Au coin du feu, histoire et fantaisie/02

Typographie de C. Darveau (p. 7-29).

LA CAVERNE DE PÉLISSIER



Elle est située à sept lieues de la ville d’Ottawa, six lieues en hiver, sur le lot numéro dix-sept, dans le quatrième rang du canton de Wakefield, comté d’Ottawa, province de Québec, Le Chemin qui y mène est celui du bureau de poste de Pélissier, nom du propriétaire de la caverne.

Nous allons causer de cette merveille de la nature, inconnue du monde entier, sauf un petit cercle de citoyens d’Ottawa.

C’est en 1866 et 1867 que les colons des alentours commencèrent à s’en occuper. Ils voyaient au flanc d’une montagne une espèce d’arcade ou de haute porte cochère, terminée par un enfoncement dans le rocher qui présentait à l’intérieur une cave, fraîche et éclairée, de six pieds de haut sur un carré de quinze pieds. Voilà tout. La porte et son vestibule, déjà fort remarquables, intriguaient les gens. Pour l’ordinaire les montagnes ne sont pas perforées de cette façon. Qui est ce qui avait construit à même le roc de semblables ouvertures ? Mystère et commentaires. On en parlait en pensant aux hommes du monde primitif, aux fées, aux loups garous, aux sorciers, au déluge.

La contrée depuis la rivière Ottawa va en montant jusqu’à ce point, où elle atteint un niveau de mille pieds au-dessus de la ville. Les montagnes commencent là. Ce sont les contreforts ou plutôt les pieds des Laurentides. Si l’on continue, cette hauteur est bientôt dépassée ; la grande chaîne qui va du Labrador au lac Huron domine tous ces pitons nombreux qui coupent le paysage, enserrent des lacs, contortionnent des rivières, et feront un jour ressembler le pays à la Suisse, de poétique mémoire. Il n’y manque que de voir les terres des plateaux défrichées, et des villages se mirant dans les eaux profondes. Cela viendra pour nos descendants.

Les pics sont groupés par trois, quatre et cinq, chacun ayant à peu près trois cent pieds de la base au sommet. Les vallons sont cultivables pour la plupart, mais souvent embarrassés de pierres roulées ; les pentes sont fortement boisées. En attendant la venue des défricheurs, des découvreurs du sol, les ravageurs de la forêt, les bûcherons s’y exercent sur les meilleurs arbres et poussent à l’Ottawa la masse innombrable de ces « billots » dont l’assemblage donne à notre navigation une physionomie pittoresque, si souvent remarquée.

Partout où le terrain n’est pas propre à l’agriculture, c’est qu’il est rempli de pierres. Les approches d’une arête comme les Laurentides ne sauraient être autrement. Pour peu que nous voulions nous rendre compte de ce phénomène, il faut remonter à la création du monde.

Les pierres de cette région n’appartiennent pas toutes à la même classe. Un coup d’œil le prouve. Les unes sont compactes et présentent l’apparence du fer coulé, par exemple : on voit qu’elles se sont formées sans couches, sans mélanges, sans fibres ; une goutte de cire refroidie en fournit une idée. Elles ont été façonnées au centre de la terre, dès les premiers âges du monde, par l’action du feu qui constitue le noyau de notre globe, et plus tard, toujours par ce même feu, elles ont été chassées avec violence à travers la croûte terrestre devenue épaisse et variée dans sa composition, jusqu’à la surface où elles sont à présent, offrant le spectacle de pics, de chaînes de montagnes, d’amoncellements au dessus de la terre où nous vivons.

Les autres, produits lents de l’accumulation des corps d’insectes qui habitaient les mers d’autrefois, des couches de vase et des débris des eaux, sont faciles à distinguer par leurs feuilles, car ces pierres disposées par rangs minces nous font penser à un livre, le livre de la nature dont la science feuillette les pages avec bonheur et succès depuis quelques années. Aux efforts des feux et des gaz souterrains, elles n’ont opposé que peu de résistance ; l’effroyable élan de bas en haut qui a fracturé des centaines de lieues de l’écorce du globe, les a entraînées dans le mouvement.

