Éditions Édouard Garand (p. 17-19).

LE LITIGE



Les deux hommes ne s’étaient pas rencontrés depuis la dernière scène. Leurs ressentiments semblaient être un peu calmés, mais les mauvaises langues continuaient. Elles s’étaient emparées des altercations, en multipliaient les rapports contradictoires, aggravaient la situation, attribuaient à Corriveau et à Lamarre toutes sortes de propos souvent mensongers, toujours considérablement exagérés. C’était bien l’hydre aux cent têtes, présente partout, semant la haine, engendrant la chicane, créant les malentendus.

La rancune, un moment apaisée, renaissait dans le cœur de ces deux hommes et menaçait d’étouffer leurs meilleurs instincts. Bientôt ce fut intolérable. L’un et l’autre se promettaient d’en appeler à la loi pour faire taire l’autre. Il n’y avait pas d’avocat dans le village. Il fallait aller au chef-lieu du comté, situé à une trentaine de milles.

Les mauvais chemins de l’automne ne permettaient pas d’entreprendre le voyage et c’était aussi le temps du battage. C’était toute une entreprise que battre une grange. On commençait par étendre les gerbes dans l’aire et à coups répétés de fléaux dans le sens des épis, on en faisait sortir tous les grains. Ensuite on le mettait dans le van qu’on agitait pour en séparer la paille et la baie.

Tous les animaux étaient maintenant dans l’étable. On les entendait secouer leurs chaines comme des captifs qui regrettent leurs jours de liberté, où ils marchaient dans l’herbe odorante.

C’est qu’il faisait bien froid dehors maintenant. La terre était gelée et saupoudrée d’une mince couche de neige qui ne permettait guère aux voitures de rouler et encore moins aux traîneaux de glisser.

Toutes ces circonstances avaient empêché Corriveau et Lamarre d’aller consulter un homme de loi. Les deux hommes s’épiaient comme des ennemis. L’un d’eux entendait-il le bruit d’une voiture dans la nuit, il croyait que c’était l’autre qui partait secrètement ; il se préparait à aller lui aussi, à la pointe du jour, exposer son cas.

Enfin au commencement de décembre il tomba assez de neige pour faire de beaux chemins. Un beau matin Corriveau partit en traîneau. Le lendemain Lamarre prenait la même direction. Les deux avocats qu’on avait consultés avaient donné une réponse semblable.

On avait dit à Corriveau :

— Si la clôture de Lamarre est sur votre terre, vos revendications sont légitimes et vous gagnerez votre cause.

On avait dit à Lamarre :

— Si votre clôture n’est pas sur la terre de votre voisin, vos droits sont clairs et vous gagnerez votre procès.

Mais il s’agissait de savoir où était la clôture. On les conseillait d’avoir recours à une expertise en arpentage et de faire relever la ligne de bornes. Corriveau et Lamarre revinrent, forts de leurs droits, passés avocats eux-mêmes pour avoir entendu les hommes de loi discourir pendant quelques minutes. Chacun exposait son cas sous le jour le plus favorable et jouissait d’avance de la déconfiture de son adversaire, qui aurait tout à payer.

Paul et Jeanne avaient bien tenté une réconciliation, mais ils furent secrètement tancés pour se mêler de ce qui ne les regardait pas, et accusés d’être pour l’ennemi. Corriveau défendit à son fils de mettre les pieds chez Lamarre, celui-ci défendit à Jeanne de recevoir Paul.

Leur amour, si beau, si grand, qui remplissait leur vie, les enveloppait et leur était défendu. Enfin les experts arpenteurs arrivèrent un beau matin. Ils mirent dans leur tâche tout un déploiement de formalités, de précautions et de minuties. Il s’agissait de faire durer l’aubaine.

Après avoir arpenté, mesuré, calculé, supputé, ils arrivèrent à la conclusion que la clôture était bien où elle devait être. Ils s’en allèrent, largement payés.

Mais ce qui devait être la fin de cette malheureuse affaire ne fut que le commencement d’une nouvelle discorde.

Les deux hommes, confus de voir l’échafaudage qu’ils avaient élevé pour s’écraser l’un et l’autre, s’écrouler par terre dans la risée générale, cherchaient de nouveaux motifs de grief et de vengeance.

Lamarre se rappelait qu’on avait dit, au vif de la mêlée, que Corriveau l’avait appelé voleur, et Corriveau que Lamarre avait déclaré qu’il était malhonnête. On se chercha des témoins et on en trouva sans peine. Toute la paroisse eût voulu témoigner, tant les choses avaient pris des proportions fantastiques. Les langues se mirent de nouveau de la partie et l’hydre multiplia ses têtes odieuses.