Imprimeur Auguste Jaunin (p. 209-221).

XII


Ali, ayant remarqué qu’Yvonnette se rendait au pied des rochers, ferma la porte et la suivit. Ce n’était que pour avoir l’occasion de s’entretenir avec elle qu’il avait refusé d’accompagner son père.

Il voulait donc savoir à quoi s’en tenir, s’il avait quelque chance d’être aimé. Depuis la promenade au Bief d’Etoz, un doute lui torturait le cœur et l’esprit. Jamais Yvonnette ne l’avait regardé, lui, comme elle regardait Maurice. Il se rappelait, en frémissant, les regards qu’elle fixait, ce jour-là, sur le chef des contrebandiers. On y lisait quelque chose de si absolument dévoué qu’à ce souvenir seul Ali Gaudat pâlissait. Certes oui, il arrivait trop tard. La place était déjà prise. Maurice séduisait à première vue ; lui, il était laid et n’avait pas une âme très nette. Ah ! comme il le haissait, le rival heureux ! Car, et cet aveu le mettait en colère, Yvonnette aimait le contrebandier.

Il avait une consolation : Maurice, cette fois, n’était plus dangereux. Les mains qui le tenaient ne le lâcheraient pas de sitôt. Une longue condamnation l’éloignerait peut-être pour toujours de la vallée du Doubs, tandis qu’Ali restait, de même que la jeune fille. Et il allait veiller sur celle-ci avec une attention de jaloux, épiant ses allées et venues et résolument décidé à la dernière extrémité si elle n’acceptait pas de devenir sa femme. Il avait réellement l’intention de l’épouser, pour l’avoir encore mieux à lui, sentant instinctivement qu’elle préférerait la mort au plus léger affront. Très rusé, devinant que, pour atteindre son but, il fallait prendre par des sentiers détournés, qui allongeraient inévitablement le chemin, il ne voulait marcher qu’à pas sûrs, sans brusquer les choses. Sa passion était ardente, elle s’était nourrie encore du sentiment de haine qu’il avait éprouvé pour Maurice, dès que l’amour d’Yvonnette lui avait dessillé les yeux. Il était toutefois presque certain du succès, si son tempérament, son caractère emporté ne lui jouait pas quelque mauvais tour.

Yvonnette était assise sur un banc de pierre, non loin de l’endroit où elle avait rencontré son grand ami. Devant elle, là-bas, le Doubs grondait, amoncelant ses flots blancs d’écume qui se pressaient les uns sur les autres dans une course folle. Le soleil brillait par intervalles, mettant sur les choses son poudroiement de lumière et de chaleur. Des nuages très élevés traversaient d’une rive à l’autre, des vols de pigeons sauvages fendaient les airs. Et Yvonnette semblait rêver, un beau rêve d’or qui lui ouvrait les portes d’une vie d’ivresses et de bonheur.

Puis, son esprit, redescendant sur la terre, était de nouveau tourmenté à propos de l’entretien qu’elle avait eu avec sa mère. Elles n’avaient plus jamais repris ce sujet. Pourquoi celle à qui elle croyait devoir le jour s’était-elle donc troublée, quand elle, Yvonnette, avait prononcé le nom de Delaroche ? Et ce cri : La dame noire ! qu’est-ce que tout ça voulait dire ? Et la pauvre fille ne comprenait pas.

Fatiguée par ce travail de son jeune cerveau, elle songea derechef à son cher Maurice, qu’elle allait bientôt revoir, car elle avait entendu, pendant la nuit, la conversation tumultueuse des contrebandiers. Vainement elle avait essayé de saisir une parole : le Doubs, bondissant sous sa fenêtre, empêchait le bruit de la salle de monter, distinct, jusqu’à elle. Et elle s’était endormie, ayant sur les lèvres la dernière syllabe d’une prière, par laquelle elle demandait à Dieu de protéger son grand ami. Cette existence qu’il menait, comme elle l’avait en horreur ! Ces voyages durant les nuits toutes noires, non, elle n’y pouvait penser sans frémir d’épouvante. C’était sa mort à elle, une mort lente et poignante, de le savoir dans les côtes du Doubs, pleines d’obscurité !

Mais, qu’est-ce que cela ?

Tiens ! C’est Ali, son frère, qui vient à elle.

— Bonjour, Yvonnette ! fit-il.

— Bonjour, Ali ! Tu n’es donc pas avec le père ?

— Non ! Je désirais causer avec toi.

— Avec moi ? Et que veux-tu me dire ? Tu as vu les contrebandiers ? Est-ce que Maurice t’a parlé de moi ?

À cette question, qui remua comme avec un fer rouge au fond du cœur d’Ali tout un mauvais ferment de jalousie, le jeune homme resta interdit, sans un mot, devant la naïveté d’Yvonnette.

Cependant, il répondit :

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Mais, n’a-t-il pas été là, cette nuit ?

— Sans doute. Et tu crois qu’il s’occupe de toi ?

