Au hasard de la vie/La Cité de l’Épouvantable Nuit

Au hasard de la vie (1891)
Traduction par Théo Varlet.
Au hasard de la vieNelson (p. 129-139).


LA CITÉ
DE L’ÉPOUVANTABLE NUIT




LA chaleur humide et dense qui reposait sur la face de la terre, comme une couverture, empêchait dès l’abord tout espoir de sommeil. Les cigales s’associaient à la chaleur, et les chacals aboyants aux cigales. Il était impossible de rester assis tranquille dans la maison sombre et sonore, à regarder le panka brasser l’air inerte. Aussi, à dix heures du soir, je posai debout ma canne de promenade au milieu du jardin, et attendis pour voir de quel côté elle tomberait. Elle désigna directement la route illunée qui mène à la Cité de l’Épouvantable Nuit. Le bruit de sa chute effraya un lièvre. Il bondit hors de son gîte et s’enfuit de l’autre côté vers un cimetière mahométan abandonné, où les crânes sans mâchoire et les tibias épars impitoyablement lavés par les pluies de juillet, luisaient comme de la nacre sur le sol raviné. L’air surchauffé et la terre accablante avaient chassé jusqu’aux morts vers en haut pour y chercher de la fraîcheur. Le lièvre se déhancha, renifla avec curiosité un fragment de lampe noirci par la fumée, et s’évanouit dans l’ombre d’un bosquet de tamaris.

La cabane du tisseur de nattes accotée au temple hindou était pleine d’hommes endormis qui gisaient tels des cadavres sous leur linceul. En l’air brillait l’œil fixe de la lune. L’obscurité, elle, donne au moins une fausse illusion de fraîcheur. Il était difficile de ne pas croire que le flot de clarté qui tombait d’en haut fût chaud. Non pas si brûlant que le soleil, mais néanmoins chaud à écœurer, et surchauffant l’air de façon indue. Droite comme une barre d’acier poli la route s’en allait vers la Cité de l’Épouvantable Nuit, et de chaque côté de la route gisaient des cadavres déposés sur des lits dans les attitudes les plus variées — cent soixante-dix corps d’hommes. Les uns tout encapuchonnés de blanc et la bouche couverte ; d’autres nus et noirs comme de l’ébène dans la vive lumière ; et un — qui gisait la face par en dessus et la mâchoire pendante, à l’écart des autres — blanc d’argent et gris de cendre.

« Un lépreux endormi ; et le reste, des coolies fatigués, serviteurs, petits boutiquiers et cochers de la station de voitures toute proche. La scène — un faubourg principal de la cité de Lahore, par une chaude nuit d’août. » C’était là, en réalité, tout ce qu’il y avait à voir ; mais non pas tout ce qu’on était capable de voir. La sorcellerie du clair de lune était partout, et imposait au monde une horrible métamorphose. La longue rangée de morts nus flanquée de la rigide statue d’argent, n’était pas un spectacle agréable. Elle était composée d’hommes seuls. Les femmes étaient-elles donc forcées de dormir tant bien que mal sous l’abri des étouffantes maisons de terre ? Le vagissement impérieux d’un enfant qui sortait d’un toit de terre bas répondit à ma question. Là où sont les enfants on doit aussi chercher les mères. Ils ont besoin de soins par ces nuits accablantes. Une petite tête ronde et noire se montra par-dessus le faîte et une jambe brune et grêle — grêle à faire peine — se glissa par-dessus jusqu’au tuyau de gouttière. Il y eut un rapide cliquetis de bracelets de verre ; un bras de femme surgit un instant par-dessus le parapet, se recourba autour du faible petit cou, et l’enfant fut ramené en arrière, malgré ses protestations, à l’abri du lit. Son piaulement grêle et suraigu s’évanouit dans l’air, presque aussitôt commencé, car même les enfants de cette terre la trouvaient trop brûlante pour pleurer.