Puis on aperçoit aussi, çà et là, des traces de ces curieuses migrations de monolithes expliquées par l’observation et le sens commun, mais qui s’accordent si peu avec le proverbe : « les montagnes ne se rencontre pas. » Les pierres voyagent et se rencontrent. Il nous en est venu en quantité, et de fort grosses, des monts supérieurs où les glaces flottantes les détachaient alors que notre continent était couvert par les eaux. Quand les banquises qui les charriaient fondaient ou se brisaient, les rochers coulaient bas sans façon, quelquefois isolément, souvent par milliers, de manière à laisser dans les champs d’aujourd’hui ces traînées de cailloux qui font le désespoir des laboureurs. Tel moellon qui obstrue le chemin d’Ottawa à Pélissier vient des têtes élevées des Laurentides et se trouve dépaysé depuis des centaines de siècles.

Les Laurentides elles-mêmes tiennent d’un ordre au-dessus du commun. C’est de la noblesse antique. Elles sont venues au monde avant les autres montagnes du globe. Par les pierres qu’elles nous montrent et qui datent des temps de la première solidification de la croûte terrestre, par l’étendue en longueur et en largeur de ces masses, on voit qu’elles ont subi la secousse des feux intérieurs, alors que cette fournaise était dans sa plus grande activité et que la rotondité de la boule où nous sommes a commencé à être déformée, bosselée par la déchirure de cinq cent lieues sur vingt que ces pierres lui ont infligée en perçant et culbutant ce qui leur faisait obstacle, pour s’élever au-dessus du niveau chauve et plat appelé la terre. Les savants disent que les Laurentides sont les aînées d’entre les montagnes. Avouons qu’elles portent assez gentiment leur âge.

Quand d’aussi gigantesques blocs sortaient du sol par la poussée des volcans et allaient s’enfaîter jusque dans les airs à plusieurs centaines de pieds, sous forme de mamelons ou de dos d’âne, on comprend qu’il n’y avait pas à point nommé de maçon pour les aligner, les ajuster les uns sur les autres, et faire en sorte qu’il ne restât ni crevasse, ni vide, ni jour de souffrance dans l’édifice. L’architecte suprême bâtit solidement et néglige à plaisir certains détails de remplissage qui ne sont importants que dans nos maisonnettes. Par conséquent qu’il y ait dans les Laurentides des passages inconnus aux hommes, cela n’est pas douteux. Toute cette formation est sans doute caverneuse. Six ou sept grottes ou cavernes ont été explorées dans la grande chaîne : ce sont celles du Labrador, de l’île Henley, de Mecatina, de Kildare, de Lanark, de Leeds et du lac Nipissing. Le Canada en possède, d’autre part, vingt-deux ou vingt-trois ; néanmoins pas une n’est comparable au dédale de Pélissier, car c’est aux messieurs Pélissier qu’est due la découverte des souterrains où ma narration va tenter de vous faire pénétrer un instant.

Nous arrivons par un sentier facile aux deux tiers du versant de la montagne. À nos pieds, c’est-à-dire à deux cent pieds plus bas, dort le lac Pélissier, encaissé entre des montagnes dont l’une est encore plus haute que celle où nous sommes.

Retournons-nous. L’ouverture de la caverne est ici. L’aspect en est grandiose : c’est une bouche de vingt pieds de large sur près de quinze de hauteur, avec cintrage formé de lourdes pierres arrêtées les unes par les autres dans leur chûte et qui s’arc-boutent d’une façon monumentale. Au-dessus reposent cent autres pieds d’une montagne couronnée de bois magnifique.

