Au hasard de la vie/Sur le mont de Greenhow

Au hasard de la vie (1891)
Traduction par Théo Varlet.
Au hasard de la vieNelson (p. 221-252).


SUR LE MONT DE GREENHOW



À la douce voix de l’Amour elle prêta une oreille inattentive,
Et quand il lui prit la main entre ses doigts roses
Elle resta inerte et froide. Elle refusa de le regarder et de l’entendre ;
Et détournant le visage continua son chemin ;
Mais quand la pâle Mort, sinistre et décharnée,
Leva sa main de squelette, et lui fit signe
En étendant son rameau de cyprès, elle la suivit
Et l’Amour désolé resta là, s’étonnant
De voir celle qui ne voulait pas céder à sa prière
Au premier mot de la Mort se lever et la suivre.

Rivals.


— OHÉ, Ahmed Din ! Shafiz Ullah hého ! Bahadur Khan, où es-tu ? Fais comme moi, sors des tentes et combats contre les Anglais. Ne tue pas ceux de ta propre race. Viens me retrouver !

Déserteur d’un corps indigène, il rampait alentour de l’enceinte extérieure du camp, tirant des coups de feu par intervalles et criant des exhortations à ses vieux camarades. Trompé par la pluie et les ténèbres, il arriva à la partie anglaise du camp et par ses piaillements et ses coups de fusil dérangea les hommes. Ils avaient travaillé toute la journée à faire des routes et ils étaient fatigués.

Ortheris, qui dormait aux pieds de Learoyd, lui demanda d’une voix pâteuse :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Learoyd répondit par un ronflement, et une balle de snider en traversant le mur de toile y fit une déchirure. Les hommes se mirent à jurer.

C’est ce sacré déserteur des Aurangabadis, fit Ortheris. Lève-toi, quelqu’un, et dis-lui qu’il s’est trompé de boutique.

— Dors toujours, petit homme, dit Mulvaney, qui tout proche de la porte était dans une buée. Il pleut des outils de tranchée dehors. Je ne peux pas me lever pour aller lui faire de la morale.

— Ce n’est fichtre pas parce que tu ne peux pas. C’est parce que fichtre tu ne veux pas, grand sacripant mollusque et fainéant que tu es. Écoute-le gueuler.

— À quoi bon discuter ? Flanque-lui une balle, à ce cochon-là ! Il nous tient éveillés ! dit une autre voix.

Un lieutenant lança un ordre d’une voix colère, et une sentinelle ruisselante nasilla dans les ténèbres :

— Ce n’est pas la peine, mon lieutenant, je ne peux pas le voir. Il se cache là-bas quelque part dans le bas de la pente.

Ortheris bondit hors de sa couverture et demanda :

— Est-ce que j’essaierai de l’attraper, mon lieutenant ?

— Non, répondit-on. Recouchez-vous. Je ne veux pas que le camp entier soit à tirailler pendant le tour du cadran. Dites-lui plutôt d’aller canarder ses amis.

Ortheris réfléchit une minute. Puis, passant la tête sous la paroi de la tente, il cria comme crie un conducteur d’omnibus dans un embouteillement :

— Avance plus loin, là-bas ! Avance donc !

Les hommes se mirent à rire, et le vent emporta leurs rires jusqu’au déserteur. Celui-ci, comprenant son erreur, s’en alla un quart de lieue plus loin harceler son propre régiment. Il fut reçu à coups de fusil ; les Aurangabadis étaient très fâchés contre l’homme qui déshonorait leur drapeau.

— Allons, tout va bien…, dit Ortheris en rentrant sa tête après avoir entendu crépiter les sniders dans l’éloignement. Quand même, Dieu me pardonne, cet individu-là n’est pas digne de vivre… gâcher de la sorte mon premier sommeil.

— Allez donc le tirer dans la matinée, alors, répliqua le lieutenant inconsidérément. Silence dans les tentes, à cette heure. Il vous faut du repos, les gars.

Ortheris se recoucha en poussant un petit soupir d’aise, et au bout de deux minutes on n’entendit plus d’autre bruit que celui de la pluie sur la toile et les ronflements de Learoyd, puissants et vastes comme une force de la nature.

Le détachement campait sur une crête dénudée de l’Himalaya, et depuis une semaine il y attendait une colonne volante pour faire la liaison. Les rondes de nuit du déserteur et de ses amis étaient devenues un fléau.

Le matin venu les hommes se séchèrent au soleil torride et nettoyèrent leurs équipements ternis. C’était au tour du régiment indigène de faire des routes ce jour-là, tandis que le vieux régiment battrait sa flemme.

— Je m’en vais guetter l’individu pour lui envoyer une balle, dit Ortheris quand il eut achevé la toilette de son flingot. Il remonte le cours d’eau chaque soir, vers les cinq heures. Si nous allions nous mettre en embuscade sur la montagne au nord un bout de l’après-midi nous sommes sûrs de l’attraper.

— Tu es un petit moustique assoiffé de sang, dit Mulvaney, exhalant dans l’air un nuage de fumée bleue. Mais il est probable que je finirai bien par aller avec toi. Où’s qu’est Jock ?

— Parti avec les Mixed Pickles[1], parce que notre fichu lascar se croit bon tireur, dit Ortheris avec dédain.

Les Mixed Pickles étaient un détachement de tireurs choisis, qu’on employait en général à nettoyer les contreforts des montagnes quand l’ennemi devenait trop insolent. Ce qui apprenait aux jeunes officiers la façon de manier leurs hommes et ne faisait pas grand mal à l’ennemi.

Ortheris et Mulvaney sortirent du camp en flânant et croisèrent les Aurangabadis qui s’en allaient travailler à la route.

— Vous allez prendre la suée aujourd’hui, dit Ortheris avec jovialité. Nous, nous allons faire son affaire à votre individu. Il n’y en a pas un de vous autres, par hasard, qui l’aurait descendu la nuit dernière ?

Non. Ce porc-là est parti en se fichant de nous. Moi, je lui ai tiré un coup de fusil, dit un simple soldat. C’est mon cousin, et c’est moi qui aurais dû laver notre déshonneur. Mais je vous souhaite bonne chance.

