Imprimeur Auguste Jaunin (p. 181-194).

X


Nous n’essaierons pas de peindre le trouble, le désarroi moral qui s’était emparé de Maurice Delaroche à la vue du portrait de sa mère. Les lecteurs se figurent aisément quel effet dut produire ce médaillon trouvé par hasard entre les mains d’Yvonnette, ou mieux, suspendu à son cou. Tout un monde de suppositions, plus folles, plus terribles les unes que les autres, s’épanouit subitement dans son cerveau. La conclusion la plus naturelle fut que son père, ayant avec lui des bijoux de famille lors de son passage aux Echelles, avait été assassiné par les Gaudat. Quoi qu’il en eût, et en dépit de la mauvaise opinion qu’il avait de l’aubergiste, le coup était brutal.

Jusqu’à la maison, le jeune homme ne prononça que de rares paroles, se bornant à répondre brièvement aux questions que les contrebandiers lui adressaient. Il songeait toujours à l’étonnante découverte, qui revêtait dans sa pensée la forme d’un affreux cauchemar. Vivait-il ou rêvait-il ? Et il se rappelait son entretien avec celle qu’il aimait, là-bas, à la Goule, près du Doubs tranquille et tout criblé de rayons de soleil. Oui, c’était vrai. Il venait de faire un pas de plus vers le but que lui avait montré sa mère. Malheureusement, une chose l’effrayait, ou, pour être plus exact, effrayait son amour. Et il n’osait formuler les craintes, les angoisses qui s’agitaient dans son esprit et bouleversaient tout son être.

Mais nous, qui n’avons pas les mêmes raisons que lui de garder le silence, nous pouvons bien dire ce qui le tourmentait le plus, en toute cette ténébreuse affaire. C’était de savoir Yvonnette unie par les liens du sang à la famille qu’il soupçonnait véhémentement d’avoir fait mourir son père. L’épouser, maintenant ? Il n’y fallait plus songer. N’y aurait-il pas toujours entre eux le cadavre du comte de Laroche ? Et lui serait-il possible d’oublier, en une ivresse d’amour, l’infamie du père et de la mère de celle qu’il presserait dans ses bras ? Non, mille fois non ! Et de voir ainsi l’écroulement de son rêve, l’anéantissement de son grand espoir, son cœur saignait, car il avait pour la jeune fille une passion fière et profonde.

Cependant, Maurice était arrivé chez lui. Françoise, aussitôt instruite de cette découverte, partagea sa conviction. Plus de doute ! Ces Gaudat étaient les meurtriers. Il y avait encore une justice éternelle, supérieure et divine, dominant les choses et les hommes, qui se manifestait tôt ou tard, souvent par la plus petite futilité, implacable en son châtiment, bienfaisante en sa réhabilitation.

À remuer toutes ces noires et vilaines idées, voilà qu’un fait se précisait de nouveau dans la mémoire de la vieille servante. Elle se souvenait à présent d’un médaillon pareil, également cerclé d’or, que sa maîtresse avait jadis porté au temps de son heureuse jeunesse. Etait-ce le même ? Peut-être bien. Et pourtant, il lui semblait l’avoir encore vu à la comtesse après leur départ du château de Noirbois. Pour s’assurer de ce qu’il en était, Maurice et Françoise passèrent dans la chambre où était morte celle qu’ils regretteraient toujours, et où ils avaient conservé quelques menus objets qui avaient appartenu à la chère défunte. Ces objets se trouvaient dans un petit coffret que le jeune homme s’empressa d’ouvrir. Après une minute de recherches, sa main tomba sur un médaillon qui était en tous points semblable à celui d’Yvonnette. L’ouvrir fut pour lui l’affaire d’un instant. Il y avait aussi un portrait, mais ce n’était pas celui de sa mère. Il le montra à Françoise.

— Mais, s’écria-t-elle, c’est Mme  de Belle-fontaine, oui, c’est bien elle, Claire de Belle-fontaine, l’amie d’enfance de Mme  la comtesse. J’ignore ce qu’elle est devenue. D’après ce que m’en a dit autrefois madame ta mère, elle avait dû repartir, avec une fillette, pour aller vivre auprès d’un oncle, en France.