Tout le roc de la bouche est poli par le lavage des eaux. Ma première impression a été de me demander d’où pouvait être venu le courant qui avait fait cela. Le lac placé derrière nous, à deux cent pieds plus bas, l’explique. Sans faire ici de la géologie, je crois pouvoir indiquer la source des eaux qui, pendant des siècles, ont coulé dans la caverne. Le lac avait son niveau au-dessus de l’ouverture en question. Rien ne s’oppose, il me semble, à cette croyance, puisque les montagnes le tiennent captif et qu’il est alimenté par des plateaux bien plus élevés que les pics de Pélissier. Il s’est donc dégorgé par la caverne jusqu’au moment où une fissure quelconque située à un niveau inférieur, dans la même montagne ou dans l’une de ses voisines, s’est déclarée, et alors il a baissé, découvrant dans sa retraite la bouche de la caverne qui s’est trouvée asséchée du coup avec ses conduits intérieurs. Au printemps, le lac monte encore de cent cinquante pieds lorsqu’il reçoit l’eau de la fonte des neiges ; un peu plus, il atteindrait de nouveau la caverne. À ciel ouvert, il a une décharge qui tombe dans la Gatineau.

Avant d’entrer, habillons-nous chaudement ; quoique nous soyons en plein mois d’août, nous allons avoir affaire à un froid de janvier pendant deux ou trois heures que durera la promenade dans les entrailles de la terre.

— Par où entrer ?

— Par là, dit le guide en se mettant à genoux, puis à plat ventre.

— Mais c’est un trou de renard que vous me montrez là. Je ne saurais m’y introduire, c’est affreux. L’obscurité… L’étranglement du chemin…

Tandis que vous raisonnez, le guide disparaît dans l’étroit passage en se glissant à la mode des vers de terre. Vous ne voyez plus que ses bottes, puis plus rien. Un poids énorme vous serre la poitrine : cet homme a la montagne sur le corps.

— Je vous assure, me dit M. Pierre Pélissier fils, que lorsque je suis entré le premier par ce chas d’aiguille, je n’étais pas gros, suivant l’expression populaire. Allons ! c’est à votre tour.

J’allume une bougie et tente l’aventure. Bah ! cela va tout seul. Le goulot n’a pas trois pieds de long.

Saluons la « Grande Chambre, » haute de neuf pieds, large de vingt et longue de quatre-vingts. Une couche de carbonate de chaux inégalement appliquée lui prête une blancheur qui fait plaisir à l’œil.

L’un de nous s’attache à une saillie à hauteur d’homme, un semblant de corniche, et la brise pour se procurer un souvenir. Toujours quelqu’un se rappelle en pareille circonstance que nos ancêtres étaient des vandales, des goths, des visigoths, des démolisseurs.

Ma mauvaise humeur déchargée, passons la porte.

Nous voici dans une grotte vaste, ni ronde ni carrée, ni haute ni basse. Il est facile de s’apercevoir qu’elle n’a été construite par personne, car les roches qui en forment ce que l’on pourrait appeler les parois et le dôme, sont un entassement titanique qui fait peur. Tout cela est bien solide, mais on pense voir à chaque moment achever de s’écrouler ces masses qui, il y a des milliers d’années, se culbutaient, se tassaient, se disloquaient et se réédifiaient les unes les autres en dansant littéralement sur un volcan, ou, si on l’aime mieux, de même que se tourmentent des pois dans une chaudière d’eau bouillante.

Un peu à droite, il y a un passage de cent pieds de long sur deux pieds et demi à trois pieds, hauteur ou largeur, car cela varie.

Comme curiosité, je vous signalerai un pilastre tout à fait blanc, qui va du plancher au plafond. C’est un mélange de stalagmites et de stalactites. Il n’a pas plus de six ou sept pouces d’épaisseur.

En un certain endroit d’une chambre voisine, le plafond est à cinquante pieds de haut, chargé de dessins fantastiques fort jolis, où le blanc de chaux joue un rôle reconnaissable. Les incrustations de cette voûte mériteraient d’être reproduites par la gravure.