Ils s’en allèrent à la montagne nord avec circonspection, Ortheris en tête, parce que, comme il disait, « c’est ici une démonstration de tir à longue portée, et je ne veux pas le rater ». Il avait pour son fusil un culte quasi amoureux, et le bruit courait même dans la caserne qu’il lui donnait un baiser chaque soir avant de se coucher. Il professait du mépris pour les charges et corps-à-corps, et quand ceux-ci devenaient inévitables, il se glissait entre Learoyd et Mulvaney, en les priant de défendre sa peau à lui en même temps que la leur. Jamais ils n’y manquèrent. Il trottinait donc parmi les bois de la montagne, quêtant comme un chien qui a perdu la piste. Satisfait à la fin, il se laissa aller sur la pente tapissée d’aiguilles de pin qui offrait une vue dégagée sur le cours d’eau et sur le versant de montagne sombre et nu qui était au delà. Les arbres faisaient une pénombre parfumée dans laquelle tout un corps d’armée aurait pu se mettre à l’abri de l’aveuglant éclat du soleil.

— C’est ici la pointe du bois, dit Ortheris. Il est forcé de remonter le cours d’eau, parce qu’il y trouve de quoi s’abriter. Nous, nous resterons ici. Et puis il n’y fait pas non plus trop fichtrement poussiéreux.

Il enfonça le nez dans une touffe de violettes blanches inodores. Il n’était venu personne pour avertir ces fleurs que la saison de leur force était depuis longtemps passée, et elles s’étaient gaiement épanouies dans la pénombre des pins.

— On dirait que voilà quelque chose, reprit Ortheris enchanté. Quel espace divinement dégagé pour envoyer une balle par là-bas. Quelle portée à ton avis, Mulvaney ?

— Sept cents. Peut-être un peu moins, parce que l’air est si transparent.

Paf ! paf ! paf ! Une volée de coups de fusil partit sur la face arrière de la montagne nord.

— Ces fichus Mixed Pickles qui tirent sur rien ! Ils vont effaroucher la moitié du pays.

— Envoie un coup d’essai pour juger de la hausse dans le milieu du ravin, dit Mulvaney, l’homme de tous les trucs. Il y a là-bas un rocher rouge par où il sera forcé de passer. Vite ! Ortheris monta sa hausse à six cents mètres et tira. La balle fit jaillir un panache de poussière auprès d’une touffe de gentianes à la base du rocher.

— Pas mal ! dit Ortheris en rabattant le curseur. Tu vises comme moi, ou même un peu plus bas. Tu tires toujours trop haut. Mais rappelle-toi, le premier coup à moi. Ô Seigneur ! quel après-midi délicieux !

Le fracas de la fusillade devint plus fort, et on entendit des hommes marcher dans le bois. Les deux amis se tinrent bien tranquilles, car ils savaient que le soldat anglais a une fâcheuse propension à tirer sur tout ce qui remue ou donne de la voix. Puis Learoyd apparut, sa tunique éraflée par une balle en travers de la poitrine et l’air assez honteux de lui-même. Il se jeta à terre sur les aiguilles de pin, respirant par grognements.

— Un de ces damnés jardiniers des Pickles, dit-il, tout en tâtant la déchirure. Il tire vers le flanc droit, alors qu’il sait que je suis là. Si je savais qui, je lui arracherais la peau. Regarde ma tunique !

— Voilà bien comme on peut se fier à un tireur d’élite. Exercez-le à faire mouche au repos à sept cents, et ensuite il vous lâchera son coup sur tout ce qu’il voit ou entend jusqu’à quinze cents. Tu as bien fait de laisser là cette bande de tireurs à la manque, Jock. Reste ici.

— Ces fichus lascars-là ont tiré après le vent dans les feuillages, dit Ortheris en ricanant. Moi, tantôt, je vais vous montrer un peu comme on tire.

Ils se vautrèrent sur les aiguilles de pin, immobiles, et le soleil les rôtissait. Les Mixed Pickles cessèrent le feu, s’en retournèrent au camp, et laissèrent le bois aux quelques singes qu’ils avaient effarouchés. Le cours d’eau éleva sa voix dans le silence, et conta fleurette aux rochers. De temps à autre le tonnerre sourd d’un coup de mine à cinq kilomètres de là témoignait des difficultés que rencontraient les Aurangabadis à construire leur route. Attentifs au bruit, les trois hommes souriaient et se taisaient, s’imbibant de chaleur et de paresse. À la fin, Learoyd prononça, entre les bouffées de sa pipe :

— Ça semble drôle… je parle de celui là-bas… qu’il ait déserté.

— Il sera encore un fichu coup plus drôle quand je lui aurai fait son affaire, répondit Ortheris.

Ils parlaient en chuchotant, oppressés par la tranquillité du bois et par le désir du meurtre.

— Je ne doute pas qu’il n’ait eu ses raisons de déserter, mais, ma foi, je doute encore moins que n’importe qui ait bonne raison de le tuer, dit Mulvaney.

— Qui sait s’il n’y a pas une histoire de fille là dedans. On fait n’importe quoi pour l’amour des donzelles.

— Elles ont déjà fait s’engager la plupart d’entre nous. Elles n’ont aucune espèce de droit de nous faire déserter.

— Elles nous font nous engager, que tu dis ; oui, elles ou bien leurs pères, dit Learoyd doucement, son casque sur les yeux.

Les sourcils d’Ortheris se contractèrent férocement. Il surveillait la vallée.

— S’il s’agit d’une fille, je le fusillerai deux fois de plus, ce salaud-là, et la seconde fois pour avoir été un imbécile. Te voilà devenu fichtrement sentimental tout d’un coup. C’est parce que tu penses que tu viens de l’échapper belle ?

— Non, mon gars ; je pensais seulement à ce qui m’est arrivé.

— Et ce qui t’est arrivé, fainéant d’enfant de malheur, c’est que tu pleures comme un veau après sa mère qui est au bout de la pâture, et que tu as envie de chercher des excuses à l’individu que Stanley va tuer. Il te faut attendre encore une heure de plus, petit homme. Dégoise ça, Jock, et beugle mélodieusement à la lune. Il faut un tremblement de terre ou une éraflure de balle pour tirer quelque chose de toi. Laïusse, don Juan ! Les amours de Lothario Learoyd ! Stanley, sois l’œil du régiment, surveille bien la vallée.

