Au coin du feu, histoire et fantaisie/03

Typographie de C. Darveau (p. 31-56).

UNE CHASSE À L’OURS



Nous sommes au mois de janvier, à cinq heures du soir, au village des Deux-Grèves, dans la Province de Québec, chez M. Bertrand.

Marguerite ! exclame un grand et gros homme à la figure rayonnante de joie, qui ouvre brusquement la porte de la cuisine, — Marguerite, il y a un ours sur la terre !

— Ah, Seigneurs ! gémit Marguerite en laissant glisser sur le plancher le contenu du plat qu’elle est en devoir de retirer du fourneau, tu m’as fait une peur terrible !

— Il n’y a pas de quoi…

— Tu en parles à ton aise. Voilà mes grillades par terre !

Ouvrons sans retard une parenthèse. Monsieur Bertrand et sa femme Marguerite Barré sont des cultivateurs riches qui, petit à petit, ont amassé ce qu’ils possèdent. Il y a trente ans, la maisonnette qu’ils habitaient à l’entrée de la forêt n’avait pas l’apparence qu’a aujourd’hui leur belle maison neuve, au village des Deux Grèves, mais ils ont conservé pour le berceau de leur prospérité, pour le lieu où se sont écoulées les premières années de leur mariage, une sorte de vénération qui se manifeste constamment. Le père Bertrand, parvenu à la soixantaine, n’a pas moins de six belles et bonnes terres au soleil : — cependant, quand il dit « la terre » on le comprend — c’est le champ de ses premiers travaux, de ses meilleurs exploits, c’est la terre qu’il a défrichée de sa main à l’âge de vingt ans, et par laquelle il a commencé sa fortune. Chaque jour, il part en tournée ; chaque soir il revient à la maison, et toujours, la première figure qu’il rencontre en rentrant, c’est celle de Marguerite, sa femme, sa vielle compagne, sa meilleure amie. Fermons la parenthèse.

— Justement, tes grillades de lard ! Eh bien ! pas plus tard que demain tu auras pour les remplacer de bonnes grillades d’ours…

— Hein ? d’ours ?

— Oui, d’ours. Comme je te le dis, nous avons découvert un ours sur la terre.

— Je comprends, mais merci ! je ne mange pas de ce bétail là !

— Allons donc ! c’est délicieux. Demande à Michel Rocheteau.

— Un homme de goût, il peut s’en vanter ! Je l’ai vu tuer des perdrix à la Pointe-aux-Loutres et les suspendre dans sa grange en attendant qu’elles fussent gâtées pour les manger…

— Demande à Charles Ameau…

— Un autre, bien avisé, qui mange du fromage de Fafard…

— Demande à M. Lambin, notre représentant à la Chambre…

— Beau dommage ! un homme qui se régale de cuisses de grenouilles en fricassée !… Et puis j’ai entendu dire que les ours, anciennement, c’était du monde. Vois la forme de leurs pattes ; on dirait des mains.

— Tant que tu voudras ! Ça ne nous empêchera pas de faire des grillades d’ours demain soir.

— Quand à cela, je n’ai rien à dire. Je te ferai un fricot soigné, à ta fantaisie, mais pour ce qui est d’y goûter, c’est une autre affaire. — À propos qui est-ce qui a abattu la bête ?

— Personne. Elle n’est pas encore tuée. C’est Brin-de-Fil qui l’a découverte dans les fonds en allant au bois.

« Dans les fonds » signifie la terre en forêt, que le père Bertrand possède au bout de son ancien établissement et dont il tire au besoin du bois de chauffage. Brin-de-Fil est le fils du fermier de Bertrand.

— J’aime moins cela, reprit Marguerite. Si vous allez chasser la bête, il pourrait arriver quelque malheur.

— Pas de danger ! J’ai fait avertir le vieux Lauguste, et…

— C’est différent, si le bonhomme Lauguste en est, il conduira l’affaire à merveille.