— Oui, je connais ces détails. Mais ils n’expliquent pas comment il se fait que le portrait de ma mère soit maintenant la propriété de la famille Gaudat. Il y a quand même un mystère qui n’est pas éclairci.

Françoise ne répondit pas.

Maurice referma le coffret et mit le médaillon dans sa poche.

— Il pourrait, à l’occasion, m’être utile, peut-être. Et on n’a plus jamais eu de nouvelles de Mme  de Bellefontaine ?

— Jamais. Comme je viens de le dire, elle a dû se rendre chez cet oncle, dans les environs de Beaume-les-Dames.

— Son nom ?

— Hélas ! je ne le sais pas.

— C’est dommage ! Par lui ou par Mme  de Bellefontaine, si l’un ou l’autre vivent encore, j’aurais sans doute appris quelque chose. Il ne me reste plus qu’à me renseigner sur le passé de cette famille Gaudat. Là, et pas ailleurs, doit être la clef de cette inextricable énigme.

Et il n’avait rien ajouté d’autre, ballotté qu’il était entre deux éventualités également possibles : le médaillon que portait Yvonnette avait été ou à sa mère ou à Mme  de Bellefontaine. Dans l’un et l’autre cas, par quelle aventure était-il arrivé à l’auberge sur le Doubs ? Maurice résolut d’en avoir le cœur net…


Depuis deux jours, les contrebandiers étaient en voyage. Il pouvait être minuit. Jean Gaudat et son fils, comme il en avait été convenu, se trouvaient sur la rive française avec la barque. Tout d’un coup, ils entendirent un bruit au-dessus de leur tête. On descendait les Echelles. Un instant après, Maurice et ses compagnons arrivaient sur le bord de la rivière. Dès qu’ils furent à l’auberge, les contrebandiers allèrent se coucher. Harassés comme ils l’étaient, ils ne tardèrent pas à s’endormir. Maurice, profitant du moment, reprit le chemin qui l’avait déjà conduit une fois auprès d’Yvonnette.

La jeune fille était à la fenêtre. L’entrée de la troupe dans la maison l’avait réveillée. Elle savait que son grand ami devait venir. Et c’était si agréable par cette nuit claire, quoique sans lune, sous un ciel tout piqué d’étoiles d’or, de regarder couler l’eau du Doubs, qui chantait sa mélopée toujours la même. Où s’en allaient-ils, ces petits flots argentés, qui glissaient sur les gros cailloux, en murmurant des choses qu’Yvonnette ne comprenait pas ? Un jour, ne partirait-elle pas aussi, heureuse d’abandonner ces lieux où elle n’avait aucune joie ? Et elle espérait vaguement qu’une heure décisive de son existence approchait, heure qui marquerait l’aurore d’un bonheur infini.

Cependant, Maurice lui avait conté l’histoire de sa famille. Que de fois déjà, le pauvre garçon avait été obligé de refaire cette marche en arrière ! Il montra ensuite à celle qu’il aimait le médaillon qui provenait de l’héritage maternel, lui conseillant d’en parler à sa mère et d’observer attentivement les réponses qu’elle donnerait. Il n’osa lui dire les soupçons qu’il avait. Plus tard, suivant les circonstances, il aviserait.

Le lendemain, quand tout le monde se fut éloigné, les contrebandiers ayant repris le chemin des Franches-Montagnes, Jean et Ali Gaudat étant partis dans une direction inconnue, Yvonnette, son travail achevé, alla s’asseoir près de sa mère, devant la maison.

— Mère, lui dit-elle sans préambule, je voudrais bien savoir d’où vient ce médaillon que j’ai là.

La vieille Catherine, interdite, la regarda. Pourquoi cette question ? Et, en son esprit faible, qu’un commencement de folie ennuageait, elle crut voir l’expiation de toute une vie mauvaise apparaître soudain. Néanmoins, avec l’indifférence la plus complète, elle répondit :

— Ma fille, je l’ignore moi-même. Un jour, quelqu’un l’a laissé ici, sans doute.