— Oui ! Il me le dit souvent.

— Ah ! vous vous voyez donc ?

Yvonnette, se souvenant du conseil de son ami, hésita une seconde. Puis :

— Mais, fit-elle, tu étais avec nous, le jour de notre promenade au Bief d’Etoz.

— Oui, et si j’avais su ce qui se passerait, c’est moi qui aurais refusé de vous y conduire.

— Pourquoi ?

Ali, à cette nouvelle question, vit qu’il n’avançait pas. Il résolut de frapper un grand coup.

— Yvonnette, dit-il enfin, en prenant place à côté d’elle, il est temps que je te révèle un secret. Mais jure-moi, auparavant, que tu me resteras fidèle.

La jeune fille ne saisit pas bien la portée de ces mots. Elle promit à celui qu’elle envisageait comme son frère de l’aimer toujours.

— Tu as cru, reprit-il, jusqu’à maintenant, que tu étais ma sœur. Ce n’est pas vrai, tu te trompais.

Yvonnette se leva, comme mue par un ressort. Elle était toute palpitante.

— Que dis-tu ?

— Ce qui est : la vérité.

— Il dit la vérité ! 0 mon Dieu ! Que t’ai-je fait, pour te moquer ainsi de moi ?

— Je ne me moque pas de toi, aussi sûr que j’existe.

— Alors, toi, tu n’es pas mon frère, ta mère n’est pas ma mère et ton père n’est pas mon père  ?

— C’est comme tu le dis.

Elle eut peine à retenir un soupir, plutôt de soulagement que de tristesse. Et, cependant, elle avait un si bon cœur qu’elle regretta aussitôt ce premier mouvement. La famille Gaudat ? Mais, c’est elle qui avait élevé la petite Yvonnette !

— D’où sais-tu cela ? interrogea-t-elle.

— Les parents ont parlé.

— Et tu ne m’en as rien dit ?

— Tu étais chez nous, je te voyais, j’étais content.

— Et pour quelle raison me l’apprends-tu maintenant ?

— Tu ne devines pas ? C’est bien simple, pourtant. Comme tu n’étais pas ma sœur, je t’ai aimée dés que j’ai vu que tu es belle. Il n’y en a pas d.’aussi jolie que toi dans tous les environs, ni dans la vallée, ni sur la montagne. Et je t’aime tant ! Veux-tu m’aimer, Yvonnette ?

Elle rougissait. La figure de Maurice lui apparut, souriant au milieu des idées que la confidence d’Ali venait de faire naître dans son esprit. Oh ! non, elle n’aimait pas celui qui était près d’elle comme elle aimait l’autre, son premier grand ami.

— Tu ne réponds pas, insista le fils Gaudat, qui avait déjà de l’inquiétude dans la voix.

— Que faut-il que je te dise ? Pour moi, tu es mon frère.

— Cela n’est pas, non, je ne le suis point ! s’écria le jeune homme…

— J’en serais toute triste, si tu ne veux plus l’être.

— Tu dois m’aimer.

— J’aime Maurice.

— Que le… Oui, ton Maurice ! Ah ! c’est vrai, je n’ai pas achevé mes révélations. Ce Maurice, tu ne le reverras plus, non jamais. Il est perdu pour toi. Aussi, et on ne me résistera pas, il faudra bien que tu m’aimes et que tu sois à moi.

— Voilà de nouveau que je ne te comprends pas. Tu me dis que je ne reverrai plus Maurice. Pourquoi ? N’était-il pas là cette nuit, ? N’est-il pas, à cette heure, de l’autre côté du Doubs, en France ? Et ne reviendra-t-il pas demain soir ou après-demain ?

— Oui, tu as raison, il était là cette nuit et maintenant il est en France. Mais je doute qu’il revienne jamais ici.

— Explique-toi. Ne vois-tu pas que je souffre de tes méchantes paroles ? On dirait que toi, au contraire, tu es tout joyeux.

— Certainement je suis content. Si seulement il n’avait jamais, mis les pieds sur le Doubs ! Tu ne le connaîtrais point, tu m’aimerais et nous pourrions nous marier.

Elle eut comme une révolte, mais garda le silence.

Ali Gaudat reprit :

— Ecoute donc, je vais satisfaire ta curiosité. Cette nuit, nous venions de traverser la rivière, le père, lui, un autre contrebandier, Emile Brossard, et moi. Au moment où ton Maurice a sauté sur la rive française, des douaniers, qui étaient là, l’ont arrêté.

— Tu mens !

— Libre à toi de me croire ou pas.

— Comment les gabelous auraient-ils pu se trouver à l’endroit même où vous descendiez ?

— Dame ! ils sont très fins, les douaniers.

— Et vous ne l’avez pas défendu ?

— Impossible ! Nous étions dans la barque, eux étaient sur le bord et au nombre de quatre.