— C’est dans le genre de cette montagne là-bas, dit Learoyd, en considérant le contrefort sub-himalayen qui lui rappelait les landes de son Yorkshire natal.

Et, parlant plus pour lui-même que pour ses camarades :

— Oui, dit-il, la lande de Greenhow domine la ville de Skipton, et la montagne de Greenhow domine Pateley Brig. Je sais que vous n’avez jamais entendu parler de la montagne de Greenhow, mais tenez, ce bout de montagne nu là-bas, supposez seulement une route blanche en lacets dessus, c’est tout son pareil. Des landes et des landes et des landes sans jamais un arbre pour se mettre à l’abri, et des maisons grises avec des toits en dalles de pierre, et des huppes qui crient, et un milan qui plane çà et là tout comme ces vautours-ci. Et un froid ! Un vent qui vous coupe au couteau. On reconnaîtrait les gens de la montagne de Greenhow rien qu’à la couleur rouge pomme de leurs joues et du bout de leur nez, et à leurs yeux bleus que le vent a réduits à des têtes d’épingles. Mineurs pour la plupart, qui creusent des galeries comme des mulots pour chercher le plomb dans l’épaisseur de la montagne en suivant à la trace le filon de minerai. C’était la mine la plus rudimentaire que j’aie jamais vue. Vous arriviez à une mécanique en bois grinçante comme un treuil de puits, et vous étiez lâché dans le trou assis dans le repli d’une corde en double, vous garant de la paroi d’une main, portant de l’autre une bougie fichée dans une pelote d’argile et vous retenant à une corde de l’autre.

— Ça te fait donc trois mains, dit Mulvaney. Le climat doit être fameux de ces côtés-là.

Learoyd ne se troubla pas.

— Et quand vous arriviez au fond, vous rampiez à quatre pattes sur quinze cents mètres d’une descente sinueuse et vous débouchiez dans une sorte de caverne aussi grande que l’hôtel de ville de Leeds, où il y avait une machine pompant l’eau des galeries qui allaient encore plus bas. C’est déjà un drôle de pays, la mine à part, car la montagne est pleine de ces grottes naturelles, et les rivières et les torrents s’y engouffrent dans ce qu’on appelle des entonnoirs, et vont ressortir à des kilomètres de là.

— Qu’est-ce que tu faisais là ? demanda Ortheris.

J’étais alors un jeune manœuvre, et j’allais surtout avec des chevaux pour mener le charbon et le minerai de plomb ; mais au moment dont je parle je conduisais un attelage de berline dans le grand puits. Je n’appartenais pas en réalité à cette région-là. C’est par suite d’une petite querelle chez moi que j’y allai, et au début je me liai avec des mauvais garçons. Un soir nous avions bu, et j’avais dû prendre plus que mon compte, ou peut-être la bière n’était pas si bonne que d’habitude. Quoique dans ce temps-là, de par Dieu, je n’ai jamais vu de mauvaise bière. (Il allongea les bras par-dessus sa tête, et attrapa une grosse poignée de violettes blanches.) Non, reprit-il, je n’ai jamais vu de bière que je ne pouvais pas boire, de tabac que je ne pouvais pas fumer, ni de donzelle que je ne pouvais pas embrasser. Eh bien, nous prétendîmes faire la course pour revenir, nous tous. Je perdis les autres et, en voulant escalader un de ces murs construits de pierres sèches, je dégringole dans le fossé, en entraînant les pierres, et je me casse le bras. Non pas que je m’en rendais grand compte alors, car je tombai sur le derrière de la tête et j’en demeurai quasi abruti. Et quand je revins à moi il faisait jour et j’étais couché sur le canapé dans la maison de Jesse Roantrée, et Liza Roantrée était assise à coudre. Je souffrais de partout, et j’avais la bouche sèche comme un four à chaux. Elle me fit boire à une tasse de porcelaine avec des lettres d’or : « Souvenir de Leeds »… comme je l’ai lu maintes fois par la suite. Liza me dit :

« — Il vous faut rester tranquille jusqu’à l’arrivée du docteur Warbottom, parce que vous avez le bras cassé, et père a envoyé un valet le chercher. Il vous a trouvé en allant à son travail, et vous a rapporté ici sur son dos.

« — Ouais ! que je dis, et je referme les yeux, car j’avais honte de moi.

« — Père est parti à son travail depuis trois heures, et il a dit qu’il leur dirait de prendre quelqu’un pour mener la berline.

« L’horloge battait, et une abeille entra dans la maison, et toutes les deux bourdonnaient dans ma tête comme des roues de moulin. Et elle me donna encore à boire et arrangea l’oreiller.

« — Eh ! c’est que vous êtes bien jeune pour vous être enivré comme ça, mais vous ne recommencerez plus, n’est-ce pas ?

« — Non, que je dis, je ne le ferai plus à condition seulement que vous vouliez bien arrêter ces claquets de roue de moulin.

— Vrai ! c’est une bonne chose que d’être dorloté par une femme quand on est malade, dit Mulvaney. C’est pas cher même au prix de vingt têtes cassées.

Ortheris détourna vers la vallée son visage soucieux. Lui n’avait pas été dorloté par beaucoup de femmes dans sa vie.

— Et alors le docteur Warbottom arrive à cheval et Jesse Roantrée avec lui. C’était un docteur très savant, mais il parlait avec les pauvres gens tout comme l’un d’entre eux.

« — Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? qu’il me chante en patois. Tu t’es fêlé la tête ? Elle est pourtant dure. (Et il me tâtait de partout.) Rien de cassé. Ça t’a seulement rendu un peu plus idiot qu’à ton ordinaire, et c’était déjà pas mal.

« Et il continua ainsi, et m’appela de tous les noms qu’il pouvait imaginer, mais il remit mon bras, avec l’aide de Jesse, aussi habilement qu’il pouvait.

« — Il vous faut laisser ce gros fainéant rester ici un peu, Jesse, qu’il dit, après m’avoir bandé et administré une dose de médicament, et vous le soignerez avec Liza, bien qu’il ne vaille guère le dérangement. Et cela va te faire perdre ton emploi, qu’il dit, et tu vas être à la charge du Club des Malades pour une paire de mois et plus. Tu ne crois pas que tu es un sot ?

— Mais quand est-ce qu’un jeune homme, debout ou couché, a jamais été autre chose qu’un sot, je voudrais bien le savoir ? dit Mulvaney. La sottise est le seul chemin sûr qui mène à la sagesse, je le sais par expérience.

