Au pays de Sylvie/Le Bassin où sont les carpes dorées et argentées/Une pensée

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 219-226).


UNE PENSÉE





Il y avait promenade ce soir-là dans le Parterre de l’Orangerie. Les Altesses avaient décidé que chacun aurait le loisir d’errer à son gré sous la lune, qui était douce et ronde à merveille. La moindre contrainte, il est vrai, n’eut guère convenu par une si belle nuit. Couples et groupes allaient donc, de ci, de là, autour des bassins, parmi les pelouses, au bord des charmilles. Et n’eussent été les jets d’eau qui s’élevaient en suffoquant, n’eût été quelque rire menu, quelque éventail froissé, tantôt près, tantôt loin, l’on eût distingué, tel était le silence, jusqu’au plus léger souffle qui passait sur l’herbe, offensait une fleur ou touchait l’eau.

D’où vient qu’une femme pourtant, loin de goûter cet enchantement, versait des larmes ? Un compagnon de mine peu galante, il faut l’avouer, lui parlait, assis près d’elle sur un banc. Le contraste était grand entre le buste délicat de la dame, entre les mains diaphanes qu’elle agitait au clair de lune, et l’habit rude, le rire sans complaisance, comme le geste assez brusque de ce gentilhomme.

— « Convenez cependant, madame, lui disait-il, que M. de Naives vivra fort bien dans sa trésorerie d’Auvergne. Il est astreint à y demeurer ? Eh, le grand dommage, en vérité, si l’on songe qu’il s’y trouve également condamné à plusieurs mille livres de rentes, non moins qu’à loger en un des plus magnifiques hôtels de la ville, à posséder une maison des champs et le revenu de trois métairies ! Il a dû s’y rendre sans délai ? Certes, son départ fut soudain. Mais vous n’ignorez pas que M. l’évêque de Meaux lui-même, sur ma prière, fit donner cette charge à M. de Naives : or, ce prélat ne saurait s’accommoder d’un retard, que ferons-nous à cela ? Il vous semble que votre amant soit exilé dans une province si éloignée ? Que non pas, madame ! M. de Naives reverra la Cour et vous-même, un jour, bientôt sans doute…

— Et vous prétendrez-vous toujours après cela, monsieur, lié d’amitié avec moi ?

— Ah, tout beau ! Je prétends que je vous ai naguère aimée, et c’est vous-même qui m’avez alors soigneusement défini votre ami, rien que votre ami, votre bien bon ami.

— Mais… n’ai-je pas reçu M. de Naives de votre main ? Vous ne cessiez de me vanter son esprit, ses mérites, sa figure même.

— Il vous plaisait, tout votre cœur allait à lui. Je devais, par bon goût, vous entretenir honnêtement de celui qui m’était préféré. Et c’est pour m’en savoir gré, je pense, que vous m’avez traité, soit dit sans reproche, comme un bonhomme dont on se raille un peu, dont une femme aimée se dit impitoyablement l’amie…

— Vilaine et basse rancune aujourd’hui, que d’avoir fait chasser, à force d’intrigue, M. de Naives jusqu’en Auvergne ! »

Et sur cette offense, vous eussiez vu la dame se lever tout d’un coup, essuyer ses dernières larmes, et s’éloigner sans un mot d’excuse à travers les méandres du Parterre.

Le gentilhomme ainsi malmené demeura là, pensif. Les groupes de promeneurs disparurent, les couples s’acheminèrent peu à peu vers les terrasses. Les jets d’eau retombèrent, épuisés, dans les bassins. Il n’y eut bientôt plus que les grands arbres en tout le parc dont une feuille frémît parfois.

Alors, notre homme quitta son banc, et suivit à son tour, tête basse, l’une des allées qui ramenaient au château. Ses talons y blessaient lentement le sable pâle et fin. En traversant l’eau, unie comme du vif argent, il s’arrêta sur la mince chaussée. Ses lèvres tourmentées murmuraient une phrase.

Puis il gagna les bâtiments, poussa des portes, franchit encore un pont, gravit des escaliers, enfila des couloirs, trouva sa haute chambre enfin, y entra, s’enferma ; et tirant alors de sa poche une lettre, il commença de la relire à la lueur d’un flambeau :

« Vous seriez fort en peine, Monsieur, disait cette lettre, de rencontrer quelqu’un qui vous mandât plus vite que moi les nouvelles de Paris. Et encore ne vous conté-je pas de ces faits de guerre, de ces querelles publiques, ni de ces évènements mémorables enfin, dont chacun jase en tout lieu, et qu’un crocheteur ou un mendiant vous rapporterait aussi bien. Non, je vous apprends le meilleur, le singulier, le savoureux. Je vous fais savoir que madame de Nouvillon s’est débarrassée chez la Sombreuil d’un fardeau bien outrageant pour son veuvage ; qu’elle était grosse enfin, et qu’elle ne l’est plus. Je vous découvre que M. le comte de Naives n’a point quitté de deux jours et d’autant de nuits la signora Émilia Garèse ; que celle-ci vient de rendre un malheureux cornette tremblant de fièvre, couvert d’abcès, perdant ses cheveux et ses dents au régiment des cadets d’Anjou… »

M. de La Bruyère laissa tomber le billet… Il se pencha sur une feuille blanche, il écrivit :

« C’est une vengeance douce à celui qui aime beaucoup, de faire, par tout son procédé, d’une personne ingrate une très ingrate. »

Peu de moments ensuite, toutes chandelles soufflées, il était au lit, il dormait. Seule, sur sa table, caressée par un fil de lune, une plume courbe luisait.