Au pays de Sylvie/Le Bassin où sont les carpes dorées et argentées/Le Dernier Jour de Théophile

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 207-217).


LE DERNIER JOUR DE THÉOPHILE





Voici Stéphane Gouche qui traverse la Seine en bac, et saute dans la boue au pied de la Tour de Nesle. On n’y voit goutte. Il s’est crotté des pieds au ventre. Mais peu lui en chaut. Il passe un petit pont, monte à la berge, gagne les maisons et s’enfonce dans la nuit. Suivons-le.

Après avoir longé quatre ou cinq ruelles noires, le poète Gouche (Stefano Guccio, de son vrai nom) aperçoit une auberge, qui de loin lui paraît incrustée d’escarboucles plutôt que de fenêtres, et que l’on entend bruire à la façon des ruches pleines.

C’est là qu’il se rend, au cabaret du Cerf-qui-brame. Quiconque joue, s’empiffre, s’enivre, crie, trousse les Muses et fait de l’esprit, quiconque tire pension de sa plume ou argent de ses moustaches, s’en vient au Cerf-qui-brame. Stéphane Gouche y traite ordinairement dix ou douze affaires dans sa nuit. Doit-on avouer qu’au fin matin, le plus souvent, il gît aussi sous la table ? Bah ! n’y composa-t-il point de bons sonnets, après tout ? « Moi, je ne monte point au Parnasse, a-t-il coutume de dire, j’y descends. »

Bref, il a poussé la grand’porte : on l’acclame. Mais il salue sans répondre, et gravit l’escalier qui mène au premier étage ; là, dans une soupente éclairée par deux grands flambeaux, Vortas, tout couvert de dentelles, et Benoît-donne-ton-verre, saccageaient plusieurs plats autour de flacons en nombre. Que la nappe eût naguère été propre, on le doit croire ; mais qu’elle dégouttât déjà de sauces et de vins, bien que la soirée fût à peine commencée, cela ne se pouvait nier non plus. Et l’odeur des barriques et des graisses fondues se venait ainsi mêler brusquement à ce relent de musc et de petun que Benoît et Vortas traînaient partout. On les sentait à trente pas, ces nourrissons du dieu Phœbus.

Mais Gouche les regarde à peine, ne dit mot, sinon : « Faites-moi boire, je vous prie… » et s’assied vilainement à table, mange, s’essuie la bouche, mange encore… Il fallait pourtant parler à la fin.

« — Vous m’étonnez tous deux, s’écrie-t-il soudain. Vous restez-là, fiers comme des jars, à regarder mûrir vos goîtres et pousser vos estomacs… Mais, per Bacco ! vous ne songez donc à rien, vous ne prévoyez jamais, vous ne vous enquérez pas ?… »

Il vous a du reste une manière si bouffonne de prononcer ses mots à l’italienne, que les deux compères ne s’en tiennent pas de joie.

« — Oh, Dio mio ! reprend-il, ils rient, ils rient !!… Mais il n’en sera plus de même quand ils tireront la langue devant des cuisines closes ! Moquez-vous de moi, mes goinfres, et un jour cependant je vous verrai plus sages. Ce sera, Benoît et Vortas, au temps prochain, demain peut-être, où les stances et les chansons ne nourriront plus leur homme, où les pensions seront tombées à plat, où ducs et comtes rédigeront eux-mêmes leurs épitaphes, leurs poulets galants et leurs louanges grotesques… Ah, basta, basta, je n’en veux pas plus dire… Et cependant, la rage me pousse ! Sans doute, vous croyez que cela sera toujours payé comptant, un sonnet, et or sur la table, un beau vers ? Allons donc ! tout, au contraire, s’en va, et l’on nous rogne de mieux en mieux les ailes. Les seigneurs ne cèdent plus même une bouteille en échange d’un distique qu’Homère n’eut point renié, et près des dames, vous ne gagnez plus seulement un souper pour toute une élégie. Une comparaison avec Cypris vaut un denier à peine ; avec l’Aurore, une obole ; avec les Nymphes, moins encore, et pas même un sourire s’il ne s’agit que de lys ou de roses. Est-ce un métier, cela, s’il vous plaît ?

— Les dames, dit Vortas, sont bêtes à chagrins.

— Et elles nous assomment, ajouta Benoît, sous bien des abus.