— Sans doute, sans doute. En attendant, je vais souper ; ensuite je ferai un tour par le village pour inviter les amis. En temps de carnaval, c’est bien le moins que l’on s’amuse un peu. Sans compter que les ours, ça ne vient pas tous les jours se mettre au bout de notre fusil. Je veux profiter de l’occasion pour nous amuser un peu. Une belle chasse, la chasse à l’ours !

Sur les dix heures, Bertrand rentrait chez lui.

— Nous serons au nombre de huit, dit-il, sans compter ceux de la ferme. J’ai invité M. Lambin, son fils Tancrède, François Duclos, Michel Rocheteau, Paul Fortier, Charles Ameau et chose… le Prussien, comme on l’appelle

— Seigmein, le bijoutier ?

Oui, Sickman. Lambin est ravi ; il se charge de nous approvisionner pour le voyage.

— Bon, bon, ce qui n’empêche pas de vous préparer un panier. Si nous les invitons, ce n’est pas pour qu’ils payent leur écot.

— Tu as raison, femme.

— Avec Lambin, vois-tu, il faut tenir son rang. C’est un finaud…

— Par exemple, tu ne le connais pas !

— Je ne dis pas de mal de lui ; je sais qu’il cherche à nous plaire… pour les prochaines élections. Quand il siège en Chambre il nous envoie des papiers imprimés. Si tu savais lire, Bertrand, ça ne t’amuserait guère. Il y a de ces papiers qui se nomment des « Ordres du jour, » d’autres qui s’appellent « Réponse à l’adresse », d’autres qui sont en anglais, et d’autres qui parlent de la fausse monnaie. C’est du temps et du papier perdus. J’aime mieux n’importe quoi.

— Je te crois bien ! Lambin est malgré ça un bon garçon…

— Ah ! j’en conviens sans difficulté…

— Et un bon député…

— Pas pire qu’un autre, au bout du compte…

— Je reviens à notre expédition de demain… Nous nous promettons un plaisir sans pareil. Un plaisir innombrable, comme dit Tancrède. Une belle chasse, la chasse à l’ours !

— Et tu amènes des chasseurs à la bécassine et des conteurs d’histoires pour abattre ce gros gibier-là !

— Eh ! parguienne ! on fait ce que l’on peut. Allons nous coucher, il faut être debout à six heures.


Marguerite était une excellente nature de femme.

Ce qu’elle disait en goguenardant ne tirait point à conséquence, car une pointe de sarcasme accompagnait généralement chacune de ses phrases, et son mari se plaisait à l’entendre faire le procès des gens de sa connaissance qu’ils fussent de bons ou de mauvais voisins. Aussi poussait-elle de front la critique des invités de son mari et les préparatifs de ce qu’elle appelait un pique-nique à l’onglée. Au coup de onze heures, les paniers étaient prêts, les invités passés et repassés au fil de la langue, et le père Bertrand et sa moitié, également satisfaits l’un et l’autre de leur besogne, dormaient du sommeil des justes.


Pan pan !…

Pan, pan, pan ! !…

— Hé hé ! soupira le père Bertrand en se frottant les yeux, il me semble que le tic tac de l’horloge est plus prononcé que de coutume

Pan, pan !…

— Bigre ! On y va ! continua-t-il en sautant à bas du lit.

Pan, pan !…

— Oui, oui, oui ! sont-ils enragés ! Allons !

voilà que j’endosse ma veste avant de passer mon pantalon… Il fait un froid de loup…

— Ou d’ours, comme tu voudras, dit Marguerite, ouvrant les yeux à son tour.

Bertrand était déjà à la porte, qu’il ouvrit bientôt, après avoir échangé quelques paroles avec le visiteur matinal, lequel n’était pas moindre que Tancrède Lambin, élève en rhétorique, pour le moment en congé dans sa famille, sous un prétexte ou sous un autre — « au temps des fêtes. »

— Monsieur Bertrand, papa m’envoie vous dire…

— Que vous êtes prêts ? C’est cela, bon ; je serai à vos ordres dans dix minutes. Va leur dire cela, mon garçon, et rappelle-leur que le rendez-vous est ici. Qu’ils arrivent. J’ai là une goutte qui les attend.

