Imprimeur Auguste Jaunin (p. 194-209).

XI


— Eh bien, femme, qu’y a-t-il ? demanda Jean Gaudat, le soir, lorsqu’en rentrant il trouva sa passive moitié tout abattue par les pensées accablantes qui l’avaient assaillie pendant la journée.

Ali était avec son père.

— Laisse-nous ! dit la mère.

— Il faut que ce soit quelque chose de bien grave, marmotta le garçon, puisque je ne dois pas l’entendre.

Et il sortit, mais n’alla pas très loin.

— Que signifie cette précaution ? reprit l’homme. Ce que tu as à me dire, le fils peut le savoir aussi.

— Non ! ricana la vieille Catherine. Quand le comte a été tué, Ali n’était pas encore là.

L’aubergiste releva vivement la tête.

— Qu’est-ce que tu chantes de nouveau ?

— Que le comte de Laroche avait un fils, que ce fils existe, qu’il a déjà été ici et qu’il commence à avoir des soupçons.

— Tu radotes encore ! Après vingt-six ans, tout est oublié.

— Ah ! tu le crois ! Ecoute donc.

Et, en peu de paroles, les mots absolument nécessaires, tant le fait s’était gravé dans sa tête, elle dit à son mari l’entretien qu’elle avait eu, le matin, avec Yvonnette.

À mesure que la femme défilait son noir chapelet, la figure de Jean Gaudat se contractait et décelait une grande agitation intérieure. Quand Catherine eut fini, il éclata :

— Tonnerre ! cria-t-il, de sa grosse voix d’homme en colère, brutal et adonné aux boissons alcooliques. J’aurais dû me méfier de ce bel oiseau-là. Te rappelles-tu, l’année dernière, lors de sa première descente sur le Doubs, il nous sembla que son visage ne nous était pas inconnu. Et c’est lui, le fils de l’autre ? Mais après tout, qu’en sais-tu ? Tu n’as aussi que des soupçons.

— Oui, c’est vrai ; toutefois, ces soupçons pourraient bien être, demain, la réalité. Tu vois, on n’échappe jamais à la justice divine. Tôt ou tard…

— Te tairas-tu, langue de vieille femme ! Garde tes réflexions pour d’autres que pour moi. Je me moque de tes contes bleus. Il n’a qu’à venir nous ennuyer, le beau contrebandier, je lui aurai tôt fait son affaire. Mais, à propos, qu’y a-t-il entre Yvonnette et lui ? Se doute-t-il également qu’elle n’est pas notre fille ?

— Je ne le lui ai pas demandé.

— Ta réponse est impertinente. Mais s’ils s’aiment, qu’ils se marient et s’en aillent au diable.

— Eh ! eh ! je ne l’entends pas de cette oreille, fit Ali, en ouvrant la porte, derrière laquelle il écoutait. Non ! pas du tout je ne l’entends de cette oreille-là, répéta-t-il une fois dans la chambre. Et j’ai plusieurs raisons pour cela. Cet homme, c’est un danger, à ce qu’il paraît. Ecartons-le et tout sera dit.

— Pas par un crime ! objecta la mère, cette seule idée la bouleversant.

— Qui parle de crime ? continua le fils. Personne. Depuis longtemps, je n’en suis plus à ignorer qu’Yvonnette n’est pas ma sœur. Elle est trop belle, trop fine et trop pure pour être de notre famille. Or, puisqu’elle n’est pas ma sœur, j’ai bien le droit de l’aimer, n’est-ce pas ? à ma manière. Par contre, je déteste l’autre, ce Maurice, que le démon emporte ! Je sais qu’Yvonnette ne pense qu’à lui, n’est heureuse qu’avec lui, et que, pour lui encore, elle serait prête à se jeter dans le Doubs. Cela me fait enrager, une rage sourde d’homme dédaigné. Maintenant, tant qu’il viendra ici, Yvonnette ne s’appartiendra plus. Aussi, je veux qu’il disparaisse, non pas que j’espère un revirement subit chez celle que je désire, mais pour me venger de ce que je souffre et pour qu’ils ne se voient plus. Enfin… mais, à quoi bon insister ? Je ne suis pas pour rien de votre sang. Bon chien chasse de race. Pourquoi vous le cacherais-je ? Je vous ai souvent écoutés et observés, la mère en particulier, lorsqu’elle craignait les revenants, ceux qui ne sont plus et ne reviennent jamais. Je m’en vais donc achever votre œuvre. Auparvant, je vous avertis bien respectueusement : ne tentez pas de me détourner de mon projet. On se brouillerait et ce serait pis encore. À vous le père, le fils est à moi. N’allez pas croire, cependant, que je veuille le tuer et le rouler ensuite dans un trou. Il est fort et, de lutter avec lui, j’y risquerais ma peau. J’ai un autre moyen, sûr et pratique : c’est de le livrer aux douaniers. Je vous garantis qu’il restera assez longtemps en prison pour lui ôter le goût de jamais reparaître ici.