Un passage quasi droit nous est ouvert. Il est percé de couloirs aux formes les plus capricieuses. Les unes aboutissent à des cavités plus grandes, les autres se contournent et reviennent à l’allée principale. Sur l’espace de trois cent pieds en ligne droite, le réseau des corridors va en baissant. L’eau a roulé des cailloux dans ses déclivités et dans tous les interstices de la muraille, à droite, à gauche, en haut, en bas ; il en est résulté des moules à boulets qui criblent partout les surfaces. Ce labyrinthe à lui seul dépasse en intérêt les trente cavernes de notre pays. Songez à une avalanche de rocs monstrueux, allant, se heurtant, s’accrochant, trébuchant par leur poids dans les profondeurs de l’immensité. C’est l’image du chaos, c’est le chaos lui-même surpris dans un moment d’arrêt. Rien ne témoigne aussi puissamment des agitations de notre pauvre planète à sa période d’enfance. Je comprends mieux maintenant l’exclamation du chantre des Martyrs en présence du Niagara : « C’est une colonne d’eau du déluge ! » Ici nous assistons à l’enfantement des montagnes.

Toute la caverne est propre comme un sou neuf. Les eaux l’ont lavée et récurée tellement qu’elle ne contient aucun débris. Pas la moindre trace de végétation. Pas même de champignons. Ni mousse ni moisissure. Quelques ossements de castors et de loutres sont tout ce qu’elle renfermait au jour de sa découverte.

L’œil est frappé du travail que les eaux ont accompli partout. La moindre pierre y est polie et arrondie par leur frottement. Les roches d’origine ignée, qui sont les nerfs et les muscles de cette colossale charpente, n’ont pas été rongées par le courant à cause de leur dureté, les quartz non plus, mais elles projettent partout d’une manière menaçante, par suite des enfoncements des calcaires et de la chaux, rongés et minés jusque dans les recoins les plus écartés des grottes. Bien souvent une pièce de la taille d’une barrique est ainsi déchaussée et pend sur votre tête. On dirait qu’elle va tomber. L’engrenage des blocs, pour ainsi dire, est parfait ; rien ne s’en détache. La pierre à chaux cimente si bien les parties entre elles que l’on ne distingue aucune fente ou crevasse nulle part. Des bosses, des creux ; une irrégularité charmante dans les chambres et les passages ; des grottes d’une blancheur de neige et d’une transparence de marbre frotté ; des corridors gris, des pans de murs noirs, des alcôves drabs ; tantôt un mélange de ces couleurs ; parfois des scintillations du quartz ou des pierres ferrugineuses à la lumière des flambeaux, — la variété n’en peut se décrire.

Le sol est uni, battu par le courant ; par-ci par-là un amas de pierre en rompt l’égalité ; si vous regardez en haut, l’alvéole d’où ces pièces sont tombées est visible, mais cela a eu lieu avant que les eaux se fussent retirées ; nous ne le verrons pas recommencer.

Nous sommes douze personnes, dispersées en tous sens, chacun sa bougie à la main. Le jeu de ces flammes qui vont d’une ouverture à l’autre est magique.

Il n’y a pas deux passages ni deux grottes ou chambres d’un même niveau. Pour les atteindre il faut grimper ici, descendre là, ramper dans un autre endroit, enfin devenir ver de terre, selon le mot de M. Pélissier.

— À propos, comment se fait-il, dis-je, que nous respirions ici un bon air et qu’on n’y sente pas l’odeur de renfermé que j’appréhendais.

— Pour la simple raison que la caverne a livré passage à une rivière autrefois, et que puisque les eaux y coulaient et en sortaient quelque part, il y a une circulation d’air parfaite.

— Et où est cette issue, M. Pélissier ?

Voilà le problème ! Depuis sept ou huit ans que j’explore, ces lieux et que je découvre de nouveaux passages, je n’ai pas pu me renseigner sur ce point ; mais j’ai une preuve de l’existence d’un lac sous la montagne, cela suffit pour que nous soyons sans crainte sur l’épurement de l’air des grottes et des corridors.