— La sagesse ! ricana Ortheris, relevant le menton pour examiner ses camarades. Vous êtes de fichus Salomons, vous deux, pas vrai ?

Learoyd continua calmement, avec l’œil impassible d’un bœuf qui rumine.

— Et voilà comment j’en vins à connaître Liza Roantrée. Il y a de ces airs qu’elle aimait de chanter… car elle chantait sans cesse… qui me remettent la montagne de Greenhow devant les yeux aussi nettement que ce contrefort là-bas. Et elle voulait m’apprendre à chanter la basse, et que je les accompagne à la chapelle où elle menait le chant avec Jesse, le vieux Jesse, qui jouait du violon. C’était un singulier bonhomme, le vieux Jesse, tout à fait toqué de musique, et il me fit promettre, quand mon bras serait guéri, d’apprendre la contrebasse. Celle-ci lui appartenait, et elle se trouvait dans un gros étui contre l’horloge de campagne, mais Willie Satterthwaite, qui en jouait dans la chapelle, était devenu sourd comme un pot, et cela vexait Jesse, car il était obligé de lui taper sur la tête avec son archet de violon pour le faire râcler au bon moment.

« Mais il y eut dans tout cela un point noir, et ce fut un homme en habit noir qui l’introduisit. Quand le prédicateur méthodiste-primitif venait à Greenhow, il logeait toujours chez Jesse Roantrée, et il s’empara de moi dès le début. Il voyait en moi une âme à sauver, et il comptait y parvenir. En même temps j’étais jaloux de voir qu’il tenait à sauver aussi l’âme de Liza Roantrée, et il arrivait souvent que je l’aurais bien tué. Et cela continua ainsi jusqu’au jour où n’y tenant plus j’empruntai à Liza des sous pour aller boire. Je revins au bout de quelques jours, la queue entre les pattes, simplement pour revoir Liza. Mais Jesse était à la maison ainsi que le prédicateur — le révérend Amos Barraclough. Liza ne me dit rien, mais un peu de rouge lui monta au visage, qu’elle avait blanc en règle générale. Et Jesse de dire, tout en faisant de son mieux pour rester poli :

« — Non, mon gars, puisque c’est comme ça, je te laisse à choisir le chemin que tu vas prendre. Je ne veux pas que personne qui se met à boire franchisse le seuil de ma porte, ni qu’il emprunte de l’argent à ma fille pour se payer de la boisson. Tiens ta langue, Liza, qu’il lui dit, comme elle voulait l’interrompre en disant que j’étais le bienvenu quant aux sous et qu’elle n’avait pas peur que je ne la rembourse pas.

« Alors, voyant que Jesse allait se mettre en colère, le révérend intervient, et ils se mettent à eux deux pour me convaincre. Mais ce fut Liza, en me regardant sans rien dire, qui fit plus que les deux autres avec leurs langues, et voilà comment je finis par être converti.

— Ouatt ! lança Mulvaney.

Puis, se reprenant, il dit doucement :

— Allons, allons, soit ! Pour sûr la Sainte Vierge est la patronne de toute la religion comme de la plupart des femmes ; et il y a beaucoup de piété chez les filles, quand les hommes lui permettent d’y rester. Dans ces circonstances-là, moi-même je me serais laissé convertir.

— Non, mais moi, reprit Learoyd en rougissant, moi, c’était sérieux.

Ortheris se mit à rire aussi haut qu’il l’osa, étant donné son occupation actuelle.

— Oui, Ortheris, tu peux rire, mais tu n’as pas connu ce prédicateur Barraclough… un petit bonhomme pâle, avec une voix qui aurait attiré un oiseau hors du bois, et une façon de s’emparer de vous à vous faire croire qu’on n’avait jamais eu un vivant pour ami jusque-là. Tu ne l’as pas connu, et… et tu n’as pas vu Liza Roantrée… tu ne l’as jamais vue… Il se trouve que ce fut autant Liza que le prédicateur et son père qui me convertit, mais en tout cas ils en avaient tous l’intention, et j’eus grande honte de moi-même, et ainsi je devins ce qu’ils appelaient un nouvel homme. Et quand j’y repense, j’ai peine à croire que ce garçon qui allait aux offices, à la chapelle et aux classes du soir, c’était moi. Je n’avais jamais rien à dire par moi-même, mais il y avait beaucoup à brailler, et le vieux Sammy Strother, qui était quasi paralysé à mort et tout plié en deux de rhumatismes, chantait quand même : « Ô Joie ! ô Joie ! » et qu’il valait mieux aller au ciel dans une corbeille à charbon que de descendre en enfer dans un carrosse à six chevaux. Et il me mettait sur l’épaule sa pauvre vieille patte, en disant : « Est-ce ton sentiment, à toi, gros lourdaud ? Est-ce ton sentiment ? » Et parfois je croyais que ce l’était, et puis de nouveau je croyais que ce ne l’était pas, et comment était-ce au juste ?

— C’est l’éternelle nature de l’humanité, dit Mulvaney. Et de plus je ne pense pas que tu étais bâti pour faire un méthodiste-primitif. C’est une nouvelle secte, d’ailleurs. Moi, j’en tiens pour l’ancienne Église, car elle est la mère de toutes les autres — oui, et le père aussi. Je l’aime parce qu’elle est la plus remarquablement ordonnée comme un régiment.. J’ai beau mourir à Honolulu, à la Nouvelle-Zemble ou au cap Cayenne, partout où je meurs, dans ma religion et avec un prêtre sous la main, je dépends des mêmes ordres et des mêmes mots de passe, et je reçois le même sacrement que si le pape lui-même descendait du dôme de Saint-Pierre pour m’expédier. Avec elle, il n’y a ni haut ni bas, ni large ni profond, ni entre les deux, et voilà ce que j’aime. Mais remarquez, ce n’est pas le genre d’église qu’il faut à un homme faible, parce qu’elle le prend corps et âme dès qu’il n’a plus sa besogne personnelle à faire. Quand mon père est mort, je me souviens qu’il a mis trois mois à arriver à la tombe ; pardieu il aurait vendu la cambuse qui nous abritait, moyennant quittance de dix minutes de purgatoire. Et il fit tout ce qu’il put. C’est pourquoi je dis qu’il faut un homme fort pour trafiquer avec l’ancienne Église, et c’est pour cette raison que l’on voit tant de femmes aller à elle. Et cela ressemble à une énigme.