Ouf ! voilà que je parle comme si je n’avais fait que cela pendant toute ma vie ! Adieu, ou plutôt au revoir, car je serai de retour déjà ce soir.

Encore une fois, ne vous mettez pas dans mon jeu.

Et, là-dessus, il quitta la salle de débit, bien certain que son père ne le contrecarrerait point dans l’exécution de son projet. Quant à la mère, elle était trop sous l’influence, elle était trop « la chose » du mari pour faire la moindre opposition…


Maurice Delaroche était dans une situation très perplexe. Il aimait loyalement Yvonnette, mais il se disait qu’elle était la fille de l’assassin de son père. Car sa conviction se fortifiait de jour en jour. Une personne en rapports plus ou moins intimes avec sa mère avait perdu ce médaillon à l’auberge du Doubs. Qui était cette personne ? Son père, à coup sûr. Ces deux portraits de femme, cependant, jetaient quelque trouble dans ses idées. À moins que, pure hypothèse, l’amie de sa mère, Claire de Bellefontaine, ne fût la personne en question. Et il creusait ce nouveau mystère, comparant les traits d’Yvonnette à ceux du portrait qu’il avait remis à la jeune fille. Mais, certainement, ces deux visages avaient de la ressemblance. Bon ! voilà qu’il revenait à ce rêve impossible ! La mère d’Yvonnette s’appelait Catherine Gaudat, et elle vivait sur le Doubs.

Ah ! si cela eût été vrai, pourtant, que celle qu’il aimait fût l’enfant de Claire de Bellefontaine ! Sa joie, son bonheur n’auraient plus connu de bornes. Mais, non ! il ne fallait pas songer à cette impossibilité. Son amour s’affinait, le tourmentait et l’affolait. Il se faisait difficilement à cette idée que la jeune fille eût pour parents une famille semblable. Eh ! n’observait-il pas de même, dans la nature, des fleurs qui s’épanouissaient au milieu de terrains sales et empestés ? Chez l’homme, il n’en était pas autrement : à côté du crime souvent marche l’innocence, ignorant que la main qu’elle tient dans la sienne, est toute maculée de sang.

Aussi était-il impatient de savoir ce que la vieille Catherine avait répondu aux questions d’Yvonnette. Les choses n’allaient toutefois pas comme il l’eût voulu. Maurice dut faire deux expéditions dans la direction de Morteau, jusqu’en la vallée de la Loue, non loin de Besançon. Ce n’est donc que trois ou quatre semaines après sa dernière entrevue avec Yvonnette, qu’il put reprendre, suivi de ses contrebandiers, le chemin du Cerneux-Godat et du moulin du Doubs. Le temps, depuis le pèlerinage à la chapelle du Bief d’Etoz, s’était mis à la pluie. Autant le ciel avait été clair, tout ruisselant de lumière et d’azur, autant il était maintenant sombre et chargé de nuages.

Le Doubs était fort, mais, n’importe ! Au surplus, le passage par Biaufond ou la Maison Monsieur devenait de plus en plus dangereux : ces endroits, du côté de France, étaient à présent peuplés de douaniers.

La nuit était noire comme sur les bords de l’Erèbe. Néanmoins, les contrebandiers suivaient Maurice d’un’pied sûr, dénotant une grande habitude des marches nocturnes. Déjà ils ont dépassé le Cerneux-Godat, ils dévalent maintenant la colline et s’engagent enfin dans le sentier en zigzags qui les mène directement à l’auberge.

Jean Gaudat, à leur appel, ouvre la porte. Les femmes sont couchées : tel a été l’ordre d’Ali, et on a dû lui obéir. La troupe entre pour souffler un peu et boire un coup. Puis, un brin de conversation se noue entre l’aubergiste et Maurice.

— Le Doubs roule de grandes masses d’eau, disait le premier. Il serait prudent de remettre votre voyage à plus tard.

— Non ! cela ne va pas, répliqua le chef. Nous voulons tenter le passage.