Encore des cadavres ; encore des zones de clair de lune, la chaussée blanche ; une file de chameaux endormis à l’étape au bord de la route ; une vision de chacals détalants ; des poneys d’ekka endormis — harnais encore sur le dos, et cuivres des chars rustiques reluisant sous la lune — et de nouveau encore des cadavres. Partout où un chariot à grain incliné, un tronc d’arbre, une bûche sciée, une couple de bambous et quelques poignées de chaume pouvaient… jeter de l’ombre, le sol en est couvert. Ils gisent — les uns la face en l’air, bras croisés, dans la poussière ; d’autres avec les mains entrelacées et rejetées au-dessus de la tête ; d’autres recroquevillés en chien ; d’autres mi-pendants comme des sacs à terre vides par-dessus les ridelles des charrettes à grain ; et d’autres recourbés le front sur les genoux — dans la clarté de la pleine lune. Ce serait déjà un soulagement s’il leur était donné de ronfler ; mais ils ne ronflent pas, et la ressemblance avec des cadavres est entière sous tous rapports, sauf un. Les chiens maigres les flairent et s’en vont. Çà et là un petit enfant est couché sur le lit de son père, et un bras protecteur l’entoure dans chaque cas. Mais, pour la plupart, les enfants dorment avec leurs mères sur les toits des maisons. Il n’est pas prudent de laisser les chiens pariahs à peau jaune et à crocs blancs rôder à portée des petits corps bruns.

Une bouffée de chaleur étouffante sortant de l’embouchure de la porte de Delhi met presque fin à ma résolution de pénétrer à cette heure dans la Cité de l’Épouvantable Nuit. C’est un salmigondis de toutes les mauvaises odeurs, animales et végétales, qu’une cité murée peut émettre en un jour et une nuit. La température à l’intérieur des immobiles bosquets de bananiers et d’orangers hors des murs de la cité, paraît glaciale en comparaison. Que le ciel vienne en aide cette nuit à tous les malades et aux jeunes enfants à l’intérieur de la cité ! Les hautes murailles des maisons irradient encore une chaleur féroce, et sortant d’obscurs goulets latéraux tournoient des brises fétides qui devraient être capables d’empoisonner un buffle. Mais les buffles ne s’en soucient pas. Il y en a un troupeau qui se pavane de temps à autre dans la grand’rue vide ; ils s’arrêtent de temps à autre pour poser leurs mufles épais contre les volets clos d’une boutique de marchand de grain et souffler dessus comme des phoques.

Puis c’est le silence — un silence plein des bruits nocturnes d’une grande cité. Un instrument à cordes d’une nature indéfinie est à peine, et rien qu’à peine perceptible. Haut en l’air quelqu’un ouvre brusquement une fenêtre, et le choc du châssis se répercute au loin de la rue vide. Sur l’un des toits un houka est en pleine combustion ; et les fumeurs causent à mi-voix tandis que la pipe gargouille. Un peu plus loin le bruit d’une conversation plus distincte. Une raie de lumière paraît entre les volets à coulisse d’une boutique. À l’intérieur, un marchand à barbe en chaume, aux yeux langoureux, promène ses livres de compte parmi les ballots de cotonnades imprimées qui l’environnent. Trois personnes drapées lui tiennent compagnie, et lui lancent une observation de temps à autre. D’abord il note un chiffre, puis fait une remarque, puis se passe le revers de la main sur son front ruisselant. Dans la rue entre les maisons la chaleur est formidable. À l’intérieur des boutiques elle doit être quasi intolérable. Mais la besogne continue obstinément ; un chiffre, un grognement guttural et le revers de main au front se succèdent avec la régularité d’un mouvement d’horlogerie.