Je me rappelle que le Dr. J. A. Grant, d’Ottawa, avait émis l’opinion qu’une nappe d’eau existait sous la caverne. Ce serait la décharge intérieure du lac Pélissier qui passait jadis par les conduits où nous causons en ce moment. Savez-vous à quel niveau se rencontre le lac inconnu ?

— Il me paraît assez d’accord avec celui auquel vous donnez mon nom.

En effet, ce que j’appelle le lac Pélissier n’a pas de nom officiel.

M. Pélissier est instruit et intelligent. Il a fait son cours classique ; il étudie autant que le lui permettent ses fonctions de maître de poste, de cultivateur, de marchand de bois ; enfin l’exploration de sa caverne, qui n’est jamais finie et qui demande du temps et de l’argent.

— Alors, dis-je, les deux lacs n’en font qu’un ; celui du dehors se déverse dans celui du dedans, aujourd’hui comme autrefois, avec la différence qu’il ne passe plus par votre caverne et qu’il a son entrée secrète à travers d’autres labyrinthes pareils à celui-ci, situés plus bas.

— C’est possible. Mais savez-vous que nous allons descendre ?

— Où cela ?

— À l’étage inférieur, s’il vous plaît. Nous sommes entrés par la lucarne. Permettez que je vous précède.

— Descendre est facile à dire, mais par où, encore une fois, par quelle porte secrète.

Pélissier se prosterne à la façon des Japonnais.

Il se coule à reculons dans un boyau de stalagmites, en nous disant que la pente est roide sans toutefois offrir de danger.


Glissez, mortels, n’appuyez pas.


Il glisse, je glisse, nous glissons. Au bout de vingt pieds nous tombons… au salon. C’est un salon. Les murs sont de crème. La moindre parole devient un tonnerre dans cet étage, car ce n’est qu’un étage ; tout à l’heure il va falloir descendre les grands escaliers du bâtiment.

— Comment expliquez-vous ce double rang ?

— Par le fait qu’il y en a plus d’un semblable dans la caverne. La montagne entière doit être construite en ruche d’abeille. Vous voyez partout les traces du soulèvement de la couche des roches primitives. Ces roches, au lieu d’être à leur place « au fond de l’abîme, » dans le voisinage immédiat du feu central, ont jaillit de leur premier gîte et se sont empilées les unes sur les autres de manière à former cette montagne. Les crevasses, les solutions de continuité vont de soi dans une organisation de cette nature. Il n’y a qu’à retrouver les tenants et les aboutissants des corridors et à ne pas s’y égarer une fois qu’on les a trouvés. Constatons les dégâts des visiteurs ignorants ou méchants qui ont allumé du feu, par exemple, et noirci à jamais les grottes les plus coquettes.

C’est honteux. Des sauvages en culottes « crampées » et portant lorgnon salissent en dix minutes les stalactites que les pierres ont formées goutte à goutte par concrétion durant des siècles — de même qu’il suffit d’une douzaine de coup de hache pour abattre un bel arbre dont les ramures et la force sont le produit de cent ans de croissance.

En dessous comme au dessus de ces étages l’aspect général se ressemble, avec ceci de particulier que la ressemblance revêt une infinité de tons et d’allures qui en brisent la monotonie, si monotonie il peut y avoir en ce lieu. Ni en haut ni en bas vous n’avez le cœur moins serré, le système nerveux plus calme, le sentiment de votre faiblesse moindre.

Avec deux cents pieds de roc sur les épaules, on se trouve tout préparé à ces sortes de réflexions.

Nous voyez-vous en ce moment, accroupis onze ou douze personnes dans une chambre de quinze pieds de diamètre sur trois et demi de haut ? À quoi pensez vous que nous estimions notre force humaine en un pareil lieu ?

