Au pays de Sylvie/Le Bassin où sont les carpes dorées et argentées/Dans les airs

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 197-206).


DANS LES AIRS





Simon de Meilles s’était vêtu comme pour un mariage. Blanc depuis les souliers jusqu’au toquet, cambré, joyeux, l’épée dressée et le gant à la taille, il pérorait en plein ciel, sur la dernière plate-forme d’un vertigineux échafaud. Étienne Auxoust le fauconnier, son ami, l’écoutait en riant. Tout en bas, dans la cour du château, grouillaient les charpentiers et les maçons. Mais Simon ne pouvait même pas apercevoir, entre les poutres enchevêtrées, ces chétives fourmis. Il entendait seulement leur rumeur légère, jointe aux voix un peu plus proches d’autres manants qui garnissaient les toits. Tout ce monde s’apprêtait à hisser jusqu’au sommet de la plus haute tour une Vénus de marbre.

Et cette Vénus, Simon de Meilles l’avait glorieusement tirée d’un bloc énorme et rude. « Laissez-moi faire, Monseigneur, avait-il dit au Connétable. J’ai vingt-deux ans à peine, mais depuis le berceau, mon père m’apprit à dessiner et à ciseler. Je sais peindre un portrait, cuire un émail, lire en leur langue Tertullien et Cicero, dompter un cheval turc et pousser mon épée contre qui voudra. Je vous changerai ce marbre en une figure selon l’antique. Il convient que ce soit une Vénus, puisqu’elle doit couronner votre logis, qui est celui de Mars. Je lui mettrai dans les mains un miroir, mais son regard pensif poursuivra par les airs l’image du guerrier superbe. »

Or, aujourd’hui, l’œuvre amoureusement terminée, la Cypris debout et rêveuse, mince, longue, et tenant son miroir comme une fleur fragile, la merveille enfin allait monter, monter, jusqu’au faîte du grand château, dans le firmament, aux pieds même de Simon de Meilles, qui ne se tenait plus d’orgueil ! En vérité, oui, il se mariait… « J’épouse tout-à-l’heure la Renommée, avait-il dit à Étienne Auxoust, là-haut, tu vois, au milieu de l’azur et à deux doigts des douze grands Dieux ! Il faut que tu sois de la noce… » Tous deux avaient ainsi grimpé jusqu’à cette plate-forme effrayante, où nul ne les voyait plus, et où les paroles pressées de Simon de Meilles se mêlaient aux cris déchirants des hirondelles.

« — Lève les yeux, Étienne, faisait-il, et dis-moi si tu ne perds la tête, à te trouver si près de l’Olympe éternel ?

— Tu m’en contes, répondit l’autre. Ton ciel, je te le déclare, ne contient pas d’Olympe, mais toutes sortes de bestioles seulement : corneilles, palombes, alouettes et cailles, qu’il s’agit de prendre. Le plancher brûle, d’ailleurs, ici, et le soleil aveugle. Nous allons trépasser d’un coup de sang, si nos gens ne se hâtent, en bas. La Cyprine que tu sculptas m’a paru belle, Simon, mais elle est surtout terrestre, à ce qu’il me semble. Et, ma foi, elle a raison ! La terre est un bon lieu de réjouissance, avec ses forêts où le gibier pullule, ses caves où le vin rafraîchit, ses dames qu’il fait bon rencontrer sous une courtepointe, et mille autres sujets de délectation. »

Tout le domaine de M. de Montmorency, en effet, s’étendait sous les yeux à perte de vue, touffu, vert et coupé d’eaux fraîches, l’air heureux. Au loin, des villages paisibles ; tout près, des bâtiments neufs, des constructions, de la pierre amenuisée, à la dernière mode…