Un agent de police — sans turban et profondément endormi — est couché en travers de la route qui mène à la mosquée de Wazir Khan. Un rai de clair de lune tombe sur le front et les yeux du dormeur, qui ne s’en émeut pas. Il est près de minuit, et la chaleur paraît augmenter. Devant la mosquée la place découverte est bondée de cadavres ; et il faut faire attention à ne pas marcher dessus en passant. Le clair de lune barre de larges stries diagonales la haute façade de la mosquée en émaux de couleur ; et chacun des pigeons qui rêvent dans les niches et les renfoncements de la maçonnerie projette une petite ombre. Des fantômes en leur linceul se lèvent languissamment de leurs couches et se faufilent dans les sombres profondeurs du monument. Est-il possible de monter au haut des grands minarets, pour jeter de là un coup d’œil sur la cité ? Cela vaut en tout cas la peine d’essayer, il y a des chances pour que la porte de l’escalier ne soit pas fermée à clef. Elle ne l’est pas ; mais un portier profondément endormi est couché en travers du seuil, la figure tournée vers la lune. Un rat jaillit de son turban au bruit de mes pas qui s’approchent. L’homme pousse un grognement, ouvre les yeux un instant, se retourne et se rendort. Toute la chaleur farouche de dix étés indiens est emmagasinée dans cette noirceur de four entre les murs polis de l’escalier en tire-bouchon. À mi-chemin de la montée il y a quelque chose de vivant, chaud et garni de plumes, et qui ronfle. Chassé de marche en marche à mesure que j’avance, cela s’ébroue arrivé au haut et je vois que c’est un vautour aux yeux jaunes, en colère. Des douzaines de vautours sont endormis sur ce minaret-ci et sur les autres, et sur les coupoles au-dessous. À cette altitude il y a une ombre de fraîcheur, ou du moins une brise moins lourde, et, rafraîchi par elle, je me tourne pour contempler la Cité de l’Épouvantable Nuit.

Quelle illustration pour un Gustave Doré ! Quelle description pour un Zola ! — le spectacle de ces milliers d’humains dormant au clair de lune et dans son ombre. Les terrasses des toits sont bondées d’hommes, de femmes et d’enfants ; et l’air est plein de bruits indiscernables. On ne repose pas, dans la Cité de l’Épouvantable Nuit ; et ce n’est pas étonnant. La merveille serait qu’on y pût respirer. Si vous examinez attentivement la multitude vous vous apercevez qu’elle est presque aussi agitée qu’une foule en plein jour ; mais le tumulte est atténué. Partout, dans la vive clarté, vous distinguez les dormeurs qui se retournent de côté et d’autre, qui sortent de leurs lits et s’y réinstallent. Dans les cours des maisons pareilles à des puits il y a le même mouvement.

La lune impitoyable le montre tout entier. Elle montre aussi les plaines à l’extérieur de la ville, et çà et là en dehors des murailles, large comme la main de la Ravee. Elle montre enfin un scintillement d’argent qui s’éclabousse sur un toit de maison presque directement au-dessous du minaret de la mosquée. Un pauvre malheureux s’est levé pour répandre une jarre d’eau sur son corps enfiévré ; le ruissellement de l’eau qui s’écoule frappe légèrement mon oreille. Deux ou trois autres humains, en des coins éloignés de la Cité de l’Épouvantable Nuit, suivent son exemple, et l’eau reluit comme des éclairs d’héliographe. Un petit nuage passe sur la face de la lune, et la ville avec ses habitants — tout à l’heure profilés net en noir et blanc — s’évanouissent, remplacés par des masses de noir de plus en plus profond. Mais le bruit d’insomnie continue, soupir d’une grande cité accablée par la chaleur, et d’une population qui cherche en vain le repos. Ce sont les femmes de la basse classe seules qui dorment sur les maisons. Quel doit être le tourment dans les zénanas à persiennes, où plusieurs lampes veillent perpétuellement ! Il y a des bruits de pas dans la cour au-dessous. C’est le muezzin — fidèle à son devoir ; mais voilà une heure qu’il devrait être ici pour rappeler aux croyants que la prière vaut mieux que le sommeil — ce sommeil que ne connaîtra pas la cité.

