Éditions Édouard Garand (p. 13-16).

QUAND LE LIN ROUIT



Les Corriveau et les Lamarre semaient chaque année un champ de lin. Il fallait pourvoir à la lingerie de la maison, faire des serviettes, des essuie-mains, des nappes, des couvertures, et tout ce que comporte une maison bien tenue. On le semait au pied du coteau dans un bas-fond. Le lin demande un endroit humide. C’était une belle vue que ces deux champs voisins émaillés de menues fleurs bleues. Elles étaient si frêles et si tendres qu’elles ressemblaient à de petites turquoises au bout d’une tige. Cette année, le lin avait bien poussé ; on l’avait arraché de bonne heure et étendu en couche très mince sur le sol afin qu’il séchât et se décortiquât, pour en détacher plus facilement les fibres textiles.

On profitait généralement des derniers beaux jours de l’automne pour faire le rouissage ; c’était alors une fête de jaser, de rire, de se réunir une dernière fois en plein air avant l’arrivée de l’hiver.

Les deux familles, Corriveau et Lamarre, brisaient leur lin toujours ensemble dans la sapinière des Corriveau. La veille, Paul préparait l’eau pour humecter le lin et le fagot pour le faire chauffer afin qu’il se décortiquât plus aisément ; disposait les brisoirs, les battoirs et toutes les choses qu’il fallait.

De bonne heure on était à l’œuvre. Ces femmes étaient folles de joie à la pensée d’une journée de causerie en compagnie des hommes qui ne manquaient pas de les taquiner et de leur dire cent choses amusantes. La chaleur alanguie de cette belle journée d’arrière-saison, l’odeur mâle et capiteuse du lin, le voisinage de ces hommes faisaient briller leurs yeux d’un éclat extraordinaire. Or, cette année le travail commença comme d’habitude. Le premier procédé consistait à briser l’enveloppe au moyen d’une machine activée par la main. Une bonne briseuse doit briser une certaine quantité, autrement elle déchoit. C’était donc une animation fébrile, un entrain joyeux dans la sapinière. Les hommes assistaient les femmes en donnant ce dont elles avaient besoin. Paul donnait les poignées de lin à Jeanne, qui le brisait d’un bras ferme ; ensuite on le battait pour en détacher les aiguillets et en débarrasser les fibres textiles, qui sortaient blondes et lisses.

Les deux pères étaient venus, mais s’étaient salués froidement, se sentant à la gêne. Il n’avait pas été question de leur clôture mitoyenne depuis leur dernier entretien, mais les mauvaises langues du pays avaient aigri les deux hommes. Des voisins, vaguement au courant de l’affaire, étaient allés chez Corriveau et lui avaient dit que Lamarre se vantait d’avoir trois pieds de sa bonne terre. D’autres, également venus dans le même désir de semer la brouille entre ces deux familles amies et prospères, étaient allés rapporter à Lamarre que Corriveau prétendait qu’il tenait une bande de terre frauduleusement. Ni l’un ni l’autre n’avaient tenu les propos qu’on leur prêtait. C’est pourquoi ces deux hommes étaient fort irrités. Lamarre fut le premier qui provoqua la scène quand il dit :

« Demain je dois mettre les navets dans la cave de dehors avant que les gelées arrivent ».

Corriveau avait répondu :

« Je voudrais que vous déplaciez votre clôture avant d’occuper votre cave ».

— Je croyais que nous ne devions plus parler de cette question, continua Lamarre.

— Oui, vous vous vantez que vous avez eu raison de moi, mais on verra bien qui aura raison », et Corriveau s’en alla de plus en plus mécontent.

Vous vous vantez, vous vous vantez, répéta Lamarre à Paul. Je me suis jamais vanté de détenir un pouce de votre terre.

Ne faites pas attention aux paroles de mon père, continua Paul, il ne répète que ce qui se dit.

Ces mots n’eurent pas l’effet que le jeune homme en attendait. Lamarre les interpréta tout autrement.

Ce qui se dit ? on parle donc de moi, on dit que je détiens ce qui ne m’appartient pas, fit-il très emporté. Je vais voir à cela.

Je vous en prie, ne vous fâchez pas, dit Paul, n’excitez pas mon père. De quoi s’agit-il au fond ? de quelques pouces de terre.

Mais l’autre avait l’âme trop irritée pour comprendre. La fin de cette journée si bien commencée fut donc assombrie par cette malheureuse scène. Les deux jeunes gens, qui avaient compté sur ces quelques heures pour parler de leur amour, entrevoyaient déjà un formidable obstacle qui semblait déjà les séparer.

« Jeanne, dit Paul, nos pères sont très montés l’un contre l’autre, il faut les apaiser pour qu’il n’y ait pas de suites fâcheuses. Quoi qu’il arrive, ayez confiance en moi ».

— « Ne nous effrayons pas, dit la jeune fille, nous nous aimons et nous serons forts pour les réconcilier ».

— Nous réussirons, fit le jeune homme, et tout à coup pensant à la nature ombrageuse et emportée de son père, il ajouta comme se parlant à lui-même :

« Il faudra nous marier après les avents, Jeanne. Quand nos deux familles seront unies par ce lien, rien ne pourra plus les diviser ».

Elle rougit de plaisir et ne chercha pas à le dissimuler.

« J’en parlerai à mes parents ».

Et ils continuèrent à causer de leur cher projet. Les autres femmes étaient parties, les unes après les autres. Ils restèrent seuls dans la sapinière.

« Jeanne, j’ai peur de ce que j’entrevois ».

— « Paul, ayez confiance en moi ».

Elle avait dit le mot qu’il attendait d’elle ; il se pencha et l’embrassa avec ferveur pour la première fois. Ce fut le sceau de leurs promesses.