Tancrède rebroussa chemin en se soufflant dans les doigts, car il faisait rudement froid ce matin-là.

Un départ fixé à sept heures, qui a lieu à huit, est tout à fait dans l’ordre : aussi le père Bertrand et sa femme Marguerite eurent-ils tout le temps nécessaire pour surveiller les préparatifs de l’expédition.

Lambin avait chargé une traîne de paniers et de boîtes dont le contenu se dénonçait par le seul cliquetis des verres heurtés les uns contre les autres, ce qui faisait dire au père Bertrand :

— Cent-trente deux ! si les fusils ratent, nous sommes certains qu’il n’en sera pas de même des bouchons…

À propos des fusils, il y en avait six dont un à double canon, celui de Lambin.

Tancrède, qui savait par cœur l’histoire du chevalier Bayard, avait horreur des armes à feu, ces féroces machines qui lancent la mort à distance et n’aiment pas à regarder de trop près l’ennemi. Il avait emprunté de son père un sabre du temps de George III, ornement de la salle à fumer, et, comme son ami d’enfance, Eustache Pépin dit Brin-de-Fil, devait être de la partie, il avait apporté à son intention une vieille longue rapière, un peu rouillée, un peu ébréchée, mais, à ses yeux, bien plus belle et plus digne d’un bras vaillant que le fusil perfectionné de son père.

Armes, raquettes, paniers, boîtes, hommes, tout se logea commodément dans quatre voitures, et, comme dit Marguerite en les voyant partir :

— Au petit bonheur !

Le père Bertrand conduisait la première voiture. C’est lui qui signala l’approche de la ferme ; puis cinq minutes après, il ouvrait de nouveau la bouche pour s’écrier joyeusement :

— Hé ! bon ! voici Brin-de-Fil !

Les chevaux ralentirent le pas à un arpent de la ferme, où s’était planté dans la neige, au bord de la route, un grand garçon à la physionomie enfantine dont les yeux naïfs pétillaient d’ébahissement devant tout ce monde étranger. Âge, 17 ans ; taille 5 pieds 10 pouces ; grand cou, longues jambes, bras indéfinissables, maigreur extrême partout : tel était Brin-de-Fil, le fils du fermier de M. Bertrand. Il annonçait l’arrivée du père Lauguste et de Baptiste Grelon, chasseurs émérites.

— Tout va bien, mes amis, conclut M. Bertrand, après avoir entendu Brin-de-Fil. Rendons-nous à la maison.

Sur le pas de la porte, ils trouvèrent réunis le fermier, sa femme, leurs enfants et les deux chasseurs annoncés.

— Voyons donc, voyons donc ! disait le père Lauguste, en serrant la main de chacun à la ronde, vous allez faire le coup de fusil avec nous ! c’est superbe ! Est ce que vous n’avez pas peur de vous faire dévorer !

— Bah ! dit le Prussien, nous sommes trop coriaces pour tenter les ours. Mais, à propos le gîte de la bête est-il loin ?

— Pas trop ; je crois que Brin-de-Fil a parlé de quarante arpents…

— Nous déjeûnerons auparavant, dit M. Bertrand ; et vous, continua-t-il en s’adressant au fermier, empêchez les enfants de jouer avec le sabre de Tancrède, il pourrait leur arriver malheur.

Joyeux déjeûner. La conversation roula sur le plan de campagne. Les vieux chasseurs disaient qu’avant d’adopter un programme, il fallait voir le lieu où était la cache de l’ours.

— Et la bataille sera longue, je suppose, demanda Tancrède.

— Qu’appelles-tu bataille, « mon gros » ? demanda le père Lauguste, employant son expression favorite de familiarité. La cérémonie n’est pas longue ; on s’approche du trou, on « commande » à la bête de sortir, elle se montre la tête, et bom !… mais soyez tranquilles, je vous indiquerai le bon moment et vous la tirerez.