— Pauvre, pauvre Maurice ! Ils t’ont arrêté, ils t’ont emmené ! Où, mais où donc l’ont-ils conduit ?

— Oh ! bien, bien loin !

— Mais on a dû leur dire, à ces hommes, que Maurice serait là, où ils l’ont pris ?

À cette réflexion, jetée ainsi sans qu’elle y attachât de l’importance, elle regarda néanmoins son interlocuteur et le vit pâlir.

Alors, elle ajouta rapidement :

— Oui, on l’a trahi, je le vois à ton visage, à tes yeux ! C’est toi, voyons, parle ! Puisque tu ne l’aimes pas.

Un mauvais sourire effleura les lèvres d’Ali Gaudat. Mordu par la haine que le nom de Maurice éveillait en lui, il riposta, ne mesurant plus ses paroles :

— Et puis, si tu disais vrai ? Si, pour me débarrasser, de lui, je l’avais dénoncé aux gabelous ? La vie est une lutte, et l’on serait bien bête de ne pas être le plus fort… si on le peut. Ton bel ami me gênait, nous étions un de trop dans cette vallée. Mais tu me juges pire que je ne suis. Ces douaniers se sont trouvés là par hasard, comme ils auraient pu se trouver ailleurs, car ils n’en sont plus à ignorer, depuis des jours et des mois, que la contrebande se fait dans cette contrée. Moi, le livrer ? Ce n’était pas la peine. Une fois ou l’autre, tout contrebandier y passe, si ce n’est aujourd’hui, c’est demain, ou plus tard. Ce métier ne vaut rien, et une jeune fille ne doit pas être flattée de devenir la femme de l’un de ces hommes-là.

Ah ! si tu voulais, Yvonnette ! Comme il serait agréable de vivre ici, dans ce coin perdu ! Tu m’aimeras, n’est-ce pas ? puisque l’autre, ce Maurice, est parti pour toujours.

— Qu’en sais-tu ?

— Mais, une fois que la justice vous tient, on sort difficilement de ses mains.

— Et il sera mené en prison ?

— Parbleu ! On ne l’a pas pris pour être remis en liberté, de cela je m’en porte garant.

— Combien de temps y restera-t-il ?

— Ça, je ne purs te le dire. Cinq ans, six ans, plutôt davantage. Ils sont sévères, en France, envers les contrebandiers. Mais, à quoi sert de nous en occuper encore ? C’est un homme fini. Je suis là pour te consoler, Yvonnette, et tu dois en faire ton deuil, de l’autre.

— Jamais.

— Ah ! prends garde !

— Je n’ai pas peur.

— Tu vas me jurer que…

— Non! non! non! J’aime Maurice.

— Encore ?

— Toujours ! Vivant ou mort, je l’aimerai.

— Malédiction ! Te tairas-tu ? Que je n’entende même plus ce nom exécré, ou, autrement, il arrivera un malheur.

— Et, pourtant, répliqua la vaillante jeune fille, si tu veux que je t’aie en affection, ne me tourmente plus. Je le répète une dernière fois : j’ai donné mon cœur à Maurice, il a ma parole, j’ai la sienne. Aucune force humaine ne me fera rompre ma promesse.

— C’est ce que nous verrons, murmura sourdement le fils de Jean Gaudat. Dès ce jour, je te conseille de t’habituer à l’idée qu’un jour ou l’autre tu devras m’appartenir.

Ah ! tu t’imagines qu’il suffit de dire que tu aimes quelqu’un pour qu’aussitôt je renonce à mon projet ! Je n’en suis pas encore là, heureusement. Et tu me connais bien mal, si tu crois cela de moi. Mais apprends donc que j’ai pour toi la passion la plus vive, que je t’aime à en devenir fou et que, pour t’avoir, je serais capable de tout, oui, même d’un crime. Nous n’irons pas jusque-là, tu ne le voudrais pas et, pour vivre en paix, tu donneras bien ton consentement à notre union.

Je te laisse, Yvonnette. Pèse mes paroles : tu seras à moi ou tu ne seras à personne.

Et, ayant jeté cette menace à la jeune fille, qui, à vrai dire, était calme et moins agitée que lui, Ali Gaudat redescendit vers leur maison. Yvonnette, d’abord immobile, le regarda s’en aller, puis la réaction se produisit et une sorte de désespérance s’emparant de ses facultés morales, elle s’assit de nouveau sur le banc de pierre et songea. Le Doubs, comme si les peines des humains ne le touchaient pas, bondissait continuellement entre ses deux bords plantés d’arbres séculaires ou taillés par les eaux dans la masse vive du rocher même. Ah ! ces vagues qui roulaient dans un lointain inconnu, que n’emportaient-elles, dans leur plissement onduleux, la pauvre Yvonnette qui pleurait maintenant l’éloignement, peut-être la perte de son grand ami, n’osant plus ajouter foi à l’existence de bonheur qu’elle avait rêvée, la tête appuyée sur l’épaule de son cher Maurice.