— Prenez-vous par les Echelles ?

— Oui. L’obscurité est trop forte pour aller par un autre chemin. D’ailleurs, j’ai fait le chemin et il n’y a rien à craindre : les gabelous ne nous viendront pas chercher au fond de la vallée, par cette nuit d’enfer. Vous avez été bien averti de notre arrivée ?

— Parfaitement.

À cet instant, Ali sortit de la chambre sans rien dire. Ni Maurice ni ses hommes n’y firent attention. Une ou deux minutes après, sur le derrière de la maison, dans l’ouverture d’une fenêtre située à l’étage où était celle d’Yvonnette, on pouvait voir, du bord français, une lanterne monter et descendre, en projetant une vive lumière. C’était le signal convenu entre le fils Gaudat et les douaniers.

Ali leur avait dit :

— Je ne vous donne que le chef. Il vous serait difficile de vous emparer de toute la troupe. Je ne vous le livre qu’à cette condition, car il faut également, comme bien vous devez le comprendre, que nous ne soyons pas inquiétés. Je veux me venger de celui-là seulement. Les autres ne m’ont pas fait de mal. Une fois le chef entre vos mains, la contrebande cessera.

— Il est donc bien dangereux ? avait demandé l’un des gabelous.

— Oui. Et tâchez qu’il ne vous en fournisse pas la preuve.

— Oh ! nous sommes de taille à causer avec lui.

— Tant mieux.

Et ils s’étaient séparés, mais non sans avoir encore arrêté le moyen à l’aide duquel la présence des contrebandiers serait signalée.


— En route ! commanda Maurice, après une balte d’une demi-heure.

Et aussitôt tous les hommes de suivre le chef, qui les conduisit à l’endroit où devait s’effectuer le passage.

— Nous ne pouvons pas trop charger la barque pour la première course, fit encore observer Jean Gaudat.

— Je suis de votre avis, répondit Maurice, sans pressentiment.

La nuit était si sombre et le bruit du Doubs si fort que seuls des contrebandiers étaient à l’aise dans cette profonde vallée « où ne tombait aucune lumière du ciel. »

— Qui vient avec nous ? demanda encore l’aubergiste. Nous sommes déjà deux, le fils et moi. Quatre personnes, c’est bien assez pour cette fois. Je crains même que le courant ne soit trop fort.

— Allons, Emile, fit Maurice. À nous l’honneur.

Et, ce disant, il entra dans la barque avec son ami.

Jean Gaudat tenait la rame et Ali déroulait la corde avec Emile Brossard. Le bateau s’éloigna lentement du bord ; mais, saisi bientôt par le courant, il fut tellement secoué que Maurice dut à son tour s’emparer d’une rame et aider à la manœuvre. Enfin, le milieu de la rivière est franchi, l’embarcation flotte vers la rive française, cherchant un point pour atterrir.

— Halte ! Nous touchons ! dit le chef, qui est à l’avant. Et, d’un saut rapide, il s’élance sur le bord…

Deux mains se posèrent sur ses épaules, tandis qu’une voix prononça les mots :

— Au nom de la loi, je vous arrête.

— Les douaniers ! gémit l’aubergiste. Les douaniers! répétèrent Ali et Emile Brossard.

Que faire ?

Tout à coup, la lumière d’une lanterne sourde perça les ténèbres et les trois hommes restés dans la barque distinguèrent très nettement, sur la berge, Maurice entouré de quatre gabelous.

— Que faire ? Que faire ? murmura désespérément Emile Brossard, qui vit son ami perdu. Allons donc à son secours. Plutôt mourir que de le laisser emmener !

— Mais, objecta le père Gaudat, comment aborder ? Ils vont nous arrêter également.

— C’est vrai ! ne put s’empêcher de dire le lieutenant de la troupe.

— Arrivez ici ! cria l’un des douaniers, en interpellant les hommes de la barque.

— Bien le bonsoir ! ricana le fils Gaudat.

— Si vous ne venez pas, nous faisons feu ! dit une autre voix.

À cette menace, l’embarcation recula vivement vers le milieu du Doubs, et Ali se hâta d’enrouler la corde. Un coup de fusil éclata soudain dans la nuit. Personne ne fut blessé. Quelques instants plus tard, le bateau touchait de nouveau la rive suisse.

Les contrebandiers commençaient à devenir inquiets. Ils avaient remarqué très distinctement, grâce à la lanterne, la présence de plusieurs personnes de l’autre côté de la rivière. Que signifiait cela ? Et pourquoi la barque ne revenait-elle pas aussitôt ?