« — Tais-toi, répartit Simon, tu blasphèmes ! Notre maître règne sur ses vassaux et mène le royaume ; bon, qu’il se contente ainsi, puisque c’est son plaisir. Toi, tu es fauconnier de Montmorency, et tu dis que cela te suffit ? Soit encore. Mais la beauté, sur mon âme, la beauté divine est ailleurs, elle existe, je l’ai vue, de mes yeux vue naître sur la mer et s’avancer vers nous ! Car j’étais au port de Marseille, quand y accosta la flottille de M. le général des galères, dont les nefs contenaient huit grandes caisses mystérieuses, toutes chargées de sceaux, de chaînes et de cordes. Je me trouvais là lorsqu’on rompit les caisses en présence de Monseigneur le Connétable : et ce fut alors que, muet d’angoisse et de respect, j’en vis tirer ces débris sublimes, ces majestueuses figures de l’antique Italie, ces bronzes vénérables et ces marbres roux, ce Septime Sévère, ce Caracalla, ce Géta, ce Marc Aurèle, ce Vitellius, cet Hercule, et ce buste d’une femme inconnue que je n’ai plus cessé d’aimer… »

Étienne Auxoust avait fait trève à ses bouffonneries.

« — Simon, dit-il gravement, tu es mon frère d’armes, et je t’admire. Embrasse-moi !

— Ah ! jurons, Étienne, jurons par le Styx en ce jour d’étonner le monde avec une amitié que les Homère, les Plutarque et les Virgile eussent chantée. Nous serons Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Nysus et Euryale… »

Mais à ce moment, un coup de sifflet, parti du sol, fit le silence comme par enchantement. Simon pensa que son cœur allait rompre. Trois grosses poulies, en face d’eux, gémirent. Des cordes s’étaient mises en mouvement. La statue montait.

Lentement, lentement, avec des à-coups, des arrêts, des repos, les cordes roulèrent, roulèrent. Tout allait bien. Un étage, deux étages, trois étages étaient dépassés sans doute…

Soudain, Simon pâlit. Il saisit son ami par le bras : « Regarde, regarde… » lui dit-il d’une voix étouffée. Une des dernières poutres, au-dessus d’eux, pliait horriblement. Si elle se brisait, l’une des poulies céderait, les cordes ne supporteraient point le choc, et la Vénus allait se fracasser sur le sol en mille morceaux…

Simon était livide. La sueur lui coulait du visage, et ses doigts se crispaient sur ses yeux. « Je ne veux plus rien voir, balbutia-t-il, les dents serrées, mais si la corde casse, je me jette… »

Fut-ce pour mieux se rendre compte et rassurer ensuite son ami ? Fut-ce par vertige, par maladresse ?… Le fauconnier, qui s’était un peu trop aventuré sans doute, eut comme un éblouissement, glissa, manqua du pied, tomba d’une planche sur l’autre, se retint à l’une des cordes, trébucha derechef et se trouva effroyablement suspendu dans le vide…

Simon ne pouvait venir en aide au malheureux : leurs mains ne se fussent pas rejointes.

D’ailleurs, il ne comprit pas tout de suite ce qui s’était passé. Il n’eut que l’idée de lever instinctivement la tête… et soudain, bondissant :

« — Ouvre les mains, hurla-t-il, lâche tout !!… La poutre se courbe, elle n’en peut plus, elle va rompre !!… »

Étienne étreignait follement au contraire la corde vacillante. Un craquement eut lieu. Simon de Meilles tira d’un seul coup son épée, dont il entailla si bien les poings d’Étienne Auxoust que celui-ci desserra les doigts et disparut…

Une immense clameur s’éleva du sol.

Puis, la déesse de marbre, longtemps immobile au niveau des toits, reprit majestueusement son ascension.

Quand le Connétable de Montmorency, revenant en ses terres, l’aperçut de loin, toute gracieuse et blanche, au faîte du château, il daigna sourire, le bourru seigneur, puis manda Simon de Meilles, lui fit présent d’un collier d’or, et jura qu’il parlerait d’une telle œuvre en présence du Roy.