’il y aurait à avoir auprès de lui un ministre de la Guerre. Il me répond : « Non, je donnerais des armes à mes adversaires, si j’avais l’air de n’être pas de taille à porter la double charge. »

Le soir, nous donnons un dîner amical aux officiers de l’ancienne maison militaire et à leurs femmes, avec M. et Mme Olivier Sainsère.


Mardi 31 décembre.

Étienne, ancien ministre de la Guerre, m’apprend que le général Henrys a remporté le 29 décembre dans les Balkans une victoire éclatante et fait prisonniers 80 000 Bulgares de l’armée dite allemande, parce que commandée par des officiers allemands ; et, bien que Franchet d’Esperey eût rendu compte de cette victoire, le communiqué de Paris n’en a pas soufflé mot. Étienne, Franchet d’Esperey et Henrys s’en étonnent et croient à un parti pris de diminuer notre action à Salonique. Étienne est désolé que l’armistice ait été précipité et il trouve que les Allemands, n’ayant pas, dit-il, une mentalité de vaincus, resteront redoutables. Il a reçu des lettres d’officiers, cantonnés sur le Rhin, qui disent que les instituteurs allemands enseignent déjà la revanche.

Ce matin, court Conseil des ministres, provoqué par Clémentel, qui redoute une grève, s’il n’est pas autorisé à recevoir un syndicat de ses agents des Postes. Il obtient satisfaction et c’est une capitulation de plus, alors qu’il serait si simple d’appliquer dans leur lettre et dans leur esprit les lois de 1884 et de 1901 et d’interdire nettement le droit de grève aux fonctionnaires, au lieu de rester dans l’illégalité et de reconnaître par faiblesse des associations illégales. Je rappelle à Clemenceau la discussion à la Chambre en 1912 et les raisons que j’y ai données.

En Conseil, Clemenceau se plaint que Foch soit trop mou à l’égard des Allemands. « S’il ne croit pas, dit-il, devoir occuper le bassin de la Ruhr qu’il avait cependant d’abord proposé d’occuper, qu’il prenne au moins d’autres garanties. Je le lui ai, ajoute-t-il, conseillé hier. » Je réponds à Clemenceau que j’ai moi-même donné à Foch le même avis. « Alors, dit-il, c’est parfait ; comme je vais partir pour huit jours prendre un peu de repos, surveillez vous-même, monsieur le Président, l’exécution de l’armistice, et faites au besoin venir Foch pour le pousser à prendre des garanties supplémentaires.

— Oui, très volontiers. »

Mais Foch est convaincu qu’on peut tirer de son texte toutes les garanties nécessaires et que Clemenceau a négligé de les prendre.

Pour moi, la vérité est qu’on eût mieux fait d’achever la défaite de l’Allemagne avant de signer l’armistice. Mais ni Clemenceau, ni Foch n’ont été de mon opinion, le premier parce qu’il avait hâte de présider aux élections, le second parce qu’il voulait, dans un sentiment, d’ailleurs très noble, mettre fin à toutes les batailles meurtrières.

  1. Voir Messages et Discours, volume II, p. 61. (Bloud et Gay éditeurs.)
  2. Messages et Discours, IIe volume, p. 63 (Bloud et Gay, éditeurs)
  3. Messages et Discours, IIe volume, p. 67 (Bloud et Gay, éditeurs).
  4. Voir Messages et Discours, IIe volume, p. 73 (Bloud et Gay, éditeurs).
  5. Fille de Clemenceau.
  6. Voir Messages et Discours, 2e volume, p. 91.