Aussi Jean’Gaudat, son fils et Emile Brossard, avant même qu’ils eussent mis pied à terre, furent-ils assaillis de questions.

— Qu’y a-t-il ?

— Parlez donc ?

— Où est le chef ?

— Pourquoi n’es-tu pas avec lui, Emile Brossard ?

— Est-il arrêté ?

— Vous auriez dû le défendre.

Bref, cela n’en finissait point, et les arrivants n’avaient pas le temps de répondre. La surexcitation était extrême.

— Allons chez moi ! fit l’aubergiste ; nous y serons mieux qu’ici. Il ne peut plus être question de passer le Doubs cette nuit.

Les contrebandiers suivirent Jean Gaudat.

Dès qu’ils furent dans la salle, Ali descendit à la cave et en remonta bientôt avec deux grandes cruches de vin.

Tous les hommes s’attablèrent et commentèrent l’arrestation de Maurice. Pauvre garçon ! À présent, on le conduisait sûrement, enchaîné, par le sentier qui, après avoir longé la rivière, passe à la ferme des Châtelain, au Refrain et va rejoindre le chemin de Biaufond à Maîche. Si seulement ses compagnons s’étaient trouvés avec lui, comme ils l’auraient délivré avec joie, au péril de leur vie !

La conclusion de leur long entretien fut qu’il n’y avait rien à faire pour le moment et que la course ne pouvait plus avoir lieu. Ils décidèrent donc de remonter aussitôt sur le plateau des Franehes-Montagnes. Toutefois, et déjà le lendemain, Emile Brossard et Jules Aubry se mettraient en route, à la recherche de leur chef…


Le matin du jour suivant, Jean Gaudat sortit seul, Ali ayant déclaré qu’il voulait rester à la maison.

— Tu sais, fils, lui dit le père. Pas de bêtises !

— N’ayez pas de souci.

— C’est ce que nous verrons.

Et, à demi satisfait, il s’en alla, comme il faisait habituellement, un peu au gré de son caprice, souvent avec un but déterminé. Il connaissait toutes les côtes du Doubs, de la Maison-Monsieur à Goumois, s’arrêtait dans les fermes, causait avec les paysans, les bûcherons et les charbonniers, des journées entières, pendant que son regard furetait dans les coins des vastes habitations. Le travail répugnait à sa nature de fainéant robuste, poussée à l’air libre des champs et des bois. Et, seul ou en compagnie de son fils, il errait ainsi, mangeant sur le compte d’autrui et dérobant ce qu’il pouvait. Alors, le soir, parfois il rentrait, comme nous l’avons vu, chargé du produit de ses vols et de ses rapines. Un nid d’aigles, ou plutôt de bêtes humaines, ce coin du Doubs, construit sur terre et non au sommet de rochers inaccessibles. On n’aimait pas Gaudat dans la vallée, même on le redoutait. D’ailleurs, dans l’âme du peuple, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’estime pour l’homme qui passe une existence oisive, vivant d’expédients plus ou moins honnêtes. Mais Jean Gaudat se souciait fort peu de ce que l’on pensait et disait de lui ; il allait son chemin, bon ou mauvais, avec la seule crainte de faire un faux pas ou d’avoir maille à partir avec la justice.

Des remords ? Il n’en avait point. Chacune de ses coupables actions avait été préméditée et froidement exécutée. Si, quelquefois, aux heures de nuit où le sommeil fuit les paupières, il voyait se dresser un pâle fantôme, il fermait les yeux et détournait son esprit de l’horrible vision. Et c’était tout. Sa conscience était cuirassée contre de telles frayeurs. Si l’on eût posé une oreille où battait son cœur, on n’eût entendu, à ces minutes-là, qu’une pulsation plus rapide qui se régularisait bientôt sous l’effort tout puissant de la volonté. Cependant, il n’était pas très rassuré : le nom de Dieu le faisait trembler et lorsque, par hasard, il passait près d’un cimetière, l’idée de la mort le prenait à la gorge, le tenaillant à l’étouffer presque. C’étaient ses moments désagréables. Tant il est vrai que même sur l’homme pervers il y a des sons, des images ou des mots qui exercent une influence mystérieuse et qui le forcent, bon gré mal gré, de penser à Celui qui a créé et dirige les choses de ce monde, et surtout à ce terme fatal qui s’appelle la mort.