— Quant à moi, dit M. Bertrand, je ne m’en mêle point, pourvu que vous me réserviez la eau de l’animal.

— Aïe ! cela ressemble un peu à certaine fable célèbre, dont la morale se résume à ceci : ne comptez pas sans votre hôte.

— Papa, hasarda Brin-de-Fil, le petit os de la patte gauche guérit le mal de dent, — si je le prenais ?…

— Prends-le, mon garçon, prends-le, riposta Michel Rocheteau, tout ce que nous demandons pour nous, c’est un « stake »,

— Je vous ferai voir les bons morceaux, messieurs.

— Bravo, père Lauguste ! à votre santé et en route, si vous voulez.

— À la vôtre, c’est pas de refus. À présent, dit-il, après avoir bu, serrez vos ceintures, c’est commode pour la marche et s’il faut courir, ça conserve l’haleine. Chaussez vos raquettes, et en route !

Brin-de-Fil prit la tête de l’escouade. Tancrède répondait à la chanson de Duclos :

Mes beaux lions aux crins dorés,
Du sang des troupeaux altérés,
Halte-là ! je fais sentinelle
Et ma carabine mortelle,
Visant à la fauve prunelle,
Fait jaillir l’âme en flots pourprés !

Tant que l’on « piqua par les champs, » les vieux chasseurs suivirent assez négligemment la troupe, mais parvenus à l’entrée du bois, ils commandèrent une halte.

On examina les armes ; on s’assura que les brides des raquettes tenaient fermes et que les cordons étaient bien attachés. Brin-de-Fil fut interrogé.

— C’est de ce côté, dit il, en montrant une colline peu élevée et assez abondamment boisée qui apparaissait à droite. En faisant le détour on voit tout-à-coup l’ouverture de la cache. Quand je l’ai découverte, il en sortait une fumée semblable à celle d’un camp de Sauvages.

— C’est bien cela, dit le père Lauguste, quoique tu exagères un peu, je pense. Maintenant c’est mon affaire. Mais avant de rien entreprendre, il faut que vous me promettiez d’observer un silence complet et de m’écouter en toute chose.

— Oui, oui, c’est entendu.

— Voici mon plan : Baptiste et moi, nous allons passer par-dessus le petit côteau. Vous autres, vous ferez le détour, guidés par Brin-de-Fil, et vous irez vous poster de manière à entourer de ce côté la cache de l’ours. Une fois là, je vous dirai ce qu’il y aura à faire ; pour le moment c’est impossible, parce que je n’ai jamais vu l’endroit. Un petit coup, avant de partir… à votre santé.

Vingt minutes après, tous les chasseurs étaient à leur poste. Tancrède et Brin-de-Fil avaient dégainé. M. Bertrand portait une hachette, n’ayant pas cru prudent à son âge de faire connaissance avec les armes à feu qu’il avait toujours redoutées. Les autres, embusqués çà et là, derrière les arbres, se tenaient prêts à tirer dès que l’ennemi se montrerait.

Tous les yeux étaient fixés sur la mince colonne de vapeur qui se dégageait d’une touffe de broussailles située à mi-côte de la colline.

On sait que les ours choisissent pour passer l’hiver le creux des gros arbres ou des enfoncements naturels dans le sol, et que rien ne trahit leur présence, si ce n’est le léger filet de fumée que la chaleur de leur corps dégage par l’ouverture de la cachette lorsqu’il fait grand froid.

Le père Lauguste, avec son compagnon, s’était arrêté sur le haut de la colline, puis voyant tous ses chasseurs en place, il s’était mis à descendre lentement, l’œil au guet et la main prête, vers la touffe de broussailles. C’était une position habilement prise pour opérer une reconnaissance, car venant d’en haut, il avait dix chances contre une de s’esquiver, si l’animal sortait pour attaquer, tandis que, en s’approchant par en bas, il aurait pu être écrasé de suite du seul poids de son adversaire.