— Mais, ce portrait de femme ? La connaissez-vous, la personne dont il nous donne les traits ?

— Non, fit-elle. Et, en cela, elle disait vrai, ne se rappelant plus la physionomie de la comtesse de Laroche, qui n’était restée que pendant une heure chez eux, et il y avait si longtemps !

— Eh bien, moi, je la connais : c’est la mère de Maurice, le chef des contrebandiers.

— Pas possible ! s’écria la vieille Catherine, en se levant d’un bond, tout le corps frémissant. De Maurice ? Et comment s’appelle-t-il encore ?

— Maurice… La non… Delaroche, je crois ! répliqua Yvonnette, oubliant les recommandations de son ami. Il ne fallait pas prononcer le nom de famille. Mais c’était trop tard. L’imprudence était faite.

— De Laroche ? Le nom du comte, le nom de la comtesse…

Elle s’arrêta.

À son tour, elle comprit qu’elle allait trop loin. Yvonnette l’écoutait, ne perdant aucune de ses paroles.

— Continuez ! supplia-t-elle. Que savez-vous ? Ce comte, cette comtesse ? qui étaient-ils ? Maurice n’a plus ses parents et il les cherche, ajouta-t-elle naïvement, se laissant de nouveau entraîner.

— Il les cherche ? Et où ? Par ici ?

— Non ! je m’explique mal. Sa mère est morte.

Cependant, la femme de Jean Gaudat avait repris possession d’elle-même :

— Prends garde, fit-elle d’un ton dur. Il n’est pas bon, pour une jeunesse comme toi, d’avoir trop de confiance. Quant à ce médaillon, on l’a trouvé ainsi que je te l’ai dit. Jadis, à l’époque de la Révolution, il passait quelques réfugiés. L’un ou l’autre, une dame ou un homme l’aura perdu, et c’est de cette façon qu’il est venu entre nos mains. Tiens, je crois me souvenir : un jour, une femme et un enfant, avec des domestiques, avant de monter la côte, se reposèrent quelques instants chez nous. Mais où et quand t’a-t-il parlé de ces choses, ce contrebandier de malheur ?

Yvonnette fut embarrassée. Elle n’osait ni ne devait avouer qu’elle avait des entrevues avec Maurice. Aussi, elle répondit à tout hasard :

— Dimanche dernier, pendant notre promenade au Bief d’Etoz. Il a remarqué ce médaillon et m’a dit alors que ce portrait était celui de sa mère.

— Et c’est tout ?

— Non ! Il m’a montré un autre médaillon. Le voilà.

D’un geste d’oiseau de proie, la vieille Catherine s’empara du bijou que lui tendait Yvonnette. Un nouveau cri s’échappa de ses lèvres crevassées et exsangues.

— La dame noire !

— Quoi ? Vous la connaissez, celle-ci ?

— Non ! fit-elle, d’une voix plus dure encore.

— Mais, qu’avez-vous ? Vous n’êtes pas bien.

— Ce n’est rien ! Ce n’est rien ! Mon mal qui me reprend. Non, non, je ne sais pas qui est cette belle personne.

— N’est-ce pas ? Elle me ressemble un peu. J’ai le même front, les mêmes yeux. Pauvre femme, elle a été sans doute bien malheureuse.

— Tu te fais des imaginations ! Va, il y a toujours de l’occupation pour toi au jardin. Et tu t’empresseras de lui rendre son médaillon, à ce M. Maurice. Dorénavant, lorsqu’il sera ici, je ne veux plus te voir causer avec lui. De quoi se mêle-t-il ? Même, donne-moi cet objet, je le lui remettrai déjà bien.

— Non, mère, je ne le puis. Il me l’a confié, c’est à lui que je le rendrai, comme vous me l’ordonnez. Je ne pensais pas mériter de reproches. Car vous conviendrez que cela a dû me surprendre beaucoup de porter à mon cou le portrait d’une femme qui ne m’est rien, de la mère de M. Maurice. Aussi je me propose de le lui restituer. Ce souvenir a plus de valeur pour lui que pour moi.

— Fais comme tu voudras et laisse-moi.