— À quoi sert de se tracasser avec ces choses-là ? dit Ortheris. On est forcé de savoir ce qu’il en est au juste, plus vite qu’on ne le voudrait, en tout cas. (Il fit sauter dans le creux de sa main la cartouche de la culasse.) Voici mon aumônier, reprit-il, en faisant saluer comme une marionnette la perfide douille à tête noire. Avant le coucher du soleil il va enseigner à quelqu’un de quoi il retourne à propos de tout cela, et la vérité définitive. Mais qu’est-ce qui est arrivé ensuite, Jock ?

— Il y avait une chose qui les faisait tiquer, et à cause de quoi on me ferma presque la porte au nez, et c’était mon chien Blast[2], le seul rescapé d’une portée de chiots qui sauta en l’air quand une caisse de poudre de mine explosa dans la cabane du garde-magasin. Ils n’aimaient pas son nom plus que son métier, qui était de se battre avec tous les chiens qu’il rencontrait ; un tout à fait bon chien, avec des taches noires et roses sur la figure, une oreille en moins, et boiteux d’un côté pour avoir été traîné dans une benne tout le long d’un toit de fer, l’espace d’un quart de lieue.

« On me disait que j’aurais dû m’en débarrasser parce qu’il était vil et matériel ; et on me demandait si je voulais me laisser mettre à la porte du ciel pour l’amour d’un chien ? « Tant pis, que je répondais, si la porte n’est pas assez large pour nous deux, nous resterons dehors, car nous ne nous séparerons pas. » Et le prédicateur parla pour Blast, car il avait eu de la sympathie pour lui dès le début… je suppose même que c’est pour ça que je m’étais mis à aimer le prédicateur… et il ne voulut pas entendre parler de changer son nom en celui de Bliss, comme quelques-uns le demandaient. Nous devînmes donc tous les deux des habitués de la chapelle. Mais c’est dur pour un jeune gars de ma trempe de se séparer du monde, de la chair et du diable tout en vrac. Malgré cela je tins bon un long temps, et les gars qui le dimanche avaient l’habitude de se tenir du côté du faubourg, sur le pont, et de se pencher par-dessus pour cracher dans le ruisseau, criaient après moi : « Préviens-nous, Learoyd, le jour où tu prêcheras, parce que nous irons t’écouter. — Ferme ton bec, répondait un autre. Il n’a pas encore mis son col de clergyman ce matin. » Et moi, tout en serrant mes poings dans mes poches, je me disais en moi-même : « Si c’était lundi, et si je n’étais pas membre des méthodistes-primitifs, je vous flanquerais une volée à tous. » C’était le plus dur de tout… de savoir que j’avais la force de me battre et de n’en avoir pas le droit.

Grognements approbateurs de Mulvaney.

— Ainsi donc, tant avec le chant que les offices, et la classe, et la contrebasse, qu’il me faisait prendre entre mes genoux, je passais pas mal de temps dans la maison de Jesse. Mais aussi souvent que j’étais là, le prédicateur m’invitait à y aller plus souvent encore, et tous deux, le vieux et la jeune fille, étaient contents de l’avoir chez eux. Il habitait à Pately Bridge, qui était à une bonne trotte de là, mais il venait. Il venait quand même. D’une façon je l’aimais autant et plus que n’importe qui, et pourtant de l’autre je le détestais de tout mon cœur, et nous nous regardions réciproquement comme chien et chat, mais aussi polis qu’on voudra, car je me conduisais de mon mieux, et il était si franc et honnête que je me voyais forcé d’être honnête aussi avec lui. Ç’aurait été vraiment pour moi un excellent compagnon, si je n’avais eu envie la moitié du temps de lui tordre son malin petit cou. Le plus souvent, quand il s’en allait de chez Jesse, je le mettais un bout sur sa route.

— Tu le reconduisais chez lui, tu veux dire ? fit Ortheris.

— Ouais. C’est une façon que nous avons dans le Yorkshire de mettre nos amis dehors. Or cet ami-là, je ne voulais pas le laisser revenir, et lui ne voulait pas que je revienne non plus, si bien que nous marchions ensemble du côté de Pately, et puis il me reconduisait à son tour, et il pouvait être deux heures du matin que nous étions encore à nous reconduite l’un l’autre aller et retour comme une fichue paire de pendules entre le mont et la vallée, longtemps après que la lumière s’était éteinte à la fenêtre de Liza, que tous deux nous n’avions cessé de surveiller, en faisant semblant d’examiner la lune.

— Ah ! lança Mulvaney, tu n’avais pas à lutter contre cet enjôleur de chanteur de patenôtres. Neuf fois sur dix, c’est à ces types-là, au lieu de l’amoureux, qu’iront les ris et les grâces, et les femmes ne reconnaissent leur erreur que plus tard.

— Voilà justement ce qui te trompe, reprit Learoyd, rougissant sous le hâle de ses joues couvertes de taches de rousseur. J’arrivais premier avec Liza, et tu pourrais croire que c’était suffisant. Mais le pasteur était un bonhomme obstiné, et Jesse en tenait fort pour lui, et toutes les femmes de la congrégation rabâchaient à Liza qu’elle était bien bonne de se lier ainsi avec un vaurien incapable de rien de bon comme moi, qui n’étais guère respectable et qui traînais un chien batailleur à mes trousses. C’était très bien de sa part de me faire du bien et de sauver mon âme, mais elle devait d’abord songer à ne pas se faire de mal à elle-même. On raconte que des gens riches qu’ils sont rogues et hautains ; mais il n’y a rien de tel que les pauvres gens de chapelle pour être entichés dur comme fer de leur respectabilité. Elle est aussi glaciale que le vent de la montagne de Greenhow… oui, et plus froide, car elle ne change jamais. Et maintenant que j’y repense, une des choses les plus étranges que je connaisse c’est qu’ils ne pouvaient pas supporter la pensée qu’on se fît militaire. Il y a des batailles tant et plus dans la Bible, et il y a dans l’armée pas mal de méthodistes ; mais à entendre causer les gens de chapelle, on croirait que se faire militaire c’est à peine mieux que d’aller se faire pendre. Quand Sammy Strother s’empêtrait dans ses prières et ne savait plus quoi dire, il s’écriait : « Le glaive du Seigneur et de Gédéon. » Ils étaient toujours à parler de revêtir l’armure complète de la droiture et à combattre le bon combat de la foi. Et puis, pour compléter, quand un jeune gars voulait s’engager ils se réunissaient pour prier sur lui et ils l’assourdissaient presque, si bien qu’à la fin l’autre prenait son chapeau et s’enfuyait bel et bien. Et à l’école du dimanche ils racontaient des histoires où il était question de méchants petits garçons que leurs parents avaient battus parce qu’ils dénichaient des oiseaux le dimanche et faisaient l’école buissonnière en semaine, et que ces garçons devenus grands s’étaient mis à organiser des luttes, des combats de chiens, des chasses au lapin, et à boire, tant et si bien qu’à la fin, comme on pose une épitaphe sur une tombe, ils vous damnaient ces gars en long et en large d’un « et alors ils allèrent s’engager comme militaires » et ils poussaient tous un profond soupir et levaient les yeux au ciel comme une poule qui boit.