Une belle chasse, la chasse à l’ours !

Tout-à-coup, la figure du père Lauguste exprima une profonde surprise. Sans rien dire cependant, il se haussa sur la pointe des pieds, s’efforçant de plonger ses regards au centre de la touffe de broussailles, mais comme apparemment son examen ne lui révéla rien de satisfaisant, il tourna les yeux où se tenait Brin-de-Fil et fit une grimace qui pouvait passer à la rigueur pour une sorte de sourire. Prenant aussitôt son parti, il remonta avec précipitation vers son camarade qui l’attendait au sommet de la butte.

L’inquiétude agaçait les nerfs des chasseurs.

Les deux vieillards échangèrent quelques mots — et cette fois ils descendirent ensemble vers la cache.

En les voyant s’avancer avec mille précautions, s’arrêter, écouter, reprendre leur marche, tâter du doigt la détente de leurs armes, qui n’aurait pas compris que le moment solennel était arrivé ?

Affaissés sous le poids de l’émotion, Lambin et ses amis n’avaient que la force nécessaire pour soutenir leurs armes et cherchaient à retremper leur courage dans la vue des guides qui bravaient si résolûment le danger.

L’une après l’autre, les batteries des carabines et des fusils craquèrent sinistrement dans le silence du désert. Plus d’un frisson, plus ou moins vite réprimé, courut sur la peau de chaque homme.

La bataille allait commencer.

Deux boules de neige furent d’abord lancées dans la touffe de broussailles par Baptiste Grelon.

Tous les chasseurs avancèrent instinctivement d’un pas, en épaulant.

Mais rien ne parut à l’orifice de la caverne.

La petite colonne de fumée devenait de moins en moins visible à cause de la force du soleil qui montait à l’horizon.

L’anxiété pouvait se trahir par quelque écart compromettant. Le père Lauguste résolut de brusquer le dénouement.

« Que ceux qui ont passé par une heure semblable se souviennent de ce qu’elle a de solennelle. Pas un souffle de l’air que l’on n’interprète comme le signal de la lutte. La moindre branche d’arbre courbée par son fardeau de neige qui se dégage auprès de lui, éveille, ébranle, surexcite l’attention du chasseur. Tout est indice et commotion. Tout tremble sous les bois, depuis la ramure des sapins gigantesques poussés par le vent jusqu’aux nerfs des hommes qui sont venus chercher un ennemi que peut-être déjà ils n’ont plus l’ambition de voir paraître à leurs yeux. » (Marmier)

Tancrède, plus imprudent que les autres, s’était le plus avancé. C’est lui qui poussa le premier cri : « Je lui vois la tête ! »

À cette exclamation, le père Lauguste s’arrêta court et fixa son œil gris sur le collégien. Quelque chose comme une seconde grimace, crispa sa figure ; mais il se contint et, mettant sa main sur l’épaule de Baptiste à qui il dit deux ou trois mots à voix basse, il remonta vivement le côteau avec lui, — puis se tourna vers les chasseurs, étendit le bras et cria à pleine voix :

— Tirez !

Trois coups de feu retentirent. Les balles, brisant quelques aulnes, s’enfoncèrent dans la neige.

L’oreille tendue, le fusil fumant, nos hommes guettaient le résultat de cette décharge. Mais… rien !

Duclos tira au même instant ; mais son feu porta mal, quoiqu’il se crut certain d’avoir bien visé.

Brin-de-Fil, placé près de Tancrède, voyait l’ours comme lui.

Lambin rechargeait avec ardeur. Chacun aurait voulu marcher au plus près, mais personne ne bougeait cependant ; l’émotion était à son comble.

— Attendez, mes amis ! cria le père Lauguste, il faut en finir.

En disant cela, il avait l’air curieusement animé, le père Lauguste, — et son compagnon aussi.

La fin de ce drame approchait. Les armes étaient toutes rechargées.

