Au pays de Sylvie/Le Bassin où sont les carpes dorées et argentées/Le Roi chasse

Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 227-236).


LE ROI CHASSE





(Extrait des Mémoires de M. du Palois,
Premier Veneur de M. le Duc, août 1724).

…Je veux rapporter ce qui arriva hier à la chasse du Roi, non certes qu’il s’agisse de quelque remarquable fait de vénerie, ni de rien qui fît grand honneur à M. le Duc, non plus qu’à moi ; mais parce qu’on y verra combien les jeunes gens perdent à présent le respect, aussi bien qu’ils oublient ou dédaignent étrangement tout ce qui nous mettait naguère à la tête et bien au-dessus des autres cours polies de l’Europe.

Voici trente-deux ans que j’ai l’honneur d’appartenir à la maison de Condé. J’ai servi sous feu le prince Henry-Jules, puis sous Monseigneur son fils, dont Dieu ait l’âme, et depuis que M. le Duc enfin est venu par l’héritage naturel en lieu et place de celui-ci, j’ai glorieusement conduit, j’ose y prétendre, et sans la moindre faute, vingt-quatre laisser-courre solennels, y compris la chasse que daigna faire céans Sa Majesté en l’an de grâce 1722. Je sais mener à ses fins le plus rebelle animal selon toutes les règles ; je n’ai de ma vie trébuché dans les contenances qu’on doit observer pour traiter quiconque et lui parler, que c’eût été le dernier hobereau ou le plus impatient des pairs ; je connais enfin la révérence profonde qu’il faut garder en forêt quand le Roi consent d’y chasser. Et je crois pardieu bien que je serai d’ici peu le dernier en France qui ait l’entente de ces grandes et dignes coutumes, au train dont malheureusement se répand aujourd’hui l’impertinence et se gâte la jeunesse.

Morbleu ! je le dirai tout cru : la journée d’hier est une honte, vu que la chasse faillit manquer ! M. le Duc, mon maître, ne m’eût point pardonné d’avoir ainsi prêté à rire à l’hôte auguste qu’il recevait. « Du Palois, m’avait-il dit, il faut prendre un beau cerf demain, car je prétends que chez moi Sa Majesté s’amuse, tu m’as compris ? »

Bien avant le petit jour, j’avais donc expédié déjà les limiers au bois, et je me rendais aux chenils pour voir si tous les chevaux étaient bien ferrés, si on leur donnerait assez tôt leur pitance, si les chiens se trouvaient dispos, si les fouets avaient des mèches neuves, et s’il ne manquait aux livrées de mes piqueurs, devenus pour un jour ceux du Roi, ni un bouton, ni un galon, ni un ruban. Il faisait encore nuit, ma foi, quand je descendis du château dans la cour, et le diable m’emporte si j’aperçus seulement dans l’obscurité ce damné M. de Melun qui rentrait, lui, enfoncé sous un grand manteau sombre et marchant à pas de loup ! Je ne compris qu’il y avait quelqu’un devant moi qu’après l’avoir heurté de la plus raide façon et m’en être allé rouler bien loin par terre, à cause de quatre ou cinq degrés d’un marbre extraordinairement dur, contre quoi je pensai m’être cassé les reins. Miséricorde ! si je me fusse rompu la jambe, au matin d’une chasse royale !

« — Monsieur, fis-je à l’inconnu, prenez donc garde : le roi chasse aujourd’hui ! On a besoin de moi. Et qui êtes-vous, aussi bien, pour errer à cette heure au château, et d’où venez-vous ?

— Que vous importe, maître Du Palois… Je suis M. de Melun. Il suffit ! »

Je me relevai en grommelant. Il suffisait, c’était certain, et la raison qui faisait promener si tard ce M. de Melun, chacun la connaissait bien, en vérité ! On le savait secrètement marié à Mlle  de Clermont, sœur de M. le Duc, et cela malgré la défense de celui-ci, et sans le consentement du Roi : un prêtre les avait en grand mystère unis dimanche dernier, au clair de lune, dans la laiterie. M. de Melun idolâtrait sa nouvelle épouse, oui, c’était entendu ; et certains mélancoliques s’attendrissaient fort à ce roman-là, soit… Mais moi, j’avais ma chasse à mener, mon cerf à prendre, et je donnais à tout l’enfer M. de Melun, ses équipées nocturnes et son aventure. Je le quittai très brusquement.