Yvonnette obéit, l’esprit troublé. Tout un monde de pensées diverses, étranges, tourbillonnait dans sa jolie tête. Elle essayait aussi de déchiffrer l’énigme qui l’enveloppait et se heurtait à l’impossible. Quant à Catherine, elle n’était pas moins agitée : tout le passé se redressait brusquement devant elle, évoqué par ces deux visages de jeunes femmes qu’Yvonnette avait placés sous ses yeux.

Ah ! oui, le passé ! Comme il poursuit, tourmente et étreint ceux des humains dont la conscience ne trouve plus de repos ! Et la vieille Catherine était de ce nombre, un nombre toujours grand au sein de notre pauvre société. Elle voyait toutes les années de sa vie se dérouler sous ses regards épeurés, années de misères et de hontes, coulées tristement dans cette grande solitude du Doubs. Voici d’abord le premier crime, qui l’avait surprise, emportée dans la voie fatale : le comte était déjà mort qu’elle n’avait pas encore eu le temps de se révolter contre le projet de son homme. Elle eut la brutale intuition que, dès cette heure, sa destinée était à jamais rivée à celle de Jean Gaudat : étant coupables ensemble, ensemble ils expieraient. Oh ! si, du moins, la mesure avait été comble ! Mais, quelques années après, deux personnes avec une enfant pénétraient de nouveau sous leur toit. C’étaient Claire de Bellefontaine, Yvonnette et un domestique. La jeune femme était malade, elle ne put continuer sa route. Le serviteur, la confiant aux soins de l’aubergiste, voulut rentrer en France pour avertir l’oncle de sa maîtresse. Jean Gaudat le fit monter dans une barque : un instant après, le Doubs roulait son cadavre. Ah ! cette fois, il le tenait, le plan infaillible ! Le domestique mort, la mère morte, il ne resterait plus que la fille. À la majorité de celle-ci, on ferait valoir ses droits à l’héritage de l’oncle. Mais, avant tout, il fallait faire parler la dame. C’est ainsi que le mari de Catherine en avait décidé, malgré les protestations de cette dernière. Hélas ! Claire de Bellefontaine était dans une situation beaucoup plus grave qu’on ne le supposait d’abord. Le soir même, prise par une fièvre violente, elle tombait dans un délire dont elle ne se réveillait plus. On avait porté le corps à la cave, où l’on avait jeté celui du comte, et le flot avait fait le reste. Yvonnette était orpheline et Jean Gaudat ne savait qu’une chose : qu’elle s’appelait de ce nom et devait avoir un grand-oncle, quelque part en France.

Crimes inutiles. La fortune n’avait pas élu domicile chez Gaudat. Il jouait à la déveine, l’aubergiste du Doubs. Rien ne lui réussissait ; ses victimes étaient pauvres. De petites sommes d’argent, des louis fort peu, et l’un ou l’autre bijou. Bien mal acquis ne profite pas. Il fallait vivre, payer du vin que l’on buvait soi-même. Le rêve de son homme, la richesse n’était pas venue. Et voilà que maintenant l’âge arrivait, et la mort bientôt, toute chargée de remords, du moins pour Catherine. Quelle existence ! Elle avait bien essayé, en élevant Yvonnette, de réparer les fautes commises. Mais cela n’avait pas effacé la trace sanglante qui se dessinait, toute rouge, devant ses yeux, à ses moments de songeries. Horreur ! Ah ! comme la créature humaine, oublieuse de sa destinée morale qui l’ennoblit et la fortifie contre les épreuves, se précipite avec légèreté dans l’abîme noir et profond des honteux forfaits, où elle roule avec une rapidité de vertige, ainsi que du sommet de la côte suisse roulaient les pierres que faisaient involontairement glisser les chasseurs ! Ah ! oui, quelle existence ! Au lieu qu’au moulin, à deux pas, on vivait des jours tranquilles, tout au travail quotidien, content de voir la roue tourner et ne demandant rien à personne. Catherine en souffrait, et elle comprenait, en son intelligence déjà enténébrée, qu’elle devait ainsi en souffrir.