Les deux vieillards descendirent de nouveau vers les broussailles.

Alors on vit une chose que les yeux se refusèrent à croire, tant elle faisait supposer de courage chez celui qui l’accomplissait.

Le père Lauguste, penché sur le trou dont il avait écarté les aulnes, plongeait dans l’ouverture une branche de sapin, qu’il retira un instant après toute dégoûtante… de l’eau d’une source qui coule en cet endroit !…

Une belle chasse, la chasse à l’ours !

Un grand éclat de rire retentit, poussé par les deux vieux chasseurs.

Nos amateurs étaient écrasés par leur déception. Ils comprenaient.

François Duclos, dont le sang s’était allumé à l’odeur de la poudre, ne respirait plus que carnage, et contemplait d’un œil stupéfait l’attitude subitement refroidie de ses compagnons. Il ne comprenait pas.

Brin-de-Fil fut le premier qui rompit le silence.

Le pauvre garçon, auteur involontaire de cette comédie, se livrait à un désespoir bien conditionné. Sans l’intervention de Tancrède, il se fut arraché les cheveux, jusqu’au dernier crin inclusivement.

Du reste, il avait bien pu se tromper. Son erreur avait même été partagée par Lambin, Rocheteau, Fortier et les autres.

La température de la source, plus élevée que celle de l’atmosphère au mois de janvier, avait fondu ou plutôt percé la neige au-dessus de l’endroit où l’eau sortait de terre, et, par cette espèce de cheminée, se dégageait une vapeur légère, semblable à celle que l’on observe en hiver au-dessus d’une cache d’ours.

Une fois la branche de sapin exposée au regard, avec ses gouttelettes d’eau, la situation n’avait pas besoin d’être expliquée, sauf à Duclos et au Prussien, qui n’avaient aucune idée de ce phénomène. C’est Tancrède qui les mit au fait.

Le père Lauguste riait toujours. Son compagnon faisait chorus. M. Bertrand n’en cédait ni à l’un ni à l’autre, car, au bout du compte, cela lui semblait un maître coup que le fusillement d’une source après tant de préparatifs.

Le lecteur a déjà compris que le père Lauguste s’était rendu compte de la situation dès sa première descente de la colline, et que, loustic par nature, il n’avait pas voulu manquer l’occasion de s’amuser un peu en prolongeant la méprise.

— Bateau de bateau ! exclamait Brin-de-Fil en utilisant le plus fort juron de son répertoire, qui aurait jamais cru trouver une source à la place !……

« À la place » peignait admirablement la conviction antérieure du découvreur d’ours.

Toute chose a une fin. La déconfiture était complète ; il valait mieux en prendre son parti.

La gaîté revint peu à peu au cœur de chacun. La réaction fut même poussée très-loin, lorsque, reportant son esprit sur les victuailles laissées à la ferme, Lambin proposa un dîner monstre pour tromper la tristesse. La plaisanterie, seule monnaie dont on pouvait se payer, circula largement dans le cercle. Les ours ne furent pas épargnés ; ils le méritaient bien.

Un incident marqua le repas. Entre la poire et le fromage, les convives se précipitèrent vers l’étable, attirés par un grand tapage et par des cris qui annonçaient une lutte acharnée.

Un bambin de dix ans, armé de la vieille rapière, faisait une guerre sans merci aux inoffensives poulettes. De son côté, sa petite sœur, tenant à deux mains le sabre de Tancrède, se livrait sur le bataillon des canards et des oies à des assauts réitérés qui soulevaient un concert de justes plaintes contre cette violation brutale du domicile et du droit des gens.

Cette aventure redoubla la gaîté générale. On se remit à table en chantant. La fête était complète.

— Toujours, disait M. Bertrand, nous avons bien dîné ! mais ce n’est pas de sitôt que ma femme rôtira les grillades que je lui ai promises hier soir !

Nos chasseurs rentrèrent au village à la tombée de la nuit, très-satisfaits… du dîner.

Une belle chasse, la chasse à l’ours !