Éditions Édouard Garand (p. 20-22).

BONJOUR BON AN



Sur ces entrefaites, la femme de Lamarre mourut après deux jours de maladie, laissant neuf enfants dont Jeanne était l’aînée. Ce triste événement qui aurait dû rapprocher les deux familles les sépara davantage. Pour la première fois, un membre d’une famille mourrait sans que l’autre se portât à son secours et lui prodiguât ses sympathies. Si Corriveau était venu, il se serait certainement réconcilié à l’ombre de la morte, mais il s’en garda bien et empêcha même Paul d’aller à l’église pour assister aux funérailles. Le ressentiment n’eut plus de borne. De part et d’autre, ce fut un océan de haine qui les submergeait.

Aussitôt après les funérailles de sa femme, Lamarre alla à son tour consulter son avocat. Il reçut la réponse qu’on avait faite à Corriveau quelques jours auparavant.

S’il vous a diffamé, vous avez des droits certains contre lui.

Chacun se croyant diffamé, reprit ses anciennes rengaines de preuves, d’arguments, de témoignages qui devaient foudroyer l’autre. Les racontars et les cancans allaient leur train.

Tous avaient entendu l’un des deux hommes déblatérer contre l’autre. Tous eussent voulu témoigner.

C’est dans ces dispositions d’esprit que Corriveau et Lamarre passèrent la Fête de Noël, sans se laisser toucher de ce magnifique exemple de pardon. On arriva au Jour de l’An sans que rien n’eût changé leur haine et leur entêtement.

Le Jour de l’An, fête des bons souhaits, des repas, des réunions qui cimentent les amitiés, aplanissent les heurts et préparent une nouvelle année de relations amicales. Depuis plusieurs générations, les deux familles s’étaient toujours visitées en ce jour ; avaient trinqué entre elles, mangé chez l’un et chez l’autre.

Paul et Jeanne voyaient venir ce jour avec une profonde tristesse sans savoir s’ils pourraient se voir, se donner le baiser d’usage. Ils ne pouvaient plus se parler sans recourir à toutes sortes de subterfuges et de mensonges. Et ces entrevues étaient toujours brèves, à la dérobée, effrayés qu’ils étaient que leur père respectif ne les vît. Leur amour grandissait pourtant en cette épreuve. Ils gardaient l’espérance. Certains de leur fidélité mutuelle, ils se sentaient forts, bien que l’avenir fût sombre.

Jeanne, depuis la mort de sa mère, avait pris la direction de la maison. Or, c’était une vieille tradition que les Corriveau dînent chez les Lamarre le premier de l’an. Cette année, qu’elle eût aimé que Paul fût venu partager le repas qu’elle avait préparé elle-même ! Elle ne pouvait pas y songer. Selon la vieille coutume, elle se leva sur les coups de minuit pour être la première à solliciter la bénédiction paternelle. En cette occasion, il y avait un vœu qu’elle eût voulu former, celui de demander à son père de ne pas la séparer davantage de son fiancé. Après avoir reçu la bénédiction, embrassé son père, échangé leurs souhaits, celui-ci devançant sa pensée lui dit brusquement :

« Penses-tu, Jeanne, que les Corriveau viendront déjeuner ?

On ne les a pas invités.

On ne le pouvait pas, c’est à eux de venir selon leur habitude. S’ils viennent tout sera oublié. »

Chez Corriveau une scène semblable se passait. Paul, qui était l’aîné avait demandé la bénédiction pour ses frères et sœurs. Son père n’avait rien dit du déjeuner traditionnel, mais il pensait tristement : Autrefois nous étions les premiers à visiter nos voisins. Cette année, l’orgueil l’emportant, il brisait leur ancienne et charmante coutume.

Dans le chemin on entendait déjà des voix bruyantes et joyeuses. C’était les gens qui commençaient à se faire visite. On entrait dans une maison, on se saluait, on se serrait la main, se souhaitait la bonne année avec la vieille formule : Bonjour Bon An, le paradis à la fin de vos jours. Ensuite on buvait à la santé de la nouvelle année et l’on repartait, la troupe augmentée des gens de la maison, pour aller chez les autres voisins. C’étaient, dans la neige du chemin, des cris de joie, des plaisanteries, des exclamations, des bousculades. Les femmes avaient les joues avivées par le froid, les hommes étaient légèrement gris par le vin qu’on venait de prendre ; tous étaient joyeux d’un bonheur enfantin.

Les Corriveau et les Lamarre s’étaient évités. Pendant la journée, Jeanne était allée offrir ses souhaits à une voisine. Paul s’y trouvait. C’était le rendez-vous qu’on s’était donné. Les gens de la maison, en voyant Jeanne arriver épièrent curieusement les deux jeunes gens pour voir comment se passerait l’entretien. Avec la grâce la plus naturelle du monde, Jeanne, après avoir salué le maître et la maîtresse de la maison, s’était approchée de Paul, la main tendue. Celui-ci s’était levé, avait pris la main de la jeune fille, l’avait attirée vers lui et embrassée religieusement.

« Jeanne, dit-il tout bas, avec émotion, je souhaite en ce jour que nos deux familles s’aiment comme nous nous aimons. »

— Et moi Paul, je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez.

— « Je le trouve en vous ».

Ce qui devait être dit avait été dit. Leurs âmes leur avaient été révélées et leur confiance avait pris son essor. Jusqu’aux Rois, ce fut une série de fêtes, de repas et d’amusements. C’étaient des jours donnés à l’amitié et à la joie.

Ce temps passa et peu à peu les hommes reprirent leur besogne d’hiver. Il fallait soigner les bêtes, finir de battre le grain et couper le bois pour la prochaine saison.