Le muezzin s’arrête un instant à la porte de l’un des minarets, disparaît une minute, et un mugissement de taureau — une magnifique basse tonitruante — nous avertit qu’il est arrivé au haut du minaret. On doit entendre l’appel jusqu’aux rives de la Ravee aux maigres eaux ! Même d’un côté à l’autre de la cour on en est presque assourdi. Le nuage s’éloigne et montre le muezzin silhouetté en noir sur le ciel, les mains aux oreilles, et sa large poitrine ondulant sous le jeu de ses poumons : « Allah ho Akbar » ; puis une pause tandis qu’un autre muezzin quelque part du côté du temple Doré reprend l’appel : « Allah ho Akbar. » Encore et encore, quatre fois en tout ; et, quittant les couchettes, une douzaine d’hommes se sont levés déjà. « Je suis témoin qu’il n’y a d’autre Dieu que Dieu. » Quel cri splendide que cette proclamation de foi tire les hommes de leurs lits par vingtaines à minuit ! Une fois encore le muezzin jette en tonnerre la même phrase, secoué par la véhémence de sa propre voix ; et puis, loin et près, l’air nocturne retentit du « Mahomet est le prophète de Dieu ». C’est comme s’il lançait son défi à l’horizon lointain, où les éclairs d’été se jouent et bondissent comme une épée au clair. Tous les muezzins de la cité appellent à qui mieux mieux, sur les terrasses des maisons des hommes commencent à s’agenouiller. Une longue pause précède le dernier cri : « La ilaha Illalah », et le silence s’abat par là-dessus, comme le coup de bélier sur la tête d’une balle de coton.

Le muezzin descend à tâtons l’escalier obscur en marmonnant dans sa barbe. Il passe sous l’arcade de l’entrée et disparaît. Puis le silence asphyxiant se rétablit sur la Cité de l’Épouvantable Nuit. Sur le minaret les vautours se rendorment, ronflant de plus belle, la brise brûlante arrive par bouffées et par tourbillons paresseux, et la lune s’abaisse vers l’horizon. Assis avec les deux coudes sur le parapet de la tour, on peut considérer indéfiniment jusqu’à l’aube cette ruche torturée de chaleur et se demander : « Comment font-ils pour vivre là en bas ? À quoi pensent-ils ? Quand vont-ils s’éveiller ? » Encore des ruissellements de pots d’eau qu’on déverse ; légers craquements de couchettes de bois que l’on traîne dans l’ombre ou que l’on en sort ; musique lugubre d’instruments à cordes atténuée par la distance et qui n’est plus qu’un vagissement plaintif, et sourd grondement de tonnerre lointain. Dans la cour de la mosquée le portier, qui était couché en travers du seuil du minaret lorsque je suis monté, sursaute éperdument dans son sommeil, projette ses mains par-dessus sa tête, marmotte quelque chose, et retombe endormi. Incité par le ronflement des vautours — qui ronflent comme des humains pléthoriques — je tombe dans une pénible somnolence, où je sais que trois heures ont sonné, et qu’il y a dans l’atmosphère une légère — une très légère — fraîcheur. La cité est maintenant absolument tranquille, à part quelque chanson d’amour d’un chien vagabond. Plus rien qu’un lourd sommeil de mort.

Des semaines de ténèbres, semble-t-il, ont passé depuis lors. Car la lune a disparu. Les chiens eux-mêmes se taisent, et avant de m’en retourner chez moi je guette la première lueur de l’aube. À nouveau le bruit de pas traînants. L’appel à la prière du matin va commencer, et ma nuit de veille est terminée. « Allah ho Akbar ! Allah ho Akbar ! » Comme à l’appel du muezzin l’Orient devient gris, et bientôt safran ; le vent de l’aurore se lève ; et tel un homme, la Cité de l’Épouvantable Nuit se lève de son lit et tourne sa face vers le jour qui pointe. Avec le retour de la vie vient le retour du bruit. D’abord un murmure léger, puis une basse grave et bourdonnante. Car il faut se rappeler que la cité entière est sur les terrasses des toits. Les paupières appesanties par de longs arriérés de sommeil, je m’esquive du minaret, pour gagner la cour et ressortir au delà sur la place où les dormeurs se sont levés, ont rentré les couchettes, et parlent d’allumer le houka du matin. La fraîcheur d’une minute a disparu dans l’air, et il fait brûlant comme au début.

— Le sahib aura-t-il la bonté de vouloir bien faire place ?

Qu’est-ce ? Un quelque chose porté sur des épaules d’hommes passe dans le demi-jour, et je me recule. Un cadavre de femme que l’on descend brûler, et un assistant qui dit :

— Elle est morte de chaleur à minuit.

C’était donc vrai : tout comme la Nuit, la Mort avait possédé la cité.