— Et pourquoi ça ? demanda Mulvaney en abattant brusquement sa main sur sa cuisse. Au nom de Dieu, pourquoi ça ? J’ai vu ça aussi, moi. Ils trichent, ils fraudent, ils mentent, ils calomnient, et font cinquante choses cinquante fois pires ; mais le pis et le dernier de tout à leur compte c’est de servir loyalement la Veuve[3]. On croirait écouter des enfants… qui voient des choses autour d’eux.

— Ils en feraient du joli, ces gens-là, à combattre leurs bons combats et le reste, si on n’avait pas soin de leur réserver un endroit discret pour s’y battre. Ah ! ce sont de fameux combats que les leurs ! On dirait des chats sur les toits. C’est à qui excite l’autre à commencer. Je donnerais un mois de ma solde pour qu’on m’amène quelques-uns de ces bougres-là qui se carrent dans les rues de Londres et que je les fasse suer durant tout un jour et une nuit de pluie à travailler aux routes. Ils se comporteraient mieux par la suite… tout comme nous sommes censés le faire nous-mêmes. Ce n’est pas d’hier que j’ai été expulsé d’un louche bistrot quasi clandestin, là-bas du côté de Lambeth, plein de cochers de fiacre crasseux, conclut Ortheris avec un juron.

— Peut-être bien que tu étais saoul, dit Mulvaney pour l’apaiser.

— Pis que cela. C’étaient les collignons qui l’étaient. Moi, je portais l’uniforme de la Reine.

— Je ne songeais pas spécialement à être soldat en ce temps-là, reprit Learoyd, toujours sans quitter de l’œil la pente dénudée d’en face, mais ce que tu dis là me le remet en mémoire. Ils étaient si bons, les gens de la chapelle, qu’ils se rejetaient à l’inverse. Mais je tenais bon pour l’amour de Liza, d’autant qu’elle m’apprenait à chanter la partie de basse dans un oratorio que Jesse était en train d’organiser. Elle chantait comme la grive elle-même, et nous nous étions exercés chaque soir depuis environ trois mois.

— Je sais ce que c’est qu’un oratorio, dit Ortheris doctement. C’est une sorte de caf’conc’de curé… des paroles toutes de la Bible et des refrains à tout casser.

— La plupart des gens de la montagne de Greenhow jouaient d’un instrument ou de l’autre, et ils chantaient tous si bien que vous les auriez entendus à des kilomètres de distance, et ils étaient si contents du bruit qu’ils faisaient qu’ils ne désiraient même pas avoir quelqu’un pour les écouter. Le prédicateur, quand il ne jouait pas de la flûte, chantait les secondes parties hautes, et moi comme je n’en savais pas encore beaucoup sur le violoncelle, on me mit tout auprès de Willie Satterthwaite, pour lui pousser le coude quand il devait jouer. Le vieux Jesse, qui était chef d’orchestre et premier violon et chanteur principal, était heureux comme pas un de battre la mesure avec son archet, au point que parfois il le tapait sur son pupitre et s’écriait : « À présent il faut tous vous arrêter ; c’est mon tour. » Et il se tournait vers l’assistance, tout suant de fierté, pour chanter les solos de ténor. Mais il était surtout beau dans les chœurs, où il dodelinait la tête, agitait ses bras autour de lui comme des ailes de moulin à vent, et chantait à en tomber d’apoplexie. Un fameux chanteur, ce Jesse.

« Vous le voyez, je ne comptais pas beaucoup pour eux tous, excepté pour Liza Roantrée, et j’avais beaucoup de temps à rester à me taire aux offices et aux répétitions d’oratorio à écouter leurs propos, et si je les trouvai singuliers au début, je les trouvai encore bien plus singuliers après, une fois familiarisé avec eux et capable d’examiner ce qu’ils signifiaient.

« Juste après l’exécution des oratorios, Liza, qui avait toujours été un peu faible, tomba très malade. Je promenais de long en large des quantités de fois le cheval du docteur Warbottom pendant que celui-ci était dans la maison, où on ne me laissait pas entrer, bien que j’en eusse réellement mal de ne pas la voir.