— Des abus moins encore que des tyrans ! répliqua le fougueux Gouche. Qu’est-ce, par exemple, je vous prie, que ce Théophile, ce pauvre sire, ce maître en mélancolie que nous nous sommes donnés à nous mêmes fort sottement, avouez-le — sinon un usurpateur, un despote, un Caligula, un Héliogabale ? Madame de Montmorency, une italienne de mon pays pourtant, une femme du premier choix, payait bien, n’est-ce pas, et vous accueillait sans difficulté ? Table ouverte à Chantilly, à Paris, en voyage, gîte et galanteries, une maison princière, des fêtes, du bruit, mille aubaines… Bon, Théophile survient, nous le faisons valoir, on l’encense, et voilà qu’il confisque la place : c’est lui qui nomme la dame Sylvie ; M. le Duc trouve bon que l’on ne s’en puisse plus passer ; et c’est le règne de Sylvie, les bois de Sylvie, le domaine de Sylvie, la chasse, la pêche de Sylvie, et le regard de Sylvie qui fait battre les poissons… Tout le temps encore que Théophile fut en prison, nous eûmes du repos : mais maintenant que l’en voici dehors, le tintamarre recommence. On l’héberge, on le choie, on l’environne là-bas ; et ses odes font fureur ici, et Pyrame est criée par les colporteurs, et l’on nous aura bientôt rompu les oreilles avec sa Maison de Sylvie… Et est-il seulement un galant bien brave et reluisant, ce Théophile ? Que nenni ! Un pauvre ancien ivrogne, un grimaud tout hâve, tout cave, très mal en point du reste, paraît-il, mourant même — je l’espère.

— Il faudrait, dit sentencieusement Benoît, trouver quelque mérite de Sylvie à quoi il n’eût pas songé. L’a-t-il chantée toute entière, l’a-t-il seulement dévêtue en quatrains sans rien omettre, ni une grâce, ni un signe…

— Ni une fossette…

— Eh mais, s’écrie l’Italien, tu m’y fais penser, Vortas, une fossette… »

Puis un long silence s’ensuit. Les trois poètes méditent.

« — Voilà, reprend Gouche le premier, nous allons écrire un recueil de chansons, d’épigrammes et d’idylles. Il s’appellera Les fossettes de Sylvie. J’y sèmerai, moi, des vers toscans. Et chaque pièce célébrera quelque douceur cachée de l’ingrate qui nous a trahis. Nous placerons nos fossettes où il nous plaira, aux pires endroits pour la pudeur de Marie-Félice des Ursins, duchesse de Montmorency…

— M. le duc est homme à compter de clairs écus sonnants afin que l’ouvrage ne paraisse point.

— À moins qu’il ne nous fasse pourrir en geôle.

— En tout cas, observe Vortas en souriant, plus d’un sot nous tiendra pour frais échappés d’un des grands lits de France, et je sais des pécores qui en mourront…

— À ta santé, Vortas !

— À ta gloire, mon Gouche !

— Benoît, mon croquant, à ta pipe, à ton nez, que le choc de tant de verres aura rendu plus calleux qu’un poing de galérien ! Appelle, veux-tu, il n’y a plus rien dans les cruches… »

Mais à ce moment, la tapisserie est brusquement soulevée, et un homme entre, qui reste debout. « Bonjour ! » fait-il d’une voix étouffée. Et il prend, sans y songer, une coupe qu’on remplit.

« — Hélas, Des Barreaux, qu’y a-t-il donc ? » demande le sensible Vortas.

Jacques de Vallée, seigneur des Barreaux, vide sa coupe, puis la laisse choir à terre ; son beau visage fait pitié. À le mieux considérer même, les trois libertins comprennent qu’il a pleuré, lui, cet impudent sans respect ni foi !

« — Il y a, messieurs, répond-il gravement, il y a que tout-à-l’heure, avant souper, le grand Théophile vient de rendre l’âme. Oui, Théophile est mort en l’hôtel Montmorency, au crépuscule… »

À ce coup, Benoît, Gouche et Vortas penchent d’un même mouvement la tête. Déjà maint et maint vers mélodieux chante tout bas en leur mémoire. Déjà voici qu’ils adorent ce Théophile de Viau, qu’ils eussent crucifié vivant, ce Théophile qui, même en mourant, servait encore sa dame. Car il ne fut jamais question du recueil misérable. Et c’est très purement qu’à bien des années de là, les vers de Théophile éveillaient au seul nom de Sylvie

Ce bruit charmeur que les neveux
Nomment une seconde vie,

cependant même que l’infortunée duchesse de Montmorency s’éteignait à Moulins, après l’aventure tragique de son époux, dans la retraite, la douleur et le deuil.