Mais il faut sortir, ou plutôt continuer la descente. Rampons dehors. Prenez ce passage où, pour la première fois, je crois reconnaître le basalte, roche noire volcanique, témoignage nouveau de la formation plutonienne de la caverne. Les fentes sont hautes, assez larges ; on y circule à l’aise.

Prenez garde ! Un précipice ! Un puits de quarante pieds s’ouvre sous vos pas. M. Pélissier y a placé une échelle solide, à pic, bien membrée, néanmoins peu invitante. Sur vingt promeneurs, dix-huit se refusent à la descendre. Nous la descendons tous, pour prouver que nous sommes des braves et des savants.

Qu’est ce que cela veut dire ? Le puits n’a pas de fond, ou plutôt il en a si peu que rien. Nous ne pourrons jamais nous y tenir.

Attendez, voici Pélissier. En deux temps et trois mouvements il a fait disparaître sa bougie, et lui avec, par un repli du rocher ; nous le voyons descendre en trottinant sur une pente où les eaux ont dû tomber autrefois en cascades rageuses ; la plus légère inspection le démontre.

Nouvelles chambres, passages et corridors nouveaux. Ensuite un autre puits. De toutes les horreurs celle-ci est la plus belle. Il y a des pointes de cailloux blancs que huit hauteurs de baïonnettes ne pourraient pas imiter. Et pourtant il faut descendre. Notre réputation est à ce prix. C’est six cents pieds que nous avons parcourus ; présentement on nous permet d’allumer un cigare, à plus de cent cinquante pieds au dessous du niveau de l’ouverture de la caverne, soit à quarante ou cinquante pieds seulement au-dessus du lac extérieur.

Plus de deux cents pieds de blocs de granit, de quartz, de pyrite, de calcaire, de cailloux roulés au-dessus de nos coiffures !

— Prenez un siège, dit Pélissier. C’est la pierre où se sont assises mes sœurs, qui ont précédé ici lady Dufferin.

Diantre ! vous les avez menées jusqu’ici !

— Il le fallait bien : « Ce que femme veut… » mais ce sont les seules qui aient fait connaissance avec ce ténébreux empire, comme on dit en poésie.

— Eh bien, écrivons leurs noms sur un pilier !

— Il me reste à vous montrer l’endroit où je me suis arrêté dans mes perquisitions, reprend Pélissier, après cela nous remonterons. Frappez le sol du pied. Cela résonne, n’est-ce pas ? C’est qu’il y a du vide en dessous. J’ai voulu savoir si ce vide ne me conduirait pas, comme tant de fois dans mes recherches, à une galerie inférieure. Savez vous ce que j’ai rencontré ? L’abîme. Vous êtes sur une voûte de cathédrale, et je l’ai percée. Regardez.

Chacun regarde… où il pourra se cramponner en cas d’éboulis. Les aspérités ne manquant pas, la confiance renaît. Tout de même c’est précaire, pense-t-on.

— Oui, par ce trou, avec un fanal au bout d’une corde de cent pieds nous explorons le lac intérieur, celui qui recevait sans doute les eaux de la caverne avant la naissance de notre grand père Adam.

— Ce trou est fait au marteau. La rivière n’y a jamais passé.

— C’est moi qui l’ai ouvert, vous dis-je. Reste à découvrir la route des eaux. D’un étage à l’autre nous y arriverons un jour. J’y travaille depuis sept ans.

Ici nous interrompons visite et commentaires. Plusieurs jours sont indispensables pour tout voir et tout dire.

L’ascension commence. Tandis que nous sommes dispersés partout, selon l’agilité de chacun, un bruit épouvantable éclate autour de nous. La trompette du jugement dernier devra avoir de ces notes terrifiantes. Dans l’air libre rien de pareil n’est connu. Au fond des antres de la terre, parmi les roches et les détours de ces mystérieux corridors, l’effet d’un clairon sonnant le rappel est chose dont on n’a pas d’idée… même à Ottawa.

Août 1875.