« — Elle ira mieux bientôt, mon gars… oui, bientôt, répétait le docteur. Il faut de la patience. » Puis on me disait que si j’étais sage on me laisserait entrer. Mais le révérend Amos Barraclough était sans cesse auprès d’elle à lui faire la lecture, qu’elle écoutait installée dans ses oreillers. Puis elle commença d’aller un peu mieux et on me permit de la transporter sur le sofa, et quand il fit chaud de nouveau elle allait et venait comme auparavant. Le prédicateur et moi, ainsi que Blast, nous étions beaucoup ensemble dans ce temps-là, et d’une façon nous étions de vrais bons camarades. Mais je l’aurais bien volontiers flanqué à terre de temps à autre. Un jour, je me rappelle, il me dit qu’il aimerait descendre dans les entrailles de la terre, et voir comment le Seigneur avait construit l’ossature des montagnes éternelles. Il était de ces bonshommes qui ont le don de dire les choses. Elles découlaient du bout de sa docte langue, tout comme notre Mulvaney ici, qui aurait fait un très bon prédicateur, s’il avait bien voulu s’en donner la peine. Je lui prêtai un équipement de mineur dans lequel ce petit homme disparaissait presque, et avec sa figure pâle enfoncée dans le collet de la vareuse sous le chapeau de cuir bouilli à larges bords, il avait l’air d’un épouvantail, et il s’accroupit dans le fond de la benne. Je conduisais un train de berlines qui remontait par un bout de plan incliné jusqu’à la grotte où la machine pompait, et où l’on apportait le minerai pour le mettre dans les wagonnets qui redescendaient d’eux-mêmes quand j’avais mis le frein, et les chevaux trottaient par derrière. Tant que nous vîmes le jour nous restâmes bons amis, mais quand nous arrivâmes en plein dans l’obscurité et que nous ne vîmes plus le jour briller au fond du trou que comme un réverbère au bout d’une rue, je me sentis devenir tout à fait mauvais. Ma religion acheva de me quitter quand je me retournai pour le regarder, lui qui venait toujours se mettre entre Liza et moi. On racontait que, quand elle irait mieux, ils se marieraient, et je ne parvenais pas à lui faire dire ni oui ni non à ça. De sa petite voix fine il se mit à chanter un cantique, et je lui répondis par un refrain composé uniquement de malédictions et de blasphèmes contre mes chevaux, et je commençai à sentir à quel point je le haïssais. C’était d’ailleurs un si petit bonhomme. Rien ne m’aurait empêché de le prendre d’une main et de le jeter dans le Trou-au-Cuivre-de-Garstang… un endroit où le ruisseau filait par-dessus le rebord du rocher et tombait avec à peine un murmure dans un abîme dont on n’avait pas à Greenhow de corde assez longue pour trouver le fond.

Une fois de plus Learoyd déracina d’innocentes violettes.

— Eh bien oui, il verrait les entrailles de la terre et plus jamais rien d’autre. Je n’avais qu’à le mener à un kilomètre ou deux le long de la descente, et l’y laisser avec sa chandelle éteinte crier alleluia, il n’aurait personne pour l’entendre et dire amen. Je devais le mener en lui faisant descendre les échelles jusqu’à la coupe où travaillait Jesse Roantrée, et alors pourquoi ne glisserait-il pas sur une échelle, grâce à mon pied qui lui écraserait les doigts pour lui faire lâcher prise, et à un bon coup de talon sur la tête ? Ou si je passais le premier pour descendre l’échelle je pouvais encore l’empoigner par une patte et le projeter par-dessus ma tête, de sorte qu’il irait s’aplatir au fond du puits, en se fracassant les os contre tous les boisages, comme il advint à Bill Appleton qui avant cela était entier, et à qui il ne restait plus un seul os quand il arriva au fond. Il ne lui resterait plus une jambe, à mon sacré bonhomme, pour revenir de Pateley. Plus un bras à mettre autour de la taille de Liza Roantrée. Plus jamais… plus jamais.

Ses grosses lèvres se retroussèrent sur ses dents jaunes, et ce visage congestionné n’était pas joli à voir. Mulvaney eut un hochement de tête approbatif, et Ortheris, gagné par la colère de son ami, épaula son fusil et fouilla des yeux le versant de la montagne, en quête de son gibier, marmottant des invectives où il s’agissait de pierrot, de tuyau de gouttière et de tonnerre de Dieu. Le babil du cours d’eau fournit les menus propos nécessaires jusqu’au moment où Learoyd reprit le fil de son histoire.

— Mais ce n’est pas si facile de tuer un homme comme celui-là. Quand j’eus remis mes chevaux au manœuvre qui prenait ma place et quand je fus en train de faire voir les travaux au prédicateur, en lui criant dans l’oreille pour dominer le tintamarre de la pompe, je vis qu’il n’avait peur de rien ; et quand la clarté de la lampe fit briller ses yeux noirs, je sentis qu’il me dominait à nouveau. Je ne valais pas mieux que Blast enchaîné court et grognant dans les profondeurs de lui-même tandis qu’un chien étranger passait devant lui à bonne distance.

« Tu es un capon et un imbécile », me dis-je en moi-même. Et je luttai de nouveau en imagination contre lui jusqu’au moment où, arrivés au Trou-du-Guivre de Garstang, je m’emparai du prédicateur, le soulevai par-dessus ma tête et, dans l’obscurité la plus profonde, le maintins au-dessus du trou.

« — Maintenant, mon garçon, que je lui dis, il s’agit de savoir lequel de nous deux… toi ou moi, aura Liza Roantrée. Eh bien, tu n’as pas peur pour toi ? que je reprends, car il restait inerte entre mes bras comme un sac.

« — Non, qu’il dit, je n’ai peur que pour toi, mon pauvre garçon, toi qui ne sais rien.

« Je le déposai sur le bord, et le ruisseau me parut couler plus silencieusement, et ma tête cessa de plus bourdonner comme quand l’abeille était entrée par la fenêtre dans la maison de Jesse.

« — Qu’est-ce que tu veux dire ? que je demandai.

« — J’ai souvent pensé que tu devrais savoir, qu’il répond, mais c’était difficile à te dire. Liza Roantrée n’est pour aucun de nous deux, ni pour personne au monde. Le docteur Warbottom (et il la connaît bien, et il a connu sa mère avant elle) dit qu’elle dépérit, et qu’elle ne vivra plus six mois. Il y a déjà du temps qu’il s’en est aperçu. Attention, John ! Attention ! qu’il me dit.

« Et ce faible petit bonhomme me tira plus loin en arrière, et m’appuya contre lui, et continua de parler, calme et tranquille, tandis que je croyais voir dans ma main plusieurs chandelles et que je les recomptais à diverses reprises tout en écoutant. Une partie de ce qu’il me débita n’était que la matière de prêche ordinaire, mais il y avait aussi beaucoup de choses qui me firent commencer à croire qu’il était plus homme que je ne l’avais jamais, supposé, si bien que je fus touché aussi profondément pour lui que je l’étais pour moi-même.

« Nous disposions de six chandelles, et tant qu’elles durèrent nous ne cessâmes de ramper et de grimper toute la journée, et je me disais en moi-même : « Liza Roantrée n’en a plus que pour six mois à vivre. » Et quand nous nous retrouvâmes à la lumière nous avions l’apparence de morts, et Blast marchait derrière nous sans même agiter sa queue. Quand je revis Liza, elle me regarda une minute et me dit : « Qui te l’a dit ? Car je vois que tu sais. » Et elle tenta de sourire en m’embrassant, et j’éclatai bel et bien en sanglots.