D’ailleurs, ce gentilhomme était un rêveur, de la race des lunatiques et des écoute-s’il-pleut, taillé pour suivre une meute et pousser à la voie comme moi pour jouer de la mandoline. Il ne savait que soupirer d’un air ténébreux. Vous eussiez pu lui relancer un dix-cors sous le nez, vous n’en eussiez pas vu ses éperons bouger davantage que ceux de l’Henry de bronze qui chevauche sur le Pont-Neuf. Bien plutôt eût-il coupé la route aux chiens pour offrir un brin de muguet à quelque péronnelle. Ne vint-il pas au cours de la journée me demander si je savais où se trouvait Mlle  de Clermont !

« — Eh ! monsieur, lui criai-je indigné, croyez-vous que je sois là pour garder les dames, quand le Roi chasse ! »

Et un peu plus tard, je pensais le culbuter en tournant au galop dans une allée, à l’ombre de laquelle il paradait et disait des riens près d’un carrosse, celui qu’il avait tant cherché j’imagine.

Vers la troisième heure enfin, après qu’avec mille peines, à travers une forêt encombrée de peuple, de courtisans, de chevaux, d’équipages et de laquais, j’eus conduit pourtant un splendide cerf quatrième tête aux abois, mon Melun mit le comble à sa folie :

« — Messieurs, ne cessais-je de répéter, prenez garde. L’animal peut fonçer… Abritez-vous derrière les arbres… »

Sa Majesté, ainsi que M. le Duc, égarés je ne sais où, n’étaient point encore arrivés. Je mourais d’impatience. Mais ce béjaune de M. de Melun, ayant mis pied à terre et tournant de tous côtés des regards languissants, en attendant sans doute ce carrosse qui lui était si cher, s’en allait cependant de ça, de là, traînant comme un amoureux transi son cheval par la bride. Les chiens hurlaient, les trompes sonnaient : « Rangez-vous donc, monsieur, rangez-vous ! » voulus-je crier, voyant que le cerf baissait le front…

Je n’en eus pas le loisir. Sautant d’un bond hors du cercle des chiens, la bête furieuse retomba, les bois en avant, droit sur le Melun, dont le flanc fut ouvert et les intestins répandus comme par magie. Pour moi, bien entendu, je n’allais pas demeurer à contempler cet écervelé en agonie dans un pareil moment. Incontinent, je pousse mes chiens qui reprennent à grands cris la voie, et le cerf, fort heureusement, nous emmène d’une traite à plus d’une demi-lieue de là, pour s’arrêter de nouveau et faire tête à la meute.

Et ce fut alors qu’un flot de cavaliers et de carrosses fit enfin irruption, escortant M. le Duc lequel, tout souriant et chapeau bas, désignait déjà ma prise au gracieux adolescent qui se tenait un peu devant lui, bien droit et beau sur sa selle : le Roi.

Mais il était temps, mon Dieu ! Quelques minutes de moins, et l’hallali de Sa Majesté se trouvait gâté par la faute d’un fâcheux qui prenait indécemment les forêts, je pense, pour des salons à rêver, et la chasse du Roi pour une flânerie d’écoliers.

Et j’eus bien du mal encore à empêcher que le bruit de sa mort ne vînt troubler la curée, qu’on donna aux chiens devant Sa Majesté, en grande pompe, comme il convient. Je dus prier M. le Duc qu’il renvoyât d’urgence au château le carrosse où Mademoiselle sa sœur, en apprenant la nouvelle, faillit elle-même trépasser, m’a-t-on dit.

Le cinquième d’août, nous courûmes un daguet portant son refait…