« Voyez-vous, dans ce temps-là, je n’étais qu’un jeune gars, je ne connaissais rien de la vie, et encore moins de la mort, qui nous attend tous. Elle me raconta que le docteur Warbottom disait que l’air de Greenhow était trop vif et qu’ils allaient donc s’en aller à Bradford, chez David, le frère de Jesse, qui travaillait dans un moulin, et je devais supporter cela comme un homme et un chrétien, et elle prierait pour moi. Et puis alors ils s’en allèrent, et au bout de cette même année le prédicateur fut désigné pour une autre tournée, comme on appelle ça, et je restai seul sur la montagne de Greenhow.

« J’essayai de rester attaché à la chapelle et je fis tous mes efforts pour cela, mais ce n’était plus la même chose qu’avant. Je n’avais plus la voix de Liza à suivre dans le chant, ni ses yeux à voir briller entre les têtes. Et aux classes du soir on me disait que je devais avoir des aventures à raconter, et je ne trouvais pas un mot à dire de moi-même.

« Blast et moi nous nous ennuyions beaucoup ; et il est probable que nous ne nous conduisîmes pas très bien, car les gens pieux nous laissaient tomber et ne savaient pas trop s’ils viendraient nous reprendre. Je suis incapable de vous dire ce que nous fîmes alors, mais je sais que dans le courant de l’hiver je lâchai mon emploi et m’en allai à Bradford. Le vieux Jesse était à la porte de chez lui, dans une longue rue de petites maisons. Il venait de chasser les enfants qui faisaient du bruit avec leurs sabots sur les pavés, car elle était endormie.

« — C’est toi ? qu’il me dit ; mais tu ne peux pas la voir. Je ne vais pas aller la réveiller pour un rien du tout comme toi. Elle dépérit vite, et elle doit s’en aller en paix. Tu ne seras jamais bon à rien au monde et aussi longtemps que tu vivras, tu ne joueras jamais plus de contrebasse. Va-t’en, garçon, va-t’en. »

« Et il me ferma sans bruit la porte à la figure.

« Jesse n’a jamais été mon maître, mais il me semblait qu’il avait à peu près raison. Je m’en allai donc par la ville et me mis à la recherche d’un sergent recruteur. Les vieilles histoires des gens de la chapelle me revinrent en foule à la mémoire. Je n’avais plus qu’à m’en aller, et c’était là le chemin traditionnel pour ceux de mon espèce. Je m’engageai sur-le-champ, reçus le shilling de la Veuve, et me fis épingler à mon chapeau une cocarde de rubans.

« Mais le lendemain je m’en retournai à la porte de David Roantrée, et ce fut Jesse qui vint m’ouvrir. Il me dit :

« — Tu es revenu en arborant les couleurs du diable… tes vraies couleurs, comme je te l’avais toujours annoncé.

« Mais je le priai et suppliai de me laisser la voir rien que pour lui dire adieu, et voilà qu’une voix de femme crie dans l’escalier : « Elle dit qu’il faut faire monter John. » À l’instant le vieux se recule de côté, et me pose la main sur le bras, très gentiment.

« — Mais tu ne feras pas de bruit, John, qu’il dit, car elle est bien faible. Tu as toujours été un brave garçon.

« Elle avait les yeux tout brillants de lumière, et ses cheveux répandus sur l’oreiller autour d’elle, mais ses joues étaient creuses… creuses à effrayer un homme qui est robuste.

« — Non, père, tu as tort de dire les couleurs du diable. Ces rubans sont très jolis. (Et elle avança les mains vers mon chapeau, et mit tout en ordre comme une femme ne manque pas de faire avec des rubans.) Non, mais qu’ils sont jolis, reprit-elle. Ah ! mais j’aurais bien voulu te voir dans ton habit rouge, John, car tu as toujours été mon gars préféré… mon vrai gars préféré, toi et personne d’autre.

« Et levant les bras, elle me les passa autour du cou en une douce étreinte, puis ils se relâchèrent de nouveau, et elle sembla prête à défaillir.

« — Maintenant il faut t’en aller, garçon, que me dit Jesse.

« Et je pris mon chapeau et redescendis.

« Le sergent recruteur m’attendait au cabaret du coin.

« — Vous avez vu votre amoureuse ? qu’il me dit.

« — Oui, je l’ai vue, que je lui réponds.

« C’était un de ces types gais et remuants.

« — Eh bien, qu’il dit, nous allons boire une bouteille, et vous ferez de votre mieux pour l’oublier.

« — Oui, sergent, que je dis. Je l’oublierai.

« Et je n’ai cessé de l’oublier depuis lors. »

En disant cela il rejeta la poignée flétrie de violettes blanches. Ortheris se releva brusquement sur les genoux, le fusil à l’épaule, et scrutant l’autre côté de la vallée dans le clair de lune limpide. Son menton s’appliqua sur la crosse et quand il visa les muscles de sa joue droite se contractèrent. Le soldat Stanley Ortheris était tout à son affaire. Une petite tache blanche remontait lentement le long du cours d’eau.

— Tu le vois, ce bougre… Attrape-le.

À sept cents mètres de distance, et un bon deux cents plus bas sur le versant opposé, le déserteur des Aurangabadis s’abattit sur le nez, roula à bas d’un rocher roux, et resta couché parfaitement, immobile, la figure dans une touffe de gentianes bleues, tandis qu’un gros corbeau sortait en voletant du bois de pins pour faire une reconnaissance.

— Voilà qui s’appelle tirer proprement, petit homme, dit Mulvaney.

Pensif, Learoyd regarda la fumée se dissiper. Puis il dit :

— Probable qu’il y avait une donzelle liée avec lui.

Ortheris ne répliqua pas. Il regardait fixement de l’autre côté de la vallée, avec le sourire de l’artiste qui contemple son œuvre achevée.


  1. Mixed Pickles a le double sens de « Pickles (au vinaigre) mélangés » et de « farceurs assortis ».
  2. Blast : euphémisme courant pour damn, le pire juron de la langue anglaise.
  3. La reine Victoria.